CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le concept de « weness », que l’on doit principalement à D.N. Stern (1989) et que l’on peut traduire par le sentiment « d’être-nous », « d’être-on », ou « d’être-ensemble », correspond au vécu du bébé face à l’adulte, alors même qu’une intersubjectivité mature n’est pas encore véritablement instaurée. Ce n’est déjà plus tout à fait l’éprouvé d’être seul, mais ce n’est pas encore vraiment le ressenti d’être deux.

2 Entre monade et dyade, entre fusion et défusion, la weness pose ainsi la question de l’objet en émergence et des liens qui s’établissent progressivement entre le bébé et ses futurs objets.

3 Ce concept renvoie donc, d’une part, à la question de l’accès à l’intersubjectivité, et d’autre part, à l’hypothèse d’une forme d’empathie primaire dont nous rappellerons quelques éléments de compréhension.

Un accès progressif à l’intersubjectivité

4 Nous envisagerons successivement l’écart intersubjectif, la mise en place des liens préverbaux et la métaphore de l’araignée (Golse, 2006 ; Golse et Roussillon, 2010).

La notion d’écart intersubjectif

5 Si l’on se souvient que trois dynamiques développementales successives peuvent être décrites dans le cadre de l’ontogénèse psychique précoce (celle des enveloppes, celle des liens et celle des relations proprement dites), le concept de weness interroge préférentiellement le niveau des liens primitifs. C’est l’instauration d’un écart intersubjectif qui, peu à peu, confèrera à l’enfant le sentiment d’être un individu à part entière, non inclus dans l’autre, non fusionné à lui, préalable évidemment indispensable à la possibilité de pouvoir penser à l’autre et de s’adresser à lui, et préalable qui, on le sait, fait gravement défaut aux enfants autistes ou symbiotiques.

L’établissement des liens préverbaux

6 En même temps que se creuse l’écart intersubjectif, l’enfant et les adultes qui en prennent soin se doivent, absolument, de tisser des liens préverbaux qui permettent à l’enfant de rester en lien avec le ou les objets dont il se différencie progressivement.

7 Certains enfants autistes échouent à creuser l’écart intersubjectif et, pour eux, l’objet demeure, en quelque sorte, une question sans objet (autisme typique), tandis que d’autres, ou les mêmes après un certain temps d’évolution, sont capables de prendre en compte cet écart intersubjectif mais ne tissent aucun lien préverbal, ce qui les confine dans une grande solitude, de l’autre côté de la rive de l’écart intersubjectif, en quelque sorte.

8 Les premiers suscitent chez l’autre un contre-transfert extrêmement douloureux fondé sur un sentiment de déni d’existence, tandis que les seconds donnent lieu à un contre-transfert paradoxal, dans la mesure où leur retrait a malgré tout valeur d’appel, un peu à l’image de ce que l’on observe chez les enfants gravement carencés ou dépressifs. La mise en jeu de ces liens préverbaux ne s’éteindra pas avec l’avènement du langage verbal qu’ils doubleront, telle une ombre portée, tout au long de la vie.

La métaphore de l’araignée

9 Nous avons souvent utilisé cette métaphore, qui illustre assez efficacement le processus de différenciation extrapsychique. Ainsi, quand l’araignée souhaite quitter le plafond pour descendre à terre, elle ne se jette pas du plafond, elle tisse des liens grâce auxquels, tout doucement, elle descend du plafond vers le sol. De la sorte, une fois par terre, elle est séparée du plafond qu’elle vient de quitter tout en y restant reliée, tant et si bien que, si elle souhaite remonter jusqu’à lui, elle pourra le faire en utilisant les fils qu’elle vient elle-même de secréter.

10 La psychologie du développement précoce, la psychopathologie et la psychiatrie du bébé nous ont appris que parmi les liens précoces qui se mettent en place parallèlement à l’établissement de l’intersubjectivité, on peut aujourd’hui ranger les liens d’attachement (Bowlby, 1978 ; 1984), l’accordage affectif (Stern), l’empathie, l’imitation, les identifications projectives normales (Bion, 1962 ; 1963 ; 1965), tous les phénomènes transitionnels (Winnicott, 1969) et même l’ancien dialogue tonico-émotionnel décrit par H. Wallon (1945) puis par J. de Ajuriaguerra (1970), tous mécanismes qui mettent en jeu, peu ou prou, le fonctionnement des désormais fameux neurones miroirs (Rizzolatti et Sinigaglia, 2008).

11 Tous ces liens préverbaux fonctionnent à l’image des fils de l’araignée, en permettant à l’enfant de se différencier sans se perdre, c’est-à-dire de se distancier de l’autre tout en demeurant en relation avec lui, ou encore, de se détacher sans s’arracher (comme disent, plus tard, les adolescents !).

La weness au regard des différents niveaux d’empathie et d’intersubjectivité

12 Le concept de weness renvoie de fait à une forme d’empathie primaire qui est probablement présente dès la naissance, dans un état encore rudimentaire, et qui serait surtout de nature motrice et affective. Une longue évolution serait ensuite nécessaire pour que l’empathie atteigne sa structure finale, adulte, incluant une dimension cognitive, plus sophistiquée.

13 Au fur et à mesure du développement, différents niveaux et différents types d’empathie de plus en plus cognitifs se mettent en effet successivement en place (Blair, 2005 ; Trevarthen et Aitken, 2003). Certains travaux sur les capacités d’imitation sont ici fort éclairants (Meltzoff et Moore, 1977 ; Mc Intosh et coll., 2006).

14 Même si de plus amples recherches sur l’empathie primaire nous font encore défaut – du fait de limites et de contraintes éthiques et techniques évidentes –, il est concevable cependant que ce système d’empathie primaire soit plus ou moins automatique, étayé sur le fonctionnement du système des neurones miroirs, et susceptible de nous donner, dès la naissance, la capacité d’éprouver dans notre propre corps le schéma corporel d’autrui. Il s’agirait donc d’une sorte de préprogrammation génétique qui autoriserait l’accès à un « autre virtuel » interne (Bräten, 1998), soit à une « préconception » de l’autre, selon la terminologie de W.R. Bion (1967), en ajoutant toutefois que cet autre (par essence porteur d’un espace-tiers entre lui et le sujet) ne peut, bien entendu, se concrétiser et se construire véritablement qu’à partir d’une rencontre effective dans la réalité externe.

15 Quoi qu’il en soit, l’empathie, est à la fois source et conséquence de l’accès à l’intersubjectivité, ce qui en fait un concept complexe mais passionnant :

16 – source de l’intersubjectivité primaire, elle se jouerait surtout dans la bidimensionnalité psychique (adhésivité) et dans le registre émotionnel, donnant lieu à un « être-ensemble » qui permet déjà au bébé de ressentir un tant soit peu l’existence d’un autre et de s’y ajuster ; c’est précisément là que se situe la weness, ou le « schéma-d’être-ensemble », des auteurs anglo-saxons ;

17 – conséquence de l’intersubjectivité secondaire, il s’agirait cette fois d’une empathie qui viserait à compenser l’écart intersubjectif en train de se créer (au même titre que les premiers liens d’attachement, l’accordage affectif et les identifications projectives), et elle se jouerait alors surtout dans la tridimensionnalité psychique et dans le registre cognitif, en permettant au bébé de vivre l’objet en extériorité.

18 Notre hypothèse est qu’au tout début de sa vie, les perceptions du bébé fonctionneraient selon un processus transmodal, global, mais tout de même quelque peu « chaotique », pendant cette période dédiée à une empathie et à une inter-subjectivité primaires, c’est-à-dire à une empathie et à une intersubjectivité affectives, assez primitives, et qui correspondent à la période de la weness sans que le soi et l’autre soient encore clairement différenciés dans la psyché de l’enfant. Pour éviter les risques d’être submergé par de multiples stimulations sensorielles, le bébé utiliserait alors, dans un deuxième temps, le mécanisme du « démantèlement », si bien décrit par D. Meltzer (1975). Et c’est seulement dans un troisième temps que le bébé deviendrait capable de re-comodaliser ses différents flux sensoriels, en pouvant le faire désormais d’une façon harmonieuse, grâce à sa propre capacité de segmenter ces flux en des rythmes compatibles, mais aussi grâce au rôle de la mère qui l’aide à retrouver cette segmentation co-rythmique, synchrone, au sein de la dyade. Elle favoriserait ainsi la perception des objets en tant qu’objets extérieurs à lui, car pouvant désormais être perçus par le bébé selon plusieurs modalités sensorielles à la fois, de façon synchrone et organisée.

19 Ce processus pourrait alors ouvrir la voie à une empathie et à une intersubjectivité secondaires, dès lors enracinées non seulement dans le champ affectif mais également dans le champ cognitif.

20 Autrement dit encore, dans ce modèle, les clivages sensoriels et le démantèlement meltzerien ne seraient pas premiers mais plutôt des mécanismes seconds, permettant le passage d’une polysensorialité asynchrone et primitive à une polysensorialité synchrone et plus sophistiquée.

Le concept de weness

21 Daniel N. Stern (1989) a décrit le vécu de weness qui prévaut à cette étape précoce de la vie du bébé. Cette empathie primaire donnerait naissance au sentiment « d’être avec » – avec sa mère, ou avec la personne qui prend soin de lui – un sentiment qui, du point de vue de C. Trevarthen et ses coll. (2006), permettrait au bébé d’utiliser les émotions, les motivations et les intentions d’autrui pour commencer à construire son propre monde interne, lors de cette phase d’intersubjectivité primaire.

22 Entre l’indifférenciation initiale postulée par la plupart des modèles psychanalytiques classiques du développement de l’appareil psychique de l’enfant, et l’accès à une intersubjectivité secondaire et stabilisée, ce vécu de weness jouerait en fait comme un niveau de différenciation intermédiaire, permettant au bébé de ne plus se vivre tout à fait comme un-seul, mais pas encore comme véritablement deux-avec-l’objet, ce que D.W. Winnicott (1969) a modélisé en parlant de la capacité d’être seul à côté de l’objet, d’un objet non encore perçu comme différencié mais dont la présence est déjà prise en compte par le bébé.

23 Cette « continuité » initiale entre les limites du bébé et celles des objets correspond à ce que D. Meltzer a appelé la « bidimensionnalité psychique », qui renvoie, quant à elle, à la notion « d’identifications adhésives » (Bick, 1968). À ce stade de son développement, en effet, le bébé vivrait encore dans un monde à deux dimensions, sans limites bien définies par rapport à ses objets relationnels, avec une continuité de surfaces sans espaces psychiques internes respectifs, la troisième dimension ne pouvant pas encore être perçue, ne serait-ce que parce que le bébé n’est pas immédiatement en mesure de percevoir la profondeur à la naissance, et que sa vision reste donc bidimensionnelle, précisément, pendant quelques semaines après l’accouchement (Atkinson, 1984).

Conclusion

24 Au terme de ces quelques lignes, on pressent que la weness est un concept utile, voulant souligner une étape de la différenciation qui permet au bébé de se dégager doucement de la symbiose initiale et qui renvoie en quelque sorte à un investissement du lien avant même le dégagement de l’objet. C’est sans doute ce que S. Lebovici voulait dire dès 1960, lorsqu’il avançait que « l’objet peut être investi avant d’être perçu ».

25 D’une certaine manière, l’intérêt de la weness est d’illustrer le mouvement qui permet de passer du sentiment d’être (anobjectal, sans référence à autrui) au sentiment d’ex-ister (objectalisé, en référence à autrui), tous deux contenus dans le « sense of being » de D.W. Winnicott (1988).

Français

La construction du sentiment « d’être-nous » chez un bébé, renvoie à la question de l’objet en émergence, des premiers liens et de l’accès à l’intersubjectivité. Le concept de weness réfère aussi à une forme d’empathie primaire permettant au bébé d’utiliser les émotions, motivations et intentions d’autrui pour commencer à construire son monde interne, et qui donnerait naissance au sentiment « d’être-nous ».

Mots-clés

  • Fusion et défusion
  • écart intersubjectif
  • empathie primaire
  • sentiments « d’être-nous et « d’être-avec »

Bibliographie

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Bernard Golse
Pédopsychiatre, psychanalyste, chef du service pédopsychiatrie à l’hôpital Necker-Enfants malades, Paris
bernard.golse@aphp.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/01/2019
https://doi.org/10.3917/spi.088.0107
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