1La discrimination constitue depuis quelques années un axe d’analyse majeur des travaux sur les migrants et leurs descendants en France (Beauchemin, Hamel, Simon, 2016 ; Cognet, Hoyez, Poiret, 2012).
2Les recherches sur l’homosexualité apparaissent de leur côté plus ancrées dans la problématique du stigmate lié à la transgression des normes de genre et de sexualité (Eribon, 1999 ; Chauvin et Lerch, 2013), tandis que celles sur les relations femmes-hommes portent principalement sur la question des inégalités et des violences (Debauche et Hamel, 2013 ; Maruani, 2005). Ces différentes discriminations, tout comme les relations de pouvoir qu’elles sous-tendent, ne sont pas réductibles les unes aux autres. Elles surviennent dans des contextes et des situations distincts. Toutefois, si l’on considère que les traitements discriminatoires constituent une manifestation de rapports sociaux inégalitaires et de leur intersection (Parker et Aggleton, 2003), il convient alors d’interroger la manière dont les discriminations s’articulent, voire se cumulent.
3La situation des personnes vivant avec le VIH/sida est exemplaire de ce point de vue. L’association du sida à la mort imminente au début de l’épidémie et le fait qu’il ait touché principalement des groupes déjà stigmatisés ont favorisé le développement de multiples formes de rejet (Tindall et Tillet, 1990 ; Herek et Glunt, 1988). Si la maladie VIH elle-même, mais aussi la symbolique associée à la séropositivité, ont beaucoup évolué depuis les débuts de l’épidémie, les discriminations structurent aujourd’hui encore l’expérience de la vie avec le VIH. En France, des niveaux élevés de discriminations continuent d’être rapportés par les personnes atteintes, mais également par les acteurs de terrain, dans divers domaines, notamment l’emploi et le secteur de la santé (Coudray et de Carvalho, 2009).
4L’épidémie étant concentrée dans certaines catégories de la population (homosexuels masculins, usager.e.s de drogue, immigré.e.s d’Afrique subsaharienne), les personnes vivant avec le VIH doivent faire face non seulement à des attitudes de rejet ou à des traitements inégalitaires liés à leur séropositivité, mais sont également confrontées à d’autres discriminations, notamment au racisme et à l’homophobie. Tout en partageant une condition commune autour de l’expérience de la maladie et des comportements qu’elle peut susciter, ces personnes font partie de minorités très différentes et connaissent une grande variété de positions sociales (Lert, Annequin, Tron et al., 2013). L’étude de cette population particulière permet par conséquent d’appréhender l’intersection des processus discriminatoires et de mettre en perspective des groupes sociaux qui ne sont que rarement, voire jamais, saisis ensemble. Bien que le stigmate lié à la séropositivité ait fait l’objet de nombreuses études, peu se sont intéressées aux autres types de discriminations et aux rapports de domination qu’elles sous-tendent (Marsicano, Lert, Hamelin et al., 2014).
5La situation des personnes vivant avec le VIH amène également à interroger un second aspect relatif aux discriminations : celui des contextes dans lesquels elles interviennent. Les personnes séropositives sont exposées à des comportements d’exclusion non seulement au travail, dans des services administratifs ou de santé, mais aussi dans leur famille et au sein de leur couple. Dès le début de l’épidémie, l’espace familial a été un lieu de rejet et de maltraitance pour un certain nombre de personnes séropositives (éloignement ou spoliation du partenaire du même sexe lors du décès, insultes, refus de manger avec la famille ou de laisser embrasser les enfants). L’acceptation sociale et familiale de la maladie a certes augmenté depuis le début des années quatre-vingts mais n’en demeure pas moins variable selon les situations considérées. C’est ce que montre l’évolution des attitudes envers les personnes séropositives appréhendée à travers le dispositif des enquêtes KABP [1]. Alors que travailler avec une personne séropositive semble moins poser problème actuellement, les attitudes sont moins favorables lorsqu’il s’agit de faire garder ses enfants ou petits-enfants et surtout d’avoir des relations sexuelles (Beltzer, Saboni, Sauvage et al., 2011). Ainsi, plus les circonstances impliquent un degré de proximité élevé, moins ces personnes sont acceptées.
6La notion de discrimination, entendue comme traitement inégal fondé sur un critère illégal, s’applique juridiquement dans la sphère dite publique, une sphère construite historiquement et pensée comme principalement masculine (Duby et Perrot, 1990 ; Riot-Sarcey, 2002 ; Okin, 2000). La banalisation de cette catégorie peut ainsi conduire à naturaliser des frontières contestables dans l’étude sociologique des rapports de pouvoir et des inégalités, notamment concernant l’opposition entre espace public et espace privé (Bereni et Chappe, 2011). Dans cette perspective, les recherches sur les discriminations ont particulièrement porté sur les secteurs de l’emploi, du logement, des biens et services, de l’éducation et des loisirs (Dubet et al., 2013 ; Brinbaum, Safi, Simon, 2013 ; Beauchemin, Hamel, Simon, 2016), tandis que l’espace de la famille en est singulièrement absent. Lieu d’entraide économique et affective, la famille constitue souvent un espace de ressources et de soutien. Face au VIH, elle peut jouer à plein son rôle d’instance de solidarité et parfois venir compenser la précarisation des malades dans d’autres sphères, en particulier dans l’emploi (Langlois, 2006). Toutefois, concernant la séropositivité, l’importance de la problématique du rejet dans l’espace familial nous a conduites, dans l’enquête quantitative Vespa2 menée auprès de personnes atteintes, à interroger les discriminations vécues dans cette sphère au même titre que dans les autres. Par une approche tenant compte à la fois des contextes sociaux, des positions de classe, de sexe, d’orientation sexuelle et de race ainsi que des motifs de traitement inégalitaire, cet article propose d’analyser la manière dont les discriminations se manifestent et s’articulent dans l’expérience des personnes vivant avec le VIH. Il s’agit également d’interroger ce que l’extension de cette notion à la sphère familiale peut apporter à l’analyse des discriminations. Après avoir présenté l’enquête Vespa2 et la manière d’appréhender les discriminations dans cette étude, nous montrons que les discriminations se vivent dans l’ensemble des espaces sociaux considérés et qu’elles concernent majoritairement les femmes et les minorités masculines. En outre, l’étude des motifs de discrimination indique que celle-ci ne se résume pas à la sérophobie mais engage également le sexisme, le racisme et l’homophobie.
Enquêter sur les discriminations envers les personnes vivant avec le VIH/sida
7Cet article s’appuie sur l’enquête Vespa2 construite pour appréhender la situation socio-économique et l’état de santé des personnes vivant avec le VIH en France. Il s’agit d’une enquête représentative de la population séropositive suivie à l’hôpital dans toute la France (Dray-Spira, Spire, Lert, 2013) [2]. La collecte des données s’est déroulée au cours de l’année 2011 dans 68 hôpitaux tirés au sort. Pour y participer, les personnes devaient être âgées de 18 ans ou plus, être séropositives pour le VIH avec un diagnostic datant d’au moins 6 mois et résider en France depuis au moins 6 mois. Les participant∙e∙s ont été inclus∙se∙s de façon aléatoire dans l’échantillon par leur médecin le jour de la consultation. À l’issue de la consultation médicale, l’entretien a été réalisé en face-à-face par un enquêteur formé par l’équipe de recherche. Un court questionnaire a également été proposé aux patient·e·s ayant refusé de participer à l’enquête. Au total, 3 022 personnes ont accepté de contribuer à l’étude (taux de participation : 58 %). Le redressement et la pondération de l’échantillon permettent de généraliser les résultats à l’ensemble de la population séropositive vivant en France et suivie à l’hôpital [3].
Une appréhension indirecte et contextualisée des discriminations
8Plusieurs méthodes complémentaires permettent de mesurer les discriminations : les méthodes résiduelles [4], le testing ainsi que les discriminations ressenties à l’aide de questions directes sur le vécu des discriminations ou de questions indirectes sur l’expérience personnelle et contextualisée de traitements différenciés (Delattre, Leandri, Meurs et al., 2013). Dans l’enquête Vespa2, ce sont les questions indirectes qui ont été retenues en reprenant le questionnement ainsi que la méthode proposés dans l’enquête Trajectoires et Origines (TeO) (Lesné et Simon, 2013). Le terme « discrimination » n’a pas été employé dans le questionnaire, l’expérience de l’Enquête Nationale sur les Violences Envers les Femmes en France (1999) ayant montré l’intérêt de ne pas nommer a priori le phénomène étudié mais de le circonscrire a posteriori en se servant d’indicateurs appropriés (Jaspard et Demur, 2001). Cette méthode permet de documenter ces situations au plus près de l’expérience des personnes comme l’a montré la comparaison des questions directes et indirectes dans l’enquête TeO (Lesné et Simon, 2015).
9Le questionnaire de l’enquête Vespa2 interroge sur les traitements injustes subis par les personnes séropositives au cours des deux années précédant l’enquête dans différentes situations de la vie quotidienne, ici dénommées « sphères » : services de soins, travail, recherche d’emploi, famille, services publics, lieux de loisirs. Voici les questions posées pour les services de soins : « Au cours des deux dernières années, est-il arrivé qu’un médecin de ville refuse de vous soigner ? Est-il arrivé qu’on refuse de vous soigner dans un hôpital ? Est-il arrivé qu’un médecin ou du personnel médical vous traite moins bien ou vous reçoive plus mal que les autres patients ? » ; et pour la famille : « Au cours des deux dernières années, est-il arrivé qu’on vous traite mal dans votre famille ? Est-il arrivé qu’on vous traite mal à l’occasion d’une fête, une soirée ou un événement familial ? ».
10Pour chaque sphère, les personnes qui déclaraient avoir subi des traitements injustes étaient interrogées sur les motifs auxquels elles attribuaient ces traitements : « Pensez-vous que c’était à cause de… (plusieurs réponses possibles) : vos origines ou votre nationalité, votre couleur de peau, votre sexe, votre orientation sexuelle, votre séropositivité, votre usage d’alcool, votre usage de drogue actuel ou passé, votre façon de vous habiller, le lieu où vous vivez, la réputation de votre quartier, parce que vous êtes à la CMU ou à l’AME [5], autres (à préciser) ». Les autres motifs rapportés par les répondant.e.s ont été reclassés en motif discriminatoire (handicap, surpoids, situation financière, santé mentale…) ou non (problème d’argent, jalousie, mauvaise humeur…). Les déclarations de traitements injustes attribués à un ou plusieurs motifs illégaux, qu’ils soient listés ou rapportés par les répondant·e·s, étaient alors considérées comme de la discrimination.
11La définition de ce qu’est la famille était laissée à l’appréciation des répondant.e.s et il est possible que les personnes aient inclus des liens divers et différents. Nos analyses portent donc sur une vision subjective, propre à chacun.e, de ce qu’est sa famille. Aucune précision n’est disponible sur les auteur.e.s des traitements discriminatoires. La formulation large permet d’englober les multiples formes d’interactions familiales – des relations matérielles aux échanges affectifs ou aux célébrations familiales – associant un cercle de parents plus ou moins vaste. Le choix de restreindre le recueil des discriminations aux deux dernières années se justifie par les durées variables d’ancienneté du diagnostic VIH et donc d’exposition aux discriminations liées au VIH, 7 % des personnes interrogées dans l’enquête ayant été diagnostiquées dans les deux ans précédant l’enquête.
Qui est discriminé, où et pourquoi ?
12Nous avons mené des analyses statistiques descriptives et multivariées. Les premières décrivent les discriminations rapportées par les différents groupes qui composent la population séropositive, globalement et par sphère sociale, tous motifs confondus et pour chaque motif séparément (lorsque les effectifs le permettent). Ces groupes sont au nombre de sept : les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, indépendamment de leur pays de naissance (40 %), les hommes et les femmes immigré·e·s d’Afrique subsaharienne (8 % et 16 %), les hommes et les femmes usager·e·s de drogue injectables (7 % et 4 %), les hommes et les femmes hétérosexuel·le·s n’appartenant pas aux groupes précédents (13 % et 13 %). Ces groupes ont été constitués en tenant compte à la fois des modes de transmission du VIH/sida et d’indicateurs sociodémographiques (Lert et al., 2013). Le très faible nombre de lesbiennes et de femmes trans interrogées dans l’étude n’a par contre pas permis de prendre en compte ces caractéristiques dans l’analyse. Les analyses multivariées permettent de comparer les niveaux de discrimination au sein de chaque groupe de la population séropositive en tenant compte de l’âge, du niveau d’études et du statut d’emploi dont les distributions diffèrent fortement d’un groupe à l’autre. Ces analyses visent à identifier les caractéristiques qui exposent de manière disproportionnée aux discriminations.
13Dans le cadre de cet article, nous avons fait le choix de restreindre l’analyse à quatre des six sphères sociales prises en considération dans l’enquête : la famille pour les raisons développées plus haut, le travail et la recherche d’emploi comme espaces idéal-typiques de l’expérience des discriminations et enfin les services de santé où les traitements inégalitaires viennent mettre en question les principes d’universalité et d’égalité face aux soins (Gelly et Pitti, 2016).
Des discriminations qui se vivent dans tous les espaces sociaux, y compris dans la famille
14Parmi l’ensemble des personnes séropositives interrogées, 26 % déclarent des traitements discriminatoires au cours des deux dernières années, toutes sphères confondues (Tableau I). Cette proportion est très élevée comparée à ce qui a été observé dans l’enquête TeO dans laquelle 20 % des personnes enquêtées rapportaient ce type de traitements (Beauchemin, Hamel, Lesné et al., 2010), d’autant plus que dans TeO les questions portaient sur les cinq dernières années et que le nombre de sphères prises en compte était bien plus important (éducation, emploi, recherche d’emploi, logement, accès aux soins, lieux de loisirs, banque, mairie, préfecture, poste, autres administrations).
Proportion de personnes rapportant des discriminations, par sphère sociale

Proportion de personnes rapportant des discriminations, par sphère sociale
Lecture : 8,4 % des personnes interrogées ont rapporté des discriminations dans les services de santé au cours des deux dernières années.Champ : ensemble de la population concernée dans chaque sphère.
15Des niveaux différents sont observés selon les sphères sociales (Tableau I). Dans le secteur de la prise en charge médicale, 8 % des personnes séropositives rapportent des discriminations. L’existence de traitements discriminatoires de la part de certains professionnels de santé vis-à-vis des personnes séropositives, notamment les dentistes et les gynécologues, est rapportée dans d’autres travaux (Aides, 2015). Parmi les répondant∙e∙s en emploi au moment de l’enquête, 6 % rapportent des discriminations sur leur lieu de travail tandis que cette proportion s’élève à 24 % parmi les personnes ayant recherché un emploi durant cette période. Notons cependant que seule une personne sur trois a été en recherche d’emploi au cours des deux années précédant l’enquête. L’écart entre les niveaux de discrimination dans le travail et dans la recherche d’emploi a également été observé dans l’enquête TeO. Il témoigne de l’exposition plus fréquente aux discriminations dans l’accès au marché du travail et peut aussi renvoyer à des formes plus explicites de traitements injustes dans cette situation (Brinbaum, Safi, Simon, 2013). En outre, une fois passé le filtre de la sélection, les discriminations seront forcément moindres puisque les personnes les plus discriminées n’accéderont pas, ou dans des proportions beaucoup plus faibles que les personnes moins discriminées, à l’emploi. Il y a donc bien un phénomène de sélection et d’exposition qui joue ici et qui peut contribuer à rendre compte de la relative faiblesse des discriminations parmi les personnes en emploi.
16Rapporté à l’ensemble de la population vivant avec le VIH/sida, c’est dans la famille que les personnes déclarent le plus de traitements discriminatoires (11 %). Ce taux élevé est bien évidemment lié aux caractéristiques de la population concernée, séropositive pour l’ensemble et homosexuelle pour une grande partie, mais il souligne dans tous les cas que la sphère familiale n’est pas épargnée par l’expérience de traitements injustes.
17Considérer que l’on a été mal traité dans sa famille peut certes recouvrir des significations très diverses et renvoyer à une multiplicité de situations (inégalité de traitement, rejet, déni, silence, etc.). Pour autant, dans cette sphère comme dans les autres, seul un traitement injuste associé à un motif recevable, c’est-à-dire considéré comme illégal dans d’autres sphères, était qualifié de discriminatoire. Une personne déclarant avoir été mal traitée, mais rapportant que la raison en était la jalousie ou des problèmes d’argent n’a pas été classée comme ayant fait l’expérience de discrimination. Cette méthode permet de décrire les situations de discrimination dans la famille en ayant recours aux mêmes critères de jugement que dans les autres sphères. La formulation des questions concernant la sphère privée, dans la famille et dans l’entourage, reste à développer à mesure que cette notion sera introduite dans les futures études. L’absence de questions similaires dans d’autres enquêtes limite néanmoins les comparaisons concernant la sphère familiale. En outre, si le fait d’avoir interrogé l’existence de discriminations dans cette sphère constitue une avancée, la famille telle que définie dans nos analyses n’épuise à l’évidence pas toute la sphère dite privée qui comprend également la sphère conjugale et amicale.
18Pourquoi parler de discriminations dans la famille ? En premier lieu, les traitements injustes vécus dans la sphère familiale sont susceptibles de limiter l’accès à des ressources psychiques et matérielles. Psychiques quand l’annonce par des personnes non-hétérosexuelles de leur mise en couple ou de leur projet d’enfant n’entraîne pas les félicitations de rigueur dans ces circonstances (Rault, 2014). Matérielles par exemple lorsque les personnes sont lésées sur des donations du vivant ou sur un héritage. Comme le montrent Mireille Eberhard et Aude Rabaud (2013), la famille est aussi un lieu dans lequel le racisme s’expérimente, notamment pour les conjoints de couples dits mixtes et leurs enfants (Eberhard et Rabaud, 2013). Et les auteures de rapporter l’histoire de ces enfants d’un couple franco-algérien : leur grand-mère, surnommée « Mamie le Pen », leur donne à Noël quatre fois moins d’argent qu’aux autres petits-enfants. C’est bien un traitement inégal – percevoir moins d’argent à Noël – en raison d’un critère illégal dans les sphères protégées par le droit de la non-discrimination – l’origine de leur père – que ces personnes ont expérimenté. En ce sens, il nous semble possible de parler de discrimination dans la famille.
19Les recherches féministes ont depuis longtemps plaidé pour la mise en question de la frontière entre espace public et espace privé et par là même, ont montré que la famille n’était pas un univers social séparé des autres (Delphy, 2001 ; Kergoat, 2001 ; Guillaumin, 1992 ; Scott, 1988) : c’est aussi un espace relationnel où se construisent et se manifestent des inégalités sociales et des rapports de domination. C’est la perspective adoptée dans l’Enquête Nationale sur les Violences Envers les Femmes en France (Jaspard, Brown, Condon et al., 2003) qui a proposé une approche transversale des violences dans différents espaces sociaux (lieux publics, travail, études, couple, famille et proches). Alors qu’une dichotomie implicite entre un espace public dangereux et un espace privé protecteur avait conduit à mettre l’accent sur les formes de violence qui concernaient principalement les hommes et les femmes dans l’espace public, les enquêtes menées dans une perspective de genre ont révélé l’existence et l’ampleur des violences intrafamiliales et conjugales (Jaspard et Demur 2001). Ainsi, questionner ce qui se déroule dans la famille et le couple a amené à réévaluer les différences entre les femmes et les hommes concernant l’expérience des violences. On peut alors se demander ce qui distingue la notion de discrimination de celles de violences verbales (insultes, injures), de violences psychologiques (mettre à l’écart, refuser de parler, etc.) ou même de violences économiques (empêcher d’avoir accès aux ressources). Ces différentes formes de violences auraient pu être déclarées comme « traitement injuste » dans l’enquête Vespa2. Néanmoins, dans notre approche, la discrimination est définie non seulement par le type de traitement (mauvais traitement, injuste ou inégalitaire), mais aussi par l’identification du motif présumé, associé aux caractéristiques des personnes discriminées (en raison de votre couleur de peau, de votre orientation sexuelle, etc.). La notion de discrimination peut ainsi aider à appréhender l’injustice dans la sphère familiale dans sa dimension sociologique, et pas seulement interpersonnelle, c’est-à-dire dans ce qu’elle doit à la structure générale des relations de domination sociale.
Des discriminations qui concernent principalement les femmes et les minorités masculines
20Comme nous l’avons montré dans un précédent article (Marsicano, Lert, Hamelin et al., 2014), tous contextes confondus, les niveaux des discriminations rapportées par les personnes séropositives traduisent une hiérarchisation entre les groupes sociaux selon des positions de sexe, de classe, de race et d’orientation sexuelle : les femmes sont concernées au premier chef, puis certains groupes masculins et notamment les hommes homosexuels, tandis que les hommes hétérosexuels non immigrés et non usagers de drogue apparaissent relativement moins exposés. La discrimination vécue suit un gradient opposant d’un côté les femmes immigrées d’Afrique subsaharienne et les usagères de drogue qui sont près de quatre sur dix à témoigner de discriminations au cours des deux dernières années et de l’autre les hommes hétérosexuels non immigrés d’Afrique subsaharienne, un peu plus de un sur dix dans ce cas.
21Mais il convient d’aller plus loin et d’étudier la hiérarchie des discriminations au sein de chaque espace social considéré (Tableau II). Étant donné que les caractéristiques sociales varient fortement selon les groupes de la population séropositive, nous avons mené des analyses multi-variées afin de tenir compte des éventuels effets de structure de la population dans la déclaration de discrimination. Ces analyses visent à appréhender dans quelle mesure les discriminations rapportées, par exemple, par les femmes migrantes d’Afrique subsaharienne sont liées à leur statut d’emploi, à leur âge ou à leur niveau d’étude. La catégorie de référence pour les analyses multivariées est celle des « hommes hétérosexuels non immigrés d’Afrique subsaharienne », considérant qu’il s’agissait du groupe le moins exposé à la discrimination fondée sur le sexe, la couleur de peau et l’orientation sexuelle. Et en effet, aucun autre groupe ne déclare proportionnellement moins de traitements discriminatoires que celui des hommes hétérosexuels non-africains et ceci quelle que soit la sphère sociale.
Caractéristiques associées au fait de rapporter des discriminations (OR ajustés), par sphère sociale

Caractéristiques associées au fait de rapporter des discriminations (OR ajustés), par sphère sociale
*** significatif au seuil de 1 % ; ** significatif au seuil de 5 % ; * significatif au seuil de 10 %.Note : Dans la famille et les services de santé, il s’agit des OR ajustés sur le groupe, la situation d’emploi, l’âge et le niveau d’étude. Dans le travail et la recherche d’emploi, il s’agit des OR ajustés sur le groupe, l’âge et le niveau d’étude.
Lecture : 11,3 % des hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH) déclarent des discriminations dans la famille vs 4,5 % des hommes hétérosexuels non-africains. Les hommes homosexuels ont une probabilité 2,57 fois supérieure de déclarer des discriminations dans la famille par rapport aux hommes hétérosexuels non-africains.
Champ : ensemble de la population concernée dans chaque sphère. Source : enquête ANRS-Vespa2, 2011.
22Au sein de la famille, les discriminations touchent particulièrement les femmes dans leur ensemble ainsi que les hommes homosexuels ou usagers de drogue (Tableau II). À l’inverse, les hommes hétérosexuels non usagers de drogue, qu’ils soient ou non migrants, sont les moins exposés aux discriminations dans cette sphère, ce qui peut être interprété à la lumière de leur position dominante dans l’espace familial hétérosexuel. Mais la famille n’est pas seulement un lieu d’expression des rapports sociaux, elle est aussi un espace qui fabrique des conduites et des attitudes conformes aux attentes du milieu social et aux caractéristiques des personnes. Ce faisant, conjointement aux autres instances de socialisation, elle se charge de produire et de maintenir une certaine conformité aux rôles sociaux. De ce point de vue, les discriminations dans la famille rappellent la sanction encourue pour qui s’écarte de ces rôles prescrits, notamment par leur genre (Chetcuti, 2010 ; Courduriès, 2014). L’homophobie familiale peut prendre différentes formes, en imposant par exemple de contrôler la manifestation des sentiments en public ou en refusant de recourir au vocabulaire de la parenté pour désigner le ou la conjoint·e malgré une acceptation de principe (Nichnig et Grossi, 2014). L’intégration de la sphère familiale dans l’analyse des discriminations conduit par ailleurs à mettre en lumière la proximité de certains groupes sociaux, proximité qui ne ressort pas dans d’autres sphères. Alors que dans la sphère du travail, les hommes migrants rapportent beaucoup plus souvent des discriminations que les hommes hétérosexuels non migrants, dans la famille, leurs expériences de discrimination sont à la fois proches et faibles.
23Enfin, dans les services de santé, les femmes, quel que soit leur groupe, témoignent plus souvent de discrimination que les hommes. À la relative transversalité des discriminations vécues par les femmes séropositives s’oppose le caractère situé des discriminations vécues par les hommes séropositifs. Pour ces derniers, les discriminations renvoient à des formes de masculinité marginalisées ou déconsidérées (Courtenay, 2000 ; Connell, 1995 ; Connell et Messerschmidt, 2015). L’hétérogénéité prévaut chez les hommes dans la mesure où les discriminations se vivent sur des axes très différents : discriminations envers les immigrés et les homosexuels sur le marché de l’emploi, envers les homosexuels et les usagers de drogue dans la famille. Les rappels à l’ordre que constituent les discriminations pour les femmes et les hommes ne se jouent pas de la même manière. Les femmes se disent discriminées en tant que femmes séropositives, les hommes en tant qu’homosexuels, migrants ou usagers de drogue. Si la surexposition aux discriminations des femmes par rapport aux hommes a été montrée dans d’autres recherches (Hosseinzadeh, Hossain, Bazargan-Hejazi, 2012), c’est principalement par rapport à la séropositivité que ces analyses ont été menées. Tout se passe comme si le stigmate lié à la séropositivité, de par sa puissance notamment concernant les femmes (Théry, 1999), masquait les autres caractéristiques sociales. Or, des écarts sont observés entre les groupes de femmes séropositives et traduisent la nécessité de tenir compte des positions socio-économiques et des assignations raciales. Ainsi, les femmes d’Afrique subsaharienne apparaissent particulièrement concernées puisqu’elles déclarent proportionnellement plus de discriminations dans tous les contextes sociaux que les autres groupes, attestant de l’intersection des discriminations sexistes et racistes avec la sérophobie. Nos analyses confirment également les interrelations qui existent entre les différentes sphères sociales (Tableau II). Il en est ainsi de l’expérience de la précarité et de la marginalité socio-économique, appréhendée ici par l’absence d’emploi, dont on constate qu’elles jouent un rôle dans l’expérience des discriminations au sein de la famille. Influence de la précarité économique que l’on retrouve également dans la sphère de la santé dans lesquels la discrimination de classe apparaît plus importante que le racisme. Ce constat n’est pas spécifique aux personnes séropositives et a été observé dans d’autres recherches (Dubet, Cousin, Macé et al., 2013). Ainsi, l’analyse des discriminations ne s’oppose pas à la prise en compte des inégalités socio-économiques et l’étude de la sphère familiale conduit à mettre au jour le poids de l’exclusion du marché du travail dans l’insertion familiale. Cela doit également être analysé en tenant compte des potentielles conséquences de l’absence d’emploi sur les relations avec la famille. Les personnes pouvant alors être plus fréquemment en contact avec leur famille, et parfois en situation de dépendance économique accrue vis-à-vis d’elle, ce qui augmente la probabilité d’être exposé à des traitements discriminatoires.
Des motifs de discrimination qui dépassent la question de la séropositivité
24En s’intéressant dans cette dernière partie aux motifs des discriminations déclarés par les personnes elles-mêmes, on retrouve logiquement la séropositivité en première position (13 % de l’échantillon). Toutefois, des variations importantes sont observées entre les groupes sociaux (Figure 1). Les femmes sont particulièrement concernées ainsi que les hommes usagers de drogue. Là encore, les hommes hétérosexuels non-africains sont ceux qui rapportent le moins de discrimination pour séropositivité.
Proportion de personnes rapportant des discriminations liées à la séropositivité, par groupes sociaux

Proportion de personnes rapportant des discriminations liées à la séropositivité, par groupes sociaux
Lecture : 11 % des hommes séropositifs ayant des rapports sexuels avec des hommes déclarent avoir subi une discrimination dans au moins une sphère au cours des deux dernières années en raison de leur séropositivité.Champ : ensemble de la population étudiée.
25Les personnes vivant avec le VIH sont également confrontées aux discriminations racistes et homophobes : la couleur de peau, les origines ou la nationalité ainsi que l’orientation sexuelle sont rapportées chacune par 5 % des personnes interrogées. Dans les services de santé, le principal motif d discrimination est la séropositivité (7 %) tandis que dans la recherche d’emploi, ce sont l’origine (5 %), la couleur de peau (6 %) et la séropositivité (4 %) qui sont rapportées par les répondant∙e∙s. Enfin, dans la famille, ce sont la séropositivité (6 %) et l’orientation sexuelle (4 %) qui ressortent. Dans cette sphère, les femmes d’Afrique subsaharienne sont 15 % à rapporter des discriminations en raison de leur origine ou leur couleur de peau, confirmant l’existence de discriminations racistes.
26Toutes sphères confondues, le motif de l’orientation sexuelle est le plus fréquemment déclaré par les homosexuels masculins tandis que celui de la couleur de peau, de l’origine ou de la nationalité arrive en première position pour les migrants d’Afrique subsaharienne. En revanche, bien que les femmes séropositives témoignent de plus de discrimination que les hommes séropositifs, le sexe est rarement cité comme motif par celles-ci (2,4 % vs 0,9 % parmi les hommes). Cet écart suggère que la discrimination sexiste n’est pas identifiée en elle-même mais, à travers son intersection avec d’autres processus discriminatoires, en particulier la sérophobie. En d’autres termes, c’est une convergence entre le groupe et le motif que l’on observe pour les hommes et une divergence pour les femmes. Cette dissonance entre le groupe concerné et le motif rapporté est probablement en partie liée à des niveaux différents de visibilité et de mobilisation sociale face à tel ou tel motif de discrimination. S’il n’est pas nécessaire pour la personne interrogée de se penser comme ayant une caractéristique exposant aux discriminations pour répondre par l’affirmative aux questions sur les traitements injustes, ce n’est plus le cas lorsque l’on en vient au motif. Il s’agit de distinguer l’occurrence de traitements injustes – des événements quotidiens perçus comme injustes même s’ils ne sont pas attribués à une cause précise – et l’identification de la raison de ces traitements (Essed, 2002). Cela peut notamment contribuer à rendre compte du décalage entre les taux de discriminations rapportés par les femmes et la faiblesse du motif sexe. Les débats publics autour du racisme, et la lutte contre les discriminations racistes, sans les faire disparaître, ont contribué à les rendre tangibles et sans doute aussi dicibles. Ceci peut contribuer à expliquer la cohérence observée entre le fait d’être un immigré d’Afrique subsaharienne et le motif de l’origine ou de la couleur de peau. C’est également ce que l’on constate concernant les discriminations liées à l’orientation sexuelle, les homosexuels masculins s’étant fortement mobilisés contre les discriminations avec le développement de l’épidémie (Broqua, 2005). On peut y voir des processus communs au racisme et à l’homophobie là où la logique du sexisme diffère. Les discriminations sexistes ne sont pas captées comme telles. C’est alors la sérophobie qui ressort comme principal motif de discrimination pour les femmes.
27Il serait par ailleurs illusoire de vouloir séparer ce qui relève de la sérophobie et du sexisme. En effet, il est possible que la séropositivité pèse davantage, ou du moins différemment, sur les femmes que sur les hommes, justement parce que ce sont des femmes. La sérophobie plus importante rapportée par les femmes peut alors être analysée comme une forme de sexisme, de même que la sérophobie peut être appréhendée comme une forme d’homophobie pour les hommes homosexuels, voire même pour les hommes hétérosexuels dont la séropositivité peut être interprétée comme une preuve d’homosexualité. C’est bien la non-conformité aux normes de genre qui expose là encore les femmes, et certains hommes, aux discriminations.
Conclusion
28Au sein de la population des personnes vivant avec le VIH, les femmes et les minorités masculines (homosexuels, migrants, usagers de drogue) sont concernées au premier chef par les discriminations tandis que les hommes hétérosexuels non immigrés et non usagers de drogue apparaissent relativement moins exposés. Les sanctions que constituent les discriminations sont genrées, les femmes apparaissent discriminées en tant que femmes séropositives, les hommes en tant qu’homosexuels, migrants ou usagers de drogue. Ainsi, les niveaux de discriminations rapportées par les personnes séropositives traduisent à la fois des hiérarchies raciales et socio-économiques, mais aussi la force des assignations de genre, en particulier dans l’espace familial. Ces analyses tenant compte de l’intersectionnalité des positions sociales ont mis en avant le poids du genre, entendu non seulement du point de vue des rapports femmes/hommes mais également des rapports entre groupes masculins selon l’orientation sexuelle ou les assignations raciales.
29Dans la lignée des travaux sur les violences, nos résultats confirment que la famille ne constitue pas une sphère protégée de l’injustice et des inégalités sociales. L’étude de la population des personnes vivant avec le VIH dans laquelle les groupes sociaux minoritaires sont fortement représentés plaide pour penser l’espace des relations familiales en lien avec la notion de discrimination et au-delà, pour repenser l’opposition sphère publique/ sphère privée dans ce champ. Reconnaître les discriminations dans la sphère familiale contribuerait à sensibiliser la société à des pratiques inégalitaires et injustes dans la sphère privée et à offrir aux individus, ici les personnes séropositives, des moyens d’y faire face et d’y répondre. La famille constitue une des principales instances de socialisation aux normes de genre et de confrontation à l’écart à ces normes. Mettre au jour l’impact de ces interactions sur les trajectoires constituerait une reconnaissance et un moyen d’action pour celles et ceux qui font partie des « ratés de la famille » (Lucey, 2007).
Notes
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[1]
KAPB pour Knowledge, Attitudes, Beliefs and Practices (en français, Connaissances, Attitudes, Croyances et Pratiques). Les enquêtes KABP sont les grandes enquêtes impulsées au niveau international par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), dès la fin des années quatre-vingt, dans le cadre des politiques de lutte contre le sida. Ces enquêtes participent du dispositif de surveillance du VIH/sida.
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[2]
Cet article repose sur l’analyse de l’enquête ANRS-Vespa2 réalisée en 2011 sous la responsabilité de Rosemary Dray-Spira (Inserm), France Lert (Inserm) et Bruno Spire (Inserm). ANRS : Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales. Vespa2 : VIH - Enquête sur les Personnes Atteintes – 2e édition. Par souci de lisibilité, nous parlerons de l’enquête Vespa2 dans la suite de l’article. Nous remercions l’ANRS qui a financé l’enquête, les personnes vivant avec le VIH qui ont accepté de participer, les médecins et les équipes hospitalières et de recherche clinique, les associations de lutte contre le sida, Aides et Act-Up ainsi que Sidaction qui a soutenu le post-doctorat de la première auteure de cet article. L’enquête a été réalisée en métropole et dans quatre départements d’Outre-Mer (Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion). Les analyses présentées ici ne concernent que la France métropolitaine.
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[3]
Aujourd’hui encore, le suivi de l’infection à VIH est principalement effectué dans des services hospitaliers spécialisés.
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[4]
La méthode résiduelle consiste à comparer la situation de deux groupes relativement à un indicateur, le salaire par exemple, et de voir si, en contrôlant statistiquement sur les caractéristiques pertinentes, un écart subsiste.
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[5]
CMU = Couverture maladie universelle ; AME = Aide médicale de l’État.