CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Si la quête d’une action publique plus cohérente et mieux coordonnée est une vieille lune de l’activité de gouvernement (Jordan et Halpin, 2006 : 22), les initiatives porteuses d’une intégration accrue des politiques publiques se sont multipliées depuis une vingtaine d’années. En attestent les multiples travaux consacrés à l’approche « whole-of-government » (Christensen, 2007), au « joined-up governement » (Ling, 2002), au « post-New Public Management » (Christensen, 2012), à la « Digital-Era governance » (Dunleavy et al., 2006) ou encore à l’émergence de « boundary-spanning policy regimes » (Jochim et May, 2010). Ces expressions désignent des initiatives disparates, déployées dans des contextes très variés. Le plus souvent, il s’agit de lutter contre la fragmentation des politiques et des services publics, par le déploiement de dispositifs permettant de « coordonner les activités au travers des frontières organisationnelles sans supprimer ces frontières » (Ling, 2002 : 616), par exemple en mettant en place des comité interministériels ou des guichets intégrés de services publics. La plupart de ces auteurs voient dans cette vaste quête d’intégration une réaction aux réformes du New Public Management des années 1980 et 1990, qui ont cherché à décomposer la bureaucratie centralisée d’Etat en un grand nombre d’agences décentralisées, souvent mises en compétition à partir de mécanismes de quasi-marché, avec pour conséquence une désagrégation accrue et des difficultés majeures de coordination pour fournir les services (Dommett et Flinders, 2014 ; Dunleavy et al., 2006 ; Howard, 2015 ; Ling, 2002). Ces réformes auraient paradoxalement limité le contrôle des acteurs politiques sur la bureaucratie, ce qui expliquerait l’intérêt de ces derniers pour des initiatives d’intégration permettant une reprise en main hiérarchique (Christensen, 2012 : 3). Plus fondamentalement, la recherche de cohérence est d’autant plus importante lorsque les problèmes auxquels on cherche à répondre sont des « wicked issues » ou des « messy problems » (Jochim, 2010 : 303), c’est à dire des enjeux complexes qui débordent les frontières classiques des politiques, auxquelles les solutions ne peuvent être que multifactorielles : action publique en faveur de l’innovation (Griessen et Braun, 2008), des transports (Geerlings et Stead, 2003), de la ruralité (Jordan et Halpin, 2006) ou, comme dans le cas qui nous intéresse, en faveur des personnes âgées.

2En dépit de leur intérêt, ces travaux ont plusieurs angles morts. Ils centrent le plus souvent leurs analyses sur les entreprises d’intégration impulsées au plus haut niveau de l’État, qui cherchent à articuler différemment les ministères sectoriels ou les agences. Ils s’intéressent plus rarement aux dynamiques impulsées à l’échelle des territoires locaux de l’action publique. Ils accordent une importance toute particulière aux dynamiques à l’œuvre dans les pays pionniers du New Public Management, sans s’intéresser aux dynamiques d’intégration qui voient le jour ailleurs. Ils reposent davantage sur l’analyse des corpus de littérature grise que sur des enquêtes empiriques auprès des acteurs des politiques publiques. Cela conduit ces auteurs à insister sur le rôle décisionnel des acteurs politiques centraux et sur les réformes les plus visibles. En découle aussi une vision très abstraite des politiques publiques, qui accorde bien peu d’importance aux mécanismes concrets de la mise en œuvre de ces initiatives d’intégration (Geerlings et Stead, 2003 : 194). Le positionnement des fonctionnaires ou professionnels des services est le plus souvent évoqué à l’aune de la « résistance bureaucratique » (Ling, 2002 : 638), alors même que les positionnements professionnels ont toutes les chances d’être « plurivoques » (Bezes et al., 2011 ; Howard, 2015). Ces travaux accordent finalement bien peu d’attention aux acteurs professionnels qui mettent en œuvre ces initiatives d’intégration, qui ne sont jamais étudiés de près. Lorsqu’ils sont mentionnés ici ou là, c’est de manière abstraite et désincarnée. Sont pourtant mises en avant des compétences nouvelles de facilitateurs, négociateurs, diplomates (Christensen, 2012 : 7), pour entretenir des « relations horizontales », animées dans la « confiance », à partir d’un « éthos collaboratif », et la mise en œuvre d’un travail et d’outils « non hiérarchiques » (Ling, 2002 : 616-638), plus « soft » et moins « top-down » (Dommett et Flinders, 2014 : 5). À la différence de ces travaux, notre article place au centre de son analyse la dimension opérationnelle de l’intégration. Nous étudions cette entreprise de transformation « au concret » (Padioleau, 1982), en enquêtant sur un dispositif censé fluidifier le parcours des personnes âgées en France : la « Méthode d’action pour l’intégration des services d’aide et de soins dans le champ de l’autonomie » (MAIA) et ses « pilotes » territoriaux (voir encadré méthodologique). La MAIA constitue une réponse au problème de la fragmentation entre les secteurs professionnels du sanitaire (l’hôpital, la médecine de ville et les professionnels libéraux), du médicosocial (avec ses nombreuses structures prenant en charge le handicap et le vieillissement) et du social (qui répond à la vulnérabilité et distribue les prestations), par ailleurs régulés par une multitude d’institutions. Elle a d’abord été déployée de manière expérimentale dans le cadre du 3e plan Alzheimer, en 2009, avant d’être généralisée à tout le territoire national entre 2011 et 2016. Fin 2015, 300 MAIA étaient en fonctionnement à l’échelle nationale, couvrant formellement près de six communes sur dix.

Méthodologie

Cet article présente une sélection des résultats d’une enquête de sociologie réalisée en 2015-2016 dans le cadre d’un contrat postdoctoral à l’École des Hautes Études en santé publique. Trois corpus de données sont analysés ici de manière croisée, dans une approche attentive aux dimensions organisationnelle (Musselin, 2005), instrumentale (Lascoumes et Le Galès, 2004) et cognitive (Benamouzig, 2014) de l’action publique.
1. Le principal corpus mobilisé est issu d’une enquête qualitative consacrée au travail des pilotes. Nous avons étudié les activités des MAIA de deux territoires offrant des contextes différents (l’un des territoires MAIA parisiens, l’un des territoires MAIA de Seine-Saint-Denis), à partir d’entretiens avec les pilotes (n=5), d’observations ethnographiques des réunions qu’ils animent sur leurs territoires (n=10) et d’entretiens avec les acteurs institutionnels et professionnels (n=20).
2. En complément, pour objectiver le dispositif MAIA, nous avons analysé une sélection de sources écrites consacrées à la méthode (n=50) : littérature grise, articles en sciences de gestion consacrés à l’intégration, rapports d’étape, schémas, comptes rendus et documents de présentation utilisés lors des réunions.
3. Nous avons aussi eu l’autorisation d’utiliser les résultats de l’enquête quantitative « observatoire des MAIA 2014 » menée en 2015 par le collectif national des pilotes MAIA, fondée sur l’analyse de 146 questionnaires renvoyés par les pilotes en exercice (sur 250 MAIA en 2014). Utilisées de manière moins centrale, ces données de seconde main livrent une vue d’ensemble sur le profil, les activités et les difficultés dont font état les pilotes.
Il ne s’agit pas ici d’objectiver le degré de pénétration de la méthodologie MAIA sur les territoires, mais bien de saisir les activités de ceux qui la portent au quotidien. Il ne s’agit pas non plus de mener une comparaison terme à terme entre les deux cas d’étude, mais bien de pointer les aspects génériques de cette dynamique. C’est en raison de leur caractère plus particulièrement illustratif que les données collectées sur le territoire de Seine-Saint-Denis seront davantage citées pour décrire les activités des pilotes.

3Les pilotes MAIA sont typiques de la formation de « niveaux hiérarchiques intermédiaires assumant de nouvelles fonctions de régulation, d’animation et de contrôle » (Benamouzig et Pierru, 2011 : 329). À partir de ce cas et à la suite de trop rares travaux (voir Bloch et Hénaut, 2014 : 234), nous voudrions donner à voir l’émergence d’une forme originale de professionnalité au sein des organisations de services publics, incarnée par des acteurs hybrides et interstitiels qui exercent un pouvoir d’influence plus que de coercition et construisent leur légitimité en déployant des outils cognitifs partagés plutôt que des dispositifs de contrôle de la performance. À travers leurs activités singulières, ces nouveaux professionnels de la transversalité travaillent à l’intégration interorganisationnelle accrue du secteur, qu’il s’agit de rendre plus logique et cohérent du point de vue des usagers. Ce faisant, ils se font les vecteurs d’un processus de rationalisation original, qui passe par la formalisation des missions des services, la clarification de la division du travail professionnel et institutionnel et l’incitation à la polyvalence des pratiques. Si elle ne se fonde pas sur les outils budgétaires ou sur les instruments de contrôle managérial, cette rationalisation par intégration se fait à moyens budgétaires constants et doit permettre, selon ses promoteurs, de réaliser des économies tout en accroissant l’efficacité des services. Dans cet article, nous analyserons successivement les spécificités du positionnement des « pilotes », puis les aspects saillants du travail d’intégration qu’ils accomplissent au quotidien.

Des « pilotes MAIA » pour intégrer les services

4Les pilotes MAIA doivent imposer la logique d’intégration dans des univers professionnels réticents. De manière assez analogue à la position d’abord fragile des managers de la hiérarchie intermédiaire industrielle aux xixe et xxe siècles (Chandler, 1977 ; Lefebvre, 2003), leur rôle et leur légitimité sont encore incertains.

Le modèle MAIA : un dispositif normatif et plastique

5La méthode MAIA est présentée par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) comme un modèle organisationnel national adapté aux diversités locales associant tous les acteurs engagés dans l’accompagnement des personnes âgées de 60 ans et plus en perte d’autonomie, à l’échelle d’un territoire départemental ou infra-départemental (voir figure 1).

Figure 1

Schéma simplifié du dispositif MAIA[1]

Figure 1

Schéma simplifié du dispositif MAIA[1]

6Sur chaque territoire, un « pilote MAIA » est recruté par une organisation dite « porteur de projet », qui reçoit un financement distribué par l’Agence régionale de santé (ARS), en provenance de la CNSA. Le pilote doit mettre en œuvre l’intégration des champs sanitaire, social et médico-social à l’échelle de son territoire, en organisant des réunions de concertation, tant au niveau dit « stratégique » des décideurs/financeurs qu’au niveau dit « tactique » des opérateurs. Il doit également faire « remonter » les problèmes rencontrés au niveau tactique aux « décideurs » du niveau stratégique et communiquer auprès des acteurs de terrain sur les actions et décisions prises en consultation stratégique. Le modèle est construit autour de la déclinaison locale d’outils génériques devant incarner la logique de « guichet intégré » sur chaque territoire : diagnostic territorial de l’offre, annuaires des acteurs de l’autonomie, référentiels permettant de différencier les missions des différents services, outils partagés d’évaluation des besoins [2].

7Ce modèle a deux caractéristiques essentielles. D’une part, il est normatif, c’est-à-dire porteur d’une ambition nationale claire de rationalisation de l’organisation des services, bien affichée dans le texte qui accompagne le schéma sur le site de la CNSA : « L’intégration […] permet d’apporter une réponse décloisonnée, harmonisée, complète et adaptée aux besoins de la personne âgée (accueil, information, orientation et mise en place de soins, d’aides ou de prestations), quelle que soit la structure à laquelle elle s’adresse ». L’ambition est de formaliser les missions des professionnels, de simplifier les organisations et d’optimiser la régulation publique. D’autre part, ce modèle est caractérisé par sa plasticité : empreint de théories gestionnaires faisant de la conduite du changement une activité réflexive et contextualisée, il est conçu pour « s’adapter aux territoires » et fait l’objet de déclinaisons hétérogènes au cours de sa mise en pratique sur les quelques 300 territoires concernés. Si le modèle est caractérisé par un cahier des charges qui dicte une logique générique d’intégration, en pratique, les MAIA de chaque territoire prennent forme dans des structures organisationnelles ad hoc. Le dispositif incarne une entreprise institutionnelle qui cherche à transformer un système complexe, mais en s’appuyant sur des dynamiques locales et en évitant une réorganisation brutale du secteur. Cette quête de rationalisation est bien décrite par cet acteur en charge des MAIA en Agence Régionale de Santé (ARS).

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« L’intégration, c’est faire que la complexité ambiante se réduise, trouver les leviers pour que les choses soient plus simples […]. On est sur de la recherche de gain d’efficacité en termes de prise en charge pour la personne et puis un gain de ressources, c’est indéniable. Dès lors qu’on utilise les dispositifs, de manière plus cohérente, […] ça fluidifie le système. […] Le choix qui a été fait, c’est de s’appuyer sur tout ce qui existe, avec le nombre d’acteurs qu’il y a, avant qu’il y ait une réforme d’ampleur, et je ne sais pas si elle aura lieu… […] Le concept est basé sur le volontariat des opérateurs ».
(Entretien avec un responsable de l’ARS d’Île-de-France)

9Ce sont les pilotes MAIA qui adaptent au quotidien cette logique générique du guichet intégré aux spécificités de leurs territoires.

Un « métier flou » : profils hybrides, position interstitielle, engagement axiologique

10Les 300 pilotes MAIA exercent un « métier flou » typique des politiques partenariales territorialisées (Jeannot, 2011 : 162). Le contenu de leurs activités ne s’inscrit pas dans un référentiel statutaire unique, mais dépend fortement des contextes locaux. L’accès au métier se fait par recrutement ad hoc, la procédure étant cadrée uniquement par un profil de poste dans le cahier des charges national, ce qui induit une grande hétérogénéité dans les profils des pilotes en exercice. La nature des contrats de travail dépend du statut des organisations « porteurs de projets ». La prescription du métier reste floue autour du mot d’ordre de « l’intégration ». La position hiérarchique des pilotes est également très ambiguë : ils sont salariés d’une organisation qui porte la MAIA, mais sont censés être autonomes par rapport à cette organisation et rendre des comptes essentiellement à l’ARS de rattachement. Les pilotes sont ainsi loin de disposer des attributs sociologiques classiques d’un groupe professionnel institué qui aurait réussi à monopoliser un territoire, à formaliser des savoirs d’appui, à contrôler les règles d’entrée dans la pratique. Les pilotes partagent pourtant trois caractéristiques qui permettent de mieux cerner le professionnalisme singulier de leur métier.

11En premier lieu, ils se distinguent par leur profil hybride. Nombreux sont les pilotes qui sont d’anciens professionnels passés par des masters de management appliqué aux domaines de la santé ou du médico-social. La plupart ont commencé leur parcours dans des fonctions de professionnel avant de s’en éloigner au profit de fonctions managériales – direction de structures, encadrement de services – ou transversales – activités de coordination au sein de réseaux de santé ou de Centres locaux d’information et de coordination gérontologique (CLIC [3]). D’autres ont suivi une formation initiale en gestion de projet, avant de se tourner vers ces secteurs dans lesquels ils considéraient pouvoir valoriser leurs compétences gestionnaires généralistes. Combinant un ancrage professionnel classique et une expertise dans le domaine des transformations organisationnelles, ces profils ressortent d’un « professionnalisme hybride » (Noordegraaf, 2007). En deuxième lieu, les pilotes se rejoignent dans un positionnement interstitiel, entre différents univers régis par des règles, des pratiques professionnelles et des savoirs différents. Les pilotes travaillent à l’interstice entre secteurs traditionnels de l’action publique (social, santé, médico-social) ; entre mondes professionnels (libéraux, médecins hospitaliers, professionnels de l’aide à domicile, travailleurs sociaux, etc.) ; entre acteurs dits « de terrain » et institutions qui façonnent l’action publique dans le domaine (communes, départements, ARS). Dans un contexte institutionnel complexe, la légitimité des pilotes ne repose pas sur un monopole légal mais sur une capacité à « gérer les contradictions » (Blomgren et Waks, 2015) entre ces différents composants du système de santé. Un tel positionnement interstitiel peut offrir des ressources cognitives et stratégiques pour les acteurs qui ont une capacité de « transgresser les frontières » (Shinn et Ragouet, 2000 : 458). Ce positionnement interstitiel permet aux pilotes de présenter la MAIA comme une méthodologie partagée qui vise à créer du lien entre les différents éléments du système. Il leur permet aussi de se présenter comme « neutres » et « objectifs » vis-à-vis de l’ensemble de leurs partenaires.

12En troisième lieu, les pilotes partagent un certain engagement en faveur de l’idée d’intégration. Ils sont des « willing hybrids » (Mcgivern et al., 2015) qui endossent cette logique institutionnelle : ils adhèrent à la « logique parcours », croient en ses valeurs ; ils ont la conviction de participer à l’amélioration du système de prise en charge des personnes âgées. Nombreux sont les pilotes qui ont fait l’expérience, au cours de leur parcours professionnel, des problèmes de coordination ou de ruptures liées à la fragmentation du système de santé. Forgé lors de formations [4], réaffirmé à l’intérieur des collectifs que les pilotes ont constitués [5], cet engagement axiologique est renforcé par sa dimension collective et partagée. Comme d’autres entrepreneurs de réformes, ils « ont tendance à vivre leur activité comme un sacerdoce » (Bloch et Hénaut, 2014 : 240). À travers leur prosélytisme, les pilotes se font les « missionnaires » de l’intégration. Ils inventent en pratique un métier nouveau, qui incarne cette ambition de rationaliser un secteur complexe de manière peu coercitive.

Un métier nouveau à la légitimité contestée

13Parmi les pilotes qui ont répondu à l’enquête de l’Observatoire MAIA en 2014, nombreux étaient ceux qui ont déclaré avoir « un problème de légitimité » vis-à-vis des décideurs et financeurs (42 % des répondants), vis-à-vis des acteurs partenaires (36 %), ou vis-à-vis de ces deux types d’acteurs (12 %).

14Les relations de compétitions peuvent compliquer la sécurisation des participations aux partenariats (Ling, 2002 : 638). Or, les pilotes peuvent être en compétition avec d’autres acteurs des politiques gérontologiques sur leurs territoires. L’organisation portant chaque MAIA est sélectionnée par l’ARS suite à l’examen d’un ensemble de candidatures. Dès lors, il est courant que les candidats éconduits se montrent réticents à travailler avec les pilotes recrutés par la structure concurrente qui a obtenu le financement. En Seine-Saint-Denis par exemple, le département s’est vu refuser la possibilité de porter une seule MAIA départementale au début des années 2010, au profit de plusieurs structures, dont un réseau de santé en gérontologie (par ailleurs financé par ledit département) ayant obtenu le financement pour une MAIA portant sur la moitié du territoire. La compétition existe aussi vis-à-vis des gestionnaires des autres structures de coordination déployées dans le cadre des politiques de l’autonomie depuis la fin des années 1990, qui, à l’instar de cette responsable de CLIC associatif, se méfient des MAIA.

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« Les besoins augmentent, mais les financements sont constants. Les CLIC et les MAIA sont sur des champs d’action très proches, notamment au niveau d’animation territoriale. […] Aujourd’hui, le vent tourne. Les MAIA ont pris une appétence du travail de coordination. On est un peu bousculé par la méthode d’intégration… qui veut aussi s’appliquer aux CLIC ! […] On se sent comme un petit oignon, tous les jours on nous enlève une petite couche ».
(Entretien avec la responsable d’un CLIC sur un territoire MAIA de Seine-Saint-Denis)

16Par ailleurs, l’autonomie dont disposent les pilotes est très inégale selon les territoires. La relation entre pilote et responsables de l’organisation qui porte la MAIA est fondamentalement ambiguë. Le « porteur » est censé avoir été choisi en fonction de sa légitimité par rapport aux différents partenaires du territoire. D’un côté, il est attendu qu’il soit un facilitateur pour le travail du pilote, qu’il doit soutenir, et auquel il doit ouvrir son réseau de partenaires. D’un autre côté, il est attendu du porteur qu’il respecte l’autonomie du pilote, dont l’action doit être parée de neutralité : le pilote travaille à l’intégration du territoire, et non pour le porteur. Cet équilibre est loin d’aller de soi. Il arrive régulièrement que des porteurs aient candidaté pour obtenir les financements liés à la MAIA de manière opportuniste, sans forcément engager une dynamique de soutien. Inversement, les porteurs très investis dans la coordination gérontologique sur leurs territoires peuvent candidater stratégiquement pour garder le contrôle sur la dynamique sans forcément voir un intérêt dans le dispositif MAIA ; ils cherchent dès lors à contrôler étroitement le travail du pilote. L’histoire de la MAIA parisienne de notre étude est ainsi marquée par la structuration depuis une décennie d’une « plateforme » regroupant différents services et instances de coordination, menée par la responsable du CLIC aujourd’hui devenue responsable de la plateforme. Le pilote n’a été recruté que tardivement dans ce processus, et rencontre des difficultés pour construire l’autonomie du dispositif MAIA, davantage perçu comme un service de la plateforme que comme le dispositif chargé d’intégrer les services.

17La légitimité des pilotes est également contestée par les divers acteurs professionnels du domaine de l’autonomie. L’enquête révèle notamment les difficultés des pilotes pour enrôler les acteurs du secteur sanitaire, au premier rang duquel les médecins libéraux et les praticiens hospitaliers de leurs territoires. Les médecins généralistes, qui sont censés constituer un maillon essentiel de la prise en charge des personnes âgées, sont très difficiles à atteindre, particulièrement dans le désert médical qu’est la Seine-Saint-Denis. Lors des réunions observées, le sanitaire est souvent absent, ou représenté à travers quelques acteurs des réseaux de santé, de la filière gériatrique, ou quelques rares gériatres particulièrement investis dans les projets de coordination. À l’instar de celle du territoire parisien, les pilotes témoignent d’une impression de « prêcher dans le désert » lorsqu’ils « prennent leur bâton de pèlerin » pour aller au-devant des médecins.

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« On est allé présenter la MAIA à l’hôpital, devant une trentaine de gériatres… C’était difficile ! […] Ils sont débordés, à mille lieues de ça. Ils sont trop vierges de connaissance du territoire. Ils ne savent pas de quoi on parle et ne voient pas trop l’intérêt. L’intégration, ils ne l’avaient pas comprise du tout. »
(Entretien avec la pilote d’un territoire MAIA parisien)

19Le jargon de la méthodologie peut paraître suspect aux professionnels. La MAIA est parfois vécue comme un dispositif qui « dérange », dans la mesure où son objet est de formaliser les missions des différents acteurs, d’harmoniser les outils du territoire au détriment d’outils « maison » et, in fine, de transformer des pratiques bien ancrées dans le fonctionnement des structures et dans les activités professionnelles. L’intégration suppose que les professionnels partagent certaines informations concernant les personnes suivies. Le nécessaire recours à un outil informatique partagé suscite la crainte d’une perte de contrôle professionnel, le secret médical pour les médecins ou le respect de la confidentialité des informations pour les travailleurs sociaux étant des marqueurs statutaires pour les groupes professionnels. Étant donné le profil hétérogène des pilotes, leur capacité à surmonter ces difficultés dépend de leur parcours professionnel dans tel ou tel univers et du soutien apporté localement par leur porteur. Les pilotes exercent ainsi leur métier à la légitimité contestée dans un contexte professionnel potentiellement conflictuel et loin d’être acquis à l’« impératif » d’intégration. Il en résulte une certaine manière de travailler.

L’intégration comme travail ordinaire

20En « missionnaires » de l’intégration, les pilotes s’efforcent de faire vivre le dispositif MAIA et de diffuser ses logiques à l’échelle de leurs territoires. Comme les entrepreneurs de réformes étudiés par d’autres auteurs (Bloch et Hénaut, 2014 : 240), les pilotes cherchent à « fabriquer du sens » pour les professionnels. Susciter l’adhésion par rapport à l’intégration tout en atténuant l’émergence de conflits suppose un travail multifacette, qui articule des activités cognitives (le travail des idées), instrumentales (le travail des outils) et sociales (le travail relationnel). Ce travail n’en est pas moins porteur d’effets normatifs.

La dimension cognitive du travail d’intégration

21Une part importante du travail des pilotes réside dans des activités de nature cognitive : élaborer des idées, travailler des informations, mettre en œuvre des savoirs pragmatiques. Ce travail cognitif est intrinsèquement normatif : il permet aux pilotes de souligner les problèmes d’organisation, les failles de la coordination, les ruptures dans les prises en charge et, dans une certaine mesure, de « cadrer cognitivement » (Goffman, 1974) les raisonnements des acteurs qui s’engagent dans la dynamique.

22Tout d’abord, les pilotes se livrent à un travail formel d’analyse de l’offre de services sur leur territoire. Cela passe par un travail de « diagnostic territorial » qui fait partie des prescriptions formelles du cahier des charges MAIA. Son élaboration suppose un travail de compilation de différentes données statistiques institutionnelles ou produites par les services professionnels, mais aussi un travail d’analyse et de mise en forme susceptible de rendre intelligible ce diagnostic pour l’ensemble des acteurs. Au sein de la MAIA du territoire de Seine-Saint-Denis, ce travail est réalisé en binôme par la pilote et une chargée de mission spécialisée en cartographie. Formaliser l’organisation territoriale dans des cartes permet de montrer visuellement sa complexité, par exemple lorsqu’un même territoire MAIA est à cheval sur trois filières gériatriques différentes. Le diagnostic pointe également les inégalités territoriales en matière de services, en mettant en avant les communes qui ne sont couvertes par aucun CLIC, ou en soulignant les problèmes liés à la démographie et aux pratiques professionnelles comme, par exemple, le fait qu’un nombre relativement important de médecins libéraux n’assure pas les visites au domicile des personnes âgées (voir figure 2).

Figure 2

Exemple de carte d’analyse de l’offre[6]

Figure 2

Exemple de carte d’analyse de l’offre[6]

23Ce travail d’analyse de l’offre est déployé à destination de l’ensemble des services et des professionnels, sous la forme d’un annuaire mis en ligne sur le site Internet de la MAIA et qui permet de faire apparaître sur un jeu de calques les structures du département, leurs missions, leur territoire d’intervention. Ces activités d’analyse de l’offre sont menées collectivement, dans des groupes de travail composés de professionnels volontaires.

24Le travail cognitif des pilotes MAIA se déploie également de manière plus informelle : il consiste alors à organiser la circulation des informations entre les différents acteurs du territoire. La position interstitielle des pilotes leur permet, d’une part, de faire circuler les informations de manière horizontale, entre acteurs de différents secteurs professionnels actifs sur le même territoire. Lors des réunions de concertation, des représentants de services interviennent pour communiquer sur l’évolution de leur structure, l’autorisation d’une nouvelle activité, voire la commercialisation de nouveaux services pour les personnes âgées. D’autre part, les pilotes font circuler des informations de manière plus verticale, entre les acteurs professionnels des services et les représentants des institutions qui financent et organisent le système. Pour communiquer les informations et mettre en lien les acteurs, les pilotes MAIA animent également tout un catalogue de formations gratuites, proposées aux professionnels volontaires des territoires. Les pilotes de Seine-Saint-Denis proposent notamment des formations sur la « connaissance de l’offre », sous la forme de demi-journées de « speed meeting communal » sur le modèle du speed dating, impliquant la présentation rapide d’une vingtaine de structures actives sur une commune donnée. Les formations constituent une première étape pour convertir les acteurs à l’intégration.

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« Peu de gens sont prêts pour la totale du guichet intégré… Donc on s’est dit “on va y aller progressivement”. Les formations, c’est une manière de s’en rapprocher, former les gens étape par étape, pour aller au guichet intégré. »
(Observation d’une réunion de consultation stratégique, Seine-Saint-Denis)

26Dans un système complexe dont chaque acteur n’a qu’une vision partielle, les professionnels sont parfois démunis pour orienter les personnes hors de leur univers professionnel. Cette mise à plat de la complexité peut être un appui dans des situations problématiques. Plus prosaïquement, faire partie de l’annuaire permet aux services d’être visibles d’autres partenaires susceptibles d’orienter des patients ou des clients. Cela pousse notamment de nombreux services d’aide à domicile, inscrits dans un secteur d’activité très concurrentiel, à s’engager dans la MAIA. Définir et afficher publiquement ses missions officielles et son territoire d’intervention est aussi un moyen d’améliorer en amont la pertinence des orientations. Certains acteurs, même parmi ceux qui sont critiques de la MAIA, trouvent dans l’accès à ces connaissances une raison de s’engager. Ce travail cognitif est articulé au travail de l’instrumentation gestionnaire.

La dimension instrumentale du travail d’intégration

27Le cahier des charges national MAIA définit le guichet intégré comme un ensemble d’« outils partagés » à décliner localement. Ces outils occupent une place centrale dans le travail des pilotes. Des auteurs ont depuis longtemps montré que les instruments d’action publique pouvaient être utilisés pour dépolitiser l’action politique en servant « d’utile rideau de fumée » pour occulter la charge idéologique des programmes (Lascoumes et Le Galès, 2004 : 27). Pour les pilotes MAIA, l’élaboration des outils du guichet intégré constitue moins un rideau de fumée qu’une modalité de rationalisation des services sur le territoire reposant sur l’engagement des acteurs : elle permet d’engager pas à pas les volontaires dans une dynamique de formalisation des missions de service, de montée en polyvalence des pratiques professionnelles, de traçabilité des activités, mais sans braquer les professionnels. Les outils permettent en effet de « concrétiser » l’impératif d’intégration.

« Le concept d’intégration, c’est trop vague pour les partenaires qui sont tous les jours sur le terrain et sont face à des difficultés concrètes. Là, les outils, c’est vraiment la première pierre à l’édifice de l’intégration. »
(Entretien avec la pilote d’un territoire MAIA parisien)
L’un des instruments couramment travaillés est le « formulaire d’analyse multidimensionnelle et d’orientation » (FAMO), utilisable par n’importe quel professionnel du sanitaire, du social ou du médico-social sollicité par une personne âgée ou son entourage [7]. En Seine-Saint-Denis, cet instrument est aujourd’hui diffusé à l’échelle du département sous la forme d’une fiche synthétique nommée « porte d’entrée du guichet intégré » (voir figure 3).

Figure 3

Exemple de FAMO[8]

Figure 3

Exemple de FAMO[8]

28Si ce type de référentiel peut constituer une ressource pour les professionnels (Castel et Merle, 2002), il n’est pas dénué de dimension prescriptive. D’une part, cette fiche sert de support de raisonnement pour les professionnels. Accompagnée d’un guide d’entretien qui permet d’explorer toutes les dimensions de la situation de la personne, elle porte une montée en polyvalence : les professionnels sont incités à aller au-delà de leur principal domaine d’intervention (problèmes sociaux et financiers pour les travailleurs sociaux, problèmes médicaux pour les médecins, problèmes d’autonomie pour les services à domicile, etc.). D’autre part, la fiche doit servir de support à l’action coordonnée : elle peut être utilisée pour déclencher l’intervention d’un service spécialisé ou d’un service de coordination. La fiche fait le lien entre médecine de ville et médecine hospitalière, entre les services proposant des accueils non spécialisés (comme les services sociaux polyvalents, ouverts à tout type de public) et les services spécialisés pour les personnes âgées (CLIC, réseau gérontologique, gestion de cas). Cette fiche porte en outre une traçabilité accrue des pratiques de coordination. Un second instrument couramment travaillé par les pilotes MAIA est le « référentiel des missions différenciées » (RMD), qui décrit de manière comparative les missions de services dont la différentiation pose fréquemment problème [9]. Le référentiel définit les services, leurs compétences, leur cadre juridique, leur coût et leurs bénéficiaires. Le but est de définir comment peuvent s’articuler des interventions simultanées et à quel moment procéder à une orientation. La figure 4 (ci-après) est issue d’un référentiel élaboré par l’une des MAIA de Seine-Saint-Denis. L’objet est de différencier les missions de deux services susceptibles d’intervenir auprès des personnes âgées du territoire, dont l’articulation est délicate : l’équipe mobile psychiatrie précarité et l’équipe mobile géronto-psychologique.

Figure 4

Exemple de RMD[10]

Figure 4

Exemple de RMD[10]

29Le processus de fabrication de ce type d’instruments secrète, en lui-même, de l’intégration. Il permet de susciter des apprentissages collectifs (Moisdon, 1997) en permettant aux partenaires d’identifier les autres services, de prendre conscience des différences de pratiques, de pointer les articulations problématiques, les chevauchements, les manques sur le territoire. Sur le schéma de la figure 4, proposé à la validation lors d’une réunion de concertation tactique, la pilote a fait apparaître deux problèmes : un risque de chevauchement des interventions au domicile pour les personnes précaires de plus de 60 ans, et une complète incertitude concernant le suivi psychiatrique des plus de 60 ans. La controverse engagée par un participant a donné à la pilote l’occasion de déployer une véritable « pédagogie de l’intégration » :

30

Un professionnel en équipe mobile : « Quel est l’intérêt d’un schéma sur cette fiche-là ? On est sur des équipes très fluctuantes en fonction des médecins, la lecture est mouvante… »
La pilote : « Justement, pourquoi c’est mouvant ? C’est là qu’on est au cœur de la MAIA ! Moi j’ai regardé le texte, et c’est ce qu’on a noté ! J’insiste, le schéma c’est un moyen pour illustrer nos problématiques, mais ce qui compte, c’est le “qui fait quoi”, c’est comment se répartissent les rôles ! […] Le but de la MAIA, c’est par rapport à l’orientation ! La question pour les gens, c’est “moi, je fais appel à qui ?”. Là, on a une occasion, on peut essayer d’éclaircir ce parcours. Le point suivant, c’est de ressortir les problématiques qui sont venues des groupes de travail et revues en table, et de les faire remonter ! Pour moi, c’est la vraie vie, mais on ne peut pas dire “c’est comme ça, et on s’adapte, et on ne fait rien”… ».
(Observation d’une réunion de consultation tactique d’un territoire MAIA de Seine-Saint-Denis)

31Le travail de formalisation du référentiel suppose que les acteurs du territoire se mettent d’accord. Les règles formalisées dans le document final sont le fruit d’un compromis négocié par le pilote : compromis entre les multiples formes de pratiques des différentes structures de même type, mais aussi compromis entre missions prescrites et pratiques réelles. Le référentiel permet de définir des pratiques légalement prescrites, dont le pilote est en quelque sorte le garant, tout en mentionnant des pratiques « possibles » à la marge du cadre légal.

32

« Pondre un référentiel des missions, ça veut dire négocier avant, mettre les choses à plat. […] Il y a la loi, et puis il y a plein de particularismes qu’il faut rediscuter : “ah ! toi, tu fais comme ça, nous, on ne fait pas comme ça…” Au bout d’un moment, on leur dit “le texte, quand même, il dit ça”… […] Donc ça permet aux gens de bien ré-analyser leurs propres pratiques […], de prendre conscience des dysfonctionnements, dans un cadre convivial ! On n’est pas là pour [accuser]… »
(Entretien avec la pilote d’un territoire MAIA de Seine-Saint-Denis)

33En ce qu’ils cherchent à forger des compromis pour faire avancer l’intégration, les pilotes ressemblent aux référents Alzheimer décrits par d’autres auteurs (Bloch et Hénaut, 2014 : 234). Dans cet ordre d’idée, il est crucial pour les pilotes de revendiquer la « co-production des outils » avec les acteurs professionnels, qui constitue autant un gage de pertinence qu’un gage d’appropriation. Cette dimension collective permet de construire une forme « d’objectivité mécanique » (Porter, 1995 : 4), qui repose moins sur la capacité avérée des outils à objectiver le réel que sur la capacité de ceux qui les construisent à revendiquer une méthodologie rigoureuse et impersonnelle. La robustesse des outils repose sur un investissement collectif dans des « formes » objectivées (Thévenot, 1986) et sur le fait de « convenir » (Desrosières, 2014 : 38) des règles d’élaboration de l’outil.

34L’objectivation est construite « à travers une pratique collective structurée autour de matériels et de procédures » (Shinn et Ragouet, 2000 : 467-468), qui permet d’aboutir à des outils estampillés « validés ». Dès lors, la boîte noire des controverses qui ont présidé à leur construction peut être refermée. Le référentiel normalise, au moins partiellement, les missions des services et les pratiques d’orientation. Il cadre ce qu’il est légitime de faire sur le territoire, il contribue à rendre « prégnantes » les règles jugées importantes (Boussard, 2001). Ces activités cognitives et instrumentales sont rendues possibles par un intense travail relationnel.

La dimension sociale du travail d’intégration

35Porter l’intégration sans disposer d’une autorité hiérarchique suppose de négocier, d’argumenter, de convaincre des partenaires parfois réticents, sans les braquer contre le projet MAIA. L’influence des pilotes repose sur un savoir-faire relationnel, un sens aigu de la diplomatie et une forme de charisme personnel.

36Les pilotes sont en position de maîtriser le cadre des interactions. Ils établissent l’ordre du jour des réunions, envoient les invitations et en rédigent les comptes rendus. Ils organisent leur déroulement, distribuent la parole et recadrent les discussions. Ils se positionnent comme des « animateurs » garants de l’intérêt général. Revendiquant une certaine neutralité, ils axent leurs interventions sur leur expertise en matière de conception d’outils et de méthodologie d’intégration. Les pilotes « n’imposent » rien : ils « suggèrent », « proposent » et demandent régulièrement l’assentiment des participants. Les pilotes insistent pour que les partenaires forgent des compromis. Lorsque cela n’est pas possible, ils évacuent le sujet conflictuel ou proposent de faire travailler un groupe de volontaires pour aboutir à un compromis. Lors des concertations organisées sur l’un des territoires MAIA en Seine-Saint-Denis, la pilote mobilise régulièrement le registre de l’humour ironique pour désamorcer les tensions tout en montrant bien aux participants qu’elle est consciente de la dimension fastidieuse de certains aspects du travail : elle annonce la « liste à la Prévert » des nombreux points à l’ordre du jour, elle ironise sur les termes « politiquement corrects » utilisés dans le secteur, elle fait de ses activités de communication un sujet de plaisanterie non dénuée d’autodérision, en improvisant le ton d’un présentateur de jeu télévisé pour rappeler l’existence du site Internet de la MAIA et de son annuaire. Cette maîtrise subtile du cadre des interactions, face à des acteurs moins au clair sur ce qu’est la MAIA, donne aux pilotes une certaine marge de manœuvre. Ce travail social passe par tout un travail sémantique : les pilotes adaptent en permanence leur discours à leurs interlocuteurs pour prévenir l’émergence de conflits. La stratégie de communication de cette pilote en est particulièrement révélatrice :

37

« Je ne parle pas “d’intégration”. […] La MAIA, c’est déjà un tel vocable… Il faut que je leur fasse accepter la “table tactique”, la “table stratégique”, la “gestion de cas”. […] Leur dire qu’il faut qu’on « retravaille » l’offre, qu’on “réorganise”… […] Je ne veux pas faire du blocage tout de suite, je veux que ça passe ! La force de la MAIA, c’est de partir du constat, “est-ce que ça marche ? Qu’est-ce qu’il faut pour améliorer ?” Donc, “guichet intégré”, oui, ça on le dit volontiers… Mon pari, c’est que si ça marche, les gens font de l’intégration sans le savoir. »
(Entretien avec la pilote d’un territoire MAIA de Seine-Saint-Denis)

38L’ambiguïté constitue ici une ressource essentielle pour agir dans un univers social complexe. Les pilotes peuvent jouer du caractère flou de leur métier et de la souplesse du dispositif MAIA pour adapter leurs discours, afin que les mots employés correspondent aux attentes des uns et des autres sans susciter leur opposition. Lors des réunions de consultation stratégiques, les pilotes entrent dans le jeu des acteurs institutionnels en réaffirmant symboliquement que les acteurs autour de la table sont les « décideurs », alors que l’observation montre que ce sont très largement les pilotes qui mènent les discussions. Avec ces mêmes acteurs « stratégiques », les pilotes discutent des manières de mieux intégrer les services de terrain ; alors que lors des réunions de consultation tactiques, les pilotes entrent dans le jeu des acteurs professionnels en pointant les incohérences institutionnelles et les failles des réformes. Les pilotes jouent aussi de leur position intermédiaire pour faire « remonter » les attentes des acteurs professionnels, par exemple en ce qui concerne le manque de ressources dont font état les structures d’aide à domicile. La portée critique du discours est toutefois largement atténuée lorsqu’il est restitué en table stratégique. Inversement, lorsqu’un acteur institutionnel qui y siège s’énerve en apprenant que certains médecins refusent de partager les informations dans le cadre du guichet intégré, les pilotes insistent sur la nécessité d’agir de manière progressive et sans heurter les professionnels de terrain.

39Le travail social des pilotes consiste également à nouer des relations plus étroites avec les professionnels les plus actifs dans la dynamique, pour susciter l’engagement des autres. La connaissance étroite qu’ils ont des services du territoire est ici un atout crucial. Il s’agit par exemple, de s’appuyer sur le médecin coordonnateur d’un réseau gérontologique pour inviter des professionnels libéraux à une réunion organisée un soir pour s’adapter à leur emploi du temps, ou encore de passer par le CLIC pour accéder à des partenaires du médico-social. Inversement, le pilote MAIA peut devenir un moyen, pour des professionnels du territoire, d’entrer en contact avec un service difficile à contacter et à mobiliser.

40

Responsable d’un CLIC : « C’est un peu personnel, mais au CLIC on a beaucoup de mal à rencontrer l’équipe mobile de psycho-gériatrie, j’ai envoyé un mail il y a deux mois et toujours rien… Peut-être qu’en passant par la MAIA on pourrait enfin les voir ? »
(Observation d’une réunion de consultation tactique d’un territoire MAIA de Seine-Saint-Denis)

41C’est par ce travail multifacette que les pilotes travaillent à l’intégration du système.

Conclusion

42Évidemment, la MAIA ne révolutionne pas les pratiques du jour au lendemain : ses mises en œuvre territoriales sont inégales ; de nombreux professionnels restent à distance du « guichet intégré », les pilotes éprouvent des difficultés à résoudre les dysfonctionnements. Pour autant, la manière dont les pilotes travaillent à l’intégration est typique d’une manière originale de rationaliser l’action publique.

43La méthode d’intégration porte un projet très normatif : mise à plat de l’organisation territoriale, formalisation des missions des services, division accrue du travail professionnel et institutionnel, montée en polyvalence des activités professionnelles. Mais la manière dont les professionnels de la transversalité mettent en œuvre cette normativité est subtile. La dimension pratique de la rationalisation se révèle essentielle. Cette dynamique est le fruit d’un travail de fourmi. Si les contraintes institutionnelles pèsent, c’est parce qu’elles sont outillées et travaillées par les pilotes. Aux antipodes de la figure du manager en position hiérarchique, qui soumet ses collaborateurs à un contrôle étroit des activités ou des résultats, les professionnels de l’intégration ne se considèrent pas comme des agents de la rationalisation taylorienne. Ils sont des acteurs hybrides et interstitiels qui doivent convaincre leurs partenaires. La dimension cognitive de cette rationalisation est tout aussi cruciale : sa cohérence, au-delà de l’hétérogénéité de ses mises en œuvre, repose sur un agencement d’idées et de savoirs pragmatiques placés au cœur des outils du guichet intégré. Loin de constituer des automatismes fermés ou des recettes managériales rigides, ces contenus cognitifs se diffusent parce qu’ils sont suffisamment plastiques pour être travaillés « en situation » par les pilotes et leurs partenaires. Cette rationalisation a finalement une forte dimension axiologique : elle est déployée au nom de valeurs positives comme la qualité et la coordination ; la légitimité des professionnels de la transversalité tient à leur capacité à faire partager leur système de croyance ; la dynamique repose sur l’adhésion et l’engagement d’une partie des professionnels qui, parce qu’ils « y croient », se font les relais de la dynamique. En cherchant à convertir leurs partenaires à l’intégration, les pilotes exercent un pouvoir diffus mais bien réel, qui puise son effectivité davantage sur l’influence et le cadrage des situations que sur l’exercice d’une contrainte brutale.

44Cette analyse centrée sur les pilotes soulève deux questions qui mériteraient des recherches complémentaires. La première a trait au relatif effacement de la dimension conflictuelle dans le processus d’intégration. Certains acteurs se tiennent à distance des activités de la MAIA, mais nous n’avons pas observé de conflit ouvert ou de blocage fort au cours du processus. S’il peut s’agir d’une caractéristique singulière des dynamiques sur les deux terrains d’enquête, il nous semble que cela résulte aussi, pour une bonne part, des efforts faits par les pilotes pour mobiliser les acteurs volontaires, pour convaincre les réticents, pour désamorcer les conflits. Des enquêtes sur d’autres terrains, davantage centrées sur la réception de la MAIA par les acteurs professionnels, permettraient d’affiner l’analyse sur ce point. La seconde question soulevée a trait à la dynamique plus générale de rationalisation de l’action publique que met en jeu ce type de dispositifs. En consultant les uns et les autres, en co-construisant les outils, en fabriquant du consensus, les pilotes ne mettent-ils pas finalement les formes d’horizontalité soulignées dans la littérature (Ling, 2002 ; Dommett et Flinders, 2014 ; Christensen, 2012) au service d’une transformation à dominante verticale, initiée par les institutions nationales, visant à restructurer le secteur sans déployer de moyens supplémentaires ? D’une manière assez similaire au mode opératoire d’autres instruments de gouvernement sanitaires (Bertillot, 2016), les dispositifs d’intégration comme la MAIA pourraient être le mode d’action privilégié pour réorganiser un secteur professionnel sans assumer les coûts politiques de réformes de grande ampleur. Des recherches complémentaires, centrées sur la genèse de ce dispositif et sur ses effets précis en matière de restructurations permettraient de travailler cette question.

Remerciements

Cet article repose sur une enquête réalisée dans le cadre d’une recherche pluridisciplinaire (projet MAIA-Âge), financée par le programme de recherche La Dynamique du vieillir (Université Sorbonne Paris - Cité). Merci à Marie Aline Bloch et Valentine Trépied pour avoir contribué à la collecte de certaines des données utilisées ici. Merci à Lionel Jacquot, aux évaluateurs anonymes et aux membres du comité de rédaction de terrains & travaux pour leurs suggestions sur les versions précédentes de ce texte.

Notes

  • [1]
    Source : site Internet de la CNSA (consulté le 20/07/2016).
  • [2]
    La MAIA repose en outre sur le travail de quelques « gestionnaires de cas » censés coordonner les interventions pour les personnes âgées dont la situation est jugée particulièrement complexe. Leurs activités ne sont pas abordées dans cet article.
  • [3]
    Créés dans les années 2000, les CLIC sont des guichets d’accueil, de conseil et d’orientation des personnes âgées. Ils sont financés par les villes ou les départements.
  • [4]
    L’École des Hautes études en Santé publique propose un diplôme d’établissement intitulé « pilotage territorial : intégration des services d’appui aux personnes en perte d’autonomie ».
  • [5]
    Il existe des collectifs à géométrie variable, depuis la réunion informelle réunissant les quatre pilotes d’un département jusqu’aux « journées nationales d’échanges de l’écosystème MAIA » formellement organisées par les pilotes, en passant par diverses « journées régionales ». Ces espaces d’organisation collective permettent de construire une solidarité entre pilotes, d’aborder les questions de disparité de statuts, de discuter des prises de position collectives vis-à-vis des réformes à l’agenda.
  • [6]
    Source : document présenté lors d’une réunion de consultation stratégique de Seine-Saint-Denis en 2015.
  • [7]
    52 % des pilotes ayant répondu à l’enquête de l’observatoire déclaraient avoir déjà créé ou être en train de créer un FAMO.
  • [8]
    Source : site Internet MAIA, Seine-Saint-Denis (consulté le 25/07/2016).
  • [9]
    85 % des pilotes ayant répondu à l’enquête de l’observatoire déclaraient avoir déjà créé ou être en train de créer un RMD.
  • [10]
    Source : document de travail, réunion tactique en Seine-Saint-Denis (mai 2015).
Français

Depuis quelques années, les pouvoirs publics déploient une « Méthode d’action pour l’intégration des services d’aide et de soins dans le champ de l’autonomie » (MAIA). Il s’agit d’un modèle organisationnel souple, reposant sur une variété d’outils managériaux adossés à des savoirs de gestion. Sa mise en œuvre territoriale est confiée à des « pilotes » spécifiquement recrutés pour porter l’intégration, qui travaillent à formaliser les missions des professionnels, simplifier les organisations et optimiser la régulation publique. En procédant à l’analyse du positionnement singulier de ces pilotes et des différentes facettes du travail d’intégration qu’ils accomplissent, cet article met au jour l’émergence de nouveaux professionnels de la transversalité, qui œuvrent à la rationalisation de l’organisation des services offerts aux usagers par l’exercice d’un pouvoir d’influence plus que de coercition.

Mots-clés

  • action publique
  • processus de rationalisation
  • politiques d’intégration
  • santé
  • services aux personnes âgées

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Hugo Bertillot
Hugo Bertillot est chercheur associé au CSO (CNRS/Sciences Po) et post-doctorant à l’EA-MOS (EHESP). Ses recherches s’inscrivent dans la sociologie de l’action publique, des organisations et du travail, à partir d’enquêtes consacrées à diverses dynamiques de rationalisation dans le secteur de la santé : quantification à l’hôpital, intégration des services aux personnes âgées, politiques d’inclusion dans le domaine du handicap.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/07/2017
https://doi.org/10.3917/tt.030.0005
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