1C’est un véritable sentiment de répétition qui m’envahit. Ces dernières années, à travers mes fonctions professionnelles de psychanalyste et d’enseignant-chercheur à l’Université, j’ai été conduit à m’impliquer peu ou prou dans trois dossiers hypermédiatisés au cœur de la vie sociale postmoderne : l’homoparentalité, le mode de garde de la résidence alternée…, et l’usage des écrans [1], notamment, chez les bébés.
2 À chaque fois, dans ces domaines véritablement hétérogènes, le constat reste avec insistance le même dans le domaine public : tout est systématiquement en place pour que la polémique occupe la première place et que le débat soit rendu difficile d’accès et impertinent. Dans le premier cas, les contradicteurs sont piégés dans une logique d’exclusion tranchante où les arguments prétendument « véridiques » des uns ne peuvent a priori pas être entendus par les autres. La polémique condamne au pugilat des opinions, des croyances et au raisonnement binaire : bon/mauvais ; pour/contre ; gagnant/perdant.
3 Pour qu’un débat advienne, plusieurs postulats s’imposent : les humains, spontanément, n’accèdent pas à la vérité, ils ne disposent que d’opinions ; la diversité de celles-ci est une source d’enrichissement mutuel et de créativité si, et seulement si, elle donne lieu à une coconstruction collégiale enrichie par des données issues de la recherche scientifique, ce qui souligne au passage l’importance des démarches de divulgation authentique de la science.
4 On entend bien dans ce parcours le présupposé du « deuil » de la toute-puissance qu’inflige cette position modeste et besogneuse, mais sans doute plus constructive et moins belliqueuse que la précédente. La controverse scientifique, dans le meilleur des cas, constitue un modèle de débat où la disputatio est le moteur même du processus de connaissance. La où le bât blesse, c’est quand aujourd’hui les détenteurs du « savoir » assènent des opinions en les maquillant des atours de la connaissance scientifique. La légitimité de ces croyances est totale si elles sont un point de départ hypothétique entre professionnels, une motivation en direction de la démarche scientifique ; si, a contrario, elles s’affranchissent de l’ascétisme de la méthode, tout en faisant accroire dans les médias qu’elles s’y enracinent, il y a manipulation et danger de surenchère polémique au nom de la science ; bref, le monde à l’envers !
5 La sphère médiatique joue bien sûr un rôle capital dans la mise en scène amplifiée du combat entre champions scientifiques du « pour » et du « contre ». D’abord, car elle possède une capacité de séduction qui en fait vaciller plus d’un : un journaliste s’adresse à vous en vous honorant avec emphase du titre « d’expert » scientifique et vous invite à donner doctement votre avis. Les ennuis commencent quand vous vous écartez dans votre réponse de la logique binaire en tout ou rien. Si vos propos mettent en exergue l’éloge de la complexité des paradoxes, des cas particuliers, des géométries variables, et surtout, la nécessité d’envisager un examen critique transversal de récentes données scientifiques qui conduisent à la prudence et, essentiellement, au constat du travail encore à fournir, vous décevez votre interlocuteur : vous n’êtes pas le gladiateur médiatique tranchant qu’il espérait ! Cette caricature est injuste pour certains journalistes, malheureusement minoritaires, qui aspirent au partage collectif de ce qu’Edgar Morin [2] intitule la « pensée complexe » des processus humains, et qui défendent une éthique professionnelle plus ambitieuse.
6 Ce tableau est aussi incomplet s’il ne dit rien des scientifiques « experts » qui in fine s’installent dans les médias avec délice, parés de ce statut narcissiquement avantageux, et deviennent même parfois d’intransigeants directeurs de conscience qu’un malaise contemporain dans la transmission de l’autorité, des croyances et des mutations environnementales vient favoriser.
7 Je repense à ce sujet à un article salvateur de Sylvie Faure-Pragier [3] qui, alors qu’elle peut être authentiquement considérée dans notre communauté comme spécialiste pionnière des métamorphoses de la parentalité, avait titré sa tribune : « Homoparentalité : “Psys, taisons-nous !” » Elle s’y insurgeait contre de nombreuses prises de positions publiques de ses collègues, bien plus inspirées par leur propre idéologie que par une démarche cliniquement fondée. Cette invitation au silence ne correspondait nullement à une censure a priori mais à une invitation réflexive à distinguer position projective idéologique polémique d’experts et position constructive, dans un débat scientifique où les avis contradictoires et les points d’accords de chacun sont dialectisés et valorisés.
8 La lecture transversale de ce numéro de Spirale dédié aux bébés et aux écrans montre que nous vivons une période charnière prometteuse, située entre polémique et débat.
9 D’un côté, il y a à l’évidence de nombreux signes très convaincants d’une volonté de débattre dans une pensée complexe clinique et scientifique, à l’abri de généralités et de croyances privées de la modestie inaugurale de l’hypothétique. Des études, pas seulement étrangères, commencent à émailler enfin les propos. Un consensus émerge nettement sur au moins deux points : l’opposition entre écran non interactif (télévision) et interactif (tablette), et l’importance cruciale de la qualité relationnelle et réflexive de l’environnement humain pour les bébés au contact avec des écrans.
10 De l’autre, les charmes de la radicalité orthopédique au nom d’une idéologie, généralement alarmiste, persistent encore par endroits, en droite ligne de la décennie écoulée. Toutefois, on la sent désormais à l’affût de s’enrichir de sa propre relativité, de recherches pertinentes et de débats, ce qui est déjà un très grand pas. Un problème persiste néanmoins : la mise en avant de situations extrêmes lourdement pathologiques, enfants prisonniers de situations de carence familiale grave, donne lieu trop souvent à une régression orthopédique. Ce constat – d’indéniables situations préoccupantes – fait souvent office de justification de mesures drastiques, non négociables pour l’ensemble de la population. Il serait judicieux à l’avenir d’envisager des études qui tentent d’englober l’ensemble de la dynamique familiale et institutionnelle de ces enfants au tableau symptomatique redoutable. Si l’usage pathologique de l’écran est, a priori, pointé comme la cause de tous les maux et, une fois supprimé, vecteur unique d’une rédemption idéalisée, on s’écarte d’une approche ouverte et on stigmatise un écran qui joue là un rôle de bouc émissaire et, finalement, d’obstacle à une analyse médico-psychosociale.
11 Mais au fond, parents et professionnels du soin et de la recherche sur le bébé, est-ce véritablement étonnant que nous valse-hésitions entre investissement passionné et passionnel à l’égard de l’infans – celui qui ne parle pas ? Plongé dans le désarroi (« le désaide initial », « l’impuissance originelle »), le bébé accède à l’expérience de satisfaction à travers « l’action spécifique » de « l’être-humain-proche [4] ». Cet infans néotène, qui reste vivant en nous et nous accompagne toute notre vie durant, est surdéterminant dans la formalisation de notre attention à l’égard du bébé. L’objet « bébé », pour les parents comme pour les spécialistes, est en effet le lieu projectif électif des pires répétitions aliénantes comme des commémorations les plus créatives, que sépare une infinité de pastels singuliers propres à chacun. « En l’homme, le bébé » écrivait Serge Lebovici [5]. En l’homme, « l’écran du bébé » se révèle être un sacré attracteur projectif et, du coup, un témoin fidèle de celui qui parle (les parents, les professionnels)… en lieu et place de l’infans qui ne parle pas !
12 Ce tour de passe-passe projectif ne date pas d’aujourd’hui. De fait, les écrans sont des compagnons culturels de longue date. À l’instar de la diversité des significations du mot, ils occupent des fonctions diverses et contrastées. Fonction d’arrêt, voire d’occultation, avec l’écran de fumée au combat ou avec les petits écrans que l’on tenait autrefois devant son visage pour empêcher de voir ou d’être vu. Fonction de filtre protecteur avec, par exemple, les écrans protégeant le radiologue des radiations toxiques. Fonction de surface optique de projection unilatérale, avec les lanternes magiques, le cinéma, la télévision, où apparaissent les images animées des objets. Et, enfin, aujourd’hui, fonction de médiation interpersonnelle, nos écrans étant devenus périphériques visuels et tactiles de nos ordinateurs interactifs, connectés au réseau mondial de la toile Internet.
13 Le bébé, décrit par les adultes, en particulier dans son commerce avec les machines à communiquer, sera tour à tour et selon les contextes à ces diverses places et fonctions de l’écran. Mais, au-delà, qu’en est-il au fond de l’infans et de sa « relation d’objet virtuelle [6] » avec les écrans en temps réel et dans l’après-coup ? Le travail opiniâtre des cliniciens et des chercheurs de divers domaines nous apportera chemin faisant, à coup sûr, des données de plus en plus complexes et éloignées de nos croyances projectives. Les digital natives seront certainement d’excellents éclaireurs en ce domaine, où les écarts générationnels amplifient l’inquiétante étrangeté et favorisent la tentation de l’emprise.
14 En attendant, gageons en confiance que ce numéro de Spirale sera une étape dynamique dans cette direction où la polémique est toujours à fleur de peau, et le débat, une ascèse individuelle, collective et démocratique.
Notes
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[1]
X. Vlachopoulou, S. Missonnier, Psychologie des écrans, Paris, Puf, coll. « Que-sais-je ? », 2015.
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[2]
E. Morin, La méthode, I. La nature de la nature, Paris, Points, 1981.
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[3]
S. Faure-Pragier, « Homoparentalité : “Psys, taisons-nous !” », Le Monde, 25 décembre 2012.
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[4]
S. Freud (1895), « Projet d’une psychologie », dans Lettres de Freud à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Paris Puf, 2006, p. 595-664.
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[5]
S. Lebovici, « L’homme dans le bébé », Revue française de psychanalyse, n° 3, 1994, p. 661-680. En ligne
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[6]
S. Missonnier, Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel, Paris, Puf, 2009. En ligne