CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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« Notes de terrain, avril 2009. J’assiste à un shooting photo pour un magazine pornographique. La séance se déroule dans un studio en banlieue parisienne. Devant le plateau se trouvent deux canapés : avec les membres de l’équipe qui ne travaillent pas, je regarde Alain, le photographe, mettre en place les lumières, placer les actrices devant l’objectif, puis commencer la séance. Pendant tout le shooting, il leur donne des indications pour les poses, les encourage : “De beaux culs bien cambrés !”, “On se la joue vraiment popotin !”, “Ouais, génial, quelle paire de fesses nom de Dieu !” Chacun sait que je suis sociologue et que je viens pour observer le travail de l’équipe : j’ai fait un entretien avec Alain quelques semaines auparavant, j’avais également rencontré un des acteurs présents sur le plateau. Luc, le journaliste dont les photos vont illustrer l’article, à qui j’ai rapidement expliqué l’objet de ma présence, me regarde en train de prendre quelques notes dans mon carnet et me dit en rigolant : “T’as trouvé la planque pour mater des culs.” Je ris avec lui. »

2Luc interpelle en premier lieu le sociologue venu observer un tournage pornographique : alors que je revendique une position d’observateur, il m’assigne à une position de voyeur, prétendant dévoiler mes désirs sous mes intentions savantes. Ce soupçon de voyeurisme n’a de sens que parce que je suis un homme : implicitement, dans son commentaire, ce sont les corps féminins, et leur mise en scène inhérente au travail pornographique, qu’il s’agit de regarder. En tant qu’homme, présumé hétérosexuel, je suis assimilé aux spectateurs de films pornographiques. Si cela m’exclut du cercle des professionnels (dont Luc, simple critique mais habitué des tournages, fait partie), qui revendiquent leur distance à l’égard des fantasmes qu’ils produisent, le rire complice qui ponctue l’interaction montre que cette opposition entre les professionnels et les spectateurs ne tient que jusqu’à un certain point. Si je suis soupçonné de profiter du spectacle, la remarque de Luc note implicitement que lui aussi peut en faire autant, et que d’une certaine manière il aurait tort de ne pas le faire. Cette remarque est ainsi sous-tendue par une certaine vision de la sexualité masculine, largement répandue (Ferrand et al., 2008) : celle d’hommes soumis à leurs désirs, qui ne parviennent à les contrôler que jusqu’à un certain point, mais qui, désirant cependant se montrer maîtres d’eux-mêmes, cherchent des prétextes pour les satisfaire. Enquêter sur la pornographie, entreprise de production par des hommes de fantasmes masculins, serait donc, aux yeux des enquêtés, un tel prétexte. En m’interpellant ainsi, Luc remettait en cause ma prétention initiale de distance vis-à-vis de mon objet d’enquête. En effet, le choix de travailler sur la pornographie hétérosexuelle, et donc l’exclusion de la pornographie gaie, était stratégique. Gay travaillant sur la pornographie hétérosexuelle, je pouvais prévenir certains soupçons sur mes motivations, et je me situais hors des relations de séduction et de désir qu’implique un terrain sur la sexualité. Je ne me présentais pas pour autant comme gay sur le terrain, mais je considérais que mes désirs étaient ailleurs. La remarque de Luc venait ainsi rappeler que l’enquêteur est toujours pris dans son terrain, qu’il le veuille ou non (Favret-Saada, 2007). Si elle incite l’enquêteur à se distinguer de la figure du voyeur, elle offre également l’opportunité d’analyser comment et pourquoi sa sexualité est mobilisée sur le terrain.

3La présence de la sexualité dans l’enquête ethnographique a fait l’objet de plusieurs travaux. Certains d’entre eux soulignent à quel point la dimension érotique de la relation d’enquête est à la fois une dimension ordinaire du travail anthropologique et un tabou dans le monde académique (Kulick et Wilson, 1995). D’autres, en s’attachant plus particulièrement au cas des chercheurs homosexuels, analysent ce que signifie dire sa sexualité sur son terrain ou dans le monde académique, et faire usage de son appartenance sexuelle pour construire son objet d’enquête (Leap et Lewin, 1996 ; 2002). Le genre et la sexualité sont ainsi abordés comme des appartenances qui confèrent un certain point de vue sur le monde et peuvent être, comme les positions de classe, à l’origine d’un engagement dans le travail de recherche (Naudier et Simonet, 2011). Dans cette perspective, la question n’est pas tant de dévoiler la présence de la sexualité sur le terrain que d’identifier les processus de sexualisation à l’œuvre dans la relation d’enquête. Comme le montre la sociologie de la sexualité, celle-ci n’est pas l’expression d’une pulsion, elle suppose un travail d’interprétation qui identifie une interaction comme sexuelle (Gagnon, 2004). Ce processus est dépendant des positions sociales des individus, en particulier de genre, d’âge, mais aussi de classe : il y a une production sociale du désirable, le sexuel renvoyant toujours à du non sexuel (Bozon, 2013). Abordée comme une interaction parmi d’autres, la relation d’enquête peut ainsi faire l’objet de tels processus de sexualisation, par le chercheur comme par les enquêtés. Si c’est bien plutôt une désexualisation, un effacement de la sexualité et des désirs du chercheur, qui caractérise une grande partie des enquêtes ethnographiques (Newton, 2000), les enquêtes sur la sexualité offrent l’occasion d’expliciter les processus de sexualisation de la relation d’enquête, et ce qu’ils nous apprennent du terrain.

4Qu’est-ce que cela signifie dans le contexte d’une enquête sur la pornographie ? La pornographie est un commerce qui produit des films ayant pour fonction d’exciter le spectateur, et saisit pour cela des désirs de plus en plus divers (Williams, 1992) ; c’est également un monde du travail dans lequel l’intimité est mobilisée pour faire aboutir les projets, où le partage entre sexualité privée et sexualité professionnelle n’est pas tracé une fois pour toutes (Trachman, 2013, chap. 3). J’y ai mené de 2006 à 2010 une ethnographie constituée d’un travail d’archives portant sur les films et les magazines spécialisés, des entretiens avec les personnes qui participaient à la réalisation des projets, d’observations de tournage. Sans aborder toutes les dimensions de la relation d’enquête, cet article a pour objet d’analyser la désexualisation initiale que j’ai opérée, puis les effets de mon homosexualité sur la relation d’enquête. Les désirs et la sexualité du chercheur ne sont pas considérés comme des tabous ou des secrets à révéler : ils sont des enjeux épistémologiques (Harding, 1991). Je considère d’abord que me constituer comme sujet de savoir nécessite de m’effacer comme sujet de désir : que signifie un tel geste en ce qui concerne la constitution de la pornographie en objet d’étude ? Que je le veuille ou non, mes désirs et ma sexualité, dans un monde où désirs et sexualité sont omniprésents, sont présents au cours de l’enquête : il s’agit alors de préciser, rétrospectivement, comment ils m’ont donné accès à certaines informations, permis à certains enquêtés de livrer certains aspects d’eux-mêmes, produit des interactions spécifiques.

5Pour un enquêteur gay, ces questions prennent une forme particulière. Parce que l’homosexualité n’est pas une position sociale nécessairement visible, un homosexuel peut être présumé hétérosexuel, et réciproquement tout homme peut être soupçonné d’homosexualité. De plus l’homosexualité masculine est l’objet de significations différentes et contradictoires (une proximité avec le féminin ou l’affirmation d’une virilité, un rapport spécifique à la sexualité et à la sentimentalité, etc.), qui ne se réduisent pas à un choix d’objet érotique [1]. Il est difficile de savoir si, par tel ou tel enquêté ou à tel ou tel moment de l’enquête, je suis plutôt vu comme un hétérosexuel, un homosexuel, si c’est mon sexe ou ma sexualité qui importe. Cette ambiguïté n’a pas à être levée, elle fait partie de la dynamique de l’enquête, dans laquelle les rôles ne sont pas fixés à l’avance, mais dans laquelle les manières d’être identifié ne relèvent pas du hasard. Je reviendrai dans un premier temps sur les enjeux de la mise à distance d’un intérêt douteux : pourquoi vouloir mettre de côté ses désirs lorsqu’on enquête sur la pornographie, et quelles conséquences cela-t-il dans la construction de l’objet ? Dans un second temps, je montrerai comment mes appartenances sexuée et sexuelle, sues ou supposées, constituent des prises pour les enquêtés (Fournier, 2006) et agissent comme un révélateur de certains mécanismes du fonctionnement du terrain [2].

La neutralisation d’une technologie de l’orgasme

6En choisissant de travailler en tant que gay sur la pornographie hétérosexuelle, je m’attachais à mettre à distance un ensemble d’images conçues pour être excitantes, et plus largement une activité qui repose sur la sexualité : devenu gay quelques mois avant cette enquête, je conçois alors celle-ci comme un retour sur l’hétérosexualité. Les films pornographiques hétérosexuels ont fait partie, comme pour la majeure partie des jeunes hommes (Bozon, 2008), de ma socialisation sexuelle. Il me semble que les constituer en objet d’enquête suppose de mettre à distance ces usages ordinaires. Ce geste n’est pas isolé et caractérise une grande partie des discours sur la pornographie, qui affichent leur désintérêt voire leur mépris pour leur objet. Ce positionnement relève d’une neutralisation d’une technologie de l’orgasme (Maines, 2009), qui a pour effet d’invisibiliser l’enquêteur, et plus largement l’intellectuel, comme sujet sexuel, réquisit de son accès à une position d’intellectuel légitime [3]. Il s’agit alors de « mettre entre parenthèse la fonction et la nature de l’objet représenté et à exclure toute relation « naïve », horreur devant l’horrible, désir devant le désirable » (Bourdieu, 1979, p. 56) : ce hiatus entre les usages des images pornographiques et les discours dont elles sont l’objet suppose et écarte tout à la fois la dimension érotique de ces images.

L’esthétisation de la pornographie

7La mise à distance d’un intérêt pour la pornographie est une stratégie rhétorique présente dans de nombreux écrits sur la pornographie, plus ou moins académiques, et en particulier ceux qui analysent les images et leur influence. Ils ont pour objectif de constituer la pornographie en phénomène à commenter. La régulation politique de la pornographie, et sa constitution en menace (Rubin, 2010, chap. 5), y engagent. Ils ont également pour but de faire du locuteur un théoricien de la pornographie, distinct des spectateurs de films pornographiques : il s’agit moins d’en voir que de les « penser » (Ogien, 2003). À la masse indistincte des films pornographiques dont aucun ou presque n’est cité est fréquemment opposé L’empire des sens, de Nagisha Oshima, exemple d’une représentation de la sexualité intelligente, sans vulgarité (Marzano, 2003). Le sujet du savoir ainsi promu se distingue de la figure de l’amateur de pornographie. Le début de mon enquête en est un exemple : même si je valorise les films pornographiques, je m’attache à montrer que je les trouve « intéressants » et me distingue ainsi de leurs usages masturbatoires.

8Un des premiers entretiens, réalisé dans un café parisien avec un réalisateur, permet de préciser quelle approche de la pornographie sous-tend cette idée. Vincent a une quarantaine d’années. La pornographie est son activité principale. Il a réalisé une quarantaine de films depuis le début des années 2000 et est aujourd’hui réalisateur et producteur. Ce premier entretien est révélateur du décalage entre ma perception initiale de la pornographie et ce que Vincent m’en dit. Je conçois alors le monde de la pornographie sur le modèle des mondes de l’art (Becker, 2006), où des artistes créent des produits singuliers qui sont l’expression de leurs idées et qui vont être discutés par des instances en charge de les valoriser en mobilisant des compétences esthétiques. Avant de voir Vincent, j’ai visionné une bonne partie de ses films, sur lesquels je pose des questions en les considérant comme son œuvre. Dès le début de l’entretien, je l’interroge sur les scénarios :

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« Comment tu écris tes scénarios ?
Le matin quand je me réveille, je te jure c’est vrai [il rit]. Je suis tellement là pour m’amuser que les scénarios je les écris le matin… J’ai une manière de travailler qui est vachement particulière. Tu vois pour Niqueurs professionnels[4], je pars à Los Angeles, j’ai huit heures d’avion, et j’ai huit heures pour écrire le scénar (…).
À un moment tu dis « Oui, on voit toujours la même chose »…
Ben c’est la vérité, le porno c’est toujours la même chose. Non ?
Si, plus ou moins…
J’ai rien contre ça. Voilà quand tu vas bouffer, quand tu vas à table, tu as toujours une entrée, un plat, un dessert. Y a un moment où j’en ai marre de servir ça : c’était l’époque Projet porno (…).
Mais par exemple en regardant la première scène des Sexperts, qui me semblait intéressante parce que la première scène allait très loin dès le début…
Elle est très violente.
Oui, elle allait très loin. Et c’est intéressant parce que normalement c’est progressif.
Oui mais justement, moi ce qui m’amuse c’est de casser tous ces codes-là. C’est-à-dire que dans les films de cul, les films qui commençaient par une scène hard d’entrée de jeu, ça n’existe pas. Personne ne l’avait fait, je l’ai fait. Et comme tu le dis, il se doit dans les films de cul d’avoir une espèce de progression. Et moi j’ai mis des doubles [pénétrations] d’entrée de jeu… Je vais te dire pourquoi : parce que les mecs qui regardent Canal, à l’époque mes films étaient faits pour Canal, donc je sais que les mecs ne regardent que la première scène, donc c’est ça qui m’a permis de décrocher des gros scores d’audimat parce que les mecs quand ils voient une scène ultra-violente dès le départ, eh ben ils restent.
Ce qui me semblait intéressant c’est qu’il y avait quand même un travail sur le scénario et comme tu dis une espèce de morale. C’est intéressant parce qu’à la fin de Niqueurs professionnels, il y a cette scène avec les journalistes… Quel est le message que tu veux faire passer ?
Dans mon deuxième film, c’est respecter les gonzesses quoiqu’il arrive, et sinon c’est… Le message qu’il y a dans tous mes films euh… C’est le sexe c’est bien, quoi. Ca doit pas être tabou, enfin tu as vu Les Sexperts et Niqueurs professionnels, c’est ça l’idée. Euh… c’est très con ce que je vais te dire mais… La guerre c’est pas bien le cul c’est super, voilà. Si tu jouis bien, t’es un mec bien. Enfin t’es bien dans ton… Si t’as bien joui, voilà. »

10La première réponse de Vincent à propos de l’écriture des scénarios est claire : il y passe peu de temps et les écrit juste avant le tournage. C’est la pratique ordinaire dans le monde de la pornographie : lors de mon arrivée sur un tournage d’une semaine, je propose mon aide, on me demandera d’aider une actrice à écrire le scénario du film réalisé deux jours après. Dans ce premier entretien, j’insiste pourtant sur le scénario du film comme si c’était un élément important. Tout se passe comme si Vincent se prenait au jeu de mes questions et s’amusait à considérer sa filmographie comme une œuvre, même s’il souligne lui-même que « le porno c’est toujours plus ou moins la même chose ». Mes questions supposent également que ses films ont pour objectif de délivrer des « messages ». De ce point de vue les réponses de Vincent sont éloquentes : « le sexe c’est bien », « la guerre c’est pas bien le cul c’est super » - des paroles vides qui ont pour objectif de contenter mon désir d’interpréter ces films, et qui sont probablement assez ironiques. Le malentendu de l’entretien est condensé dans la revendication du « bien jouir » : si dans le travail de Vincent faire jouir les hommes – les acteurs comme les spectateurs – occupe une place centrale, il en fait ici un principe moral qui peut être compris comme une réponse bancale à une question qu’il ne se pose pas.

11Identifiant ce qui est « intéressant », l’entretien est la mise en œuvre de mon propre regard informé et distancié sur la pornographie. À la suite de mes questions, Vincent adopte la position du créateur qui « casse les codes ». Il souligne cependant à propos de cette première scène montrant une double pénétration vaginale (ce qui est en effet plutôt rare dans le script pornographique) que ce choix répond à une logique marchande plus qu’à une logique artistique : déjouer les attentes du public de Canal Plus pour qu’il reste plus longtemps devant son écran. Si Vincent se positionne comme un auteur en répondant à mes questions, il note à plusieurs reprises, implicitement ou explicitement, que la pornographie est un « truc kleenex » comme il le dira dans la suite de l’entretien : non pas une œuvre pérenne mais un produit périssable, non pas un objet à interpréter mais un produit pour se masturber. L’attachement à l’écriture du scénario, à la transgression du script pornographique, aux messages que le réalisateur voudrait faire passer confortent les approches intellectuelles des images en faisant de la pornographie un objet d’interprétation, et occultent les usages ordinaires des images et la manière dont la plupart des pornographes les conçoivent dans leur travail [5]. La désexualisation des images pornographiques contribue donc à les légitimer comme objet de recherche, elle écarte également le fonctionnement ordinaire du monde de la pornographie, dans lequel il s’agit de saisir les désirs des spectateurs.

Dans le monde des fantasmes

12Un réalisateur et producteur d’une trentaine d’années décrit ainsi cette tâche :

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« Faire un film porno, c’est répondre à une demande.
Bien sûr. Je réponds déjà à ma demande à moi. Les films que je fais, c’est des films que je kifferais de voir. Maintenant ça m’excite pas du tout, parce que j’en fais… Je suis pas excité quand je tourne. J’ai fait un film de viol. On va être clair, on va être franc toi et moi : 80 % des mecs ont ce fantasme. Toi et moi on fait partie, c’est sûr. [Je fais une moue dubitative.] »

14« Enfin, je ne sais pas ce que vous aimez voir… », « Je ne sais pas quels sont tes délires » : parce que la pornographie est conçue comme une capture des fantasmes, l’entretien fonctionne comme une technique d’aveu, et les rôles sont inversés. Je ne suis pas seulement un sociologue qui enquête sur les pratiques éventuellement peu avouables des réalisateurs de films pornographiques, je suis mis en demeure d’expliciter mes propres fantasmes. Aborder les fantasmes comme un marché semble relever d’une désexualisation, ici marchande et non esthétique : les films pornographiques seraient « des produits comme les autres ». Cet aspect est également présent dans le discours de Vincent, qui s’attache finalement à mettre en avant les logiques marchandes de son travail malgré mon désir de le constituer en auteur. On peut y voir une seconde forme de désexualisation des images pornographiques, dans laquelle la pornographie n’est pas abordée sur le modèle des mondes de l’art, mais sur celui du marché. Ce modèle implique une extériorité du producteur face à ses produits, la nécessité de réaliser des films rentables et donc de répondre à la demande étant plus importantes que ses propres désirs.

15L’entretien précédemment cité montre pourtant que cette image ne décrit qu’imparfaitement l’activité des réalisateurs et le fonctionnement du monde de la pornographie. Si celui-ci m’affirme qu’il fait des films qui répondent à « [sa] demande à [lui] », il trace aussi un espace des fantasmes dans lequel il m’inclut, et souligne que si ces fantasmes correspondent à ses goûts, ils ne l’excitent pas nécessairement. On a ici l’indice d’un rapport particulier à la sexualité présent dans le travail des pornographes. Les fantasmes qu’ils mettent en scène ne relèvent pas nécessairement de leur répertoire fantasmatique. Ils peuvent également perdre leur pouvoir d’excitation du fait de l’habitude professionnelle, ou suite à un détachement de l’individu vis-à-vis de ses propres fantasmes. Il s’agit de savoir ce qui peut être constitué en fantasmes, ce qui peut être source d’excitation, constituer une « niche » ou toucher un large public. La réflexivité et la distance ne sont pas absentes de ce travail, mais elles portent sur la sexualité, son organisation plus que la dimension esthétique des images. Les fantasmes sont travaillés et produits.

16La désexualisation des images pornographiques consiste à contourner les usages ordinaires des images, et à imposer aux interlocuteurs un cadre qui laisse de côté la dimension sexuelle de leur activité. Elle prend deux formes : il peut s’agir d’aborder la pornographie comme un genre, ou comme un marché. Dans le premier cas, les images pornographiques sont abordées sur le modèle des mondes de l’art ; dans le second cas, comme un produit comme un autre. Cependant, dans les entretiens, une autre image du travail pornographique apparaît : celui d’entrepreneurs attentifs à la diversité des fantasmes, y compris ceux de l’enquêteur. L’enquête a lieu dans un monde où les fantasmes tiennent une place centrale, les pornographes se donnant pour tâche d’objectiver ceux-ci, d’en trouver de nouveaux, de saisir des fantasmes majoritaires comme de donner une place à des fantasmes minoritaires. La désexualisation de la relation d’enquête, ici induite par la lecture esthétique de la pornographie, occulte les enjeux de la mise en marché des désirs sexuels, et la diversité sexuelle dans laquelle l’enquêteur comme les pornographes sont pris [6].

Une homosexualité révélatrice

17Comme on l’a vu, ce cadrage initial de l’enquête n’a pas empêché certains enquêtés de s’interroger ou de m’interroger sur mes propres désirs. De ce point de vue, considérer, comme je l’ai fait au début de l’enquête, qu’être gay avait pour effet de m’extraire du groupe hétérosexuel était naïf : la présence ou le soupçon d’homosexualité produit dans les relations avec les autres des réactions particulières, et amène chacun à se présenter de manière spécifique, ou à parler de certaines expériences. Cette dimension révélatrice de mon homosexualité est liée à la place particulière de l’homosexualité masculine dans le monde de la pornographie : alors que les pornographes se donnent pour tâche de saisir les désirs les plus divers, et que les scènes entre femmes font partie de la routine, les fantasmes gays comme les scènes entre hommes sont exclus. Cette énigme m’a amené à utiliser ma sexualité pour saisir le sens de cette exclusion : sans faire nécessairement mon coming-out, je posais, lors des entretiens, de nombreuses questions sur le partage entre hétérosexualité et homosexualité masculines, ce qui contribuait probablement à donner des signes d’homosexualité. D’autre part, c’est une certaine image de l’homosexualité que je donne, inscrite dans une évolution historique de l’homosexualité masculine : la banalisation de celle-ci s’est accompagnée d’une mise à distance de la figure de la folle (Le Talec, 2008), de la mise au placard de certains traits de la culture gaie (Halperin, 2012), finalement de la mise en scène d’une homosexualité masculine très « straight » (Connell, 2005). Ces deux aspects - une homosexualité parfois implicite et plutôt respectueuse des normes de genre - expliquent pour une part mes relations avec les femmes et les hommes du monde de la pornographie, et la possibilité de saisir certaines de leurs expériences.

Jouer avec le genre

18Les actrices se constituent en objet fantasmatique pour des regards masculins et cette image est souvent difficile à vivre, notamment dans l’espace public : reconnues par certains spectateurs, elles peinent à rétablir les frontières de l’intimité que leur travail efface ; supposées disponibles, elles se voient tenues de jouer le rôle pornographique de la femme désirante et désirable. Leur métier accentue ainsi la sexualisation dont chaque femme est l’objet. Apparaître comme un interlocuteur gai a pour effet de suspendre les jeux de la séduction hétérosexuelle, et par là d’ouvrir une parole sur la sexualité sans que cela n’apparaisse comme une tentative d’avoir des rapports sexuels. Cela me situe du côté des femmes. Deux moments au cours de l’enquête montrent comment cette position lève pour une part les enjeux traditionnels des relations entre hommes et femmes et permet à ces dernières de jouer, voire d’inverser les rapports de réification propres aux rapports sociaux de sexe (Guillaumin, 1992 ; Rubin, 2010, chap. 1).

19Alors que je me rends en voiture en Espagne avec Christelle, une ancienne actrice qui y réalise son premier film (dans lequel elle tourne également quelques scènes lesbiennes) et qui a accepté ma présence, et Manuel, un ami qui lui a avancé les quelques milliers d’euros nécessaires à la réalisation de son film, ceux-ci m’interrogent sur ma sexualité. Lorsque je dis que je suis gay, Christelle affirme qu’elle « adore les gays » et qu’elle s’entend particulièrement bien avec eux. À notre arrivée sur les lieux du tournage, alors que je suis avec les autres actrices au bord de la piscine de la villa, l’une d’entre elles me demande si « ça ne dérange pas ma copine que je parte sur un tournage de film porno ». Je réponds que ça amuse plutôt mon copain. Ce coming-out intéresse les actrices, qui me demandent alors de retracer ma trajectoire sexuelle.

20Au cours de la semaine de tournage, être identifié en tant que gay me permet d’avoir un rapport particulier avec les actrices. Lors d’une scène à laquelle Christelle participe, je fais office d’éclairagiste. La scène terminée, la photographe du tournage me prend en photo : je lui avais en effet demandé de prendre quelques photos de toute l’équipe au travail, pour illustrer ma thèse. Christelle saisit l’occasion pour poser avec moi et jouer avec l’objectif, Julia, une autre actrice, suit son geste, et enroule une ceinture autour de mon cou. Cela illustre la performance de l’hétérosexualité propre au travail des actrices : Christelle met en scène un désir sexuel pour susciter le désir du spectateur, me caresse le sexe et joue par là le rôle, traditionnel dans la représentation pornographique, de la femme mue par un désir irrépressible. Cependant la scène s’écarte de cette performance sur un point important : pris en laisse par Julia, je suis plutôt passif dans une interaction à laquelle je participe bon gré mal gré. La situation m’amuse, mais je ne fais pas ce travail de mise en scène, riant du rôle que l’on me donne.

21Cette interaction est possible parce que Christelle sait que je suis gay : ce qui est comique, c’est qu’elle joue son rôle de figure fantasmatique hors-champ, mais aussi qu’elle joue le désir hétérosexuel avec un gay. L’ambiguïté que contiendrait ce geste avec un homme hétérosexuel est absente : c’est parce qu’elle suppose que mon désir sexuel ne me porte pas vers elle qu’elle peut mettre en scène un désir pour moi. Le modèle de l’homosexualité comme inversion de genre (Halperin, 2002, chap. 4) est également mobilisé : je suis féminisé, Christelle et Julia adoptant spontanément un rôle dominant. Ma position homosexuelle ne lève pas seulement la dimension sexuelle de la relation, elle permet de jouer sur les rôles de genre et d’en inverser les règles, même provisoirement.

22Au cours du tournage, un autre épisode illustre plus nettement encore ma constitution en objet par les actrices. Un après-midi, Christelle et Julia décident de nous maquiller et de nous travestir, Manuel et moi. C’est un moment de pause dans l’enchaînement des scènes ; une partie de l’équipe est partie faire du shopping dans une ville voisine. Sur le tournage, Manuel et moi-même sommes un peu à l’extérieur de l’équipe : même si je participe, je reste le sociologue qui prend des notes et réalise des entretiens. Manuel assiste au tournage sans participer ni proposer son aide. Si Manuel est enthousiaste à l’idée de se déguiser et de se maquiller, je refuse d’abord, mais elles insistent. Elles me maquillent, me donnent une robe, un chapeau et un boa, Manuel est en string, il porte des plumes sur la tête et dans les fesses.

23Christelle est contente du résultat, mais je suis très rapidement gêné par la situation. Je me démaquille finalement rapidement, sans que cela ne soit trop flagrant. Christelle est un peu déçue mais me laisse faire. Manuel, à l’inverse, est ravi : il court autour de la piscine, joue avec ses plumes, et attend déguisé le retour des autres membres de l’équipe. Le contraste entre la réaction de Manuel et ma propre réaction est lié à ma volonté de garder une certaine distance en tant que sociologue, mais aussi à la connaissance de mon homosexualité par le reste des membres de l’équipe. J’ai l’impression d’être le gay qu’on travestit : l’inversion de genre me semble être l’actualisation du caractère efféminé supposé des gays, une assignation à mon homosexualité.

24La scène est aussi une parenthèse révélatrice, qui illustre le partage des rôles de genre au sein de l’équipe. En effet, Christelle et Julia ne nous choisissent pas, moi et Manuel, par hasard : il semblerait incongru de travestir le réalisateur. Alors que les relations de travail pornographique sont caractérisées par une production d’actrices qui passe notamment par un modelage du corps et de l’apparence des femmes, supervisé par les hommes, cette scène inverse ce processus, Julia et Christelle prenant un temps le rôle de créatrice qui leur est refusé dans le monde de la pornographie. Manuel et moi-même sommes ainsi situés du côté des femmes. Ma revendication conjointe de masculinité et d’homosexualité donne à ce processus une certaine force subversive : c’est aussi en tant qu’homme que je suis travesti. Manuel et moi-même étant extérieurs au monde de la pornographie, notre féminisation laisse intacte la répartition des rôles de genre sur le tournage, et en particulier la position masculine des pornographes et des acteurs. Ces moments montrent cependant que le monde de la pornographie n’est pas seulement un espace où les rapports de genre sont brutalement réaffirmés, mais aussi un espace où les actrices peuvent saisir l’occasion de les jouer et ainsi de mettre à distance certains rôles traditionnels.

Les objets du désir masculin

25En tant qu’homme, je suis souvent perçu par les pornographes comme un spectateur potentiel, qui partage avec eux leur goût pour la pornographie hétérosexuelle, mais aussi leur intérêt pour les femmes. Cependant cette division entre un sujet de désir masculin et son objet féminin n’épuise pas le fonctionnement du groupe professionnel, et ne décrit qu’imparfaitement les rapports sexuels qui y ont lieu. Alors que les pornographes s’investissent dans les désirs, et contribuent, en donnant une autonomie à la sphère des fantasmes, à légitimer les désirs illégitimes (comme dans le cas du viol, précédemment cité), l’homosexualité masculine reste exclue de leur travail, cette exclusion contribuant à les définir comme hétérosexuels. La présence de scènes entre femmes, à destination d’un public masculin, rend cette exclusion d’autant plus frappante (Trachman, 2013, chap. 6). Questionner les pornographes sur la présence de l’homosexualité masculine dans leur travail prend alors une signification particulière : cela les incite d’abord à affirmer leur hétérosexualité, mais cela permet également de montrer les anxiétés que produit l’homosexualité masculine. Un entretien avec un réalisateur d’une soixantaine d’années l’illustre :

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« Vous avez fait des films lesbiens, mais par contre vous avez pas fait de films gais.
Non. Je peux pas.
Pourquoi ?
Parce que, je peux pas. Je peux pas. Moi j’étais homophobe pendant très longtemps, hein.
Ça veut dire que vous ne l’êtes plus ?
Ah non, non mais… J’ai le parrain de mon fils qui est gai. C’est un de mes meilleurs amis, et que je connais depuis 30 ans. Il était danseur à l’Alcazar. Et il venait tous les lundis chez moi. Mais en réalité il était amoureux de moi, moi je le savais pas, je cherchais même pas à le savoir. Ah non, non moi… J’avais un autre problème, il suffisait que dans une assistance de 400 ou 500 personnes y ait un seul gay, il était pour moi.
Ça veut dire quoi ça [je ris] ?
Ça veut dire que le mec il me draguait. Et ça, ça me gonflait. Voilà, c’est des trucs qui m’énervaient au possible. Alors que… Donc j’ai un petit côté machin qui peut peut-être ressortir, mais non, je suis absolument hétéro à 100 %. »

27L’explicitation de la place de l’homosexualité dans le métier suscite chez cet interviewé tout un développement personnel. L’évocation de l’homosexualité masculine suscite une panique (Segdwick, 2007) qui amène ce réalisateur à expliciter son rapport à l’homosexualité. Celui-ci se caractérise par l’affirmation d’une répugnance, mais aussi la crainte, à peine formulée, d’être perçu comme gay. « Il était amoureux de moi, moi je le savais pas, je cherchais même pas à le savoir » : ce n’est pas seulement le fait d’être constitué comme objet de désir par un homme qui est déstabilisant, mais le simple fait d’en avoir conscience, c’est-à-dire d’être situé et de se situer dans un espace où l’homosexualité masculine est une possibilité.

28Faire, au cours de l’entretien ou sur le terrain d’enquête, de l’homosexualité masculine une possibilité, ne permet pas seulement de préciser les rapports des hommes hétérosexuels à celle-ci, mais de mettre au jour certaines pratiques souvent invisibles. En effet, au cours de mon enquête sont apparus des rapports sexuels entre hommes, indépendamment de toute identification homosexuelle. Dans les études sur la sexualité, ces rapports sont souvent reconnus comme une organisation sexuelle historiquement datée, où les pratiques sexuelles entre hommes ou le désir sexuel pour d’autres hommes n’étaient pas nécessairement le signe d’une identité homosexuelle (Chauncey, 2003). Elle existe encore aujourd’hui, malgré le durcissement de la séparation entre hétérosexualité et homosexualité (Gaissad, 2007). Le monde de la pornographie en est un exemple.

29Un bon nombre de réalisateurs et d’acteurs affirme lors des entretiens un rapport expérimental à la sexualité, cohérent avec leur métier, qui les conduit à élargir leur répertoire sexuel mais aussi, dans quelques cas, à investir les pratiques entre hommes. Un acteur d’une cinquantaine d’années, qui a majoritairement tourné dans des films hétérosexuels mais qui a fait quelques films gays, et qui a des rapports entre hommes dans sa vie privée, explicite lors d’un entretien ce rapport à la sexualité. Théorisé sous le nom de « loi des couilles pleines », il l’illustre d’une anecdote :

30

« Un jour, on était dans un bistrot, en fin d’après-midi, y avait un petit mec, pas mal, qui me regardait. Et on commence à jouer au flipper, comme ça, et je lui dis “Celui qui gagne, il est au-dessus” [7]. On a perdu tous les deux [il rit]. Et on bandait tous les deux. Tu vois que la boule de billard, à la limite elle peut te faire bander. Si tu es habitué, tout peut te faire bander. Tout est à découvrir, pourquoi pas. »

31Si la « loi des couilles pleines » justifie l’expression violente du désir masculin et fonde un rapport viril à la sexualité, elle signale aussi un désir qui a force de loi, auquel les hommes doivent se soumettre. Elle rejoint une conception du désir dans lequel la recherche de la satisfaction atténue l’importance du sexe du partenaire, tant qu’une position masculine est maintenue (Halperin, 2002, chap. 4). Elle peut également apparaître comme un impératif qui pousse les hommes à exprimer leurs désirs, même s’ils sont illégitimes comme les désirs homosexuels. Elle conduit enfin à une sexualisation du monde et de ses objets, proche du fétichisme. Au-delà de son apparente naturalisation du désir, ramené à un besoin physique, cette conception de la sexualité relève d’une interprétation et d’une explicitation des désirs entre hommes, auxquelles participe la relation d’entretien.

32Si les relations sexuelles entre hommes dans le monde de la pornographie ne concernent qu’une minorité, elles prennent une signification particulière dans un monde où l’affirmation d’hétérosexualité est centrale. Elles sont souvent cachées, les rares acteurs qui tournent de temps à autre des scènes dans des films pornographiques gays soulignant qu’ils le font par opportunité économique, indépendamment de leur désir ; ceux qui ne tournent que dans des films hétérosexuels taisant leurs éventuelles pratiques entre hommes. Si mon homosexualité m’a permis de saisir quelques indices de ces coulisses de l’hétérosexualité masculine, la mise à distance de l’efféminement y est pour beaucoup. Un moment de l’enquête l’illustre. Il s’agit d’un entretien avec un acteur d’une soixantaine d’années, qui a tourné dans de nombreux films hétérosexuels, mais aussi dans quelques films gays. L’entretien a lieu chez lui, en début de soirée ; il est particulièrement long : deux heures, au cours desquelles nous parlons de son travail, mais aussi des détails de sa trajectoire sexuelle, et notamment sa fréquentation des lieux de sociabilité sexuelle, gais comme hétérosexuels. Alors qu’il me raccompagne à la porte de son appartement, il me lance en riant, tandis que je descends les escaliers : « Au moins, tu ne te seras pas fait violer ce soir ! » Je continue mon chemin en riant également.

33C’est la seule proposition sexuelle explicite qui a eu lieu au cours de mon enquête. À aucun moment, au cours de l’entretien, nous ne nous sommes dits gays, la possibilité d’avoir des rapports sexuels avec moi a été présumée plutôt que discutée : c’est justement le fait de tenir mon homosexualité implicite qui permet de concevoir cette sexualité entre hommes. Cela met à distance une organisation sexuelle dans laquelle l’identification homosexuelle, et la superposition des désirs, des pratiques et des identités sont centrales, pour laisser ouverte la possibilité d’une sexualité entre hommes, indépendamment d’une identification comme gay. La proposition est malgré tout fortement sexuée, et repose sur l’affirmation d’une virilité violente, du fait de la menace, euphémisée par l’humour, de viol. Nul doute que je suis mis en position passive : la différence de rôle sexuel est souvent, dans ces cas, plus importante que le choix d’objet. La possibilité d’une sexualité entre hommes émerge parce que nous adoptons tous deux des postures masculines, mais aussi parce que, jeune intellectuel venu recueillir l’expérience d’un homme plus âgé, je peux endosser un rôle sexuel féminin.

Conclusion

34Enquêter sur la pornographie, et sur la sexualité en général, suscite le soupçon de voyeurisme, et plus généralement des interrogations sur les motivations qui président à l’enquête. La première question qui se pose est alors de choisir ou non d’expliciter les dimensions sexuelles de l’enquête, les rapports de séduction dont elle a été le lieu. Certains sociologues peuvent choisir d’endosser la position du voyeur : comme l’a monté Laud Humphreys dans son enquête sur les pissotières, cette position de voyeur préexistant parfois sur le terrain, elle constitue un poste d’observation commode pour le sociologue (Humphreys, 2007). Une bonne partie des enquêtes sur la sexualité, remettant en cause cette injonction à l’explicitation de l’intimité du chercheur qui ne concerne pas d’autres objets, ne font pas état des désirs du chercheur. Elles s’attachent par là à faire de la sexualité un terrain sociologique comme un autre.

35En décrivant les processus de sexualisation et de désexualisation qui ont eu lieu au cours de mon enquête sur la pornographie, j’ai essayé de déplacer la question. Qu’il le veuille ou pas, les désirs et la sexualité de l’enquêteur sont mobilisés sur son terrain : ils sont des prises pour les enquêtés, en particulier dans un monde où les fantasmes et la sexualité sont l’objet d’un investissement professionnel. Refuser de tenir compte de ces processus, c’est prendre le risque de se méprendre sur l’objet : la désexualisation de mon objet que j’ai opérée au début de mon enquête, à travers une esthétisation de la pornographie, en est un exemple. Il ne s’agit pourtant pas de dévoiler les désirs sexuels du chercheur, mais de montrer comment la sexualisation de la relation d’enquête révèle certaines logiques du terrain. Les appartenances sexuées et sexuelles du chercheur apparaissent alors comme des révélateurs des identifications et des représentations des enquêtés eux-mêmes. Dans un monde dont l’enjeu est de mettre en images les fantasmes des hommes hétérosexuels, mon homosexualité a eu une signification particulière : elle m’a permis d’avoir une vision plus complexe des relations entre hommes, et de ne pas réduire les actrices au rôle passif d’incarnation des fantasmes masculins. Si ce travail d’explicitation des processus de sexualisation de l’enquête semble nécessaire et évident dans le cas d’une enquête menée par un gay sur la pornographie, on peut penser qu’elle serait éclairante dans d’autres cas : qu’est-ce que cela signifie d’enquêter en tant qu’homme hétérosexuel, dans un monde où la sexualité ne semble pas avoir de place particulière ? L’enjeu n’est pas tant de dire ce qui est d’ordinaire tu que d’appréhender la sexualité comme un rapport social spécifique, qui structure la relation d’enquête.

Notes

  • [1]
    Sur l’invisibilité de l’homosexualité masculine, les soupçons que cela produit et les significations qui lui sont données, voir Sedgwick (2007) et Edelman (2013).
  • [2]
    Je remercie Anne Revillard, dont les conseils ont permis d’améliorer ce texte.
  • [3]
    Le terme de neutralisation est de Gérard Mauger (1991). Il s’agit moins ici de neutraliser les positions de classe de l’enquêteur que ses désirs sexuels.
  • [4]
    Les titres des films ont été modifiés.
  • [5]
    Analysant les usages faibles des images, Jean-Claude Passeron note que « la production du discours hyperbolique sur l’image doit beaucoup à l’anticipation des attentes pathétiques qui sont celles des intellectuels, récepteurs empressés du discours sur les images plus souvent que dégustateurs attentifs des images elles-mêmes » (Passeron, 2006, p. 414).
  • [6]
    Sur cette diversité sexuelle et son organisation sociale, voir Rubin (2010, chap. 3).
  • [7]
    C’est-à-dire qu’il a une position active dans la pénétration anale.
Français

L’article revient sur les dimensions sexuées et sexuelles de la relation d’enquête dans une enquête sur la pornographie. Parce que les images et la pratique de la pornographie apparaissent comme vulgaires et mobilisent les désirs de celui qui la constitue en objet de recherche, la neutralisation des désirs est un positionnement spontané, qui permet de constituer la pornographie en objet de savoir légitime. L’article montre que l’analyse des rapports de genre et de sexualité dans lesquels le chercheur est pris permet au contraire d’éclairer certains aspects du terrain d’enquête. L’enjeu n’est pas de révéler les désirs de l’enquêteur, mais d’expliciter les processus de sexualisation et de désexualisation de la relation d’enquête. La perception par les enquêtés du genre et de la sexualité du chercheur, leurs représentations et leurs réactions par rapport à ceux-ci, fonctionnent ainsi comme des révélateurs des logiques à l’œuvre sur le terrain.

Mots-clés

  • pornographie
  • genre
  • sexualité
  • désir
  • relation d’enquête

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Mathieu Trachman
Mathieu Trachman est chargé de recherche à l’Ined.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/01/2014
https://doi.org/10.3917/tt.023.0197
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