CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La sécurisation des écoles et la civilité des élèves sont des préoccupations premières des politiques éducatives. La violence scolaire n’est pas un phénomène nouveau, mais la sur-médiatisation de certains faits divers et la publication par les pouvoirs publics d’un chiffrage des faits violents en ont fait une question de société depuis les années 1990. L’aggravation particulière de la situation économique et sociale dans certains quartiers favorise aussi l’entrée à l’école d’une violence qui lui est extérieure. Dans ce contexte, l’école fait face à une demande sociale croissante d’autorité et la question de la discipline se pose avec une acuité nouvelle. Le cadre réglementaire et le rôle des acteurs ont été repensés dans une perspective de pacification des établissements, et notamment des collèges, particulièrement exposés. Pourtant, l’analyse met en évidence un fréquent sentiment d’injustice des collégiens quant aux sanctions reçues et permet de mettre au jour des processus de formation de ce jugement.

2Cette recherche s’appuie sur l’exploitation de deux enquêtes, l’une quantitative auprès de collégiens, l’autre qualitative auprès d’enseignants de collège.

Le renforcement du cadre réglementaire des questions de discipline au collège et ses effets sur les pratiques des acteurs

3Dans un contexte de juridicisation de la société, l’influence du droit à l’école s’est considérablement accrue ces dernières décennies. La volonté de l’institution scolaire d’encadrer davantage les questions de discipline s’inscrit dans cette dynamique. Il s’agit tout à la fois de renforcer l’effectivité des sanctions, afin de pacifier les établissements, et de juguler la multiplication des procédures juridiques. Les parents n’hésitent plus, en effet, à contester judiciairement les décisions scolaires et le recours à l’assistance d’un avocat en conseil de discipline s’étend [2].

4Le paradoxe entre l’autonomie déclarée des établissements publics locaux d’enseignement et la profusion des décrets et circulaires ministériels visant à encadrer et à homogénéiser les pratiques est particulièrement remarquable ces dernières années dans le domaine de la discipline scolaire. Alors que ces questions étaient gérées au niveau local, sans changement réglementaire majeur depuis la fin du xixe siècle, elles font l’objet depuis la fin des années quatre-vingt-dix d’une attention particulière, comme l’indique la publication de nombreux textes.

L’encadrement juridique de la discipline scolaire : un droit inabouti

5Les évolutions réglementaires mettent l’accent sur le règlement intérieur, fondement de la régulation de la vie collective dans les établissements. Son rôle est réaffirmé et son contenu précisé. En 2000, l’injonction à respecter les principes généraux du droit en matière de sanction (légalité, non bis in idem[3], contradictoire, proportionnalité, individualisation, obligation de motivation [4]) et l’introduction de la notion de sursis constituent des évolutions majeures. Un droit disciplinaire scolaire, encadrant davantage les rapports enseignants-élèves, commence ainsi à émerger. Les enseignants perçoivent d’ailleurs cette évolution comme une atteinte à leur autorité (Buttner et Maurin, 2010). En 2011, de nouvelles mesures viennent renforcer ce cadre réglementaire, sur un plan répressif, avec l’automaticité d’une procédure disciplinaire pour certains actes graves, mais aussi éducatif, avec la création d’une « mesure de responsabilisation », demandant un engagement de l’élève en dehors des heures de cours dans des activités promouvant le respect mutuel, la solidarité, l’estime de soi. Les exclusions de l’établissement sont aussi plus encadrées et l’ajout au règlement intérieur d’une charte des règles de civilité du collégien met l’accent sur la civilité, cruciale en termes de climat d’établissement.

6Les règlements intérieurs précisent également les droits et obligations des acteurs scolaires en fonction de normes sociales et morales. Celles-ci deviennent normes scolaires, avec le risque qu’elles traduisent davantage le sens moral des enseignants qu’une réflexion pédagogique sur l’ordre scolaire. Foucault (1975) critique l’« infra-pénalité » établie par la discipline, instituant une « micropénalité » du temps (retards, absences), de l’activité (inattention, négligence), de la manière d’être (impolitesse), des discours (bavardage, insolence), du corps (attitudes incorrectes, malpropreté), de la sexualité (indécence).

7En outre, la détermination et l’évaluation de la gravité de la faute sont laissées à l’entière appréciation des enseignants. Les jugements normatifs à l’origine des sanctions risquent de conduire à une recherche de conformité plutôt qu’à une responsabilisation des élèves.

La résistance des enseignants à la réforme du régime disciplinaire

8La reprise par la réglementation récente d’interdictions largement séculaires (proscription de la violence physique, des « lignes », des « zéros de conduite ») [5] est signe de la difficulté à faire évoluer les pratiques. Les manquements aux règles instituées sont fréquents. Les enseignants privilégient ordinairement en classe la supposée efficacité de certaines punitions, prônées par les collègues, ou qu’ils ont eux-mêmes expérimentées en tant qu’élèves, au détriment du respect de la réglementation et de la concordance des pratiques. Les deux enquêtes sur lesquelles s’appuie cet article font ainsi état du fréquent arbitraire des pratiques de sanction.

Les enquêtes supports de la recherche

9L’enquête par questionnaire, réalisée en mars 2003, porte sur un échantillon de 668 élèves de 5e et 3e. Cinq collèges aux recrutements sociaux différenciés ont été choisis de façon à prendre en compte l’« effet établissement ». L’étude est axée sur les collèges dits « difficiles » de banlieue parisienne, en raison de la place centrale que tiennent les questions de discipline dans ces établissements. Un collège de banlieue favorisée et un collège de zone rurale permettent les comparaisons.

L’origine sociale des élèves des collèges de l’échantillon et celle des collégiens en France

tableau im1
Nombre d’élèves Catégorie socioprofessionnelle du chef de famille Élèves de nationalité étrangère Catégorie favorisée A Catégorie favorisée B Catégorie moyenne Catégorie défavorisée Collège « difficile » 1 333 9,9 % 14,1 % 23,4 % 52,6 % 17,7 % Collège « difficile » 2 515 1,7 % 6 % 25,6 % 66,6 % 7,4 % Collège « difficile » 3 358 0,8 % 6,4 % 26,5 % 66,2 % 26 % Collège « favorisé » 482 18,9 % 23 % 22,4 % 35,7 % 11,6 % Collège de zone rurale 282 12,9 % 8,6 % 52,6 % 25,9 % 0 % Collèges de l’échantillon 394 (moyenne) 8,7 % 12 % 28,5 % 50,8 % 12,5 % Ensemble des collèges de France 481 (moyenne) 18,8 % 14,8 % 25,9 % 40,5 % 4,7 %

L’origine sociale des élèves des collèges de l’échantillon et celle des collégiens en France

L’enquête par entretiens a été menée en 2007 auprès de vingt-trois enseignants de cinq autres collèges, également très différenciés.
Source : IPES 2001-2002.

10Si les punitions corporelles sont proscrites dans le secondaire depuis 1803 [6], elles sont parfois tolérées par les principaux, notamment dans les établissements difficiles (Van Zanten, 2001). Les entretiens menés indiquent qu’il s’agit généralement de gestes impulsifs, sous l’emprise de la colère. Le recours à une violence mesurée peut aussi être le seul moyen envisagé par l’enseignant pour mettre un terme à un comportement jugé dangereux : « J’avais mis une gifle à une élève qui avait fait une crise d’hystérie en classe, et qui aurait été capable sinon de démolir plusieurs de ses camarades » (professeur certifiée d’anglais, 57 ans).

11Si ces brutalités sont exceptionnelles, d’autres sanctions non réglementaires appartiennent au quotidien. Les défauts de comportement des élèves peuvent ainsi entraîner une minoration de leur moyenne, alors que la réglementation rappelle le principe de la séparation de l’évaluation du comportement et du travail scolaire [7] : « Quand on corrige un contrôle, s’il y a des élèves qui ont eu des difficultés et qui ne sont pas attentifs, ou qui ne prennent pas bien la correction, au bout de deux avertissements, ils ont un point de moins au contrôle. Ça marche… Je sais que ce n’est pas autorisé, mais ça ne me dérange pas […] Et je sais qu’il y a d’autres collègues qui le font [rire] » (professeur certifiée de mathématiques, 55 ans).

12De même, un arrêté de 1890 proscrit les « lignes à copier », vaines et humiliantes. Pourtant, à la question « As-tu eu cette année des lignes à copier ? », près d’un tiers des élèves interrogés répond positivement, et même plus de 60 % des élèves du collège étiqueté sensible. Les différences inter établissements sont frappantes, mais non directement liées au recrutement social, le collège zep et le collège rural affichant par exemple des fréquences proches (cf. annexe).

13Enfin, d’autres sanctions non réglementaires font partie de l’ordinaire collégien, comme les devoirs collectifs [8] et les peines infâmantes (coin, piquet) (Debarbieux et al. 1999). Il est alors paradoxal de constater que les enseignants perçoivent les élèves comme très protégés par la loi, informés de leurs droits et revendicateurs : « Ils sont très exigeants, ce sont des consommateurs que nous avons en face de nous. Ils connaissent les règles, les lois, leurs droits. Leurs devoirs, je ne sais pas [rire]… » (professeur certifiée d’anglais, 40 ans). Que près de la moitié des élèves interrogés (47 %) perçoive les sanctions comme « plutôt injustes » ou « injustes » est en revanche cohérent.

14Mais au-delà d’une éventuelle non-conformité réglementaire des sanctions, la résistance des enseignants à la réforme du régime disciplinaire se traduit aussi par leur faible adhésion à l’esprit des textes. Alors que ceux-ci enjoignent à donner du sens aux sanctions et leur confèrent un rôle éducatif majeur, la recherche souligne la disparité des pratiques entre les enseignants et les pratiques de sanction hétérogènes selon les élèves (Debarbieux et al. 1999 ; Grimault-Leprince et Merle, 2008).

15Lorsqu’on interroge les élèves sur les différences entre enseignants dans la façon de sanctionner, 61 % sont d’avis que les enseignants sanctionnent de façon « assez différente » ou « très différente ». Toutefois l’analyse « toutes choses égales par ailleurs » (qui contrôle les principales caractéristiques socio-scolaires des élèves) indique que l’effet propre sur le sentiment d’injustice du constat par les élèves d’une dissemblance des pratiques est non significatif. Ce ne sont pas tant les différences de pratiques entre les enseignants que les traitements différenciés selon les élèves qui fondent le sentiment d’injustice. Celui-ci est, toutes choses égales par ailleurs, plus présent chez les élèves faibles scolairement, de milieu populaire et de parents étrangers (Grimault-Leprince, 2011a) [9].

16Enfin, l’adage juridique « nul ne saurait être juge et partie » est quotidiennement ignoré dans les établissements scolaires. Il est ainsi courant qu’un enseignant estimant qu’un élève lui a manqué de respect décide des conséquences. Interrogés sur les sanctions reçues sur une période de six mois, 20 % des élèves déclarent ainsi avoir été sanctionnés par un enseignant pour avoir été insolents envers lui. Ils ne sont que 10 % à déclarer avoir été sanctionnés par le conseiller principal d’éducation (cpe) ou le principal pour avoir été insolents envers un enseignant. Le décret paru en juin 2011 pourrait contribuer à réguler ces pratiques. Il prévoit en effet l’automaticité d’une procédure disciplinaire envers les élèves auteurs d’agressions verbales ou physiques à l’égard d’un personnel scolaire, procédure relevant du chef d’établissement ou du conseil de discipline.

17La recherche indique ainsi la propension des enseignants à régler eux-mêmes leurs différends avec les élèves, avec la partialité conséquente. Or le partage de normes et d’objectifs communs, ainsi que la coopération entre adultes, contribuent significativement à réduire les comportements déviants des élèves (Gottfredson, 2001). La question des dynamiques collectives en matière de gestion de la discipline est donc centrale.

La coopération entre les acteurs scolaires concernant les questions de discipline

18Dans les collèges, le projet d’établissement devrait être le cadre d’une gestion collective des désordres scolaires, à partir d’un diagnostic partagé. Mais l’enquête que nous avons menée auprès d’enseignants met en évidence les réticences et les difficultés des acteurs à coopérer.

Les réticences et les difficultés à coopérer sur les questions de discipline

19La plupart des professeurs enquêtés envisagent la classe comme un espace privé. Cette approche contrarie la gestion collective des questions disciplinaires qui, quand elle existe, est souvent conflictuelle. La relégation hors de la classe des élèves perturbateurs est sans doute la forme de coopération la plus courante : 29 % des élèves interrogés déclarent avoir été exclus de cours sur une période de six mois (cf. annexe). L’élève exclu, souvent accompagné par un autre élève au bureau du cpe, voire directement en salle de permanence, est alors pris en charge par le service « vie scolaire ». Ces exclusions peuvent être à l’origine de nouveaux désordres. « J’ai été tentée moi aussi d’en virer dix… [Rire]. Mais bon… Des fois quand je passe devant la permanence, je me dis que ce n’est pas possible. C’est ingérable, ingérable… Des élèves difficiles et tous dans la même salle, ce n’est pas possible ! » (professeur certifiée de SVT, 32 ans).

20L’intervention d’un tiers dans la gestion de la classe est considérée comme un échec par les enseignants. Elle est aussi potentiellement perçue par les élèves comme la preuve de l’incompétence de leur professeur. Ainsi, la norme est que l’enseignant gère seul les conflits en classe ou qu’il exclue le gêneur de cours, le plus souvent sans qu’il y ait une réelle coopération avec les personnes prenant l’élève en charge. Les apports potentiels de la coopération sont davantage perçus en termes d’informations, de cohésion des pratiques et de conseils. « Le rôle de la vie scolaire, c’est une centralisation, pour que ce soit le plus cohérent possible, c’est une question de gestion. Mais le prof peut aussi prendre sa décision de sanction en consultant [la vie scolaire] » (professeur certifié d’histoire-géographie, 45 ans). Ce discours positif sur la coopération est toutefois minoré par l’insistance des enseignants sur le manque de temps pour la concrétiser. Les enseignants se croisent sur des temps courts, aux récréations et le midi notamment. Par ailleurs, les personnels de surveillance, d’éducation et de direction sont souvent occupés sur ces temps hors cours. Outre les contraintes de surveillance, ces moments sont propices aux entretiens avec les élèves au sujet des questions de discipline, mais aussi d’orientation, de problèmes familiaux, etc. : « Ce qui me pose problème, c’est qu’il n’y ait pas de concertation entre les collègues […] C’est des petites conversations comme ça à la récré, chacun y va de sa complainte et de ce qu’il a fait pour s’en sortir, mais il n’y a pas de cohérence dans le travail » (professeur de lycée professionnel lettres-anglais, 39 ans).

21Dans un contexte marqué par le cloisonnement des pratiques, « les problèmes d’autorité sont vécus comme irrémédiablement personnels » (Barrère, 2002) : « C’est à l’ensemble d’une équipe de faire quelque chose pour que ça se passe bien partout. Mais une équipe de profs ça ne marche pas comme ça. On se parle… Mais il n’y a pas de notion d’équipe. On est trop individualiste dans notre quotidien » (professeur certifiée de mathématiques, 35 ans). Pour les enseignants en difficulté, l’alternative est alors de perdre la face en demandant un soutien ou de laisser les conflits dégénérer. Le cas de ces enseignants en souffrance professionnelle (Lantheaume et Hélou, 2008) est encore plus préoccupant lorsqu’ils exercent dans des établissements scolarisant de nombreux élèves « difficiles », avec lesquels l’instabilité de l’adulte favorise le durcissement des conflits.

22Ainsi, dans le domaine de la discipline scolaire, les enseignants limitent ordinairement leur action à l’espace de la classe. La coopération entre les personnels scolaires est inhabituelle et relève davantage de la contrainte que de la volonté des acteurs.

Une approche organisationnelle de la gestion des désordres scolaires [10]

23Si la discipline au sein des classes reste le pré carré des enseignants, des coopérations s’instaurent plus habituellement en cas d’incident violent. Le chef d’établissement peut également être à l’origine de certaines formes de coopération, de par les procédures qu’il met en place ou les concertations qu’il organise, en réponse aux directives ministérielles. Toutefois, ces coopérations sont souvent difficiles voire conflictuelles, en raison de priorités divergentes selon les acteurs. Les points de vue du chef d’établissement, des enseignants et du cpe seront successivement développés.

24Le chef d’établissement tient un rôle essentiel dans la régulation des désordres scolaires : il propose le texte du règlement intérieur voté par le conseil d’administration ; il effectue des choix politiques qui orientent les pratiques en matière de discipline au niveau de l’établissement, avec des conséquences sur les pratiques des enseignants ; il a également un rôle plus informel quand il intervient dans les conflits qui opposent enseignants et élèves. La personne du chef d’établissement et sa conception de la discipline sont alors déterminantes et son plus ou moins grand soutien aux enseignants par la sanction peut générer des ressentiments (Barrère, 2006). Les entretiens indiquent que la grande fermeté d’un principal « faisant peur aux élèves » est perçue comme un facteur d’accalmie des tensions. Les accusations de laxisme des enseignants envers la direction sont fréquentes et peuvent être une manière de se déculpabiliser de leurs propres difficultés à contrôler les débordements des élèves. Mais le sentiment de laxisme peut aussi être fondé sur une réticence des chefs d’établissement à s’impliquer dans des conflits pour lesquels il est extrêmement difficile d’harmoniser les points de vue des différents protagonistes (Van Zanten, 2001). Rejeter sur les enseignants la responsabilité des tensions et de la pénalisation des comportements fautifs favorise des rapports sereins avec les élèves et leurs parents. Le refus d’implication de la direction peut aboutir à discréditer les enseignants auprès des élèves, qui savent profiter des tensions qu’ils perçoivent dans les relations entre adultes de l’établissement pour gagner en autonomie.

25Dans un contexte de concurrence accrue entre les établissements (Felouzis et Perroton, 2007), les principaux sont également soucieux de la réputation de leur collège, à laquelle nuisent les comportements parfois spectaculaires de certains élèves. Il n’est d’ailleurs pas rare que des parents, « autoproclamés en tribunal populaire », demandent l’exclusion d’un élève perturbateur (Guichard, 2003). La pression sur les enseignants en termes de résultats est également peu compatible avec une prise en charge équitable des élèves en difficultés scolaires ou psychologiques, souvent à l’origine des troubles les plus graves. Un contexte concurrentiel accroît fortement le risque d’exclusion du collège pour ces élèves.

26Les chefs d’établissement cherchent aussi à mettre en conformité les pratiques des enseignants avec les principes introduits par réformes et à les harmoniser. Mais les débats sont à la fois marqués par la crainte des enseignants de voir leur autorité affaiblie et des divergences sur les normes et valeurs au fondement des décisions de sanction : « En réunion, on n’arrive jamais à tomber d’accord, donc ça en reste là. La tenue “correcte”, par exemple. Certains vont accepter plus de choses que d’autres. Mais aussi, à quelle hauteur fixe-t-on la longueur décente d’une mini-jupe ? » (professeur certifiée de sciences physiques, 32 ans). En définitive, les tentatives de normalisation impulsées par les chefs d’établissement restent souvent sans effet notable, la revendication d’autonomie primant sur la logique collective (Grimault-Leprince, 2011b).

27L’action des enseignants en matière de discipline peut principalement être envisagée sous deux angles distincts : la primauté du pédagogique et le souci de la face professionnelle (Goffman, 1973), qui repose autant sur la capacité à gérer les classes que sur des critères académiques (Van Zanten, 2001). Si les enseignants regrettent que leurs décisions de sanction soient parfois contestables, ils sont d’avis que les impératifs pédagogiques impliquent de minimiser le temps dévolu aux questions de discipline. Or un traitement équitable des désordres en classe nécessite de déterminer l’implication et la responsabilité de chaque élève. La gestion immédiate et individuelle des incidents conduit souvent à des iniquités, à des pratiques humiliantes également, susceptibles de juguler rapidement les conflits (Merle, 2005 ; Grimault-Leprince, 2011b). La conception cloisonnée de la gestion de classe par les enseignants peut aussi être envisagée sous l’angle des « stratégies de survie » (Woods, 1977) : chaque enseignant construit en classe des stratégies « de réponse aux difficultés » (coping strategies), pour « sauver les apparences ». L’hostilité des enseignants à toute intervention dans leurs pratiques préserve leur autonomie et permet l’élaboration de ces stratégies.

28Un troisième acteur contribue au quotidien à réguler l’ordre scolaire : le cpe. Ses motivations sont également spécifiques et les enseignants interrogés se montrent parfois très critiques quant à son positionnement. La face professionnelle joue aussi un rôle essentiel pour le cpe, avec une attente de reconnaissance du travail éducatif effectué. La plupart des cpe se situent dans un refus de la délégation du « sale boulot » par les enseignants (Payet, 1997), ce qui peut par exemple les conduire à ramener en classe des élèves exclus de cours, au lieu de les prendre en charge dans des conditions parfois désastreuses (cf. supra). Cette démarche du cpe est fortement décriée par les enseignants, qui soulignent le discrédit qu’ils subissent alors auprès des élèves. De façon plus générale, les missions des cpe les amènent à être particulièrement attentifs aux élèves dont les manifestations de violence peuvent être le produit de multiples souffrances scolaires (Mabilon-Bonfils, 2011). Le positionnement du cpe peut alors être perçu par ses partenaires comme une défense inconditionnelle de ces adolescents.

29La question de la mise en cause de l’autorité pédagogique est généralement considérée sous l’angle des résistances des élèves à l’ordre scolaire. Mais il est pertinent d’examiner cette question dans une perspective organisationnelle, en considérant les jeux de pouvoirs au sein des établissements. Les chefs d’établissement et les cpe peuvent, par leur action, porter atteinte à l’autorité pédagogique. Les enseignants peuvent aussi décrédibiliser la direction et les personnels de vie scolaire en dénigrant leur travail auprès des élèves : « Nous aussi, il ne faut pas charger l’administration devant les élèves en disant “ils ne sont jamais là, ils sont dans leur bureau derrière leur écran”… Ça arrive, mais ça ne devrait pas avoir lieu… » (professeur certifié d’anglais, 57 ans). Alors que la reconnaissance de l’autorité des adultes par les élèves est un enjeu majeur dans la gestion des désordres, les conflits de normes, de valeurs et d’intérêts entre les acteurs scolaires affaiblissent cette autorité.

30*

31Depuis 2000, le cadre réglementaire des sanctions scolaires s’est considérablement renforcé. Pourtant, l’analyse indique une faible appropriation des réformes par les enseignants. Ceux-ci ont tendance à se focaliser sur la résolution à court terme des conflits en classe et sont peu réceptifs à la promotion de principes généraux du droit, gages de légitimité et de cohérence de l’action, et à la valorisation du sens éducatif de la sanction. Pourtant, il est manifeste que le sentiment d’injustice des élèves, ainsi que les jeux de pouvoir à l’œuvre en matière d’ordre scolaire, sont dommageables à l’efficacité de l’action éducative et à la cohésion des équipes.

32Pour renforcer l’autorité pédagogique, les réformes récentes misent sur l’affirmation du droit, la répression et une responsabilisation accrue des élèves. En revanche, la dimension collective est peu prise en compte, quand l’analyse montre pourtant qu’elle est au cœur des problématiques de gestion des désordres scolaires. La mutation des relations enseignants-chefs d’établissements, notamment liée au développement de la culture d’évaluation (Barrère, 2009), pourrait même accentuer le cloisonnement des pratiques. Plus le rôle d’évaluateur du chef d’établissement s’affirmera, plus les enseignants risquent d’être réticents à faire état des difficultés qu’ils rencontrent en classe [11].

Annexe

Les fréquences de punitions selon le collège

tableau im2
Type de punition Proportion des élèves ayant reçu au moins une fois cette punition Collège de banlieue favorisée Collège « ZEP » Collège « sensible » Autre collège de banlieue difficile Collège de zone rurale Moyenne Lignes à copier 9 % 29 % 61 % 38 % 32 % 31 % Exclusion de cours 13 % 38 % 36 % 59 % 5 % 29 %
Lecture : 61 % des élèves du collège sensible ont eu au moins une fois des lignes à copier sur la période étudiée (6 mois).
Légende : La dépendance est significative au seuil de 5 % ; les données les plus éloignées de la valeur théorique sont encadrées.
Note : Maximum de 4 non-réponses pour 668 élèves interrogés.

Notes

  • [1]
    cread, Centre de recherches sur l’éducation, les apprentissages et la didactique, Rennes 2.
  • [2]
    Cf. Les territoires nouveaux de la judiciarisation, Supplément de la lettre de l’éducation, 430, 2003.
  • [3]
    Principe ajouté en 2011.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Interdictions reprises notamment par les textes de juillet 2000 puis, moins explicitement, en août 2011.
  • [6]
    Soit immédiatement après la création du lycée napoléonien en 1802.
  • [7]
    Un arrêt du Conseil d’État de 1875 affirme l’interdiction du « zéro de conduite » (Buttner et Maurin, 2010).
  • [8]
    Les punitions collectives, autorisées dans certains cas depuis une circulaire de 2004, étaient proscrites lors de l’enquête menée par Debarbieux.
  • [9]
    Pour le détail de l’analyse statistique et son interprétation, se référer à l’article cité.
  • [10]
    L’analyse prend notamment appui sur les travaux de Crozier et Friedberg (1977).
  • [11]
    Le décret no 2012-702 du 7 mai 2012, qui devrait être abrogé dès août 2012 à la suite des contestations syndicales, prévoyait même un « dispositif d’appréciation de la valeur professionnelle fondé sur un entretien professionnel triennal » mené par le chef d’établissement, en remplacement de l’évaluation par l’ia-ipr.
Français

Résumé

Cet article vise à mieux comprendre les articulations entre les politiques éducatives, qui ont repensé la question de la discipline scolaire et renforcé son cadre réglementaire dans un souci de pacification des établissements, et l’expérience des acteurs de terrain. La recherche s’appuie sur l’exploitation de deux enquêtes, l’une quantitative auprès de collégiens, l’autre qualitative auprès d’enseignants de collège. Elle met en évidence une faible appropriation par les enseignants du cadre réglementaire et des enjeux éducatifs de la discipline scolaire, à l’origine d’un sentiment d’injustice chez les élèves. Les réticences et les difficultés des acteurs scolaires à coopérer pour réguler l’ordre au collège sont également analysées.

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Agnès Grimault-Leprince [1]
  • [1]
    cread, Centre de recherches sur l’éducation, les apprentissages et la didactique, Rennes 2.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/10/2012
https://doi.org/10.3917/sopr.025.0047
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