CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les femmes d’origine subsaharienne vivant avec le VIH en Suisse cumulent les vulnérabilités, liées à leur statut de femmes, de migrantes et de personnes séropositives. Elles sont, en conséquence, exposées à des risques sociaux importants tels que la précarité, la stigmatisation, l’exclusion ou l’exploitation. Nous montrons dans cet article comment, pour limiter ces spirales négatives, elles parviennent néanmoins à mobiliser des liens sociaux, faisant preuve de ce que l’on désignera ici par le concept d’« agentivité relationnelle ».

2En raison de restrictions administratives, les femmes illégales ou en attente d’une décision juridique sont privées du droit d’exercer une activité professionnelle et d’occuper un poste de travail déclaré. Elles sont donc fréquemment contraintes de recourir au secteur informel (ménage, garde d’enfants, soins aux personnes âgées), voire à la prostitution. Pour les femmes qui obtiennent une autorisation de séjour et, avec elle, un permis de travail, les emplois domestiques restent le principal secteur d’activité, quelle que soit leur qualification préalable, ce qui témoigne des discriminations dont elles sont victimes sur le marché du travail. La précarité des salaires ou le manque de ressources financières les confrontent par conséquent à des difficultés pour se nourrir, se loger et se soigner (Mellini, Poglia Mileti et Villani, à paraître).

3Être infectées par le VIH entraîne pour elles des problèmes de santé qui peuvent entraver l’exercice d’une activité professionnelle. Mais c’est surtout la crainte de la stigmatisation par la maladie qui empêche les femmes de recourir ouvertement à des opportunités d’aide et renforce leur isolement social, alors qu’elles sont déjà privées de leur famille et parfois de leurs enfants restés au pays d’origine. Les représentations sociales négatives du VIH/sida et le caractère sexuellement transmissible du virus entachent, de surcroît, la vie de couple (Poglia Mileti et al., 2014b). Il n’est, en effet, pas rare que ces femmes restent dans des relations caractérisées par une forte domination masculine et des violences (psychologiques ou physiques) conjugales, notamment lorsqu’elles craignent de perdre leur permis de résidence acquis via le mariage.

4Une manière de limiter ces risques est de faire preuve d’agentivité relationnelle et de mobiliser des liens sociaux producteurs d’aides matérielles, psychologiques, morales, juridiques ou sanitaires. Porteuses d’un stigmate invisible – la séropositivité – ces femmes adoptent dès lors des stratégies relationnelles afin d’accéder à des ressources (ou les augmenter), leur permettant ainsi de gérer leur vie quotidienne avec le VIH. Pour activer ces liens (familiaux, de conjugalité, d’amitié ou autre), comme toute personne séropositive, elles doivent commencer par confier leur séropositivité.

5À partir d’un matériel empirique récolté dans le cadre de l’enquête FEMIS [1], nous montrons dans cet article comment et sous quelles conditions les liens activés peuvent permettre aux femmes d’accéder à des ressources légales, économiques, sanitaires ou psychologiques, et éviter (ou tout au moins limiter) les risques d’être confrontées à des situations de précarité, stigmatisation, exclusion ou exploitation. Ces ressources désamorcent les effets d’intersectionnalité des vulnérabilités (Villani, Mellini et Poglia Mileti, à paraître).

6L’article est organisé en trois parties. La première présente et discute le concept d’agentivité relationnelle, tant sur le plan théorique que méthodologique. Dans la deuxième partie, nous présentons les stratégies que mettent en place les femmes afin de déterminer et choisir les personnes à qui elles confient leur secret. Dans la troisième partie, nous développons deux études de cas qui montrent comment sont activés les liens familiaux et les liens associatifs, et de quelle manière ils permettent de générer des ressources utiles à la gestion de la vie quotidienne.

Ces femmes qui agissent

Actrices face aux risques

7Nombre de travaux se sont déjà évertués à montrer le rôle actif des femmes dans la migration, en insistant sur la capacité qu’elles ont d’élaborer des stratégies pour améliorer leur situation et celle de leurs proches, autant en contexte migratoire que dans leur pays d’origine (Erel, 2011 ; Miranda, Ouali et Kergoat, 2011). Savoir mobiliser les liens transnationaux est, par exemple, primordial, car cela permet aux femmes d’accélérer et de consolider leur processus d’émancipation (Catarino et Morokvasic, 2005). Les femmes rencontrées dans le cadre de l’enquête FEMIS ne font pas exception, alors même qu’elles se trouvent au carrefour de vulnérabilités plurielles, en lien avec leurs conditions de femmes, de migrantes et de malades. Elles sont actrices de leur vie, puisqu’elles mobilisent volontairement des liens sociaux qui sont producteurs de ressources leur permettant de gérer leur vie avec le VIH en contexte migratoire. Comme nous l’avons déjà montré ailleurs (Mellini, Poglia Mileti et Villani, à paraître), bien que la migration ait eu pour conséquence positive une prise en charge médicale facilitée, les femmes restent vulnérables et courent le risque de précarisation, de domination et d’exclusion sociale du fait de l’insécurité juridique, des entraves d’accès à l’emploi, des difficultés financières et de la stigmatisation liée au VIH/sida. Pour rester en Suisse et continuer à bénéficier d’un traitement médical, elles doivent se soumettre aux contraintes institutionnelles, notamment en lien avec la migration, et nombreuses sont celles qui acceptent des conditions de travail précaires et endurent des relations de couple abusives.

8Certaines sont sans papiers, d’autres attendent un permis de séjour ou disposent d’un statut de résidence temporaire. Quelques-unes sont célibataires avec des enfants à charge, alors que d’autres sont mariées à des hommes dont elles dépendent sur les plans matériel (foyer, revenus, assistance médicale), juridique (acquisition ou maintien du permis de résidence via le mariage) et relationnel (pour contrecarrer l’isolement dû à l’absence de la famille d’origine et à l’évitement social en raison de la maladie ; Mellini, Poglia Mileti et Villani, à paraître). Mais, pour toutes, les expériences de la migration et de la maladie s’inscrivent dans des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, migrants et indigènes, séropositifs et séronégatifs, qui se combinent selon des configurations défavorables aux femmes, les plaçant dans des positions de minorité, de dépendance, voire de soumission aux autres.

9Toutefois, en dépit de ces vulnérabilités multiples, les femmes sont capables d’agentivité relationnelle lorsqu’elles mobilisent des liens sociaux. Nous empruntons le concept d’agentivité aux études de genre et plus particulièrement aux analyses de Judith Butler (1990 et 1993) qui renvoient au pouvoir d’agir des personnes soumises à des multiples formes de domination. En effet, comme le montrent les travaux de Sirma Bilge (2010) sur l’« agentivité des minoritaires » menés auprès des femmes musulmanes voilées, une approche intersectionnelle de l’agentivité permet de tenir compte des différents axes de différenciation sociale, dont, par exemple, le genre, la classe, la race et l’appartenance religieuse.

10Porteuses d’une maladie invisible et sexuellement transmissible qu’elles perçoivent comme « honteuse », notamment au sein de leurs communautés d’origine (Poglia Mileti et al., 2014a), les femmes interviewées se doivent de gérer sentiments, émotions et rationalités pour choisir dans quelles relations s’investir afin d’en tirer des ressources. Le travail relationnel étant au cœur de leurs expériences, nous le désignons par le concept d’« agentivité relationnelle », que nous définissons comme le pouvoir d’activer des liens [2] producteurs de ressources permettant de contrer ou de diminuer les effets de la combinaison des vulnérabilités plurielles (Villani, Mellini et Poglia Mileti, à paraître). Précisons enfin que l’agentivité relationnelle n’est ici appréhendée qu’à l’échelle individuelle, car, contrairement à ce qui se passe en France (Gerbier-Aublanc, 2017 ; Musso, 2011), en Suisse, il n’existe aucune mobilisation collective des femmes séropositives originaires d’Afrique.

Actrices face aux enquêtrices

11Approcher des femmes qui cumulent des situations de vulnérabilité et les interroger sur des sujets sensibles comme la sexualité et le VIH pose des défis méthodologiques et éthiques de taille. Pour les relever, l’équipe de recherche s’est engagée dans des réflexions méthodologiques, éthiques et épistémologiques approfondies [3], afin de se doter d’un dispositif adéquat de recrutement des femmes et de récolte des données [4]. Sensible, réflexive et critique : telle est la posture adoptée tout au long de l’enquête (Villani et al., 2014).

12Les données ont été récoltées au moyen d’entretiens approfondis, de type biographique (Demazière et Dubar, 1997), selon une approche compréhensive (Kaufmann, 1996), mais adaptée aux populations dites « vulnérables ». Les thèmes abordés portaient sur le parcours migratoire, le VIH, la sexualité, la gestion de l’information, les liens sociaux, les représentations du VIH et leur évolution au fil du temps. En nous inspirant de la grounded theory (Glaser et Strauss, 1967), nous avons procédé par campagnes successives d’entretiens – menés par deux enquêtrices en langue française et entièrement retranscrits –, suivies d’analyses intermédiaires (analyses thématiques, transversales, analyses des cercles affectifs [5] et analyses de contenu, à l’aide, notamment, du logiciel NVivo), afin de dégager des catégories thématiques pertinentes.

13Loin de se présenter comme des victimes, les femmes ont fait preuve d’agentivité et ont produit des récits certes empreints de douleur, mais également de dignité et de courage. Les anecdotes relatées dans leurs discours foisonnent de compétences, de connaissances et de qualités dont elles peuvent se prévaloir. Les femmes ont saisi l’opportunité offerte par l’entretien de produire un discours approfondi et réfléchi sur leur vécu, en lien avec la migration et la maladie. Elles ont mis de nombreux mots sur leurs souffrances, pour s’en libérer, au moins pendant le temps suspendu de l’entretien (Villani et al., 2015). Après deux, voire trois heures d’entretien, elles ont été nombreuses à en vanter les effets bénéfiques : « ça m’a fait du bien », « ça m’a fait plaisir », « ça m’a soulagée ». Cette dimension « libératoire » de la parole tient sans doute au fait que ce qui est raconté en situation d’entretien est tu dans la vie de tous les jours, du fait de la crainte de la stigmatisation du VIH. Mais elle tient également au fait que les enquêtrices représentent pour les interviewées des interlocutrices privilégiées, en raison du secret professionnel auquel elles sont soumises. Regina [6] l’exprime bien : « Je me suis sentie bien, parce que pour moi, c’est toujours un plaisir… vous savez, être séropositive restera un tabou et en parler, ça fait du bien, ça fait vraiment du bien, de sortir tout ça ».

Population d’enquête

À l’image des populations issues d’Afrique subsaharienne vivant en Suisse (Efionayi-Mäder, Pecoraro et Steiner, 2011) ou ailleurs en Europe (Anderson et Doyal, 2004 ; Barou, 2011 ; Desgrées du Loû et Lert, 2017 ; Dieleman, 2008), les 30 femmes séropositives interviewées dans le cadre de l’enquête FEMIS présentent des situations sociales et des conditions de vie très variées. Elles proviennent de 11 pays de l’Afrique (Angola, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Guinée, Mozambique, République démocratique du Congo, Rwanda, Sénégal, Togo, Zimbabwe) et ont entre 25 ans et 57 ans. 9 femmes sont en couple avec des enfants, 4 femmes sont en couple sans enfants, tandis que 12 femmes sont seules avec des enfants et 5 femmes sont seules sans enfants. 21 femmes ont obtenu un statut légal qui leur permet de rester en Suisse (droits liés à l’asile, mariage avec une personne suisse ou ayant un permis de résidence, naturalisation), tandis que 9 femmes sont en situation irrégulière. 10 femmes travaillent dans le secteur des emplois ménagers et de service à la personne, 18 femmes sont sans travail et 2 femmes sont étudiantes. Relativement au VIH, 26 femmes ont été diagnostiquées après leur arrivée en Suisse, entre 1988 et 2012, lorsqu’elles avaient entre 18 ans et 53 ans. Quant à la migration, si toutes les femmes ont migré seules, les raisons de la migration sont variées, souvent combinées : fuir la guerre, la misère, les violences ; rejoindre un membre de la famille en Suisse ; se former. Pour la plupart des femmes, le projet migratoire a pu se concrétiser grâce au soutien de la famille au pays et aux membres de la famille déjà installés en Suisse ou ailleurs en Europe.

14Mais l’entretien a aussi été une occasion pour plusieurs femmes d’exprimer leur volonté d’« aider les autres », ceux et celles qui partagent leur condition de personne infectée par le VIH, à l’instar de Céline : « C’était difficile, parce que je n’aime pas retourner dans le passé, mais si ça peut aider les autres… c’est là que j’ai pris le courage pour venir ». Quelques femmes ont désiré témoigner, rompre le silence et sortir de l’isolement en produisant un discours sur la condition des femmes migrantes et séropositives (Villani et al., 2015). Il s’agit là d’une parole authentique, exclusive, produite par des personnes directement concernées par la problématique, qui, au fil du temps, ont acquis ce que l’on pourrait désigner comme un « savoir par expérience » dont elles souhaitent faire profiter la recherche scientifique. Pour ces femmes, parler est donc non seulement ce qui leur permet d’agir sur leur souffrance, mais ce qui leur permet de s’affirmer, de se faire entendre et, partant, d’agir sur la souffrance des autres.

De la confiance à la confidence

15Il est des secrets plus difficiles à confier que d’autres. La séropositivité en fait partie, parce que les personnes séropositives sont porteuses d’un virus sexuellement transmissible souvent associé à des comportements sexuels perçus comme déviants, tels les rapports tarifés, les rapports entre personnes du même sexe ou les rapports extraconjugaux. Dans la lignée des études menées sur les femmes migrantes d’origine subsaharienne et séropositives (Anderson et Doyal, 2004 ; Arrey et al., 2015 ; Musso, 2011 ; Pourette, 2008), les résultats de l’enquête FEMIS montrent que le partage du secret n’a lieu qu’avec un nombre très restreint de personnes avec lesquelles les femmes disent se sentir affectivement très proches et être en confiance. Pour toutes les femmes, une partie de ces personnes se trouve dans la sphère médicale et, pour celles qui ont franchi le pas, une autre partie se trouve dans la sphère des associations de lutte contre le sida. Les interviewées se confient plus facilement dans ces sphères, car elles s’y sentent « bien protégées » et « en sécurité ». Que ce soit face aux interlocuteurs en milieu hospitalier ou social, elles mettent en avant l’« écoute », l’« empathie », la « douceur » dont ces personnes font preuve, soulignant la charge émotionnelle propre à une relation où il y a partage d’un secret (Poglia Mileti et al., 2014a).

16Hormis les professionnels côtoyés dans ces milieux, les interviewées se confient à peu de personnes, essentiellement à d’autres femmes : une ou deux membres de la famille (la mère, une sœur, une cousine) et une ou deux amies intimes. La seule figure masculine au tableau est incarnée par le partenaire stable, et ce bien que l’annonce de la séropositivité aux partenaires sexuels s’avère particulièrement délicate du fait du caractère sexuellement transmissible de la maladie, des pressions sociales liées à la maternité ou de la dépendance économique des femmes à l’égard de leurs conjoints (Mellini, Poglia Mileti et Villani, 2016).

17À l’inverse, les personnes exclues de la confidence sont très nombreuses et distribuées dans les différentes sphères sociales investies (famille, partenaires, ami·e·s, travail, communautés africaines, communautés religieuses, etc.). Le secret est particulièrement prégnant face aux communautés africaines et religieuses, où les risques sociaux d’être stigmatisées et rejetées sont évalués comme très forts par les femmes. Les seuls membres des communautés africaines que celles-ci informent de leur séropositivité sont des amies également séropositives (Poglia Mileti et al., 2014a).

18La décision de garder ou de lever le secret sur sa séropositivité est un processus rationnel et raisonné, durant lequel les femmes pèsent les coûts et les bénéfices pour elles-mêmes et les autres (Sulstarova et al., 2015). Les raisons pour lever le secret sont complexes et diverses. Souvent, elles résultent de l’imbrication de dimensions médicales, sociales et éthiques. Selon les contextes d’interaction et les liens qui unissent les femmes aux potentiels confidents – liens de parenté, de conjugalité ou d’amitié – le sens attribué aux confidences change. Face aux amies, par exemple, c’est la possibilité d’en tirer du soutien (psychologique, émotionnel, financier, etc.) qui est mise en avant, alors que face aux partenaires sexuels, c’est le « devoir moral » de les informer qui prime.

19L’identité du potentiel confident est passée au crible : qui est-il, que fait-il, quelles sont ses origines, dans quel réseau s’insère-t-il, que peut-il offrir, quelles sont ses représentations du VIH ? Au final, en fonction des réponses que les femmes obtiennent à ces questions, les personnes de leur entourage sont séparées en deux groupes bien distincts : les personnes dignes de confiance, et celles qui ne le sont pas. Seules les premières entrent en ligne de compte pour la confidence. Il s’agit de personnes dont les femmes se sentent affectivement très proches. Tout se passe comme si la force du lien tenait à sa dimension affective et à la capacité présumée de l’autre à garder le secret. À ces personnes, nul besoin de donner des consignes ou de formuler des recommandations quant au traitement à réserver au contenu de la confidence. Une personne de confiance est donc une personne dont « on sait » qu’elle ne divulguera pas le secret (Mellini et Poglia Mileti, 2016). Ce savoir est un « savoir par sentiments », car les femmes n’ont pas la certitude que le message ne sera pas colporté.

20Les sentiments de complicité ressentis envers les personnes séropositives que les femmes connaissent sont encore plus forts. Si, avec une ou deux amies intimes à qui elles ont confié le secret, le risque de divulgation de l’information est jugé faible, cela l’est encore davantage avec les « copines » compatriotes séropositives vivant en Suisse ou au pays d’origine. Le lien d’amitié avec ces dernières, fruit d’un important travail relationnel, est considéré comme très profond, en raison de la mise en commun des expériences liées au VIH et du soutien psychologique réciproque. La réciprocité des confidences sur la séropositivité vient renforcer la relation (Ferrand, 2007), les femmes concernées étant liées entre elles par la connaissance mutuelle de leur secret.

21Au demeurant, ces confidences exclusives ne peuvent rester telles que si les femmes se montrent, une fois de plus, actives dans le contrôle de l’information. Comme nous l’avons écrit ailleurs (Mellini, Poglia Mileti et Villani, 2016), ce qui les attend est un travail incessant pour cacher les indices de la maladie. Un effet secondaire du traitement, une note pour un rendez-vous médical chez un médecin infectiologue, une boîte de médicaments oubliée sur son chevet de nuit ou sur la table à manger ne sont que quelques exemples d’indices qui pourraient permettre aux membres de l’entourage d’identifier l’infection dont ces femmes sont porteuses. Pour mener à bien ce travail de surveillance, plusieurs stratégies de gestion des indices de la maladie sont mises en œuvre. Elles sont vouées tantôt à dissimuler la maladie, ce qui revient à se faire passer pour séronégatives, tantôt à la couvrir par d’autres maladies jugées moins stigmatisantes, comme le cancer.

22Enfin, reste à préciser que, malgré toutes les précautions que les femmes peuvent prendre pour se protéger de différentes formes d’exclusion (sélectionner les confidents et dissimuler tout indice de la maladie), il se peut que les confidents réagissent mal à l’annonce de séropositivité et/ou colportent l’information. Dans ces cas, que nous avons analysés ailleurs (Villani, Mellini et Poglia Mileti, à paraître), les liens mobilisés ne sont pas producteurs de ressources, mais, bien au contraire, enfoncent davantage les femmes dans la spirale des vulnérabilités, les confrontant à des situations de rejets, de discriminations, voire de violences.

Activer des liens

23Afin de montrer comment l’agentivité relationnelle peut permettre aux femmes de conjurer les risques de précarité, de stigmatisation et d’exclusion, nous avons choisi de nous concentrer sur les trajectoires de Mireille et de Laetitia. Si les parcours biographiques, les expériences vécues, leur enchaînement et le sens attribué diffèrent d’une femme à l’autre, les processus à l’œuvre dans l’activation de liens producteurs de ressources sont transversaux à toutes les femmes rencontrées. Nous nous focalisons ici sur deux types de liens, qui sont le plus souvent mobilisés, à savoir les liens familiaux et les liens associatifs qui, plus que d’autres, sont particulièrement illustratifs des dynamiques caractérisant l’agentivité relationnelle des femmes interviewées.

Les liens familiaux : choisir pour mieux s’en sortir

24Mireille est née en 1976 au Cameroun, dans une famille nombreuse (huit enfants), appartenant à l’ethnie Peul. Son père gère un commerce et sa mère est sage-femme. Après l’école secondaire, elle fréquente le lycée pendant trois ans. Ensuite, elle enchaîne « des petits boulots », comme assistante dans une école et comme employée à la poste. À 24 ans, suite à une grossesse extra-utérine, elle est opérée d’urgence et subit une transfusion sanguine. On lui enlève aussi les deux trompes. Plusieurs membres de sa famille offrent du sang.

25Après cette expérience douloureuse, Mireille commence à considérer l’idée de partir en Europe, avec l’espoir, entre autres, de pouvoir faire une fécondation in vitro, parce qu’elle « voulait avoir au moins un enfant ». Une de ses sœurs étant installée en Suisse, elle active ce lien, afin d’être soutenue dans sa démarche. À cette étape du projet migratoire, le capital social s’avère fondamental, d’autres études ayant déjà montré que ce ne sont pas les plus démunis socialement, économiquement ou scolairement qui s’en vont (Portes, 1999). Ces membres de la famille en contexte migratoire représentent des personnes-ressource rendant possible la concrétisation du projet migratoire. Ils assistent les migrants en devenir dans les procédures administratives pour l’obtention d’un visa ou les soutiennent financièrement dans l’achat du billet d’avion.

26Grâce à sa sœur, qui « s’est beaucoup battue » pour qu’elle puisse migrer en Suisse, Mireille se procure un visa français et un billet d’avion. En 2002, le projet migratoire se concrétise et elle s’installe en Suisse dans des conditions favorables. Logée et nourrie par sa sœur et son mari, un Suisse, elle déclare entretenir une très bonne relation avec eux. Dans ce cadre de vie stable et propice à la construction d’un réseau social solide, Mireille rencontre rapidement celui qui deviendra son compagnon, un européen installé en Suisse qui vit dans une situation aisée. Son niveau d’éducation aidant, elle s’insère sans difficultés dans le cercle d’amis de son compagnon.

27À la fin de l’année 2002, Mireille contracte le virus de la varicelle de son petit neveu et se rend à l’hôpital pour une consultation. Le médecin lui propose de se soumettre à un test VIH qui s’avère, à sa grande surprise, positif. Si, sur le moment, elle ne comprend pas comment elle a pu être contaminée – « c’est le ciel qui est tombé sur ma tête » –, au fil du temps, elle finit par trouver un sens à sa maladie. Elle pense avoir été contaminée lors de la transfusion sanguine qu’elle a eue en 2000, par sa tante ayant « su peu après qu’elle était séropositive, lorsqu’elle a commencé à avoir des problèmes de santé », estimant que le sang « n’a pas été bien contrôlé ».

28En rentrant de l’hôpital, Mireille annonce rapidement sa séropositivité à sa sœur qui représente pour elle « la personne la plus proche » et qui se montre « compréhensive ». Mireille se sent « très soutenue » par elle. Ceci démontre que lorsque les membres de la famille déjà installés dans le pays d’accueil réagissent avec bienveillance à l’annonce, ils représentent pour les femmes séropositives des ressources indéniables. De sa sœur, Mireille dit : « C’était la personne la plus proche et c’était ma famille. Je me disais que si quelque chose pouvait m’arriver, c’était la seule personne qui pouvait être là pour moi ».

29Du côté des liens construits ex novo en contexte migratoire, le plus important pour Mireille est sans doute celui qui la lie à son compagnon. Mais c’est également le lien qui risque le plus d’être brisé, en raison de la transmissibilité du virus par voie sexuelle, comme nombre d’études l’ont montré (dont Anderson et Doyal, 2004 ; Desgrées du Loû et Lert, 2017 ; Dieleman, 2008). Très rapidement après le diagnostic, Mireille confie sa séropositivité à son compagnon, car elle estime « logique » qu’il soit informé. Celui-ci se soumet au test et, au grand « soulagement » de notre interlocutrice, le résultat du test est négatif. Elle laisse au compagnon le choix quant à l’issue de la relation : « je lui ai dit c’est à toi de voir si tu veux partir, tu peux partir, je peux tout à fait comprendre ».

30La relation se poursuit néanmoins et sera scellée par un mariage en 2006, mettant fin à quatre ans de démarches administratives pour régulariser sa situation en Suisse, que Mirelle décrit comme épuisantes. En effet, pendant quatre ans, elle se bat pour obtenir un permis de séjour humanitaire, en invoquant sa maladie. Après la première réponse négative de la part du Secrétariat d’État aux Migrations, Mireille fait recours au Tribunal administratif fédéral. Mobilisant des liens sociaux dans une association de lutte contre le VIH/sida et défendue par des avocats, elle enchaîne même les recours et l’attente vire au « cauchemar ». Finalement, estimant que « ça traînait, ça traînait, ça traînait » et qu’elle ne peut pas prendre le risque de « finir dans la clandestinité » par crainte de ne plus avoir droit au traitement médical, elle décide d’épouser son compagnon établi en Suisse, ce qui renvoie aux stratégies matrimoniales mises en œuvre par d’autres interviewées (Mellini, Poglia Mileti et Villani, 2016) et que d’autres auteurs ont également étudiées (Pourette, 2008). Grâce au mariage, Mireille acquièrt ainsi une autorisation de séjour convoitée.

31Par la suite, elle mène une vie relativement aisée avec son mari. Ils vivent dans un appartement dont ils sont propriétaires et travaillent les deux à plein temps. En effet, au bénéfice d’un droit de travail acquis via le permis de séjour et grâce à sa formation qu’elle parvient à faire valoir en contexte migratoire, elle décroche un poste à hauteur de ses compétences et ambitions : secrétaire dans une entreprise internationale. Le couple est entouré par un vaste réseau d’amis, mais aucun n’est au courant de la séropositivité de Mireille, son mari lui ayant suggéré de ne pas leur en parler. Lorsqu’elle les entend avoir des propos désobligeants à l’égard d’autres personnes séropositives, elle en souffre en silence, en même temps qu’elle réalise les risques de discrimination qu’elle aurait encourus, si elle s’était confiée à eux/elles.

32Le mariage avec un homme établi et vivant dans des conditions aisées confère à Mireille stabilité légale et économique. Son revenu et, au besoin, celui de son mari lui permettent d’assumer les coûts engendrés par la prise en charge des effets secondaires occasionnés par le traitement antirétroviral, dont celui de la lipodystrophie [7]. Préoccupée par son aspect physique et craignant que d’autres puissent identifier la maladie dont elle souffre à partir de cet indice (Mellini, Poglia Mileti et Villani, 2016), Mireille se soumet à deux interventions chirurgicales pour diminuer la partie graisseuse et réparer la peau autour du ventre. D’abord, elle engage des ressources économiques pour se soumettre à une liposuccion, mais comme elle n’obtient pas les résultats escomptés, elle décide de se rendre à l’étranger pour tenter une chirurgie plastique, puisque les assurances maladie (la Sécurité sociale) ne couvrent pas ce type d’intervention en Suisse.

33Du côté de la famille restée en Afrique, Mireille informe d’abord sa mère. Comme elle, celle-ci cherche à comprendre dans quel contexte sa fille a pu être infectée et en arrive à la même conclusion : par transfusion sanguine. Quant à la fratrie, au fil du temps, lors de ses voyages en Afrique, Mireille informe ses trois sœurs et son frère cadet avec qui elle entretient des liens forts et se sent en confiance : « je sais qu’ils vont garder ça pour eux », ce qui n’est pas le cas pour les deux frères exclus de la confidence. Cette possibilité de se confier librement lui « fait du bien », elle peut vivre « sans barrières », sans avoir « quelque chose à cacher » et représente pour elle un soutien psychologique. Non seulement ces confidences l’ont libérée du poids du secret (Poglia Mileti et al., 2014a), mais ayant fait preuve d’agentivité relationnelle raisonnée, elle peut échanger avec les membres de la famille qui la soutiennent et l’encouragent dans sa vie quotidienne avec le VIH.

34Mireille explique le choix de se confier à son frère cadet par la volonté de lui transmettre un message de prévention. L’expérience personnelle et les savoirs médicaux acquis en Suisse deviennent des ressources symboliques mises au profit des membres de la famille en Afrique à des fins de prévention, selon le principe d’un transfert transnational des connaissances. En plus de cela, elle envoie de l’argent à une de ses sœurs, dont elle avait appris la séropositivité au moment de migrer en Suisse. Notre interviewée partage donc avec cette sœur la même maladie, mais pas le même destin, puisqu’elle est soignée en Suisse. L’accès au traitement en contexte migratoire contrecarre la condamnation à mort associée au sida dans les pays où l’accès aux médicaments reste retreint. De ce fait, Mireille se sent plus concernée que ses autres frères et sœurs du sort de sa sœur malade :

35

Moi, quand je suis venue ici, je lui envoyais un peu de sous pour manger et tout parce que dans ma propre famille, ça ne se passait pas bien pour elle. Elle n’avait plus rien, elle n’avait pas d’argent, elle était malade et puis les gens la mettaient un peu à l’écart.

36Après le décès de sa sœur, Mireille « s’occupe de ses deux enfants », en leur envoyant régulièrement de l’argent – les rémittances (Henchoz et Poglia Mileti, 2017) – pour leur payer les études universitaires.

37Au final, l’histoire de Mireille et l’agentivité relationnelle dont elle fait preuve pour organiser son projet migratoire et gérer sa vie en Suisse se jouent dans des conditions privilégiées. Sa sœur qui l’accueille en Suisse est mariée à un homme suisse et vit dans des conditions aisées. Mireille apprend sa séropositivité en contexte migratoire, où la maladie est perçue comme moins stigmatisante et où l’accès aux thérapies antirétrovirales est facilité. Elle doit néanmoins gérer ses relations sociales afin de garder secrète sa maladie et de diminuer le risque d’exclusion. Quant à son histoire de couple, après avoir appris sa séropositivité, son partenaire décide de poursuivre la relation et de se marier avec elle. Les deux travaillent à plein temps et sont propriétaires d’un appartement. Cette situation économiquement aisée permet à Mireille d’effacer les signes de la maladie, en prenant à sa charge les frais d’une chirurgie réparatrice.

La force des liens associatifs

38Laetitia est née en 1988 en Guinée Conakry. Elle suit six ans de scolarité et travaille très tôt dans le milieu commercial. Après la naissance de son premier enfant, en 2008, elle rejoint son père au Portugal et obtient la nationalité portugaise par le biais du regroupement familial. Elle y reste deux ans, épargne de l’argent et, autorisée à voyager en Europe sans visa, elle se rend en Suisse en 2010 « pour voir », « parce que la Suisse a été toujours mon pays de rêve », se plaît-elle à dire. Elle commence par activer des liens que l’on peut qualifier de communautaires, puisqu’elle se fait héberger par une connaissance originaire de son pays, qu’elle appelle « frère ».

39En 2011, alors qu’elle se rend à l’hôpital pour un problème de santé, une infirmière lui conseille de se soumettre au test du VIH. Elle accepte en se présentant sous une fausse identité craignant qu’en cas de séropositivité « ça se sache dans la communauté », car, en Afrique, « une fois que tu es séropositive, tout le monde t’abandonne ». Le test s’avère positif. « Choquée », Laetitia avoue avoir « même pensé au suicide », estimant que « la vie est finie » pour elle. Sa réaction renvoie à une interprétation du sida selon les codes en vigueur dans son pays, à savoir une maladie mortelle, à brève échéance et à fort risque de discrimination et de rejet (Mellini, Poglia Mileti et Villani, 2016).

40Néanmoins, « orientée vers les associations » de lutte contre le sida par le personnel médical, elle décide de les fréquenter. Elle y rencontre une compatriote, « une de mes sœurs », qui s’aperçoit qu’elle n’utilise pas son vrai prénom. Convaincue par cette dernière que l’usage d’une fausse identité est inutile, car « ici, il faut le dire, il n’y a pas de problèmes », Laetitia contacte l’assistante sociale de l’hôpital, afin d’entreprendre les démarches nécessaires pour contracter une assurance maladie. Depuis, sa relation avec cette femme qui l’« a beaucoup aidée » se renforce et constitue pour elle un soutien important. Cette femme la présente notamment à des « copines qui sont aussi séropositives, des Africaines », ce qui lui permet de prendre conscience « qu’il y a des Africains aussi qui sont dans la même situation ». Soulignons ici que ces « copines séropositives » incarnent les seuls membres des communautés africaines avec lesquels le secret de la séropositivité est partagé (Poglia Mileti et al., 2014a). Ceci s’explique par la crainte que l’information divulguée dans le milieu africain s’accompagne de « rumeurs », de « ragots », de « commérages » et de « mensonges », soulignant ainsi la réprobation sociale dont les personnes séropositives sont victimes. En revanche, les confidences entre personnes séropositives permettent de conjurer ce risque de discrimination.

41En plus de ces échanges avec des compatriotes séropositives, Laetitia continue à fréquenter deux associations de lutte contre le sida, milieu qu’elle considère comme sa « famille » et où elle trouve un soutien important. Si la participation à la vie associative est souvent considérée comme un vecteur d’intégration sociale (Bolzman, Fibbi et Vial, 2003), elle permet de bénéficier d’un soutien psychologique, social et matériel (Poglia Mileti et al., 2014a), constat en ligne avec les travaux menés auprès des migrants subsahariens vivant dans d’autres pays européens (Anderson et Doyal, 2004 ; Dieleman, 2008). Au sein de ces espaces d’échange et de partage, Laetitia a également accès aux informations médicales et pratiques qui lui permettent, d’abord, de surmonter le « choc » de l’annonce et, par la suite, de mieux gérer sa vie quotidienne avec le VIH. Aussi, lorsqu’elle rencontre des problèmes financiers et n’est pas en mesure d’assumer sa participation aux frais du traitement antirétroviral, elle en fait part aux membres de l’association de lutte contre le VIH/sida.

42Au-delà de ces demandes financières spécifiques, Laetitia sollicite ce type d’associations pour des besoins liés à d’autres expériences que celle de la maladie, telle la maternité. En 2012, elle donne naissance à son deuxième enfant, conçu d’une relation qu’elle définit comme « pas sérieuse » avec un compatriote à qui elle n’a annoncé ni sa séropositivité [8] ni la naissance de l’enfant, car au moment où elle découvre être enceinte, elle n’a déjà plus de contact avec lui. Dépourvue d’une stabilité économique et n’ayant aucun soutien de la part du père de l’enfant, y compris sous la forme de pension alimentaire, Laetitia vit dans des conditions précaires. Par ailleurs, à l’impossibilité de bénéficier de l’aide financière du père s’ajoute le fait qu’une année auparavant, en 2011, elle perd son travail comme gardienne d’enfants, commencé quelques mois plutôt, après avoir obtenu une autorisation de séjour. En effet, la femme dont elle garde les enfants voit un jour ses médicaments et l’interroge sur sa maladie. Laetitia essaie de la rassurer, en lui disant qu’elle est en bonne santé et qu’il n’y a aucun risque de transmission de la maladie, en vain. Quelques jours après, son employeuse lui annonce qu’elle renonce à ses services. Pour notre interlocutrice, le licenciement est clairement dû au fait que « cette femme avait peur que je contamine ses enfants ».

43Sans revenu propre et sans l’assistance financière du père de l’enfant, Laetitia se tourne vers une association de lutte contre le VIH/sida, afin d’être soutenue dans l’achat d’une poussette pour son enfant et dans l’organisation d’un voyage en Afrique pour présenter celui-ci à sa famille. Elle y fait aussi appel quand elle décide de faire venir en Suisse son fils resté en Afrique. Les liens activés dans ce milieu associatif permettent ainsi à Laetitia de conjurer les risques sociaux et économiques découlant de son statut de femme migrante : la précarité et l’isolement.

44Sur le plan affectif, Laetitia ressent à l’égard des intervenants de ces associations une forte proximité, qui est marquée, entre autres, par l’usage des seuls prénoms lorsqu’elle parle d’eux et par la tendance à les considérer comme sa « famille » dans le pays d’accueil. Cette proximité affective découle de l’agencement de plusieurs sentiments qui sont éprouvés dans ces lieux : confiance, protection, solidarité et complicité (Poglia Mileti et al., 2014a), sentiments sans doute renforcés par le partage du secret. Laetitia en est bien consciente :

45

La famille, personne n’est au courant. Les amis, personne n’est au courant. Si j’ai des questions, si j’ai quelque chose qui me tracasse, je viens ici et je discute avec eux, je discute avec [elle cite le prénom d’une intervenante]. C’est ici que si j’ai des choses, je peux dégager.

46C’est également au sein du réseau associatif que Laetitia expérimente la possibilité d’avoir une sociabilité régulière et d’entretenir des relations avec d’autres femmes séropositives. Chez celles-ci, elle apprécie tout particulièrement la possibilité d’échanger son expérience de la maladie, ce qui lui permet de développer une vision plus positive de la vie avec le VIH, d’augmenter sa capacité d’action et, partant, de soutenir son processus d’émancipation en contexte migratoire (Veith, 2005). C’est par le biais de ces actes de communication non stigmatisants qu’évoluent les représentations liées au VIH. Nous l’avons vu, au moment du diagnostic, Laetitia a des idées suicidaires et c’est en référence aux codes culturels et sanitaires de son pays d’origine qu’elle conçoit à ce moment-là le sida comme une condamnation à mort accompagnée de rejet social. Mais au fur et à mesure des échanges au sein des groupes de soutien, le sida devient à ses yeux une maladie chronique compatible avec différents projets de vie tels que la mise en couple, la procréation sans transmission du virus à l’enfant à venir et les projets professionnels, pour autant que l’état de santé le permette. C’est ce qu’elle relève avec force : « J’ai vu même des personnes, des couples, qui étaient séropositifs, qui s’étaient rencontrés là-bas, ils sont mariés et ils ont une petite fille. Donc, je commençais à avoir l’espoir comme ça ».

47Le travail relationnel opéré en milieu associatif, que ce soit avec les intervenants ou les autres personnes séropositives, garantit aux femmes de pouvoir, d’une certaine manière, effectuer un contrôle sur l’information relative à leur séropositivité. En effet, les liens qui sont portés par des relations affectives réciproques se fondent (ou débouchent) sur un rapport de confiance qui, en principe, garantit que l’information confiée ne sera pas colportée, d’autant plus qu’elle a été partagée dans une structure protégée. Aussi, les femmes n’auront pas à subir les conséquences sociales de la trahison d’un pacte de confidence qui, dans cette structure, est plus explicite que dans les autres cadres des interactions de la vie quotidienne.

48En résumé, Laetitia, qui est mère célibataire en Afrique, le deviendra une deuxième fois en contexte migratoire. Sans attaches familiales en Suisse, elle active des liens communautaires pour trouver un logement. En revanche, dès qu’elle se sait séropositive, elle ne mobilise pas ces mêmes liens pour obtenir de l’aide par crainte d’être rejetée. Sans travail et sans pension alimentaire pour son enfant, elle sollicite des associations de lutte contre le VIH/sida afin d’obtenir des ressources qui l’autorisent à faire face à la précarité à laquelle ses statuts de mère célibataire, migrante et malade l’exposent. Elle y trouve également un cadre d’écoute et de partage, exempt du risque de discrimination et d’exclusion.

Conclusion

49Si toutes les personnes rencontrées dans le cadre de l’enquête FEMIS sont des femmes, originaires de l’Afrique subsaharienne et malades, certaines sont également mères célibataires, sans travail, sans logement, avec un statut précaire ou sans permis de séjour ou de résidence à long terme. Plus elles cumulent ces situations désavantageuses, plus leurs histoires s’inscrivent dans des conditions structurelles caractérisées par l’accès inégal aux ressources et par les rapports de domination, et plus les risques sociaux augmentent.

50Face à ces risques, les femmes activent des liens pour accéder à des ressources leur permettant de gérer leur vie quotidienne. Que ce soit au sein de la famille, dans des associations de lutte contre le VIH/sida ou dans d’autres sphères sociales investies, l’agentivité relationnelle permet ainsi de réduire la stigmatisation, l’exclusion, la domination ou même l’exploitation découlant du cumul des situations de vulnérabilités auxquelles les femmes vivant avec le VIH en contexte migratoire font face. Pour que les liens soient producteurs de ressources, ces femmes doivent, dans un premier temps, confier leur maladie à des personnes qu’elles supposent savoir garder le secret. De cela découle la mise en place de stratégies de sélection des confident·e·s, censé·e·s réagir positivement à l’annonce du VIH et respecter le pacte de confidentialité qui les lie implicitement à la personne séropositive. Néanmoins, dans certaines situations (Mellini, Poglia Mileti et Villani, à paraître), malgré les stratégies déployées par les femmes, les liens activés ne donnent pas les résultats espérés. Si les confident·e·s réagissent mal à l’annonce de séropositivité ou qu’ils/elles colportent l’information, les risques d’exclusion, de domination et de précarisation s’actualisent pour elles.

51Il en va autrement pour les situations analysées dans cet article. Une fois les liens activés, et grâce au travail relationnel entrepris par les femmes, les conseils, les aides matérielles, le soutien psychologique obtenus permettent d’améliorer leur situation matérielle, sociale et professionnelle.

52Le premier cas présenté reflète la situation des femmes qui bénéficient favorablement de liens forts tissés au sein des réseaux familiaux en contexte migratoire et qui deviennent des ressources pour la vie quotidienne en Suisse. Cela dépend du fait que les membres de la famille réagissent positivement à l’annonce de la séropositivité, raison pour laquelle les femmes choisissent soigneusement à qui se confier. La qualité de la relation, la proximité affective, ainsi que la confiance orientent leur choix. Les membres de la famille d’origine mis dans la confidence permettent aux femmes d’être hébergées, de vivre dans des situations économiques plus confortables et de gérer les difficultés psychologiques de vivre avec le VIH. Quant aux conjoints, ils peuvent également permettre aux femmes d’acquérir une stabilité juridique en Suisse via le mariage.

53Le deuxième cas analysé est représentatif des femmes qui vivent dans des conditions matérielles, sociales, économiques et sanitaires plus précaires, ce qui correspond à la grande majorité des femmes rencontrées. Il montre que, même dans cette situation, il est possible d’activer des liens producteurs de ressources engendrant des effets positifs pour les femmes. Les migrantes qui n’ont pas de membres de leur famille en Suisse à leur arrivée ont tendance à se tourner vers les compatriotes et à solliciter leur aide pour organiser leur vie (trouver un logement et un travail, gérer les affaires administratives, etc.). Mais dès que le diagnostic du VIH est posé, elles se distancient de leurs communautés d’origine par crainte que l’information relative à leur infection soit propagée, les exposant à la réprobation. Ces femmes ont ainsi tendance à activer davantage les liens associatifs.

54Quelle que soit la nature des liens (familiaux, amicaux, associatifs, etc.), qu’ils préexistent à la migration, qu’ils soient créés ex novo ou qu’ils dépendent des rencontres ponctuant la vie des femmes, ils sont toujours sélectionnés avec soin et activés consciemment par ces dernières, dans l’espoir de réduire leurs vulnérabilités plurielles.

Notes

  • [1]
    Financée par le Fonds national de la recherche scientifique suisse (subside no 100017_140457), l’enquête qualitative Femmes migrantes d’origine subsaharienne et VIH : gestion d’un secret et rapport à la santé, dirigée par Francesca Poglia Mileti, a été menée entre août 2012 et juillet 2014 par des sociologues et des sociolinguistes des universités de Fribourg et Lausanne (Suisse).
  • [2]
    Pour une analyse approfondie des liens, voir l’article de Poglia Mileti et al., 2014a.
  • [3]
    Pour accéder à ces réflexions approfondies, voir Villani et al., 2014 et 2015.
  • [4]
    Le protocole de recherche a été accepté par deux Commissions d’éthique de la recherche sur l’être humain.
  • [5]
    Sur cette approche originale, voir Poglia Mileti et al., 2014a.
  • [6]
    Tous les prénoms sont fictifs.
  • [7]
    Selon le Centre de lipodystrophie des Hôpitaux universitaires de Genève, la « lipodystrophie est une des complications apparentes liées à la trithérapie. Elle se manifeste par une fonte des graisses au niveau des jambes, des bras, du visage ou des fesses ou au contraire par une accumulation des graisses au niveau du ventre, des seins/ de la poitrine ou de la nuque (bosse de bison) » (http://lipodystrophie.hug-ge.ch/lipodystrophie/definition.html, consulté le 24/10/2018).
  • [8]
    Grâce à l’efficacité du traitement antirétroviral, sa virémie (taux de VIH dans le sang) est indétectable.
Français

Être femme, d’origine subsaharienne et séropositive en contexte migratoire, revient à cumuler les vulnérabilités, entendues comme des situations qui exposent à des risques de discrimination, exclusion et exploitation. À partir d’un matériel empirique produit dans le cadre d’une enquête qualitative menée en Suisse, nous montrons que, face à ces risques, les femmes font preuve d’agentivité relationnelle. En sélectionnant soigneusement leurs confidents, de manière à ce qu’ils réagissent positivement à l’annonce de la séropositivité sans la colporter, elles activent des liens qui sont producteurs de ressources pour gérer leur vie quotidienne avec le VIH. Grâce à ces ressources, et par effet d’intersectionnalité des vulnérabilités, les risques sociaux en lien avec les statuts de femmes, migrantes et séropositives, se réduisent. Cela advient sur le fond d’histoires de vie qui s’inscrivent dans des conditions matérielles, sociales et sanitaires différentes. Si, pour la grande majorité des femmes rencontrées, ces conditions sont précaires, pour quelques femmes elles sont plus privilégiées.

Mots-clés

  • agentivité relationnelle
  • femmes
  • migration
  • VIH/sida
  • vulnérabilités

Références

  • En ligneAnderson J., Doyal L., 2004. Women from Africa Living with HIV in London : A Descriptive Study, AIDS Care, 16 (1), 95-105.
    DOI : 10.1080/09540120310001634001
  • En ligneArrey A.E., Bilsent J., Lacor P., Deschepper R., 2015. “It’s my Secret” : Fear of Disclosure among Sub-Saharan African Migrant Women Living with HIV/AIDS in Belgium, PLoS ONE [En ligne], 10 (3). Mis en ligne le 17/03/2015 (consulté le 23/10/2018). URL : http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0119653 ;
    DOI : 10.1371/journal.pone.0119653
  • Barou J. (dir.), 2011. De l’Afrique à la France. D’une génération à l’autre, Paris, Armand Colin.
  • En ligneBilge S., 2010. Beyond Subordination vs. Resistance : An Intersectional Approach to the Agency of Veiled Muslim Women, Journal of Intercultural Studies, 31 (1), 9-28. DOI : 10.1080/07256860903477662
  • Bolzman Cl., Fibbi R., Vial M., 2003. Secondos – Secondas : le processus d’intégration des jeunes adultes issus de la migration espagnole et italienne en Suisse, Zurich, Seismo.
  • Butler J., 1990. Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge.
  • Butler J., 1993. Bodies that Matter : on the Discursive Limits of “Sex”, New York, Routledge.
  • En ligneCatarino Ch., Morokvasic M., 2005. Femmes, genre, migration et mobilités, Revue européenne des migrations internationales, 21 (1), 7-27.
    DOI : 10.4000/remi.2534
  • Demazière D., Dubar Cl., 1997. Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion, Paris, Nathan.
  • En ligneDesgrées du Loû A., Lert Fr. (dir.), 2017. Parcours. Parcours de vie et de santé des Africains immigrés en France, Paris, La Découverte.
  • Dieleman M., 2008. Migrant/es subsaharien/nes et VIH. Trajectoires et vulnérabilités, Bruxelles, Observatoire du Sida et des Sexualités.
  • Efionayi-Mäder D., Pecoraro M., Steiner I., 2011. La Population subsaharienne en Suisse. Un aperçu démographique et socio-professionnel, [Neuchâtel], SFM – Université de Neuchâtel (Études du SFM 57).
  • En ligneErel U., 2011. Rendre visible l’activisme des femmes migrantes, Cahiers du Genre, 51 (2), 135-154. DOI : 10.3917/cdge.051.0135
  • Ferrand A., 2007. Confidents. Une analyse structurale de réseaux sociaux, Paris, L’Harmattan.
  • En ligneGerbier-Aublanc M., 2017. Des capacités d’agir révélées par le vécu collectif de la maladie ? Le cas des femmes dans les associations de lutte contre le VIH, in A. Desgrées du Loû et F. Lert (dir.), Parcours. Parcours de vie et de santé des Africains immigrés en France, Paris, La Découverte, 243-262.
  • En ligneGlaser B., Strauss A., 1967. The Discovery of Grounded Theory : Strategies for Qualitative Research, New York, Aldine Pub. Co.
  • Henchoz C., Poglia Mileti Fr., 2017. Ces milliards qui cimentent les familles, Reiso [En ligne]. Mis en ligne le 16/02/2017 (consulté le 23/10/2018) URL : https://www.reiso.org/articles/themes/parcours-de-vie/1422-ces-milliards-qui-cimentent-les-familles-1422.
  • Kaufmann J.-Cl., 1996. L’Entretien compréhensif, Paris, Nathan.
  • Mellini L., Poglia Mileti Fr., 2016. Cumul de vulnérabilités et dynamiques de la confiance, in S. Agulhon et al. (dir.), La Confiance en questions, Paris, L’Harmattan, 111-120.
  • Mellini L., Poglia Mileti Fr., Villani M., à paraître. La vulnérabilisation des femmes africaines et séropositives en contexte migratoire, in B.F. Bationo et A. Palé (dir.), Vulnérabilités et accès aux soins de santé en Afrique contemporaine, Éd. Science et Bien Commun.
  • Mellini L., Poglia Mileti Fr., Villani M., 2016. Migrantes et séropositives : les stratégies de l’agir secret, Interrogations ? [En ligne], 22. Mis en ligne en juin 2016 (consulté le 25/10/2018). URL : http://www.revue-interrogations.org/Migrantes-et-seropositives-en.
  • En ligneMiranda A., Ouali N., Kergoat D., 2011. Les mobilisations des migrantes : un processus d’émancipation invisible ?, Cahiers du Genre, 51 (2), 5-24. DOI : 10.3917/cdge.051.0005
  • Musso S., 2011. Les femmes séropositives originaires d’Afrique subsaharienne en France : les ambivalences d’une visibilité émergente, in A. Desclaux, Ph. Msellati et K. Sow (dir.), Les Femmes à l’épreuve du VIH dans les pays du Sud. Genre et accès universel à la prise en charge, Paris, ANRS, 233-246.
  • En lignePoglia Mileti Fr., Mellini L., Villani M., Sulstarova Br., Singy P., 2014a. Liens sociaux, secrets et confidences : le cas des femmes migrantes d’Afrique subsaharienne et séropositives, Recherches sociologiques et anthropologiques, 45 (2), 167-184. DOI : 10.4000/rsa.1316
  • En lignePoglia Mileti Fr., Villani M., Sulstarova Br., Mellini L., Singy P., 2014b. Sexualité, secrets et séropositivité : la difficulté de dire et de parler, Hermès, 69 (2), 62-64.
  • En lignePortes A., 1999. La mondialisation par le bas. L’émergence des communautés transnationales, Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 15-25.
  • En lignePourette D., 2008. Couple et sexualité des femmes d’Afrique sub-saharienne vivant avec le VIH/sida en France, Med Sci, 24 (HS 2 : « Les Femmes et le sida en France. Enjeux sociaux et de santé publique »), 184-192. DOI : 10.1051/medsci/2008242s184
  • En ligneSulstarova Br., Poglia Mileti Fr., Mellini L., Villani M., Singy P., 2015. HIV Disclosure and Nondisclosure among Migrant Women from Sub-Saharan Africa Living in Switzerland, AIDS Care, 27 (4), 451-457. DOI : 10.1080/09540121.2014.963497
  • En ligneVeith Bl., 2005. Engagement associatif et individuation de femmes migrantes, Revue européenne des migrations internationales, 21 (3), 53-67. DOI : 10.4000/remi.2512
  • Villani M., Mellini L., Poglia Mileti Fr., à paraître. Femmes subsahariennes séropositives en Suisse : le VIH à l’épreuve de l’intersectionnalité, Les Cahiers du genre.
  • En ligneVillani M., Poglia Mileti Fr., Mellini L., Sulstarova Br., Singy P., 2014. Les émotions au travail (scientifique) : enjeux éthiques et stratégies méthodologiques d’une enquête en terrain intime, Genre, Sexualité & Société [En ligne]. Mis en ligne le 1/12/2014 (consulté le 23/10/2018). URL : http://journals.openedition.org/gss/3333 ; DOI : 10.4000/gss.3333
  • En ligneVillani M., Poglia Mileti Fr., Mellini L., Sulstarova Br., Singy P., 2015. L’engagement (scientifique) sensible : stratégies d’enquête sur les thèmes de la sexualité, la séropositivité et le secret, Civilisations, 64 (1), 45-56.
Laura Mellini
Laura Mellini est sociologue, chargée de recherche à l’Université de Fribourg* (Suisse). Ses travaux portent sur les processus d’exclusion, de stigmatisation et de construction identitaire des populations vulnérables. Elle s’est spécialisée sur l’étude des personnes migrantes, séropositives et homosexuelles.
* Université de Fribourg, Département des Sciences sociales, unité sociologie ; Boulevard de Pérolles, 90 ; CH-1700 Fribourg.
Francesca Poglia Mileti
Francesca Poglia Mileti est professeure associée à l’Université de Fribourg* (Suisse) et spécialiste des migrations et relations interethniques. Ses travaux récents ont, en outre, porté sur des aspects de sociologie économique : rapport entre travail et politique, socialisation économique des jeunes, etc.
* Université de Fribourg, Département des Sciences sociales, unité sociologie ; Boulevard de Pérolles, 90 ; CH-1700 Fribourg.
Michela Villani
Michela Villani est sociologue, chargée de recherche à l’Université de Fribourg* (Suisse). Ses travaux portent sur les trajectoires sexuelles en contexte de migration. Elle s’est intéressée tout particulièrement au VIH/sida, à l’excision et à l’infibulation, ainsi qu’à la procréation médicalement assistée.
* Université de Fribourg, Département des Sciences sociales, unité sociologie ; Boulevard de Pérolles, 90 ; CH-1700 Fribourg.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/12/2018
https://doi.org/10.3917/tt.033.0153
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour ENS Paris-Saclay © ENS Paris-Saclay. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...