CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’ouvrage que vient de publier Jean Corneloup aux PURH, précédé d’une substantielle préface signée par Bernard Kalaora, mérite la plus grande attention. L’auteur s’interroge : « Comment penser la diversité de nos sociétés contemporaines sans observer un lien avec leurs modes d’existence préférés » (4e page de couverture). Au titre des activités qui participent de ces modes d’existence préférés, les pratiques récréatives – sport, loisir et tourisme, précise l’auteur – occupent une place importante. Sous le titre général du livre : La transition récréative, Jean Corneloup invite son lecteur à visiter la dynamique de nos sociétés caractérisées par un renouvellement des « formes sociales » dont les « configurations » successives, passagères, peuvent être saisies par les sciences de l’homme et de la société (introduction, p. 17). Voilà un des deux défis majeurs que l’auteur entend relever : identifier dans le langage de la sociologie comment s’enchaînent ces formes sociales relatives aux activités récréatives. L’autre défi est de caractériser la situation du moment, dans ce vaste domaine et au regard des réalisations exemplaires pour éviter une dégradation des milieux de vie. Ces propositions s’inscrivent dans une utopie transmoderne (sous-titre de l’ouvrage). Pour mener à bien ce chantier sociologique, l’auteur s’appuie sur une recherche bibliographique conséquente (regroupée pp. 467-493).

2 Examinons d’abord le propos du préfacier (pp. 9-16). Bernard Kalaora souligne d’entrée « ce à quoi s’attache Jean Corneloup dans cet ouvrage » : brosser le tableau des « formes culturelles qui traversent l’histoire des pratiques sportives tout en accordant de l’intérêt aux formes émergentes » (p. 9). Cette entreprise de longue haleine (le livre approche les 500 pages) s’appuie sur une « somme des recherches accumulées par l’auteur au fil des années ». Relevons une remarque qui suit, et sur laquelle nous aurons à revenir. « Jean Corneloup se réfère implicitement à la théorie de Simmel et à sa notion de forme » (p. 10). À ce propos, le préfacier fait référence à un excellent article signé par Jacques Coenen-Huther en 2008, qui démontre la fécondité heuristique de la sociologie des formes développée par Georg Simmel dans son ouvrage Soziologie datant de 1908 (trad. française 1999). Pour Jean Corneloup, l’ambition est d’établir le lien entre les pratiques récréatives et les configurations sociétales propres à chaque époque. Leur renouvellement est rythmé par autant de « moments » décisifs. « Chaque moment a une inscription qui renvoie à des communautés de sens et de référence différentes » (p. 11). Le préfacier loue la capacité de l’auteur à utiliser les acquis de la sociologie tout en s’autorisant des ouvertures pertinentes du côté des « travaux des philosophes et des anthropologues » (p. 14) jusqu’à « ce moment transitionnel » actuel qu’interroge Jean Corneloup (p. 15).

3 Voyons l’introduction de l’ouvrage (pp. 17-24) avant d’en présenter l’architecture d’ensemble. Il s’agit de rendre compte du renouvellement séculaire des formes dominantes, à un moment donné, de l’ensemble des pratiques socio-corporelles, des usages sociaux et des représentations qui s’y rattachent et « que l’on peut identifier comme emblématiques d’une époque » (p. 19). « À partir d’une approche formaliste (mi-spéculative, mi-empirique), il s’agit de combiner les données de terrain observables avec les analyses et études réalisées par différents chercheurs » (ibid.). Pour autant, il a pris la précaution d’annoncer plus avant que sa contribution se fera « sans faire explicitement référence aux théoriciens de la forme » (p. 18), dont Simmel. Le choix peut surprendre. En faisant porter l’attention sur la « transition récréative » et ce qui apparaît déjà comme son corollaire : « l’utopie trans-moderne » (p. 23), Jean Corneloup définit l’objectif de cette dernière : considérer « que le détour par l’espace public et les communs récréatifs, présents localement ou au sein de communautés récréatives, doit participer à la fabrique de pratiques transitionnelles » (ibid.).

4 Le livre comporte quatre parties dont le nombre de pages est croissant. À chaque étape, l’auteur prend soin de proposer des tableaux de synthèse toujours utiles. La première partie s’intitule « De la forme traditionnelle à la forme moderne » (pp. 25-84). « La forme culturelle traditionnelle » (chap. 1, pp. 27-53) est abordée de façon synthétique tout comme dans le chapitre suivant qui traite de « La forme culturelle moderne » (chap. 2, pp. 55-84).

5 La deuxième partie a pour titre « De la forme alternative aux formes postmodernes et hypermodernes » (pp. 85-195). Elle permet d’aborder successivement « La forme culturelle dissidente et alternative » (chap. 3, pp. 87-110), puis « La forme culturelle postmoderne (chap. 4, pp. 111-145) et « La forme culturelle hypermoderne » (chap. 5, pp. 147-195). La complexité sociale qui s’incarne dans les corps et les esprits gagne les terrains récréatifs.

6 La troisième partie envisage « La transition récréative des extrêmes » (pp. 197-351). Elle est plus développée que les précédentes et s’ouvre par une longue introduction (pp. 197-208), qui permet à l’auteur de dégager les scenarii qui se précisent (stabilité, repli, mouvement et autres transitions radicales) au seuil des années 1990. Ces pages annoncent deux chapitres intitulés respectivement « Le transhumanisme récréatif » (chap. 6, pp. 209-261) et « L’éco-modernité (chap. 7, pp. 263-351). Sans aller jusqu’à considérer qu’il s’agit avec la quatrième partie, d’un livre dans le livre, nous pensons que l’essentiel des apports sociologiques nouveaux se trouve concentré dans les trois derniers chapitres du livre, étayés par de nombreuses illustrations et études de cas.

7 La quatrième partie s’intitule « La transition récréative médiane » (pp. 353-458) pour laquelle opte l’auteur. Il s’agit de privilégier « une voie médiane » permettant de surmonter les incohérences et les excès. Elle se compose d’un seul chapitre qui vise à caractériser « La transmodernité » (chap. 8, pp. 355-458) et les opérations vertueuses qui se font jour, impliquant un « commun récréatif » : des « systèmes culturels localisés » aux « laboratoires éco-récréatifs » en passant par d’autres formes de « régulation » locale dont des expériences de recherche-action.

8 La conclusion de l’ouvrage (pp. 459-465) met l’accent sur ce que l’auteur nomme « La tragédie du non-commun récréatif » (voir p. 459). « La lecture des formes culturelles est une invitation à saisir la présence d’une historicité des dynamiques récréatives qui engage celles-ci dans un champ culturel en mouvement » (ibid.), difficile conciliation entre l’approche humaniste et celle du vivant. Incontestablement, sous cet angle, le livre est convaincant. L’affaire se complique puisque « la présence et la distribution des formes » s’organisent au sein du champ culturel en fonction des enjeux, de la position des formes entre elles et de la recomposition des orientations récréatives acceptables » (ibid.). Cette acceptabilité, notion importante aux yeux de l’auteur, tend à faire oublier que ces formes opèrent pour partie en concurrence les unes par rapport aux autres. Par exemple, certaines se suffisent de l’autonomie financière et de la solvabilité des clientèles, quand d’autres nécessitent un soutien de la puissance publique, avec ses formes redistributives indexées ou non sur de faibles ressources individuelles ou familiales. Celui-ci n’ignore pas les contradictions qui se font jour lorsque telle ou telle option s’affirme de façon unilatérale et dominante et il en identifie les conséquences extrêmes.

9 Jean Corneloup oriente son analyse sur « un autre scénario et une autre lecture de la transition pour appréhender différemment la dynamique du champ culturel des pratiques récréatives » (p. 461). Il opte résolument, expériences à l’appui, pour une « auto-organisation de la transition » en fonction de la déclinaison du commun », d’un bien ou d’un mieux commun. « Une “praxis instituante” doit s’activer pour redynamiser le fonctionnement de cet ensemble » (conclusion, p. 462). Il termine son analyse en insistant sur la façon dont se construisent des « tiers-lieux » qui sont à même d’élaborer « un ensemble de pratiques socio-culturelles partagées » (p. 484).

10 La parution du livre vient à point nommé compte tenu des interrogations majeures qui préoccupent les milieux scientifiques sur le devenir du monde, de la nature et des sociétés humaines qui l’habitent. La richesse de l’information, éclairée par des travaux et publications de facture universitaire et faisant autorité sur les pratiques récréatives, est incontestable. L’auteur lui-même a contribué à enrichir ce corpus de références savantes (« cette publication est l’aboutissement de 30 ans de recherche », précise-t-il p. 24). La perspective socio-historique qui conduit, décennie après décennie, à poser légitimement l’urgence d’une « transition récréative » et à analyser les solutions concrètes repérables, est des plus crédibles.

11 Pour autant, il reste possible d’ouvrir un espace de discussion avec l’auteur. Proposons quelques remarques. Si le « Tableau synthétique des formes culturelles de pratique » (p. 351) constitue un point d’appui précis, le lecteur peut s’étonner que ne soient pas présentés, au fil des chapitres, des données chiffrées, quelques repères statistiques sur les pratiques récréatives empruntés aux enquêtes successives de l’INSEE, de l’INSEP, aux bulletins Stat Info du ministère des Sports et aux enquêtes nationales diligentées par le ministère de la Culture. Ce peut être aussi une garantie pour se prémunir contre tout risque d’emballement conceptuel. Les « formes » identifiées et caractérisées par l’auteur ne peuvent pas ne pas avoir une traduction dans des « contenus » pour lesquels des ordres de grandeur peuvent être précisés. Selon Georg Simmel, une sociologie de la forme est en mesure d’identifier des modèles susceptibles d’illustrations multiples. Toute forme est liée à des contenus et ce peut devenir une bonne manière de faire parler les faits récréatifs. Avançons une autre remarque. Pourquoi ne pas avoir, d’entrée de jeu, et ce dès l’introduction, situé et replacé la « transition récréative » dans l’éventail des transitions qui, aujourd’hui, se déclinent avec force dans la plupart des secteurs d’activités humaines. Transition écologique (évolution vers un nouveau modèle d’exploitation des ressources naturelles...), transition énergétique (dont les modes de production et de consommation des objets ou des services...), transition économique (pour repenser la transformation des modes de production...), transition industrielle (attachée à la production de biens durables contre l’obsolescence programmée...), etc. Jean Corneloup montre fort bien, d’un chapitre à l’autre, que les formes récréatives (sports, autres loisirs, tourisme, vacances) sont partie prenante de ces diverses transitions : impacts de fréquentation sur les sites, déplacements des publics, trafic aérien, sophistication technologique des biens d’équipement sportif de la personne, sur-accompagnement numérique des pratiques… Or le sous-titre de sa conclusion (« La tragédie du non-commun récréatif », p. 459) reflète un certain pessimisme. Ainsi, en complément des exemples et études de cas commentés, qui témoignent de l’inventivité des sociétés locales pour définir un « commun » à cette échelle territoriale, voire microlocale (« l’enjeu de l’utopie transmoderne » !), la question des solutions macrosociologiques (du national au mondial en passant par le continental) doit être également envisagée. L’auteur dispose des ressources intellectuelles, méthodologiques et théoriques pour esquisser cette montée en généralité. Il est possible de revenir encore à Georg Simmel, ainsi qu’y invite Bernard Kalaora (préface, p. 10), car les auteurs classiques offrent toujours des ressources insoupçonnées. Simmel pousse très loin son analyse en termes de formalisation au point de considérer qu’il peut exister une connaissance formelle du social qui est non temporelle, c’est-à-dire ne se rapportant à aucune référence spatio-temporelle du passé ou du présent. Invitons donc Jean Corneloup à poursuivre ses travaux dans cette perspective. À ces macro-échelles, quelles convergences, quelles concordances devront se préciser autour d’une forme sociale nouvelle et inédite : soit une matrice cohérente articulant « bien commun », justice, partage équitable et bonheur ? Le Politique, l’Économique, la Société civile, l’Éducation récréative des jeunes générations n’ont-ils pas à leur portée des solutions harmonieuses qu’aucune de ces composantes, prises isolément, n’est à même de proposer. En toute logique, on retrouve ici, en filigrane, un autre des acquis majeurs du livre publié par Jean Corneloup.

Jean-Paul Callède
Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/04/2020
https://doi.org/10.3917/sta.pr1.0064
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