1 C’est dans le cadre de notre séminaire sur l’adoption internationale que Marie Rose Moro et moi avons peu à peu dégagé le concept de filiation narrative, ou d’axe narratif de la filiation, qui nous paraît désormais pouvoir être véritablement proposé comme un quatrième axe de la filiation susceptible de venir utilement compléter les trois axes de la filiation, proposés, en son temps, par Jean Guyotat (1980). L’adoption internationale pose en effet au maximum la question de la quête des origines, dont la mise en récit s’avère d’autant plus essentielle que l’enfant venu d’ailleurs est porteur d’une double étrangeté (Golse, 2012). Cela étant, cet axe narratif de la filiation a probablement une portée plus générale, concernant tous les enfants, y compris les enfants biologiques même si, en ce qui les concerne, cet axe narratif se déploie sans doute de manière plus spontanée et moins explicite.
Les trois axes de la filiation
2 La filiation peut se définir comme un vécu d’appartenance réciproque, vécu qui, une fois mis en place, nécessite d’être remis en chantier tout au long de l’existence au sein d’un processus progressif d’adoption mutuelle entre adultes et enfants, y compris, là aussi, dans le cadre de la filiation biologique.
3 Ce processus s’inscrit ainsi dans la durée, et il est difficile de dire s’il s’agit d’un sentiment qui renvoie à l’affect, d’une croyance qui réfère au mythe ou d’une conviction qui relèverait du délire (Golse, 1988), d’où notre recours au terme de vécu, de ressenti ou d’éprouvé d’une appartenance réciproque, l’enfant se ressentant comme l’enfant de ces parents-là, et les adultes se ressentant comme les parents de cet enfant-là. Ajoutons qu’il existe une dialectique profonde entre affiliation (synchronique) et filiation (diachronique), dans la mesure où trouver sa place dans son histoire maternelle et paternelle permet de mieux se situer dans son groupe familial actuel, et réciproquement dit.
4 Jean Guyotat (1980) avait proposé de définir la filiation selon trois axes : l’axe biologique, l’axe symbolique (légal ou institué), et l’axe psychique (affectif, imaginaire ou narcissique). Les travaux de Michel Soulé et J. Noël (1985) ont montré que l’adoption est possible dans la mesure où deux de ces trois axes suffisent largement à l’instauration des processus d’affiliation, de filiation et de subjectivation.
La filiation biologique
5 Elle correspond à la transmission du matériel génétique entre géniteurs et enfants, et c’est celle que le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (cnaop) a principalement en vue dans ses missions (aider les personnes nées sous secret et sous anonymat à retrouver leurs origines biologiques), même s’il faut pourtant savoir la relativiser, sans pour autant la minimiser. La filiation biologique ne peut assurer à elle seule une filiation psychique. Dans notre société, la filiation biologique est souvent survalorisée. En effet, la réduction de la naissance à la sexualité, puis au seul registre du biologique ou du légal seul, fait abstraction de l’événement fondateur de la rencontre humaine qui, même brève, se situe toujours dans l’ordre du désir ou de l’amour. Parmi les forces psychiques s’opposant au travail psychique de filiation, la fascination du biologique peut parfois constituer une entrave majeure au travail de la parentalité. La procréation ne suffit donc pas à fonder la parentalité, dans la mesure où seul l’axe de la filiation psychique permet un nouage des trois axes de la filiation.
La filiation légale, symbolique ou instituée
6 Cet axe de la filiation est assuré par les inscriptions symboliques officielles (livret de famille, acte de naissance, carnet de santé...) mais aussi officieuses (chaque fois que l’enfant, le matin en classe, écrit son nom et son prénom sur son cahier, il conforte son vécu d’affiliation dans sa famille par son prénom, et son inscription dans sa filiation paternelle et/ou maternelle par la proclamation de son nom de famille). Il importe alors de rappeler encore que l’humain crée du social à partir de la nature, mais que le lien de sang ou biologique n’est pas en soi suffisant pour produire un sujet, un parent ou une famille. L’institution de la filiation est en effet déterminante, et la création de cette fiction juridique est une des fonctions essentielles de la Loi (en référence à la fiction du père toujours incertain). La filiation symbolique assure une référence tierce qui permet à l’individu de trouver sa place dans une filiation où il ne peut jamais se désigner comme sa propre origine, mais seulement en référence à celle-ci. Cela ne signifie en rien que la connaissance de la filiation biologique est superflue, vaine ou inutile, mais seulement que le processus de filiation peut s’instaurer solidement en l’absence de filiation biologique, que la filiation psychique peut venir donner un ancrage aux autres axes de la filiation, quand ils impliquent également les parents « dits » biologiques et que la connaissance de la filiation biologique peut venir apaiser et tranquilliser les deux autres axes de la filiation (affectif et légal), quand ils se sont instaurés avec d’autres adultes que les parents biologiques.
La filiation psychique, affective, imaginaire ou narcissique
7 Le fait de vivre ensemble pour une triade fait que chacun va désigner – explicitement ou implicitement – la place des deux autres au sein de la structure groupale (« ton père », « ta mère », « tonfils » ou « ta fille »). Cette filiation s’origine ainsi dans la légitimité du désir, de la reconnaissance affective et de l’énonciation de la parole. Elle est sous-tendue par une logique narcissique, et elle relie l’enfant au couple (double filiation maternelle et paternelle) dont il est issu, grâce au fantasme de désir qui l’a précédé avant sa venue au monde. Cette filiation se construit avec le temps, elle n’est jamais donnée d’emblée. Elle permet à l’enfant de se dire et de s’éprouver comme issu de sa mère et de son père, à travers la sexualité parentale fantasmée par l’enfant comme son lieu originaire (Juillerat, 2001). C’est la mère qui contribue à instituer l’homme comme père de son enfant, et l’enfant confirme la femme dans sa position de mère (Lebovici, 1998).
8 Finalement, on le voit, l’axe vertical, diachronique, de la double filiation parentale croise le montage œdipien, triangulaire et synchronique, pour permettre au montage généalogique de fonctionner pour l’enfant, de sécuriser sa position en lui permettant ainsi de s’attaquer et d’élaborer ce montage en fonction de ses mouvements affectifs et pulsionnels (Lévy-Soussan, 2010). Plus la filiation est assurée, et moins l’enfant pose de questions, mais avec le paradoxe apparent qui fait que plus le parent est assuré de sa parentalité, plus il accepte d’être mis en doute à ce niveau (« je te connais comme si je t’avais fait... ») dans des jeux de renforcement a contrario de la filiation psychique, selon l’adage bien connu qui dit « qu’on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu ». Autrement dit encore, le vécu d’appartenance réciproque renvoie simultanément à ce que l’on éprouve, à ce que l’on croit et à ce dont on est convaincu, tout ceci n’étant pas strictement dépendant de la rationalité biologique.
Le concept de filiation narrative comme quatrième axe de la filiation (axe du récit)
9 Que le vécu de filiation d’un enfant repose sur tout ou partie seulement des trois axes de la filiation rappelés ci-dessus (l’adoption nationale ou internationale supprimant par définition les deux axes biologiques maternel et paternel), il nous semble aujourd’hui que les différents axes en jeu ont besoin, pour être effectifs, de se voir nourris et étayés par un axe que nous proposons d’appeler l’axe narratif de la filiation, et qui repose sur la mise en récit des origines de l’enfant (biologique ou adopté). Cet axe du récit vient en effet former le tissu conjonctif, pourrait-on dire, ou la trame émotionnelle des autres axes de la filiation, et on sent à quel point son importance est décisive pour, en quelque sorte, tresser les autres axes et leur donner leurs assises historiques, au sens de l’histoire subjective de l’enfant.
10 Cela étant, il est clair que la quête des origines ne couvre pas seulement l’identité biologique des géniteurs, mais aussi – voire surtout – le désir d’enfant, l’histoire du couple (qui fonde la rencontre des gamètes), la grossesse, la naissance et l’histoire des premiers liens. Dès lors, le fait que le récit permette et favorise l’inscription psychique de ses origines par l’enfant, suggère l’idée que la dynamique des origines a valeur de traumatisme qui, comme tel, a besoin de témoins pour pouvoir se mentaliser, se dépasser et se vivre de manière constructive (traumatisme minime ou structurant selon D.W. Winnicott [1969]).
Les racines épistémologiques du concept de narrativité
11 Le concept de narrativité est à la fois ancien et moderne, issu d’horizons épistémologiques multiples et actuellement en plein essor, notamment, dans le champ du développement et de la psychopathologie dynamique. Différentes racines épistémologiques de ce concept peuvent ainsi être décrites.
12 Les racines philosophiques – On pense ici, naturellement, à Paul Ricœur. Pour lui, en effet, la question philosophique posée par le travail de composition est celle des rapports entre le temps du récit et celui de la vie et de l’action affective. Plusieurs approches se voient ainsi convoquées dans son travail, désormais classique, sur temps et récit (Ricœur, 1983), à savoir, principalement, la phénoménologie du temps, l’historiographie et la théorie littéraire du récit (historique ou de fiction). Paul Ricœur (1990) propose finalement l’idée que l’identité de l’être humain est, fondamentalement, une « identité narrative », avec la notion corollaire d’éventuels « empêchements de narrativité ».
13 Les racines historiques – L’histoire est, par définition, une science narrative, et cela montre bien qu’on refuse moins à l’histoire qu’à la psychanalyse le statut de science, alors même qu’elles partagent à l’évidence le fait de ne pas pouvoir se répéter : l’histoire bégaye parfois, mais elle ne se répète jamais à l’identique ! Quoi qu’il en soit, le concept de narrativité s’avère central pour les historiens qui se trouvent, comme les psycho-pathologues, confrontés aux difficultés de la dotation de sens immédiate, à la nécessité d’une prise de distance, aux effets de l’après-coup et à la prise en compte inévitable d’une certaine subjectivité. La modernité véritable ne se définissant en rien par la tentative d’évacuer toute subjectivité mais, bien au contraire, par le fait d’en tenir compte en tant qu’analyseur indirect des phénomènes et des processus observés.
14 Les racines littéraires et linguistiques – « L’histoire est un roman qui a été, le roman est de l’histoire qui aurait pu être » (Goncourt, 1861). C’est toute la question, aussi, de l’énonciation du récit et de sa stylistique qui se profile ici. « Le style, c’est l’homme », disait déjà, en son temps, Jacques Lacan (1966), et l’on sait aussi tout le décryptage sociolinguistique que Roland Barthes (1967) a pu faire d’un certain nombre de comportements de surface (telle la manière de se vêtir), susceptibles de venir connoter l’intime du sujet. Il y a donc là toute une sémiologie de l’apparence, qui a bel et bien valeur de narration de la vision du monde que l’individu se fait de lui-même et de son environnement.
15 Les racines psychanalytiques – Elles renvoient en fait à la question des processus dits « de liaison ». On peut avancer que la narrativité du rêve, bien évidemment, a été prise en compte depuis fort longtemps. Depuis L’interprétation des rêves (Freud, 1900), la réflexion psychanalytique souligne le travail de narration extrêmement complexe du rêve, puisque le sujet rêveur est à la fois l’auteur du rêve, son metteur en scène et son (ou ses différents) acteur(s) via les processus de diffraction identificatoire. Chaque nuit, le rêve, par son activité de mise en récit, réactualise certaines étapes développementales précoces et répare ainsi les enveloppes psychiques éventuellement mises à mal par la vie diurne (Anzieu, 1985).
16 René Diatkine (1979, 1994), quant à lui, a insisté sur les liens fonctionnels entre la narrativité du bébé et la « capacité de rêverie » de la mère (Bion, 1962, 1963, 1965). C’est au cours du deuxième semestre de la vie que, selon lui, le bébé devient capable de se dire que « si sa mère n’est pas là, c’est qu’elle est ailleurs », élaboration minuscule mais cruciale, et qui a bien d’ores et déjà valeur de mise en récit de l’absence.
17 La narrativité se voit également impliquée au sein de la théorie de l’après-coup, puisque la dialectique à double sens (Laplanche, 1999) entre le passé et le présent fonctionne bien comme une réécriture permanente de leurs rapports réciproques (le passé éclaire le présent, mais le présent permet aussi de rétro-dire le passé).
18 Citons enfin les travaux de Jacques Hochmann (1997) sur la narrativité, et ceux de Marion Milner (1976, 1990) sur la malléabilité de l’objet primaire, pour indiquer l’importance que la psychanalyse accorde aujourd’hui à la narrativité en tant que force d’inscription et de liaison permettant d’historiciser l’ontogenèse et les interrelations du sujet avec son entourage, ce qui fait de ce concept un outil désormais central au sein de la réflexion métapsychologique.
19 Les racines développementales – Certaines d’entre elles viennent d’être évoquées ci-dessus, mais nous insisterons sur le sens d’un Soi verbal ou d’un Soi narratif, bien étudié par D. N. Stern. Dans son livre Le journal d’un bébé, D. N. Stern (1992) a tenté, de manière saisissante, en se mettant en quelque sorte dans la peau et dans le regard d’un bébé, de nous montrer tout le travail que doivent faire les enfants pour parvenir à lier entre eux les différentes expériences et les différents épisodes interactifs qu’ils vivent au fil de leur journée et qui, sinon, ne pourraient rester que des évènements successifs, indépendants, seulement juxtaposés et sans relation les uns avec les autres. C’est évidemment tout le processus de subjectivation qui se trouve ici convoqué car, sans le sentiment d’une certaine continuité d’exister (Winnicott, 1958) en tant qu’individu séparé et différencié, il n’y a pas de fil rouge qui puisse être repéré par l’enfant comme reliant les différents épisodes de sa journée. Autrement dit encore, ce qui peut faire lien entre ces différents épisodes, c’est le sentiment du sujet d’être toujours lui-même tout au long d’un laps de temps donné, ce qui implique l’instauration du narcissisme primaire, mais au sein d’un mouvement dont la réciproque est également vraie, puisque c’est l’accès à la narrativité qui conditionne en même temps l’instauration de ce narcissisme. Selon D. N. Stern (1992, 2005), la réalité psychique du bébé peut se découper en une succession d’unités temporelles élémentaires, une succession de « maintenant » qui sont éprouvés par lui de manière indépendante, et dont chacun présente sa dynamique propre, selon un point de vue qu’on pourrait presque qualifier de phénoménologique. D’où l’idée « d’enveloppe proto ou prénarrative » développée par cet auteur, et qui représente au fond l’unité de base de la réalité psychique infantile préverbale. C’est cette enveloppe proto ou prénarrative qui va permettre à l’enfant de repérer des invariants au travers des répétitions interactives, représentations qui vont s’inscrire dans sa psyché sous la forme de représentations analogiques (« représentations d’interactions généralisées ») et qui vont concourir à l’émergence d’un Soi verbal vers l’âge de 18 mois (après les instaurations successives du sens d’un Soi émergent entre 0 et 2 mois, du sens d’un Soi-noyau entre 2 et 7 mois, et du sens d’un Soi subjectif entre 7 et 18 mois). On voit ainsi que le sens d’un Soi verbal ou narratif s’enracine dans la mise en place de « schémas-d’être-ensemble » (weness des auteurs anglo-saxons), dans le partage d’affects et d’émotions, et enfin, dans le repérage d’épisodes interactifs spécifiques ou généralisés, ce sens d’un Soi verbal offrant à l’enfant la possibilité, non immédiate (c’est-à-dire médiatisée par l’adulte), de se « raconter » à lui-même sa propre histoire quotidienne.
20 Remarquons que les différentes racines épistémologiques du concept de narrativité que nous avons envisagées convergent en quelque sorte dans l’approche développementale actuelle, et cela représente, à n’en pas douter, l’une des multiples richesses de la psychiatrie du bébé, dont on sait l’essor impressionnant depuis quelques décennies (Golse et Moro, 2014).
Quelques réflexions à partir des interactions précoces
21 Une narrativité nécessaire et fondatrice – Même les bébés ont besoin d’une histoire (Golse, 2001), et non seulement médicale, génétique ou biologique, mais aussi, et peut-être surtout, relationnelle. Seule cette histoire relationnelle leur permet en effet de s’inscrire dans leur double filiation, maternelle et paternelle, et de mettre en œuvre leurs processus d’affiliation, filiation et affiliation se trouvant mutuellement dans un rapport dynamique dialectique, sur lequel insistait beaucoup un auteur comme Serge Lebovici (1998) en disant que la filiation permet l’affiliation, et que l’affiliation permet l’inscription dans la filiation.
22 Bernard Doray (1995) a eu un jour cette jolie phrase que nous citons de mémoire : un jour viendra où l’on saura tout greffer, des foies, des cœurs, des reins, des poumons… Mais il est une chose que sans doute l’on ne saura jamais faire, et peut-être heureusement, ce sont des greffes d’histoire… L’histoire, en effet, se co-construit entre les enfants et les adultes, elle est le fruit d’une co-écriture active, et c’est le point sur lequel nous insisterons dans la mesure où, de ce fait, la narrativité elle-même se trouve être fondamentalement le produit des interactions précoces. L’histoire est, partout et toujours, on ne le sait que trop, la cible de toutes les dictatures, car priver les êtres de leur histoire est peut-être l’essence même de la violence. C’est un point très important pour tous ceux (mais pas seulement) qui s’occupent de bébés. À chaque fois que nos modèles psychologiques ou psychopathologiques oublient l’histoire, nous prenons le risque d’une violence théorique réductrice et dommageable.
23 La croissance et la maturation psychiques des enfants, soit leur développement dans le bon sens du terme, mais les troubles de leur développement également, se jouent toujours, en effet, à l’interface du dedans et du dehors, c’est-à-dire à l’exact entrecroisement des facteurs endogènes et des facteurs exogènes. Or, si l’on entend par facteurs endogènes la part personnelle de l’enfant (son tempérament, son équipement neurologique, génétique, cognitif…), sous le terme de facteurs exogènes il nous faut ranger tous les effets de rencontre de l’enfant avec son environnement, effets de rencontre par essence imprévisibles et qui constituent bel et bien la trame de son histoire relationnelle personnelle. Mais ce sont précisément ces rencontres qui font l’histoire de l’enfant, qui vont lui permettre d’écrire son histoire avec l’adulte comme co-auteur, et c’est en ce sens que nous parlons de la rencontre entre l’adulte et le bébé comme d’un espace de récit. Les bébés n’ont donc pas seulement besoin qu’on leur raconte des histoires, chose pourtant si importante. Ils ont besoin aussi d’apprendre peu à peu à raconter, et à pouvoir se raconter, à eux-mêmes, leur propre histoire.
24 Qu’en est-il alors de cet espace de récit ? À chaque fois qu’un adulte s’occupe d’un bébé, il s’institue entre les deux un style interactif qui est éminemment spécifique de cette dyade-là. Le style interactif de l’adulte est en effet la résultante de son histoire personnelle (ce qu’il est aujourd’hui, le bébé qu’il a lui-même été, la nature des interactions précoces qui ont été les siennes) et de la rencontre avec cet enfant particulier qui a ses propres caractéristiques interactives, en termes de tempérament, de « modèles internes opérants » (Bowlby, 1978, 1984 ; Bretherton, 1990) ou « d’accordage affectif » (Stern, 1989), et qui occupe une place particulière dans le monde interne représentationnel de cet adulte singulier.
25 Dans le cadre de cette rencontre inédite, chacun va alors « raconter » quelque chose à l’autre. L’adulte, à sa manière, raconte au bébé celui qu’il a lui-même été, cru être ou redouté d’être, tandis que le bébé « raconte », à sa façon, à l’adulte, l’histoire de ses premières rencontres interactives ou interrelationnelles.
26 Autrement dit, d’une part, l’adulte essaie de faire fonctionner le bébé à l’image de ses propres représentations d’enfance, en induisant chez lui des mouvements identificatoires ou contre-identificatoires par le biais de microséquences interactives qui parlent, en fait, de sa vision du monde (le masculin, le féminin, le maternel, le paternel…), et qui sont le support concret d’un certain nombre de « mandats transgénérationnels inconscients » (Lebovici, 1998) qu’il délègue à l’enfant par le biais de projections plus ou moins entravantes. D’autre part, le bébé – et il s’agit peut-être là pour lui d’une certaine aptitude au transfert (Cramer et Palacio-Espasa, 1994 ; Lebovici, 1994) – tente de faire fonctionner l’adulte selon le modèle de ses premières imagos interactives. Chacun raconte donc à l’autre quelque chose de son histoire précoce, récit bien évidemment dissymétrique, plus ou moins remanié et plus ou moins reconstruit.
27 Et de ces deux histoires, doit en naître une troisième. Une troisième qui prenne naissance, qui s’origine, qui s’enracine bel et bien dans les deux premières – celle de l’adulte ayant déjà vécu et celle du bébé qui commence à vivre – mais qui puisse fonctionner comme un espace de liberté. Une troisième histoire qui se co-écrit à mesure qu’elle se fait et qu’elle se dit, mais qui ne peut être structurante pour le bébé qu’à la condition de faire lien avec les deux histoires qui lui préexistent, tout en laissant du champ pour du nouveau, pour du possible, pour du non-déjà-advenu. À ce prix-là, mais à ce prix-là seulement, le bébé pourra conquérir son « identité narrative » (Ricœur, 1990), laquelle ne peut être, on le pressent, qu’une co-création interactive.
28 Soulignons enfin que les travaux de l’institut Pikler-Lóczy, à Budapest, ont beaucoup concouru à l’émergence de ce concept de troisième histoire co-construite entre l’enfant et les adultes (David et Appell, 1996), et que, d’une certaine manière, l’histoire initiale de l’enfant se trouve incluse dans cette troisième histoire dont le décryptage et l’élaboration secondaire participent fondamentalement à cette fameuse quête des origines. Bien évidemment, ce récit à double sens se trouve mis en jeu non seulement dans la pouponnière de Budapest mais aussi dans toutes les situations habituelles d’adoption, nationale et internationale. Il s’agit au fond d’une mise en récit de la proto-histoire de la rencontre, qui permettra ensuite aux axes symbolique et psychique de la filiation de se déployer de manière féconde. C’est en ce sens que nous parlons d’axe narratif de la filiation dans ce cadre de l’adoption, soit d’un axe venant étayer en arrière-plan le processus d’instauration des autres axes de la filiation.
Conclusion
29 Si l’on a pu dire qu’il n’y aurait pas d’amour sans histoire sans histoire d’amour, de la même manière on peut penser qu’il n’y a sans doute pas de filiation sans mise en récit, sans récit, sans narrativité de la filiation. Cette filiation narrative, quatrième axe de la filiation, rendue explicite par les nouvelles formes de filiation, appartient à tous.
Notes
-
[1]
Cet article est la version partielle et modifiée d’un article coécrit avec Marie Rose Moro, « Le concept de filiation narrative. Un quatrième axe de la filiation », La psychiatrie de l’enfant, LX, 1, 2017, p. 3-23.