Introduction
1« Pute », « putain », « salope », « chienne » et « pétasse » formaient le répertoire d’insultes sexistes à caractère sexuel que des jeunes de classe populaire rencontrés dans le cadre d’une enquête sociologique, réalisée en milieu rural entre 2008 et 2011, étaient susceptibles d’adresser aux filles de leur entourage [1]. Qui ai-je entendu prononcer ces mots ? En très grande majorité des filles elles-mêmes. Dans plus de la moitié des cas, alors qu’elles étaient en groupe au moment où je recueillais leur parole. Quelques garçons y ont également eu recours, mais moins souvent au regard de l’ensemble de mon matériau.
2Ce constat repose sur une fragilité méthodologique qui doit servir de garde-fou à tout empressement interprétatif. Alors que j’ai mené un nombre non négligeable d’entretiens collectifs, seul l’un d’entre eux regroupait exclusivement des garçons, quand 13 ne mettaient en scène que des filles, et 11 des personnes des deux groupes de sexe [2]. Mes autres entretiens étaient majoritairement individuels, selon une répartition plus égale : 22 avec des garçons, 26 avec des filles. Dans ce dernier cas, la comparaison est donc plus fiable. De même, mon journal de terrain a accordé une importance volontairement équivalente aux filles et aux garçons. Mais ce sont alors des éléments plus qualitatifs qui engagent à la prudence. L’énonciation d’injures est largement tributaire de l’image que l’on souhaite donner de soi et des jugements que l’on pense susciter de la part de ses interlocuteurs et interlocutrices ; la distance de classe entre mes enquêté·e·s et moi, mon identification au groupe des femmes et l’idée qu’ils et elles tendaient à se faire de mon âge [3] sont susceptibles d’avoir pesé sur les ressorts de ce type d’énonciation et ce, de façon différenciée en fonction de leur (groupe de) sexe : j’étais une adulte iconoclaste mais une adulte quand même, c’est-à-dire différente des autres adultes de leur entourage (parents, enseignants, patrons) mais susceptible moi aussi de les juger à l’aune des « manques » (de sérieux et d’expérience) habituellement reprochés à leur jeunesse. Dans ce contexte, il est aisément imaginable que les garçons aient pu censurer en ma présence une part de leurs jugements sexistes, quand les filles au contraire ont pu chercher à tester notre proximité de genre et nos différences par ailleurs en recourant à un vocabulaire obscène à l’opposé de la retenue que de nombreux adultes attendent d’elles.
3Je me garderai donc bien de toute interprétation quantitative d’un tel matériau et ne tirerai aucune conclusion de cette surreprésentation des filles dans le recours à l’insulte sexiste [4]. En revanche, ce constat a le mérite de mettre en exergue deux choses : les filles utilisent à leur compte des mots sexuels qui les ciblent et les disqualifient elles-mêmes ; et il ne s’agit pas là d’une pratique marginale. Interroger les usages que les filles font des insultes sexistes permet d’interroger les lignes hiérarchiques qui traversent leur groupe de sexe. Fondé sur l’homogénéisation des « autres », le stéréotype construit des identifications positives à un « nous » (Durif-Varembont et Weber, 2014 : 153) ; mais de quel « nous » positif est-il question lorsqu’une part de ce « nous », fondé sur le fait d’être une fille (ou une femme), est construit comme « autre » ?
4Plutôt que de me demander pourquoi les filles s’appuient sur ce qui peut les anéantir socialement pour exister dans leur village, leur école ou leur travail, leur famille, leurs couples, leurs amitiés, je me demanderai ce qu’elles font quand elles se qualifient elles-mêmes de « pute », de « salope » ou de « pétasse », quand elles qualifient ainsi une personne qu’elles aiment bien ou avec qui elles sont en conflit, quand elles le font en présence de leur public habituel ou dans l’espace retranché de l’entretien sociologique individuel. Ce sont les actes de discours qui m’intéresseront, au sens qu’en donne Judith Butler dans Le Pouvoir des mots (2004 [1997]).
5En tant qu’acte de discours, l’étiquetage sexuel n’apparaît pas nécessairement comme une sanction d’actes transgressifs [5], mais d’abord comme un acte performatif qui fait exister ce qu’il feint de décrire. Reposant sur la citation d’une convention qui précède les locutrices et leur cible, l’insulte se fonde sur une disqualification aux effets divers. Car l’insulte cherche d’abord à faire mal et y parvient souvent ; mais elle peut aussi être utilisée à d’autres fins (ou manquer son but) – en fonction des contextes, des personnes en présence, des différences statutaires qui séparent la locutrice et sa cible. Ce sont ainsi les diverses significations de l’insulte sexiste énoncée au sein d’un groupe social homogène [6] qui seront au cœur de l’article. Pour incarner mon propos, je m’appuierai centralement sur le discours de cinq personnes, rencontrées selon des configurations diverses et dans des lieux changeants, à quatre moments différents de mon enquête : en février et en novembre 2008, en juin 2009 et en mai 2010. Il sera question de Marjorie (17 ans en 2008), d’Alison sa meilleure amie (17 ans), de Laura (18 ans), de Lydie (16 ans) et d’Audrey (18 ans). Je proposerai quatre principales explications permettant de comprendre les usages que ces filles, et d’autres au sein de mon corpus, font de l’insulte sexiste :
- à destination de femmes qui occupent une position dominante, l’insulte prononcée en groupe permet de faire œuvre de communauté et de résister à la domination ;
- l’énonciation collective de l’insulte, dans l’entre-soi du groupe de pairs, permet d’éprouver l’amitié, au double sens de la mettre à l’épreuve et d’en faire une expérience réconfortante et ludique ;
- l’insulte peut également, et a contrario, constituer une arme pour des filles occupant une position de genre privilégiée à l’échelle locale afin de mettre à distance le stigmate collectif de la « pute » ;
- enfin, énoncée pour se qualifier soi-même, l’insulte sexiste à caractère sexuel met en lumière les effets subjectifs du stigmate à un moment biographique où les filles réalisent leurs premières expériences de la sexualité dite « adulte ».
Faire œuvre de communauté et résister
Lydie – En plus, c’est une prof un peu coincée…
Marjorie – Oh ! c’est pour ça qu’on a dit un truc de cul sur elle, parce qu’elle sort à moitié du couvent.
Audrey – C’était pour se détendre en fait. On était tendues, en cours.
Marjorie – On se fait chier dans ses cours, donc fallait bien qu’on trouve une connerie à dire.
Isabelle – Vous avez écrit quoi sur le papier que vous vous êtes fait passer ?
[Rires, brouhaha]
Alison – « Je me souviens de sa voix rauque… ». « Oui ! vas-y chéri !
Envoie-moi tes gamètes mâles ! ». Un truc dans le genre !
Audrey – « Sale chienne », j’ai mis aussi, je crois ! [Elle rit.]
Laura – Mais ça, tu le dis tout le temps. Même à moi !
Audrey – Ouais.
Laura – « T’aimes ça, qu’on te fouette ? ! » [Éclats de rire]
7Le lycée N. aux alentours duquel s’est déroulé cet échange est un lycée professionnel privé (catholique), situé dans une commune de 1 100 habitant·e·s. Trois filières y sont représentées : les « services aux personnes », la « vente en espace rural » et la « fleuristerie » – trois filières majoritairement occupées par des filles [7]. Si les personnes de mon corpus qui le fréquentent attribuent par principe à ce lycée une bonne qualité d’enseignement, au motif qu’il ne s’agit pas d’un établissement public [8], elles lui reprochent aussi des critères de discipline dépassés et par trop stricts – le règlement intérieur qui établit une longue liste d’interdits vestimentaires et de pénitences ménagères en cas de transgression est ainsi régulièrement décrié. Toutes choses qui expliquent que la métaphore du couvent soit souvent présente dans le discours de ces internes, dont les choix vestimentaires, ainsi que les pratiques amoureuses et festives (notamment la consommation d’alcool et de stupéfiants) sont fortement réprimés dans l’enceinte du lycée. Là, comme en apprentissage, les élèves sont formées à un certain « savoir-être » : elles « doivent tenir leur statut d’exécutante (le tailleur n’est pas adapté mais le port de la jupe est valorisé), tout en prenant leur distance avec l’habitus populaire tel qu’il s’incarne dans la jeunesse féminisée des périphéries urbaines » (Kergoat, 2014 : 29). Les mercredis après-midi passés entre filles, dans un parc du village situé non loin du lycée, sont des moments privilégiés de détente. Ils sont l’occasion de mettre à distance les règles imposées par le lycée et, ce faisant, de constituer un entre-soi fondé sur le partage d’une critique commune. L’insulte énoncée ensemble projette pour soi et pour ses pairs l’appartenance à une communauté d’expérience : définissant l’autre en lui renvoyant comme un stigmate les vertus affichées d’une féminité réservée, l’insulte est jubilatoire parce qu’elle dévalue ce qui est hautement valorisé dans un environnement scolaire dévalorisant. La transgression langagière est ici source d’un plaisir non dissimulé, ce que manifestent les rires, la surenchère, l’invocation d’un ennui mortel à conjurer.
8Dans la salle de classe comme dans le parc, ces filles bousculent trois ordres hiérarchiques : d’une part, elles piétinent les normes de présentation de soi attendues d’elles par leurs enseignantes, et plus généralement toute personne adulte représentant l’institution scolaire ; d’autre part, elles se jouent des normes de genre qui, quel que soit le milieu social, opposent les « putes » et autres « chiennes » aux « filles bien » ; enfin, elles défient le rapport d’âge qui leur intime de ne pas entrer en sexualité « trop tôt » : en accédant au langage sexuel obscène, elles se font « grandes » et s’en délectent. L’énonciation de l’insulte condense ainsi tout ce qui les lie (leur sexe, leur âge, leur classe). Son effronterie les libère de leurs contraintes quotidiennes et souligne leurs ressources : internes dans un lycée privé, elles ne sont pas des nonnes ; filles aisément stigmatisées par leurs pairs et par l’institution scolaire qui les réprime régulièrement pour des tenues vestimentaires jugées inadéquates, elles sont libres de manier le stigmate et de le retourner ; jeunes, elles sont joyeuses avant toute chose.
9Cette scène peut apparaître comme un classique de la vie de jeunes femmes des classes populaires, ce dont témoigne l’évocation par Beverley Skeggs de scènes dans lesquelles des élèves d’un établissement professionnel cherchent à mettre en difficulté un enseignant par des propos obscènes et injurieux, dans l’Angleterre des années 1980-1990 (2015 [1997] : 254). Cette scène peut apparaître aussi comme un classique ethnographique : alors que je rencontre ces filles pour la première fois, elles ne manquent pas de chercher à m’en mettre plein la vue. Testant ma tolérance à leurs outrances, elles ont rarement été aussi ordurières dans leur expression que lors de nos premières rencontres. J’incarne moi-même le monde adulte et valide par mon corps une féminité plutôt réservée – en raison de mon ethos de classe et de genre, mais aussi parce que la posture d’enquêtrice entraîne une forme de réserve espionne, un effacement de soi au profit de la parole et des gestes des enquêtées. Ces filles étaient soudées au moment d’écrire le petit mot injurieux, elles le sont encore dans leur récit rétrospectif, face à moi qui les intrigue mais ne présente pas de danger pour elles, parce que je n’ai aucun lien avec leur lycée ni avec leur famille. Elles formulent des bribes de « texte caché » en ma présence sur un « site » protégé de toute répression (Scott, 2008 [1992]) [9] : l’espace de l’enquête est en effet un espace hybride, public mais reconstituant un entre-soi homogène que ma présence ne rompt pas totalement. J’appartiens au même groupe de sexe, elles accordent relativement peu d’importance à notre distance de classe [10] et, surtout, elles ne m’associent pas à l’institution scolaire que j’ai toujours pris soin de tenir à distance. En outre, si elles savent que je suis plus âgée qu’elles, elles me voient toujours plus jeune que je ne suis : en raison notamment d’une hexis corporelle (de classe) plus juvénile que celle des femmes adultes de leur entourage et surtout d’une activité quotidienne qui ne cadre pas avec la définition qu’elles ont d’une activité adulte normale. Il n’est pas crédible qu’une femme « seule » occupant ses après-midi dans des parcs ou ses soirées assise sur le bitume de parkings de supermarchés en compagnie d’adolescent·e·s et de jeunes adultes ait passé la barrière d’âge symbolique des trente ans – si tant est que de tels agissements soient intelligibles à quelque âge que ce soit.
Éprouver la camaraderie et l’amitié
10Il ne faudrait néanmoins pas réduire les manifestations de joie de ces filles à une simple riposte collective contre une situation quotidienne de domination, ni déduire de ce type de scène que leurs amitiés seraient d’abord, ou seulement, fondées sur la conscience d’une oppression partagée. Ce type de liens et, plus largement, la sociabilité entre pairs se réalisent aussi selon d’autres logiques dont il est important de tenir compte pour comprendre les ressorts de l’usage que les filles font des insultes sexistes.
11Tout d’abord, les normes par rapport auxquelles ces dernières règlent leurs comportements et leurs jugements sont diverses : si ces filles sont souvent disqualifiées au regard des normes scolaires, elles peuvent les contester dans d’autres espaces. Ainsi, le mercredi après-midi au parc constitue, pour reprendre la terminologie de Goffman (1973 [1959]), une coulisse qui rend possible la contestation de l’ordre scolaire. Il est également une autre scène dont la signification n’est pas réductible aux effets de l’expérience lycéenne et sur laquelle pèsent d’autres types d’injonctions. Il est à cet égard intéressant de relever qu’une partie de la discussion citée plus haut s’est déroulée en présence de deux garçons, mutiques, arrivés là par l’intermédiaire de Lydie, que ses copines ne connaissaient pas mais qui étaient loin de les laisser indifférentes. La sexualisation de leurs échanges n’était probablement pas sans lien avec cette présence, du fait que toute interaction réunissant des filles et des garçons est supposée contenir un potentiel sexuel. Comme les filles étaient dans ce cas plus nombreuses que les garçons et se trouvaient dans des espaces familiers alors qu’ils n’y étaient que de passage, leurs provocations langagières les exposaient à peu de risques (de stigmatisation ou d’agression sexuelle) et leur permettaient d’éprouver, dans les deux sens du terme, leurs liens et leur place dans leur groupe de pairs.
12L’énoncé d’insultes sexistes engendre également du rire. Or, d’une façon générale, les jeunes rient beaucoup : il faut rire pour prouver que l’on « profite de sa jeunesse », le rire étant un signe d’appartenance à cet âge de la vie conçu comme un sursis déchargé des contraintes pesant sur les âges adultes ; et il est agréable de pouvoir rire à gorge déployée. L’insulte est comique parce que provocatrice et disproportionnée. Ce faisant, son énonciation permet de se conformer à une norme juvénile cruciale. L’insulte est aussi souvent le seul registre par lequel la sexualité est rendue dicible : le rire masque la gêne, feint la désinvolture et permet d’afficher un plaisir, licite parce que ne relevant que du discours. L’insulte sexiste, y compris de la part de filles, dans certains contextes, constitue dès lors une modalité de discussion qui est loin d’être exceptionnelle et s’insinue dans les « équivoques du rire » ordinaire (Morin 2013).
13Enfin le furtif aparté entre Laura et Audrey à la fin de l’extrait de conversation cité plus haut révèle que l’insulte n’est pas une ressource plaisante seulement parce qu’elle permet une résistance collective contre des outsiders dominants :
Audrey – « Sale chienne », j’ai mis aussi, je crois ! [Elle rit.]
Laura – Mais ça, tu le dis tout le temps. Même à moi !
Audrey – Ouais.
15L’insulte peut être utilisée à l’intérieur du groupe, entre copines, selon le registre « de la rigolade complice entre copains » relevé dans les cours de collège par Jean-Pierre Durif-Varembont et Rebecca Weber (2014 : 154). Il est significatif que, dans cet article qui envisage la violence verbale selon diverses modalités relationnelles et divers contextes d’énonciation, et qui ne réduit pas les significations de l’insulte au seul discours de haine, la « rigolade complice » se décline « entre copains » : quand ce sont les filles qui ont recours à l’insulte sexiste, c’est parce qu’« elles reprennent à leur compte de plus en plus ces catégories imposées par les garçons ». L’insulte sexiste entre filles est dès lors envisagée seulement comme un acte de violence visant à mettre « à distance […] l’autre à la fois semblable et rivale » (Durif-Varembont et Weber : 157). On retrouve dans cette lecture, nuancée quand il s’agit des garçons (leur usage de l’insulte peut avoir plusieurs significations, non réductibles à la violence directe), plus univoque quand il s’agit des filles, la difficulté à penser la violence (ici langagière) des femmes/filles mise au jour par Coline Cardi et Geneviève Pruvost (2012) ainsi que la difficulté à envisager les femmes/filles autrement que comme des « rivales » (cf. Kergoat, 2001 [1987]). Il semble difficilement pensable que des filles jouent avec l’obscénité et la violence, sans en être seulement des objets passifs ou manipulés, qui plus est pour nourrir des liens d’amitié et de camaraderie. C’est pourtant, je crois, ce que font Laura et Audrey dans l’extrait cité plus haut. L’insulte sexiste est alors adressée directement, et non plus prononcée dans le dos de la personne ciblée. Là encore, il s’agit de rire, de se faire plaisir et de conforter la communauté. Mais cette fois selon un mode de communication interindividuel direct. Utiliser les mots qui injurient sans craindre de susciter de riposte est une façon d’éprouver le lien amical et sa réciprocité.
16Car le risque de la riposte existe : il n’est pas question de dire que l’insulte sexiste ne serait que source de plaisir et de joie entre filles. Ces dernières peuvent l’utiliser contre d’autres filles qui leur ressemblent.
Tirer profit de la fiction de la transgression
17Si l’insulte « n’est pas descriptive mais inaugurale », cherchant « à introduire une réalité plutôt qu’à rendre compte d’une réalité existante » (Butler, 2004 [1997] : 67-68) [11], en revanche, elle se fait passer pour descriptive, et cette fiction n’est crédible que si les attributs sociaux de sa cible rendent l’insulte plausible – en l’occurrence, le sexe : ne peut être qualifiée de « pute » qu’une fille/femme [12].
18L’assignation au groupe des filles est plus qu’une condition pour un tel étiquetage : la qualification de « pute » ou de « salope » est constitutive de ce qu’être une (jeune) femme veut dire, selon l’adage bien connu, et régulièrement rencontré sur mes terrains : « toutes des salopes ». Au contraire de la figure du « pédé », stigmate individuel susceptible de s’abattre sur tout garçon qui ne se montre pas à la hauteur de son sexe et se trouve dès lors en péril d’en être exclus pour déchoir symboliquement dans le groupe des filles, le stigmate de la « pute » est un stigmate collectif dont les filles doivent individuellement se démarquer (Clair, 2012).
19Sur ce terrain en milieu rural, comme lors d’un terrain antérieur réalisé dans des cités d’habitat social de la banlieue parisienne, les filles sont susceptibles pour ce faire de mettre en œuvre diverses stratégies corporelles : se viriliser, se retirer de l’espace public et disparaître, ou l’occuper discrètement en conformité avec des normes locales de mobilité et d’habillement signalant leur vertu. Mais, surtout, elles disposent ou non de ressources statutaires qui les exposent diversement à l’insulte : leur corps est, ou n’est pas, officiellement « approprié » par un homme/garçon (Guillaumin, 1992) – un père, un grand-frère dans les cités, un petit copain en milieu rural (Clair, 2008 : 57 sq. ; Clair, 2010 : 323 sq.). L’insulte « cite une convention existante » (Butler, 2004 [1997] : 67) et sous couvert de dénoncer la transgression, crée des agents transgresseurs. Or, les filles ainsi désignées n’occupent pas n’importe quelle place dans l’espace de sociabilité local : elles sont plus souvent vulnérables parce qu’elles ne réunissent pas les ressources nécessaires pour dissuader la suspicion et l’étiquetage.
20C’est le cas de l’ancienne petite amie d’un copain d’Alison :
Alison – Mais elle, les photos qu’elle a sur Facebook !
Marjorie – Une vraie putain. Des photos d’elle en sous-vêtements…
Quand son gamin, il va être plus grand et qu’il va voir ça ! Truc de ouf !
22C’est à la fois la dimension constitutive de l’insulte sexiste dans la définition de ce qu’être une fille veut dire et les inégalités de ressources statutaires entre filles qui rendent possible que Marjorie traite de « putain » cette mère de 18 ans vivant sans homme. C’est là l’une des stratégies dont elle dispose pour se démarquer des filles déjà disgraciées, et plus largement de l’ensemble des filles, en réalité toujours susceptibles de tomber en disgrâce, et bien que ce risque ne soit pas également réparti entre toutes. Transformant autrui en objet honteux, et de préférence une fille non appropriée, celle qui insulte prend les traits d’un sujet légitime : le temps d’une conversation entre copines, d’une petite phrase en passant, et ce, de façon répétée au cours des mercredis après-midi ou autres soirées festives, elle se rend légitime à décréter l’opprobre et, ce faisant, met l’opprobre à distance.
23Il se trouve que la grande amie de Marjorie, Alison, fait partie des filles disgraciées. Comme les enquêtées de mon terrain précédent qui se faisaient directement insulter et souffraient de réputations durables, Alison n’a pas de père ni aucun homme/garçon dans son entourage proche et, ceci expliquant en partie cela, elle est pauvre : elle vit dans un logement social avec sa mère, femme de ménage, et une demi-sœur âgée de quatre ans. Qu’elle soit en couple ou non, qu’elle soit amoureuse ou non, et alors que ces deux caractéristiques légitiment l’accès de la majorité de ses comparses à la sexualité, elle apparaît de toute façon comme « la salope ». Au contraire, Marjorie, dont les pratiques conjugales, sexuelles, vestimentaires et de mobilité spatiale sont similaires, parvient à toujours sauver son image sexuelle pourtant régulièrement mise en danger. Et si elle défend Alison lorsque celle-ci fait l’objet d’attaques explicites, par amitié et par souci de sa propre sauvegarde, elle ne peut néanmoins s’empêcher de s’en démarquer. En témoigne ci-dessous l’extrait d’un entretien réalisé avec elle seule :
– Toi, t’as déjà eu des problèmes de réputation ?
– Pendant un moment, ouais. Mais ça a pas duré longtemps. Parce que moi… j’ai des principes quand même ! Quand tu fais l’amour avec quelqu’un, faut qu’il y ait des sentiments ! Mais moi, juste après Guillaume, ouais, j’ai fait un peu n’importe quoi, parce que Guillaume, il m’avait complètement détruit la vie […] et puis après j’ai commencé à avoir une réputation comme Alison. Et c’était revenu aux oreilles de mon père. Il m’a fait : “J’te préviens, si j’entends que t’as une réputation de salope, ça va barder !” Donc du coup, j’me suis calmée, parce que j’avais pas envie que ça revienne aux oreilles de mes parents. Parce que vu que ça parle beaucoup dans N. […] Mais bon, moi, ma réputation, c’était pas trop pour des histoires de cul, c’était juste parce que je changeais de mec comme de chemise !
– Ah ouais ?
– Ouais. Mais pas du tout en bien ! “Ouais, tu traînes avec Alison la salope !” Que des trucs comme ça. Je lui ai dit à Alison : “Arrête, parce que la réputation que t’es en train de te faire, là, c’est…”. Elle fait : “Je sais, mais ils me saoulent, là, ils peuvent pas s’occuper de leur cul !” Surtout que depuis quatre, cinq mois, elle couche qu’avec Christophe !
25Ces propos confirment que le fond du problème, quand il est question de la sexualité des filles, n’est pas la pratique sexuelle en elle-même, mais le fait de sembler posséder un garçon comme on possède une chemise, un objet que l’on s’approprie et dont on peut se débarrasser. Ce que révèle aussi, en miroir, l’attitude de nombreux garçons qui, quand ils sont quittés, décrètent que leur « ex » est une « pute » ou une « salope » : ce faisant, ils la sanctionnent en la classant dans le sous-groupe portant explicitement le stigmate du groupe dans son ensemble. Et ils signalent qu’ils reprennent la main : ils sont quittés mais ce sont eux qui détiennent les clés de l’appropriation, ils décident de mettre fin à leur droit d’exclusivité – ce qui ne signifie pas que les filles soient, elles, libérées de leur devoir d’exclusivité, comme beaucoup d’entre elles l’expliquent : une fois séparées, elles peuvent faire l’objet d’insultes et de brimades de la part du garçon quitté lorsqu’elles entament une nouvelle relation sexuelle ou conjugale [13].
26La réponse de Marjorie à ma relance manquée relativise aussi le poids des actes transgressifs dans l’explication de sa mauvaise réputation puisqu’elle met sur le même plan ses transgressions et la « contamination » dont elle a pu faire l’objet en raison de son amitié pour Alison (Goffman, 1975 [1963] : 64). Mais énoncer l’insulte lui permet de reconduire la fiction selon laquelle ce seraient d’abord des actes (ou des signes) de dépravation sexuelle que l’étiquetage viendrait sanctionner (le fait d’avoir des pratiques sexuelles en l’absence de sentiments amoureux, mais aussi le port de certains vêtements, la fréquentation de garçons la nuit ou en tels lieux jugés malséants, ou encore une très grande mobilité spatiale). Énoncer l’insulte lui permet donc de reconduire, en contrepoint, la fiction selon laquelle des actes de bonne tenue pourraient faire barrage à l’étiquetage : lorsque Marjorie s’insurge partiellement contre les insultes qui pleuvent sur son amie Alison, lorsqu’elle invoque une moralité supérieure la concernant, lorsqu’elle insulte à son tour une fille moins dotée et qui ne fait pas partie de sa bande de copines, elle fait porter sur la victime la responsabilité du jugement. Dans le même temps, et de façon implicite, elle s’attribue le mérite de ne pas être discréditée, ou de l’être moins que d’autres. En prodiguant l’insulte, Marjorie se démarque donc doublement de son groupe de sexe : en s’arrogeant le pouvoir de décréter qui est vertueuse et qui ne l’est pas, et en nourrissant la croyance selon laquelle il appartiendrait à toutes les filles individuellement de pouvoir échapper à la mauvaise réputation. Elle entretient ce que Gail Pheterson appelle « la mystification du stigmate de putain » (Pheterson, 2001 [1996] : 58), dont je ne pense pas, en revanche, qu’il s’agisse d’une étiquette à destination exclusive de certaines sortes de filles « illégitimes ou illicites » (Pheterson, 2001 [1996] : 102) : la menace semble constitutive du groupe des filles dans son ensemble, et chacune, avec les ressources dont elle dispose, doit s’en démarquer.
27D’une enquête de terrain à l’autre, je fais le même constat : le problème des filles que je rencontre n’est pas d’en faire trop ou pas assez, mais d’être suspectées, parce que ce sont des filles, d’être incapables (par nature) de faire ce qu’il faut. Leur principal problème n’est pas ce qu’elles font ou ne font pas : la sanction de telle ou telle transgression est généralement une justification a posteriori d’un jugement qui précède tout acte ou tout événement, et qui réside dans leur identification au groupe des filles/ femmes. En participant à faire croire l’inverse, Marjorie consolide dès lors sa position dominante dans le groupe des filles, tout en l’invisibilisant, alors même que le jugement de son propre père à son égard et le jugement imaginaire du fils de la « putain » devenu grand se répercutent dans un jugement omniprésent dans la vie de toutes [14] : le risque de se faire insulter est permanent, puisque le stigmate, s’il se matérialise individuellement à certains moments, est collectif et donc continûment disponible.
Douter de soi-même à l’heure des premières expériences sexuelles
Marjorie – Il est jaloux ! Il est moche !
Alison – Mais ta gueule ! c’est un super bon coup aussi ! [Elle rit.] [Puis s’adressant à Isabelle :] Pardon. [Éclat de rire général.]
Laura – Elle doit se dire : « Putain, c’est des putain de salopes ! » [Elle rit.]
Alison – Et encore on s’est calmées… Attends, pendant cinq mois, tu couches avec le même mec, je peux te dire, quand tu changes, ça fait du bien !
29L’insulte sexiste semble toujours menacer les filles de mes terrains jusque dans le regard qu’elles m’imaginent porter sur elles. Malgré l’existence d’inégalités statutaires entre elles, elles ont en commun de se (voir) reconnaître peu de valeur parce que ce sont des filles, jeunes, appartenant aux classes populaires. Toute conduite ou toute pensée qui déroge à ce qui est attendu d’elles (ressentir du désir, en parler, faire du sexe sans rendre de compte), les expose et leur donne le sentiment d’être exposées. Comme les jeunes femmes de l’enquête de Skeggs (2015 [1997]) ou encore les hommes racisés de celle de Philippe Bourgois (2001 [1995]), elles sont (parfois) en quête de ce qui leur manque : la respectabilité. Les mots de Laura témoignent ainsi d’une forme de « reconnaissan[ce] des reconnaissances d’autrui » au cœur de l’enquête de Skeggs : mettant l’accent sur les effets subjectifs de la conscience « des jugements établis par les autres », cette dernière, plus centralement encore que Bourgois, analyse « la gêne » engendrée par l’« assignation à une place sociale » dont les jeunes femmes de son enquête font l’objet. Une place qu’elle définit en priorité au regard de la classe sociale : « La respectabilité est signe de classe omniprésent » (Skeggs, 2015 [1995] : 40, 41, 33). De façon comparable, la présence régulière de mon propre regard, durant quelques années de la vie de Marjorie, Alison et Laura, a pu être signalé à divers moments de l’enquête (ici deux ans après son commencement) et me donner accès à des bribes de subjectivité révélatrices de la façon dont les rapports sociaux et les jugements (réels ou supposés) dont elles faisaient l’objet structuraient leur appréciation de leur propre moralité [15].
30Le signalement de mon regard n’est qu’un révélateur parmi d’autres de leur sentiment d’être mal jugées dans de nombreux moments de leur vie. C’est l’institution scolaire qui semble le leur rappeler le plus fréquemment, c’est pourquoi la disqualification sexuelle est souvent liée, dans leurs propos, à leur échec scolaire :
Alors que nous nous promenions toutes les trois dans leur village, Alison s’est moquée du jour où Marjorie avait passé la journée au lit avec Jérémie et qu’elle n’arrivait plus à marcher : elle avait mal aux cuisses. Et Alison d’ajouter : « C’est comme, tu sais, quand t’as la tête qui tape contre le mur… ça fait mal, tu sais, au bout d’un moment, quand ça finit… Moi, c’est comme ça que j’ai perdu tous mes neurones ! » Très souvent, la pratique sexuelle et le fait d’être en échec scolaire sont associés. Alison et Marjorie se dénigrent souvent de cette manière.
32Ces filles savent combien leur réussite ou leur échec à l’école présage de leur avenir. Plus encore peut-être que les garçons, notamment parce que leurs mères sont souvent très strictes sur le sujet : ces dernières attendent de leurs filles qu’elles soient salariées et financièrement indépendantes.
33Tout plaisir est dès lors susceptible de leur faire perdre de vue cet objectif.
34Le plaisir sexuel en particulier. Parce que son expérience contredit ce qui est attendu d’elles en tant que filles.
35Alison s’exclame : « ça fait du bien ! ». Au moment d’entrer dans la sexualité génitale, les filles peuvent faire l’expérience d’un plaisir inédit en même temps qu’elles entrent dans un âge où leur sexe est constamment associé à un déficit de vertu. Elles sont en conséquence portées à nourrir des doutes sur elles-mêmes : l’expérience du plaisir ne prouve-t-elle pas qu’elles sont naturellement immorales ? Lorsque Laura pense devancer mon propre jugement pour le contrer, elle exprime aussi qu’il pourrait être légitime de former ce jugement ; de même, Alison, qui se défend pourtant d’être une salope à divers moments de nos conversations collectives, n’en est elle-même pas totalement convaincue. L’insulte sexuelle, fondée sur la suspicion d’une immoralité collective, inhérente au fait d’être une fille, se retourne alors contre soi : elle n’est plus seulement formulée dans le dos d’une autre pour créer de la communauté avec ses semblables, ou contre ces dernières pour se distinguer d’un ensemble stigmatisé, elle sert à se définir soi-même, elle manifeste qu’on se soupçonne soi-même de ne pas être vertueuse.
Conclusion
36Si les normes hétérosexuelles sont à l’œuvre dans les identifications de genre dès l’enfance et tout au long de la vie, il me semble important, pour finir, d’insister néanmoins sur les spécificités de la jeunesse. Au cours de l’exposé des différentes significations possibles du recours des filles aux insultes sexistes, j’ai mobilisé tour à tour (d’abord) l’appartenance aux classes populaires ou (d’abord) le genre, l’une et l’autre me paraissant agir de façon certes toujours liée mais néanmoins différenciée, en fonction des situations et des différences statutaires entre les personnes concernées par l’énonciation de l’insulte. Seule la jeunesse des enquêtées a traversé l’ensemble de mon propos et, à ce titre, mérite un dernier mot.
37En effet, la jeunesse constitue un moment particulier durant lequel s’opère, pour la majorité des personnes, l’entrée dans une pratique sexuelle dite « adulte » et cette entrée, statistiquement établie et située dans un intervalle de plus en plus resserré autour de l’âge médian (Bajos et Bozon dir., 2008), a des effets sur la façon dont les classements sexuels constituent les normes de genre et dont la sexualité surgit dans les discours.
38Nombreuses sont les enquêtes qui prouvent que les jeunes femmes de classes populaires vivant en milieu rural n’ont pas le monopole de la disqualification sexuelle : c’est l’ensemble du groupe des femmes qui, par-delà ses hétérogénéités, semble être affecté par la suspicion collective – plus souvent enquêtée en France dans les mondes du travail professionnel (e.g. Laufer, 1982 ; Pruvost, 2007 ; Achin et Lévêque, 2014). Mais les filles de mes enquêtes occupent une place particulière dans cet ensemble au regard de la moralité sexuelle, comme vraisemblablement la majorité des filles de leur âge. Alors qu’elles ont le plus souvent une sexualité active, elles ne sont pas mariées et peu d’entre elles participent à un couple durable. Elles sont certes « dévolues à la reproduction » (Dorlin, 2003 : 124), mais elles n’ont généralement pas d’enfants (et il serait très mal perçu qu’elles en aient). En d’autres termes, elles ne peuvent pas s’appuyer sur les attributs de la féminité vertueuse que les âges adultes sont susceptibles de fournir : c’est-à-dire, dans certains contextes sociaux, le mariage et, partout, la maternité et la participation à un couple hétérosexuel cohabitant – l’avancée en âge et l’entrée dans la vieillesse éloignant ensuite les femmes plus fortement du risque de la stigmatisation sexuelle (cf. Verdier, 1979). Les adolescentes ne sont pas encore en possibilité de faire la preuve de leur bonne volonté et de leur capacité à embrasser la voie légitime de leur sexe alors qu’elles ne sont plus considérées comme des enfants. Occupant une place socialement indéfinie, ou plutôt définie par défaut, entre deux âges, elles suscitent dès lors une forte suspicion – de la part de leurs parents, de leurs enseignant·e·s ou encore de leurs employeur·se·s, mais aussi de leurs semblables. Les origines populaires des filles que j’ai rencontrées en milieu rural et une scolarité les destinant à des emplois subalternes renforcent la suspicion, y compris de la part de femmes qui les dominent dans les divers espaces sociaux qu’elles habitent. Leur recours aux insultes sexistes s’inscrit dès lors dans un ensemble de ressources pour se démarquer du stigmate collectif pesant sur leur sexe et pour contrer le rapport de classe.
39La jeunesse est également un élément décisif pour comprendre que l’insulte, quand bien même elle est sexiste, peut émerger dans la discussion ludique. Potentiellement comique et provocatrice, elle n’est pas nécessairement subversive, mais elle est une forme possible de discours sexualisé au sein du groupe de pairs. Plus qu’un retournement du stigmate, l’usage par les filles de l’insulte suggère que cette dernière constitue une ressource discursive : pour se défendre, pour attaquer, mais aussi pour rire, pour être bien vues de leurs pairs, pour paraître adultes et en capacité de parler de sexualité. L’insulte cristallise ce qui constitue peut-être la plus grande nouveauté de leur expérience, une nouveauté non dénuée de violence (discursive comme physique) et de plaisir : en franchissant les frontières de l’enfance, elles deviennent des êtres suspects, de façon beaucoup moins euphémisée qu’auparavant, en même temps qu’elles font progressivement l’expérience d’une pratique érotique inédite.
Notes
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[1]
Consacrée à l’entrée dans la vie amoureuse, cette enquête a été réalisée dans des villages du Centre de la France, entre 2008 et 2011, auprès de filles et de garçons ayant entre 15 et 20 ans, et appartenant aux classes populaires (c’est-à-dire qu’eux-mêmes ou leurs parents étaient employés, fonctionnaires de catégorie C, précaires ou chômeurs peu ou pas diplômés, petits agriculteurs – ou suivaient des formations en lycée professionnel, ou encore étaient sortis du système scolaire sans diplôme). Cette enquête a fait suite à un premier terrain réalisé dans des cités d’habitat social de la banlieue parisienne entre 2002 et 2005 (cf. Clair, 2008), et s’est dès lors inscrite dans une ethnographie des pratiques conjugales et sexuelles, au sein d’une même classe d’âge, dans deux espaces distincts des classes populaires contemporaines en France.
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[2]
L’expérience de mon terrain précédent, auprès de jeunes vivant en cités d’habitat social, m’avait conduite à limiter le plus possible le nombre d’entretiens collectifs avec des garçons, qui n’étaient généralement que l’occasion de manifestations collectives de virilité se bornant à reproduire des moments d’observation plus informels, quand les entretiens collectifs avec des filles étaient plus à même de donner lieu à des discours plus variés au regard des moments plus informels d’observation et des entretiens individuels.
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[3]
J’avais au cours de mon enquête entre 32 et 35 ans, mais les jeunes ont souvent cru que j’avais une vingtaine d’années : cf. développement infra.
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[4]
On se reportera en revanche avec intérêt au récent rapport Cybersexisme. Une étude sociologique dans les établissements scolaires franciliens, réalisé par l’OUIEP (université Paris-Est-Créteil) et le Centre Hubertine Auclert, qui établit notamment que 10 % des élèves (en moyenne) font l’objet d’insultes sexistes et/ou homophobes. L’enquête repose sur une population différente de celle de ma propre enquête puisqu’il s’agit d’un échantillon représentatif d’élèves ayant entre 12 et 16 ans, et fréquentant des établissements de la région parisienne – c’est-à-dire vivant en milieu urbain et périurbain, et appartenant à une pluralité de milieux sociaux. Mais les chiffres produits et l’analyse d’entretiens réalisés sur le cybersexisme et le sexisme « en présentiel » sont néanmoins utiles pour mettre en perspective le propos que je développe ici. Les auteur·e·s du rapport précisent ainsi que « [s]i les filles comme les garçons sont d’abord victimes d’insultes de la part de garçons, les filles subissent aussi des insultes de la part d’autres filles dans une proportion qui est significative. En effet, les filles sont insultées dans 20 % des cas par des filles, alors que les garçons ne le sont que pour 11,1 % d’entre eux. » (OUIEP, Centre Hubertine Auclert, 2016 : 30).
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[5]
La théorie de l’étiquetage, telle qu’elle est mobilisée par Howard S. Becker (1985 [1re édition 1963]), est ainsi d’une utilité limitée quand il s’agit de comprendre les processus d’altérisation reposant sur des attributs ou des identités (au sens d’Erving Goffman, 1975 [1re édition1963]) et non sur des pratiques (la musique, la consommation de stupéfiants, etc.) (cf. Clair, 2008 : 45 sq.).
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[6]
Les filles en question ont toutes autour de 17 ans, appartiennent aux classes populaires, blanches, vivent en milieu rural, se définissent comme hétérosexuelles.
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[7]
Les « services aux personnes » regroupent la grande majorité des élèves de N., et presque exclusivement des filles. La « vente en espace rural » destine des filles, et plus de garçons que dans la filière précédente, à des métiers de la grande distribution. La « fleuristerie » est une filière plus sélective, vitrine du lycée, qui regroupe presque exclusivement des filles soumises à des règles de comportement plus strictes que les autres (elles n’ont notamment pas le droit de fumer dans l’enceinte de l’établissement, alors que les autres y sont autorisées, à condition que leurs parents fournissent leur accord à l’administration du lycée).
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[8]
Selon une hiérarchisation commune des établissements à l’œuvre partout en France, avec des spécificités dans les classes populaires (Héran, 1996 ; Devineau, 1998), et de façon particulièrement forte dans certaines régions comme celle où j’ai enquêté, qui continuent d’être plus marquées que les autres d’une empreinte catholique où l’enseignement privé est plus susceptible qu’ailleurs de trouver sa clientèle (Bois, 1960 ; Tournier, 1997).
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[9]
Définition du « texte caché » (hidden transcript) : « Tout groupe dominé produit, de par sa condition, un “texte caché” aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir. Les dominants, pour leur part, élaborent également un texte caché comprenant les pratiques et les dessous de leur pouvoir qui ne peuvent être révélés publiquement. » À propos des conditions favorisant l’expression du texte caché : « […] le texte caché sera d’autant moins inhibé lorsque deux conditions seront remplies : d’abord, lorsqu’il est articulé dans un espace social protégé imperméable au contrôle, à la surveillance et à la répression du dominant, et ensuite lorsque ce milieu social protégé est entièrement composé de confidents fidèles partageant la même expérience de domination. La condition initiale permet aux dominés de parler librement, et la seconde fait en sorte qu’ils ont, de par leur subordination commune, un sujet de conversation » (Scott, 2008 [1992] : 12 et 135).
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[10]
Qu’elles peinent à mesurer probablement : mon métier ne leur évoque rien, tout ce qu’elles voient de mes biens, ce sont des vêtements peu connotés et une vieille Twingo. Les choses étaient à cet égard très différentes dans les cités HLM de ma précédente enquête : alors, la couleur de ma peau, mon nom, le fait que je prenne chaque soir le RER pour rentrer à Paris me rangeaient sans ambiguïté parmi « les bourgeois » et faisaient l’objet de nombreux commentaires de la part des jeunes que je rencontrais.
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[11]
« La marque imprimée par l’interpellation […] cherche à introduire une réalité plutôt qu’à rendre compte d’une réalité existante ; et elle accomplit cette introduction en citant une convention existante. L’interpellation est un acte de discours dont le “contenu” n’est ni vrai ni faux : décrire n’est pas son objectif premier. Son but est de désigner et d’établir un sujet assujetti [a subject in subjection], de produire ses contours sociaux dans le temps et l’espace. Son opération réitérative a pour effet de sédimenter le “positionnement” du sujet au cours du temps. » (Butler, 2004 [1997] : 67-68).
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[12]
Ou beaucoup plus rarement un garçon/homme, mais ce mot fait alors déchoir au rang du groupe des femmes.
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[13]
À titre d’exemple, cet extrait d’échange entre les mêmes filles : « Alison – Là, même si je suis plus avec, je me fais démolir ! Déjà, la dernière fois, j’étais plus avec, j’ai juste embrassé un mec parce que j’étais défoncée : ça y est, c’est la fin du monde. Si j’embrasse un mec, je suis une grosse salope…
Laura – Attends, s’il est plus avec toi, je vois pas ce que ça peut lui faire !
Alison – T’es une grande malade, toi ! Je me fais tuer !
Laura – Ben attends ! tu fais ce que tu veux, si t’es plus avec.
Alison – Ben pas pour lui.
Laura – Faut savoir ce qu’il veut ! Tu vas pas rester toute seule toute ta vie, pour lui. » -
[14]
Qui peut aussi passer par la voix d’autres femmes, et notamment des mères. Sur le sujet, lire notamment Pheterson, 2001 [1996] : 113 ; et, en lien avec mes terrains, la comparaison entre grands-frères des cités et mères rurales dans la surveillance de la sexualité des filles : cf. Clair, 2010. À titre d’exemple, ces paroles de Lydie, 16 ans, qui fait partie des filles citées en ouverture de cet article : « Ma mère me dit : “Oui, tu t’habilles comme une pétasse, tu fais ta pétasse”, des trucs comme ça. J’lui fais : “Mais attends ! j’ai pas de piercing !” Avant je me maquillais pas, maintenant je commence à me maquiller… Voilà, quoi, c’est pas la fin du monde. De toute façon, toutes les autres filles, elles font ça, donc pourquoi moi, je le ferais pas ? »
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[15]
La notion de « respectabilité », telle qu’elle est proposée par Skeggs, est très intéressante et en partie adaptable à la situation des jeunes filles, de classe populaire, de mes propres enquêtes (qui partagent plusieurs caractéristiques avec les femmes de la sienne). Ceci dit, il me semble nécessaire d’utiliser cette notion de manière contrôlée au risque de lui faire perdre de sa pertinence : conçue pour faire « revenir aux classes » la recherche féministe britannique et les Cultural studies (Skeggs, 2015 [1995] : 41), la notion de « respectabilité » vise à saisir la façon dont la subjectivité des femmes des classes populaires se construit au regard du mépris de classe dont elles font constamment l’objet dans l’espace public, à l’école et jusque dans leurs relations familiales. Cette grille de lecture, à de nombreux égards heuristique, s’inscrit dès lors dans un contexte épistémologique particulier et vise à restituer un processus historique (national et professionnel) spécifique, celui de la « civilisation » des femmes des « classes dangereuses » dans les métiers du care. Or, si la classe sociale est un outil privilégié du travail que je présente ici, elle n’est pas « centrale » dans mon analyse (Skeggs, 2015 [1995] :61). Par ailleurs, les filles de classe populaire que j’y rencontre sont loin d’être toutes engagées dans des formations de service à la personne.