CAIRN.INFO : Matières à réflexion
file_downloadDocuments associés

1 La fonction publique française [1] joue un rôle particulier pour les populations originaires des départements d’Outre-mer (DOM), qu’elles y vivent toujours ou qu’elles aient migré vers la France métropolitaine (Bédier, 2012). Dans les DOM, l’offre d’emploi est limitée (Domenach & Guengant, 1981). Malgré l’existence d’emplois vacants, les nombreux chômeurs peinent à s’insérer, du fait d’un niveau d’études souvent inférieur aux prérequis des postes, ainsi que d’une capacité à se déplacer limitée par le réseau routier saturé et la faible offre de transports publics (L’Horty, 2014). Dans l’Hexagone, les personnes nées dans les DOM sont plus souvent au chômage que celles nées en métropole ; elles occupent plus souvent des postes d’exécution et moins souvent des postes d’encadrement (Haddad, 2019). Elles font aussi l’expérience de comportements discriminatoires à leur encontre (Brinbaum et al., 2012). Les pouvoirs publics pensent pourtant la mobilité vers l’Hexagone comme une solution au chômage outre-mer (Ihaddadene, 2017). La fonction publique offre une réponse à ces difficultés. D’une part, certains dispositifs contractuels, comme l’emploi aidé, permettent aux organismes publics de créer des emplois accessibles aux moins qualifiés en fonction de la conjoncture. D’autre part, ses modes de recrutements et de promotion diffèrent de ceux du secteur privé, notamment du fait du rôle des concours et de l’avancement fondé sur l’ancienneté, répondant ainsi à un idéal d’égalité (Biland, 2010 ; Gollac, 2005).

2 Depuis la départementalisation, la gestion publique des Outre-mer a répondu à des luttes pour l’égalité (Guyon, 2016a). Leur objectif est de réduire des inégalités d’abord entre territoires (les DOM et la France métropolitaine), ensuite entre populations (les ultramarins, ou personnes nées dans les DOM, et les métropolitains, ou personnes nées dans l’Hexagone). L’élargissement de la catégorie politique des Outre-mer de la gestion des territoires à celle des populations montre combien la migration vers l’Hexagone constitue un enjeu stratégique de ces luttes. Il est suivi, à partir des années 2000, d’une expansion de la définition des ressortissants d’Outre-mer (Célestine & Roger, 2014), mais son usage administratif demeure centré sur le lieu de naissance. La coexistence des deux référentiels (territoires et populations) traduit l’imbrication entre des inégalités d’ordre politique, résultant des différences entre les dispositifs socio-juridiques mis en place dans les Outre-mer et dans l’Hexagone, des inégalités de classe, liées aux positions sociales occupées par ultramarins et métropolitains, et des inégalités ethno-raciales, en partie liées au codage de ces disparités selon des registres hérités de la période coloniale. La question de la capacité de la fonction publique à limiter ou compenser les difficultés plurielles des ultramarins face à l’emploi constitue une entrée heuristique pour saisir cette imbrication.

3 Dans les DOM, les divisions de la fonction publique – entre fonctions publiques d’État, hospitalière et territoriale, entre fonctionnaires statutaires et contractuels – structurent les parcours différenciés des ultramarins et métropolitains. D’une part, les collectivités locales ont recours à la création de postes contractuels, principalement à des emplois subalternes, pour lutter contre le chômage (Anki-Zuccarello, 2006 ; Catteau et al., 1992). D’autre part, les modes de recrutement et de rémunération des fonctionnaires statutaires, notamment les majorations regroupées sous l’appellation « prime de vie chère » qui leur sont réservées, contribuent aux inégalités de richesse (Govind, 2019). Dans l’Hexagone, la concentration des ultramarins à certains postes de la fonction publique reflète l’histoire de l’émigration organisée (Condon & Ogden, 1991) et revêt une signification ambivalente, entre orientation subie et choix stratégique, entre opportunités d’emploi valorisé et assignation à des rôles subalternes (Haddad, 2019). Selon les cas, c’est donc plutôt l’enjeu du statut (titulaire ou contractuel) ou celui du grade du poste (exécution ou encadrement) qui remet en question la capacité de la fonction publique à améliorer les positions d’emploi des ultramarins, malgré son rôle important d’employeur. Si plusieurs travaux montrent l’importance de l’emploi public pour les personnes nées dans les DOM, les études comparant les parcours des ultramarins avec ceux des métropolitains sont encore rares. Celles étendant cette comparaison aux deux espaces – Outre-mer et Hexagone – le sont plus encore, alors que mobilités et recrutement public représentent deux réponses aux tensions du marché du travail ultramarin. Pour décrypter ces dynamiques, cet article s’attache à répondre à la question suivante : dans quelle mesure l’emploi public atténue-t‑il les difficultés auxquelles les ultramarins sont exposés sur le marché du travail ? Il étudie en particulier comment la fonction publique, avec son idéal d’égalité, compose avec le maintien d’inégalités entre ultramarins et métropolitains.

4 Cet article se focalise sur trois départements d’Outre-Mer : la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion [2]. À partir des enquêtes Emploi conduites par l’Insee entre 2004 et 2008, il étudie l’emploi public des Antillais (les personnes nées en Martinique ou en Guadeloupe), des Réunionnais (les personnes nées à La Réunion) et des métropolitains, selon qu’ils vivent aux Antilles, à La Réunion ou en métropole. Il tient compte des différences de qualification et de conditions d’emploi. La focalisation sur la période 2004-2008 se justifie à plusieurs titres. D’abord, elle marque le début d’une vague de transformations de la fonction publique française : le recrutement en contrat à durée déterminée se banalise, les unités administratives autonomes se multiplient et le nombre d’emplois publics baisse fortement entre 2002 et 2008 (Peyrin, 2019). Ensuite, elle précède la crise économique de 2008, qui a bouleversé les secteurs privé et public. Enfin, elle se caractérise par une intensification des conflits sociaux dans les DOM, qui aboutit entre novembre 2008 et mars 2009 à un mouvement de grèves générales parti de Guyane, puis étendu aux Antilles, jusqu’à atteindre La Réunion dans une moindre mesure. Étudier la structure de ce secteur durant cette période et son rôle en amont d’une telle crise permet donc de comprendre le cas ultramarin, mais aussi de saisir plus généralement les implications des transformations récentes de la fonction publique pour l’accès à l’emploi et les positions d’emploi dans ce secteur.

5 La première partie révèle comment les positions occupées par les ultramarins et métropolitains du secteur public, en lien avec leurs circulations entre Outre-mer et Hexagone, participent à la persistance d’une frontière entre ces deux populations. La deuxième partie montre que la capacité des administrations publiques à améliorer les positions d’emploi des ultramarins dépend de leurs modalités de réponse au déficit d’emploi privé outre-mer. À La Réunion et en Martinique les collectivités recrutent davantage de contractuels, sans que cela n’affecte les métropolitains qui sont arrivés par d’autres canaux de recrutement. Le critère du statut titulaire ou contractuel constitue donc une ligne de faille entre ultramarins et métropolitains dans ces deux DOM, mais pas en Guadeloupe ni dans l’Hexagone. La dernière partie montre alors qu’il existe des logiques de hiérarchisation spécifiques à la fonction publique métropolitaine. Dans les quatre espaces considérés, les ultramarins se concentrent à des postes subalternes. Aux Antilles et à La Réunion, leurs diplômes et ancienneté dans l’emploi inférieurs aux métropolitains expliquent ces positions. En revanche, dans l’Hexagone, l’écart avec les métropolitains se maintient même en contrôlant ces facteurs, alors même que l’on n’observe pas un tel écart dans le secteur privé.

Fonction publique et Outre-mer : une administration de la différence

6 La fonction publique se caractérise par un idéal d’égalité à l’œuvre dans la délivrance des services comme dans la gestion du recrutement et des carrières (Biland, 2010). Elle se caractérise également par des avantages, comme la stabilité de l’emploi et une progression salariale garantie, négociés pour compenser les contraintes spécifiques à ce secteur (astreintes, horaires décalés pour certains métiers, etc.). Dans les DOM comme dans l’Hexagone, elle représente donc un instrument pour améliorer l’insertion sur le marché du travail des ultramarins et ces derniers valorisent les emplois stables et la protection contre les discriminations qu’elle leur semble offrir (Haddad, 2019 ; L’Horty, 2014). Cependant, la fonction publique n’est pas un espace clos et uniforme. Elle connaît plusieurs divisions internes et son organisation diffère selon les espaces (Peyrin, 2019). Dans les DOM et pour leurs ressortissants, ces variations sont particulièrement visibles. D’une part, dans les DOM, des différences statutaires persistent entre agents publics métropolitains et ultramarins, malgré plusieurs mesures d’harmonisation de leurs conditions d’emploi. Elles sont notamment le produit de la trajectoire de ces espaces après la départementalisation, entre convergence vers les standards métropolitains et respect de spécificités locales réelles ou fantasmées (Constant & Daniel, 1997 ; Guyon, 2016a). D’autre part, les postes publics occupés par les ultramarins de l’Hexagone conservent des traces de la segmentation professionnelle produite par les politiques migratoires des années 1960 et 1970, que structuraient des critères nationaux, coloniaux et ethno-raciaux (Perdoncin, 2019). Ainsi, l’idéal d’égalité associé à la fonction publique semble mis en tension par le maintien de différences qui, parce qu’elles hiérarchisent métropolitains et ultramarins, participent à la persistance des inégalités.

La fonction publique : un secteur professionnel hétérogène

7 Cinq millions et demi de travailleurs, dont 170 000 dans les DOM [3], se répartissent entre trois fonctions publiques (d’État, territoriale et hospitalière), trois grades (les catégories A, B et C) et deux statuts (fonctionnaires statutaires et agents contractuels). Ces frontières marquent d’importantes différences entre emplois publics. D’abord, les élus disposent d’un pouvoir spécifique en matière d’embauche et d’évolution de carrière au sein de la fonction publique territoriale. Ils en usent en bas de la hiérarchie, dans une perspective de lutte contre le chômage, comme à son sommet, pour garantir l’implication des cadres dans la mise en œuvre des politiques publiques (Biland, 2010). Ensuite, l’accès aux grades dépend du niveau de diplôme, même si, d’une part, des mobilités internes sont possibles par concours et, d’autre part, ces conditions de diplôme sont mises à mal par les candidatures de diplômés du supérieur à des postes pour lesquels ils sont « surqualifiés » (Biland, 2012 ; Meurs & Audier, 2004). Enfin, les contractuels disposent de conditions d’emploi moins avantageuses, même si certains seront titularisés plus tard dans leur carrière. Ces frontières se recoupent partiellement dans une polarisation associant niveaux de rémunération, de qualification et de stabilité de l’emploi : la fonction publique d’État compte davantage de fonctionnaires statutaires et de personnels de catégorie A et B, la fonction publique territoriale davantage de contractuels.

8 Dans les DOM, les conditions d’emploi des contractuels s’opposent encore davantage à celles des statutaires. Des compléments de rémunération spécifiques à ces régions, regroupés sous l’expression de « primes vie chère », sont réservés à ces derniers. Depuis la loi du 3 avril 1950 et le décret du 22 décembre 1953, les fonctionnaires affectés dans les DOM bénéficient d’une majoration de 40 % aux Antilles et en Guyane, 54 % à La Réunion. Ces primes renforcent l’écart entre secteurs privé et public, ainsi que les inégalités de revenus (Govind, 2019). Face à des taux de chômage bien supérieurs à ceux de l’Hexagone – 33 % contre 11 % en 1990 (Cueugniet, 1991), 18 % contre 9 % en 2018 (Audoux & Mallemanche, 2019) –, les collectivités ont multiplié les emplois subalternes, en s’appuyant notamment sur des contrats d’emploi aidé (Anki-Zuccarello, 2006 ; Catteau et al., 1992). Ces contrats offrent des exonérations fiscales et des aides financières à l’employeur et, selon les cas, un complément de revenu pour le bénéficiaire du contrat. S’ils donnent accès à l’emploi aux populations précaires des DOM pour une certaine durée, leur capacité à favoriser une intégration durable sur le marché du travail n’est pas démontrée (Bernard & Rey, 2017). Entre 2004 et 2012, les contrats aidés ont été utilisés très majoritairement par la fonction publique et les associations (Bernard & Rey, 2017) : dans les DOM, ils ont favorisé la cohabitation dans un même espace professionnel [4] de personnes dotées d’un statut et de conditions de rémunération privilégiés et de personnes dans des trajectoires d’emploi précaires. De plus, malgré l’ouverture progressive des postes de la haute fonction publique des DOM, longtemps réservés aux métropolitains, l’origine des agents publics et ce qu’elle code – une hiérarchisation des territoires et de leurs ressortissants solidifiant des frontières ethno-raciales – demeure un sujet de conflit social (Condon, 2020 ; Guyon, 2016b). Quand elles ne sont pas distribuées aléatoirement, les différences internes à la fonction publique peuvent ainsi contribuer aux inégalités qui pénalisent les populations ultramarines. C’est d’autant plus le cas si de tels schémas se reproduisent en France métropolitaine.

Ultramarins, métropolitains : catégories d’une citoyenneté segmentée

9 Si la disparition administrative des colonies efface de la loi la hiérarchisation entre métropolitains et ultramarins, certains aspects des inégalités qu’elle a produites persistent. On peut parler d’une « continuité coloniale » (Condon, 2020) : certaines politiques mises en place dans les DOM reproduisent des hiérarchies et représentations héritées du régime colonial, ce qui nourrit un codage ethno-racial des différences entre ultramarins et métropolitains. En effet, en dehors d’une minorité de colons, le peuplement des Antilles et de La Réunion est d’abord le produit de l’esclavage puis du travail engagé. Les structures sociales s’y sont fondées sur une hiérarchie opposant les blancs aux noirs et conférant aux métis un statut intermédiaire (Bonniol, 1992 ; Ganem, 2006 ; Leiris, 1955). Cette structure tripartite se retrouve aujourd’hui, même si le seul vecteur de la couleur de peau ne suffit pas à l’expliquer [5]. Elle pose la question d’une segmentation de la citoyenneté, également ressentie par les ultramarins de métropole (Haddad, 2019 ; Larcher, 2014, 2015).

10 La gestion démographique des DOM après 1946 illustre ces mécanismes. Dès l’après-guerre, les pouvoirs publics assimilent les difficultés sociales rencontrées dans les DOM à un problème d’excédent de population. Ils conçoivent une politique de réduction démographique à deux volets (Maison & Millet, 1974 ; Paris, 2017) : limitation des naissances et émigration. Leurs discours ne mentionnent pas la couleur de peau, mais mettent en avant des représentations infériorisantes des populations des DOM [6]. De 1963 à 1981, le Bureau pour la migration des DOM (Bumidom) encourage et canalise les migrations depuis les Antilles et La Réunion vers la métropole, traitant les dossiers de plus de 160 000 migrants. À La Réunion, le Comité national d’accueil et d’actions pour les Réunionnais en mobilité (CNARM) participe aussi à cette politique dès 1965. Cet engagement supplémentaire reflète l’influence de Michel Debré, député de La Réunion de 1962 à 1988, qui a favorisé la mise en place de politiques spécifiques dans ce DOM, accentuant certaines logiques à l’œuvre dans l’ensemble des Outre-mer, tout en entérinant une position à part de ce département (Finch-Boyer, 2013).

11 Les ultramarins sont aiguillés vers des emplois publics inaccessibles aux étrangers, mais peu désirables pour les métropolitains (Marie, 2002 ; Pattieu, 2016) : ils travaillent le plus souvent au guichet, dans les administrations locales, les hôpitaux ou aux Postes et Télégraphes et Téléphones (PTT). Ce recrutement n’est pas seulement subi : même embauchés dans d’autres secteurs, les ultramarins s’appuient sur des réseaux d’entraide pour se réorienter vers la fonction publique (Condon & Ogden, 1991 ; Pattieu, 2016). Aujourd’hui, les institutions locales continuent d’inciter les jeunes à se former et/ou à chercher un emploi en dehors des DOM, en s’appuyant sur des dispositifs d’aide à la mobilité (Ihaddadene, 2017). Ces organismes n’orientent plus spécifiquement les migrants vers la fonction publique, mais cette répartition ne s’atténue que lentement, avec plusieurs explications possibles. Les nouveaux arrivants mobilisent leurs réseaux d’interconnaissance – notamment familiaux (Byron & Condon, 2007) – pour s’insérer sur le marché du travail et les ultramarins déjà installés, souvent agents de la fonction publique, les orientent vers ces mêmes positions. Les congés bonifiés augmentent également l’attractivité des postes de fonctionnaire pour les migrants des DOM [7].

12 Les tensions liées au recrutement des métropolitains dans la fonction publique des DOM apparaissent aussi dès 1946. Suivant la départementalisation, de nombreux fonctionnaires métropolitains sont nommés dans les Outre-mer, surtout aux fonctions hiérarchiques les plus hautes. Dans les années 1960 et 1970, les pouvoirs publics attendent qu’ils y apportent ordre et modernité (Condon, 2020). Si la plupart n’y connaît qu’un court séjour, certains s’installent. La croissance de cette population « métro », alors que les ultramarins sont par ailleurs encouragés à émigrer, provoque la colère d’une partie d’entre eux : en témoignent les réactions de l’Association générale des étudiants guadeloupéens dans les années 1970, puis les revendications du collectif Liyannaj Kont Pwofitasyon en 2009, même si la position des « métro » n’en est pas l’objet central (Condon, 2020). Indissociables des mobilités DOM-métropole, les inégalités entre métropolitains et ultramarins dans la fonction publique remettent ainsi en question l’idéal d’égalité défendu par cette dernière.

« L’idéal républicain » de la fonction publique et ses tensions

13 Dans ses recrutements et ses carrières, la fonction publique défend un « idéal républicain », adossé à des normes d’impartialité et d’égalité (Biland, 2010). L’ancienneté y occupe une place centrale et les principes méritocratiques s’y manifestent par les conditions de diplôme, les examens et les concours (Peyrin, 2019). À première vue, la fonction publique est un espace de reproduction sociale – avoir un parent agent public augmente fortement les chances d’emploi public (Peyrin, 2019 ; Schnapper & Darbel, 1969) –, mais ce n’est pas un monde clos et elle offre des opportunités de mobilité (Cartier, 2005). Les femmes des classes populaires et les employés d’origine modeste y connaissent davantage de promotion sociale que dans le secteur privé, à condition d’avoir acquis un certain niveau de diplôme (Gollac, 2005). Les personnes susceptibles de subir des discriminations, qu’elles soient liées au genre, à l’origine ou encore à la couleur de peau sont sensibles à ces valeurs d’impartialité. Les Caribéennes travaillant à l’hôpital public soulignent par exemple avoir fait l’expérience d’une embauche qui leur paraît plus facile et plus équitable, souvent par comparaison aux difficultés qu’elles ont rencontrées dans le secteur privé (Haddad, 2018).

14 Néanmoins, ces principes ne constituent pas un rempart absolu contre toute difficulté dans l’emploi. D’abord, après une période d’ouverture des recrutements dans les années 1960 et 1970, l’accès à l’emploi public s’est restreint : les personnes pour qui un emploi public pourrait être plus avantageux y accèdent moins (Gollac & Hugrée, 2015). Ensuite, le recrutement par concours prémunit contre certaines discriminations, mais n’écarte pas tout risque discriminatoire (L’Horty, 2016). Enfin, les concours ne concernent qu’une minorité des recrutements : majoritaires pour les catégories A et B, ils le sont beaucoup moins pour les catégories C et leur poids est en baisse constante (Biland, 2010). En parallèle, la concentration des migrants des DOM dans certains emplois publics influence les représentations que les métropolitains associent aux ultramarins. Ces dernières reposent sur des stéréotypes, ouvertement dévalorisants – dans les registres de la fainéantise et du tire-au-flanc –, ou en apparence valorisants – dans les registres de la générosité et du souci de l’autre (Haddad, 2019). Dans leurs interactions quotidiennes, les agents publics ultramarins sont ramenés au caractère subalterne de leurs positions, leur présence plus forte à des postes hiérarchiques inférieurs étant doublée d’une segmentation interne à ces postes, liée à la couleur de peau et à l’origine (Bataille, 1997 ; Haddad, 2018).

15 Ainsi, les spécificités de la fonction publique prennent un sens particulier pour les ultramarins. D’un côté, comme d’autres populations vulnérables sur le marché du travail, ces derniers valorisent l’idéal républicain de la fonction publique, qui se traduit par des opportunités qu’on ne retrouve pas dans le secteur privé. De l’autre, les divisions internes de la fonction publique alimentent de fortes différences entre groupes professionnels. La polarisation des emplois publics selon leur stabilité, leurs qualifications et leur niveau de rémunération n’affecte pas également les métropolitains et les ultramarins, qu’ils vivent en métropole ou dans les DOM. Cette apparente contradiction fait ressortir le décalage entre la question de l’accès à l’emploi et celle des conditions d’emploi. Les parties suivantes montrent que c’est précisément des réponses différentes à la problématique de l’accès à l’emploi qui expliquent le maintien d’une distribution inégalitaire des statuts et positions d’emploi public entre ultramarins et métropolitains, selon des modalités variables dans les trois DOM étudiés et dans l’Hexagone.

Dans la fonction publique, un accès à l’emploi… pas toujours durable

16 Parce que les circulations entre Outre-mer et Hexagone sont nombreuses et qu’elles sont liées au recrutement dans le secteur public, les positions d’emploi des ultramarins, tout comme leur rôle dans le maintien d’une hiérarchisation entre ultramarins et métropolitains, se construisent de manière interconnectée entre ces espaces. Les emplois privés sont rares dans les DOM, faisant des emplois publics une opportunité précieuse pour les ultramarins, qu’ils y accèdent dans les DOM ou après une migration vers l’Hexagone. La migration influence en revanche les conditions auxquelles ces derniers accèdent à l’emploi public : les collectivités locales sont responsables d’une part plus grande des recrutements outre-mer et, selon le DOM, elles recourent plus ou moins massivement à des contractuels. L’usage du recrutement contractuel, notamment de l’emploi aidé, comme réponse à la pénurie d’emploi privé pour les ultramarins, contraste alors avec les conditions d’installation des métropolitains dans les DOM, en grande partie des fonctionnaires titulaires mutés depuis l’Hexagone.

Encadré 1. Une exploitation des enquêtes Emploi

Cette étude s’appuie sur les données des enquêtes Emploi menées par l’Insee en France métropolitaine et dans les DOM entre 2004 et 2008. Bien que les questionnaires varient entre les deux types de territoires, la méthodologie employée est similaire et un grand nombre de variables leur sont communes. Les données sont empilées sur plusieurs années afin d’obtenir un échantillon suffisant pour chaque territoire et lieu de naissance (voir le tableau A1 en annexe électronique, https://journals.openedition.org/sociologie/10374). L’origine géographique des individus est définie en trois postes : né en métropole, né dans les DOM, immigré. Les enquêtes Emploi ne permettent pas d’isoler les descendants d’immigrés, qui appartiennent donc à la catégorie « né en métropole ». Les individus nés Français à l’étranger sont également regroupés dans la catégorie « né en métropole » : ils sont en nombre trop réduit pour en faire une catégorie à part et leurs profils les rapprochent des Français nés dans l’Hexagone. Les analyses se focalisent sur la comparaison entre métropolitains et ultramarins, et seules ces deux catégories apparaissent dans les graphiques qui suivent, mais les statistiques portant sur toute la population d’un espace (« Ensemble ») incluent les immigrés. Le taux d’administration est la part des actifs occupés qui travaillent dans la fonction publique. Le taux d’emploi dans la fonction publique est la part de la population en âge de travailler (les personnes âgées de 15 à 64 ans, qu’elles soient en emploi, sans emploi, en recherche d’un emploi ou non) qui y occupe un emploi.

Pénurie d’emplois privés plutôt qu’abondance d’emplois publics outre-mer

17 Le taux d’administration est plus élevé aux Antilles et à La Réunion que dans l’Hexagone (voir encadré 1 et figure 1). Néanmoins, les ultramarins de métropole occupent au moins aussi souvent un emploi dans la fonction publique que les ultramarins vivant dans les DOM. De plus, à La Réunion, l’emploi public pèse encore davantage dans l’activité des métropolitains que dans celle des ultramarins : la mobilité professionnelle des fonctionnaires est un moteur des mouvements de l’Hexagone vers ce DOM (Ba, 2019 ; Koubi, 1985). En conséquence, les « métros » installés à La Réunion sont principalement identifiés comme des fonctionnaires. Les positions qu’ils occupent dans la fonction publique jouent ainsi sur leur définition comme groupe social et leurs rapports – potentiellement hiérarchiques – avec les natifs des DOM. Enfin, en taux d’emploi, la fonction publique pèse autant en métropole que dans les trois DOM étudiés (Figure 2). Les recrutements ne sont donc pas plus nombreux dans les DOM. Si le poids de la fonction publique dans les DOM est bien lié à la question du chômage, il ne vient pas de sa force de recrutement, mais plutôt du faible nombre d’emplois dans le secteur privé de ces régions, un constat déjà fait par plusieurs rapports (Laffineur, 2003).

Figure 1 : Part des actifs occupés travaillant dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 1 : Part des actifs occupés travaillant dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 1 : Part des actifs occupés travaillant dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 2 : Part de la population de 15 à 64 ans occupant un emploi dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 2 : Part de la population de 15 à 64 ans occupant un emploi dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 2 : Part de la population de 15 à 64 ans occupant un emploi dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Source : enquêtes Emploi (Insee, 2004-2008). Lecture : 50 % des personnes nées en métropole et qui occupaient un emploi à La Réunion entre 2004 et 2008 occupaient cet emploi dans la fonction publique. Il s’agit d’un pourcentage estimé, dont l’intervalle de confiance (intervalle vertical associé à chaque barre du graphique) indique qu’il se situe entre 43 % et 57 % avec 95 % de certitude.

18 Le taux d’emploi public est plus élevé pour les métropolitains que pour les ultramarins à La Réunion, mais aussi en Guadeloupe et en Martinique (Figure 2) : ils y sont moins exposés au chômage, notamment parce que leur venue dans les DOM résulte souvent d’une mutation professionnelle. En métropole, au contraire, le taux d’emploi public est plus élevé pour les ultramarins que pour les métropolitains. La structure par âge et par diplôme de ces populations [8] offre des pistes pour comprendre ces positions. D’une part, les métropolitains vivant dans les DOM ont le plus souvent entre 30 et 40 ans, ce qui correspond au milieu de leur carrière, alors que les ultramarins de métropole ont le plus souvent entre 20 et 30 ans, ce qui correspond à un début de carrière, voire à des études. D’autre part, les ultramarins vivant dans les DOM ont deux fois plus souvent un niveau d’études primaire ou inférieur que ceux vivant en métropole et que les métropolitains. À l’inverse, les métropolitains vivant dans les DOM ont trois fois plus souvent un niveau supérieur à la licence que ceux vivant en métropole et que les ultramarins. En métropole, les ultramarins sont en moyenne moins diplômés que les métropolitains, mais l’écart est moins marqué.

19 Ainsi, la fonction publique joue un rôle central pour les personnes nées aux Antilles et à La Réunion, qui s’explique par le plus petit nombre d’emplois privés dans ces régions, plutôt que par des emplois publics particulièrement nombreux comparé à la métropole. Dans l’Hexagone, les ultramarins sont beaucoup plus fréquemment agents publics que les métropolitains. Dans les DOM, le taux d’emploi public est moins élevé pour les ultramarins que pour les métropolitains, surtout parce que ces derniers sont moins souvent au chômage. La fonction publique joue donc un rôle de premier plan dans les Outre-mer et pour leurs ressortissants, d’abord comme pourvoyeuse d’emploi pour les migrants entrants et sortants, voire comme moteur des mobilités DOM-métropole. Les liens entre mobilité et emploi public ne sont pas les mêmes pour les métropolitains rejoignant les DOM et pour les ultramarins rejoignant la métropole, comme en témoignent les profils variés de ces populations, notamment en termes d’âge et de diplôme. Il existe donc des contextes de recrutement dans la fonction publique qui affectent différemment ultramarins et métropolitains, en lien avec leurs mobilités. Ces contextes ne sont pas le seul produit de la pénurie d’emploi dans les Outre-mer : ils sont structurés par les modalités d’administration et la négociation des relations d’emploi spécifiques à chaque espace, que les analyses qui suivent s’attachent à expliciter.

Un contraste entre fonctions publiques territoriale et d’État

20 La structure du recrutement public diffère entre métropole et Outre-mer, mais aussi entre la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion (Figures 3 et 4). La Réunion se caractérise à la fois par le plus faible poids des hôpitaux (6 % contre 14 % dans l’Hexagone), le plus fort poids des collectivités (46 %, presque égal à celui de l’État, de 48 %) et par la part la plus élevée de contractuels (43 %, plus du double du niveau métropolitain). En ce qui concerne l’employeur, de telles différences n’existent pas entre Antilles et Hexagone. En revanche, la part d’agents contractuels est significativement plus élevée en Martinique (26 %) que dans l’Hexagone (19 %), où elle est plus élevée qu’en Guadeloupe (14 %). La relation entre type d’employeur et type de contrat varie donc selon l’espace étudié. En Guadeloupe, malgré la place des collectivités locales, les agents titulaires y sont plus nombreux qu’ailleurs : cela suggère une négociation atypique des conditions d’emploi dans ce DOM, qu’on peut lier à la force des mobilisations professionnelles qui y ont eu lieu (Bonilla, 2015). À La Réunion, dès les années 1960, les dynamiques électorales et la délégation des dispositifs d’aide sociale à la responsabilité des maires ont favorisé la mise en place d’un système clientélaire, au sein duquel l’offre d’emplois – précaires – des communes est utilisée pour cimenter l’adhésion électorale (Finch-Boyer, 2010). Au contraire de la Guadeloupe ou de la Martinique, on n’observe pas à La Réunion de mobilisation contre de tels modes de recrutement : la pénurie d’emplois encore plus aiguë dans ce DOM ferait de ces contrats publics une ressource recherchée plutôt que contestée.

21 Le recours aux contrats aidés (inclus dans la catégorie « contractuel » des statistiques présentées ici) explique, mais en partie seulement, le poids des postes contractuels à La Réunion (Touzet, 2014) : en 2011, les contrats aidés représentent 11 % des emplois publics de La Réunion (presque exclusivement du fait des collectivités locales), contre 6 % en Martinique, 3 % en Guadeloupe et 2 % au niveau national ; même en les écartant de l’analyse, un tiers des agents de la fonction publique réunionnaise sont non-titulaires, contre 31 % en Martinique et 9 % en Guadeloupe. À l’inverse de ce qu’on observe en Guadeloupe, la négociation des conditions d’emploi à La Réunion est plus défavorable à l’emploi stable, même au sein de la fonction publique d’État (les agents de l’État sont à 23 % contractuels à La Réunion contre 16 % en métropole).

Figure 3 : Type d’employeur dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 3 : Type d’employeur dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 3 : Type d’employeur dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Source : enquêtes Emploi (Insee, 2004-2008).

Figure 4 : Type de statut d’emploi dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 4 : Type de statut d’emploi dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 4 : Type de statut d’emploi dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Source : enquêtes Emploi (Insee, 2004-2008).

22 Les logiques du recrutement contractuel contribuent aux inégalités entre métropolitains et ultramarins dans les DOM, surtout en Martinique et à La Réunion. En effet, les métropolitains en emploi public dans ces deux départements ne sont pas concernés par le poids plus élevé des collectivités et n’y sont pas davantage contractuels qu’en métropole. Ils travaillent à plus de 70 % dans la fonction publique d’État, même davantage que les métropolitains en poste en métropole, et sont aussi plus souvent titulaires. Les ultramarins sont donc confrontés à l’arrivée d’agents publics venus de métropole pour occuper des postes aux conditions d’emploi plus avantageuses que ceux qui leur sont proposés, notamment en termes de rémunération du fait des primes offertes aux titulaires en poste dans les DOM. Qu’elle qu’en soit la justification (comme les écarts d’âge ou de qualification déjà relevés [9], mais aussi la nature des mutations qui conduisent les agents métropolitains à rejoindre les DOM), ces recrutements différenciés contribuent à une structure sociale opposant ultramarins en situation précaire et métropolitains en situation privilégiée. En revanche, on n’observe pas de telles différences entre métropolitains et ultramarins en métropole.

23 Ainsi, la répartition des trois fonctions publiques et ses liens à la proportion d’agents titulaires et contractuels varient fortement entre la Guadeloupe, la Martinique, La Réunion et l’Hexagone. Les modes d’administration spécifiques à chaque DOM montrent à la fois la persistance de rapports entre État et Outre-mer hérités de la période coloniale et leur transformation. Les différences marquées entre les parts d’agents titulaires et contractuels en Guadeloupe et à La Réunion soulignent l’hétérogénéité interne aux Outre-mer. Elles montrent que, dans une situation de pénurie d’emplois, l’investissement des collectivités locales peut prendre une ampleur et des modalités variables, notamment en fonction des rapports de force politiques à l’œuvre ou encore de réglementations différentes. Ces contextes pluriels de rareté de l’emploi donnent une signification particulière à l’insertion dans la fonction publique des migrants entrants et sortants. D’une part, les métropolitains installés dans les DOM connaissent des conditions d’emploi dans la fonction publique d’autant plus enviables qu’elles sont comparées à la moyenne de ces régions. D’autre part, la stabilité des emplois publics des ultramarins installés en métropole contraste aussi avec celles des non-migrants, ce qui renforce l’idée que la migration permet d’échapper à un marché du travail tendu. Néanmoins, le type de contrat ne représente qu’une dimension des conditions d’emploi. Les travaux exposés en première partie montrent que les contractuels sont plus nombreux aux postes de catégorie C qu’aux postes de catégorie A, mais cette relation n’est pas systématique. Or, l’opposition hiérarchique entre encadrants et exécutants est un vecteur important du sentiment de défiance qu’inspire l’installation des « métros » dans les Outre-mer, comme des représentations infériorisantes parfois associées aux ultramarins de métropole (Haddad, 2018). La partie suivante montre ainsi comment, pour les ultramarins de l’Hexagone, l’accès à l’emploi stable tel qu’il est offert par la fonction publique se fait au prix d’un cantonnement à des postes subalternes.

Des ultramarins concentrés aux postes subalternes

24 Peut-être encore davantage que leur inégal accès à l’emploi stable, les différences de répartition entre postes d’exécution et postes d’encadrement pour les ultramarins et métropolitains du public soulèvent la question d’une hiérarchisation entre ces populations. En effet, ces postes impliquent par définition des rapports hiérarchiques dont les agents publics font l’expérience directement dans leurs interactions au travail. Des rôles professionnels leur correspondent, susceptibles d’interagir avec les représentations associées à des caractéristiques comme l’origine des agents, et de les solidifier. Plusieurs études montrent que la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) de l’Insee est un outil pertinent pour saisir les hiérarchies internes à la fonction publique (Hugrée, 2011 ; Pauron, 2003). On se focalise donc sur une mesure de la position d’emploi des salariés construite à partir de la PCS, en favorisant une approche agrégée opposant postes d’exécution et d’encadrement plutôt qu’un maillage fin des types de métiers. En regroupant les postes d’ouvriers et d’employés, on considère une échelle hiérarchique en trois postes : 1) ouvriers ou employés, 2) professions intermédiaires, 3) cadres ou professions intellectuelles supérieures. Quelle que soit la région, les ultramarins de la fonction publique occupent bien plus fréquemment des postes d’ouvriers ou d’employés que les métropolitains, même si l’écart varie (Figure 5). En métropole, les ultramarins ont 1,6 fois plus de chances que les métropolitains d’occuper ces postes. Ce rapport de chances est de 1,5 en Guadeloupe, 2,6 en Martinique et 1,5 à La Réunion. Symétriquement, les métropolitains de la fonction publique occupent bien plus souvent des postes de cadres que les ultramarins (selon l’espace, entre une fois et demie et trois fois et demie), sauf en Guadeloupe où les intervalles de confiance ne permettent pas de l’affirmer.

Figure 5 : Catégorie de poste occupé dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 5 : Catégorie de poste occupé dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Figure 5 : Catégorie de poste occupé dans la fonction publique selon la région et le lieu de naissance

Source : enquêtes Emploi (Insee, 2004-2008).

25 Plusieurs mécanismes expliquent ces différences. Les différentes fonctions publiques, dont la place varie dans chaque espace, offrent des proportions distinctes de chaque catégorie de postes et les diplômes ont un impact fort sur l’accès aux différents grades. Ainsi, dans les fonctions publiques territoriales et hospitalières, la majorité des emplois relèvent de la catégorie C, pour laquelle les prérequis de diplômes sont faibles, alors que ce n’est pas le cas dans la fonction publique d’État. Les personnes nées dans les DOM et y vivant ont des niveaux d’étude inférieurs à la moyenne et travaillent plus souvent pour les collectivités locales, alors que les fonctionnaires venus de métropole pour s’installer dans les DOM ont des niveaux d’études supérieurs à la moyenne et sont en général en situation de mobilité au sein de la fonction publique d’État [10]. En revanche, ces logiques ne peuvent expliquer la position des migrants des DOM en métropole : leurs niveaux de diplôme sont certes inférieurs à ceux des métropolitains, mais l’écart est bien moindre comparé aux non-migrants. Or, leur concentration aux postes d’ouvriers et d’employés est encore plus élevée que celle des non-migrants, alors même que la part des postes d’ouvriers et d’employés dans la structure d’ensemble de la fonction publique métropolitaine est plus faible que dans les DOM.

Encadré 2. Mesurer les inégalités résiduelles à l’aide de modèles de régression

En estimant l’effet d’un ensemble de variables – la catégorie migratoire (ultramarins, métropolitains, immigrés), les caractéristiques démographiques, le diplôme ou encore l’ancienneté – sur les chances d’occuper un poste d’ouvrier ou d’employé plutôt qu’un poste plus élevé (cadres ou professions intermédiaires), on interroge la présence d’inégalités résiduelles, c’est-à-dire de différences de positions professionnelles entre ces groupes que leurs caractéristiques mesurables affectant traditionnellement l’emploi ne suffisent pas à expliquer. Étudier cette division binaire plutôt qu’une nomenclature plus fine des positions socioprofessionnelles permet de se focaliser sur l’opposition entre postes d’exécution et d’encadrement. Pour ce faire, cette étude s’appuie des régressions probit à équation de sélection, selon le modèle de Heckman. L’équation de sélection permet de tenir compte du fait qu’on étudie uniquement les positions des salariés (les indépendants sont écartés de la comparaison, au même titre que les personnes au chômage ou inactives) et qu’il y a sélection dans l’emploi salarié par rapport à l’ensemble de la population en âge de travailler. Pour obtenir des résultats plus robustes, les Antilles sont considérées de manière agrégée. Les variables explicatives sont les suivantes : le sexe, l’âge (15-20 ; 21-30 ; 31-40 ; 41-50 ; 51-60 ; 61 et plus), le lieu de naissance (DOM ; métropole ; immigré), le niveau de diplôme (aucun ou CEP ; Brevet ; CAP-BEP ; Bac ; Bac+2, Bac+3 ; Supérieur à Bac+3), l’ancienneté (moins d’un an ; 1-2 ans ; 2-5 ans ; 5-10 ans ; plus de 10 ans), l’année et le secteur d’activité (public ; privé). L’ancienneté est calculée à partir de la question « À quelle date avez-vous commencé à travailler (sans interruption) pour l’entreprise qui vous emploie actuellement (ou : dans la fonction publique) ? ». Dans l’équation de sélection, les variables d’exclusion sont le statut marital et le nombre d’enfants. Ces variables respectent les conditions nécessaires à ce que la correction de Heckman soit robuste : elles sont fortement corrélées au fait d’être en emploi et non-corrélées à la position ouvrier, employé ou cadre ; elles sont incluses uniquement dans la régression de sélection, pas dans la régression principale.
L’effet marginal du lieu de naissance pour la modalité « né dans les DOM » s’interprète comme la variation absolue dans la probabilité d’être ouvrier ou employé associée au fait d’être né dans les DOM plutôt qu’en métropole, à sexe, âge, diplôme, année, ancienneté et secteur égal. Il s’agit donc d’une inégalité résiduelle, nette des effets structurels mentionnés plus haut. On ne peut pas directement l’interpréter comme le résultat de discriminations, mais elle renvoie à des écarts que les déterminants standards des positions sur le marché du travail, tels que les qualifications objectivées par les diplômes ou l’expérience mesurée par l’âge et l’ancienneté, ne peuvent expliquer. En étudiant l’effet d’interaction entre le lieu de naissance et le secteur, l’analyse peut ensuite évaluer dans quelle mesure ces inégalités liées au lieu de naissance sont accentuées ou atténuées dans la fonction publique, comparé au secteur privé. Les modèles permettent ainsi de comparer l’effet marginal du lieu de naissance dans les secteurs privé et public, en évaluant la significativité statistique de ces différences, à l’aide de la méthode des contrastes d’effets marginaux. Les résultats complets de ces modèles sont reportés en annexe (tableaux A3, A4 et A5 en annexe électronique https://journals.openedition.org/sociologie/10374).

26 Non seulement les logiques derrière la position hiérarchique des agents publics ultramarins dans l’Hexagone les distinguent des autres agents, mais elles sont également spécifiques au secteur public. Estimer l’effet d’être ultramarin plutôt que métropolitain sur les chances d’occuper un poste d’ouvrier ou d’employé plutôt qu’un poste supérieur le démontre (voir encadré 2 et tableau 1). Aux Antilles, à profil égal, les chances d’occuper un poste d’exécution plutôt que d’encadrement ne sont pas significativement différentes entre ultramarins et métropolitains, que ce soit dans le secteur privé ou le secteur public. En revanche, elles diffèrent en métropole et à La Réunion, respectivement pour la fonction publique et pour le secteur privé. À profil similaire, dans le secteur privé réunionnais, les personnes nées dans les DOM ont plus de chance d’occuper des postes d’ouvrier ou d’employé que les personnes nées en métropole (+17 points de pourcentage). Ce n’est pas le cas dans le secteur public. À profil similaire, dans la fonction publique métropolitaine, les personnes nées dans les DOM ont plus de chance d’occuper des postes d’ouvrier ou d’employé que les personnes nées en métropole (+13 points de pourcentage), un résultat que l’on ne retrouve pas dans le secteur privé. Autrement dit, en métropole, les salariés ultramarins sont davantage exposés aux inégalités (résiduelles) dans la fonction publique que dans le secteur privé ; à l’inverse, à La Réunion, les salariés ultramarins sont moins exposés aux inégalités dans la fonction publique que dans le secteur privé [11]. Dans l’Hexagone, les écarts observés dans la distribution hiérarchique des agents publics métropolitains et ultramarins, qui participent aux inégalités entre ces populations, ne s’expliquent donc pas par leurs seules différences de profils. Plusieurs mécanismes sont susceptibles d’alimenter de tels écarts résiduels.

Tableau 1 : Effet du fait d’être né dans les DOM plutôt qu’en métropole sur les chances d’occuper un poste d’employé ou ouvrier plutôt qu’une position plus élevée selon le secteur et la région (effets marginaux moyens estimés à partir de la régression Heckman)

SecteurMétropoleAntillesLa Réunion
Privé-0,00 [-0,08;0,07]0,06 [-0,01;0,13]0,17* [0,03;0,30]
Public0,13** [0,04;0,22]0,09 [-0,00;0,17]-0,06 [-0,13;0,02]
N93 70020 44213 021

Tableau 1 : Effet du fait d’être né dans les DOM plutôt qu’en métropole sur les chances d’occuper un poste d’employé ou ouvrier plutôt qu’une position plus élevée selon le secteur et la région (effets marginaux moyens estimés à partir de la régression Heckman)

Source : enquêtes Emploi (Insee, 2004-2008). Intervalles de confiance entre crochets. Niveaux de significativité : * p<0,05, ** p<0,01, *** p<0,001. Lecture : dans la fonction publique métropolitaine, toutes choses égales par ailleurs, être né dans les DOM plutôt qu’en métropole augmente de 13 points de probabilité les chances d’être ouvrier ou employé plutôt que d’occuper un poste plus élevé.

27 D’une part, l’hypothèse de discriminations à l’embauche ou au travail ne peut pas être écartée, mais il est alors difficile de comprendre pourquoi de tels comportements ne seraient pas observés dans le secteur privé. Plutôt que du côté des comportements individuels, c’est alors vers les dimensions structurelles ou systémiques du racisme qu’on peut se tourner (Bonilla-Silva, 1997). On l’a vu, les politiques de recrutement de la main-d’œuvre migrante dans l’après-guerre suivaient des logiques racialisantes de segmentation du marché du travail et la concentration des ultramarins de métropole à certains postes de la fonction publique répondait notamment à ces logiques. Si de telles politiques de gestion de la main-d’œuvre n’existent plus aujourd’hui, leur influence persiste par le biais des représentations : malgré la disparition de barrières formelles, certains rôles demeurent intériorisés (Charles, 2003).

28 D’autre part, l’assignation des ultramarins de la fonction publique métropolitaine à des postes subalternes ne serait pas, ou pas seulement, le produit direct de mécanismes défavorables dans ce secteur : elle résulterait, indirectement, de mécanismes défavorables dans le secteur privé. En effet, si les migrants des DOM se tournent vers la fonction publique parce qu’ils ne parviennent pas à trouver des emplois dans le secteur privé, ceux qui trouvent effectivement un emploi dans le secteur privé doivent être particulièrement sélectionnés. Les caractéristiques qui leur ont permis de franchir ces obstacles sont alors susceptibles de les conduire également à des postes hiérarchiques supérieurs, expliquant pourquoi on n’observe pas les mêmes disparités que dans la fonction publique. Ensuite, les ultramarins se tournant vers la fonction publique à cause des difficultés rencontrées (ou craintes) dans le secteur privé ont peut-être davantage de chances de se tourner vers des postes pour lesquels ils seraient surqualifiés, par exemple parce que les recommandations personnelles obtenues par réseaux d’interconnaissance ont davantage d’effet pour ces postes que pour des postes supérieurs ou encore parce qu’ils percevraient cette « surqualification » comme une garantie sécurisante d’embauche après des déconvenues.

29 À La Réunion, les inégalités résiduelles entre métropolitains et ultramarins sont fortes et significatives dans le secteur privé, mais ne se reproduisent pas dans la fonction publique. En ce sens, les emplois publics offrent une protection face à des rapports de force défavorables sur le marché du travail. On peut trouver une piste d’explication dans le contexte politique de ces nominations. En effet, on a relevé les tensions que génère l’afflux de fonctionnaires venus de métropole, alors que les ultramarins sont souvent incités à quitter les DOM pour trouver un emploi. Les nominations ou promotions y sont peut-être plus visibles, de sorte qu’une forme de contrôle social s’exerce. Alors que l’emploi public à La Réunion repose davantage sur les collectivités locales, une embauche ou promotion jugée injuste peut donner lieu à des sanctions qui se traduisent dans les résultats électoraux. Cela encouragerait les représentants politiques à recruter davantage les Réunionnais à des postes intermédiaires et supérieurs – à profil de qualification et d’ancienneté égal.

30 Aux Antilles, et encore plus à La Réunion, les écarts observés dans les distributions professionnelles des agents publics métropolitains et locaux résultent donc principalement de déterminants structurels, tels que les profils de qualification et d’ancienneté de ces agents. Les agents des postes subalternes de ces régions sont souvent des locaux employés dans le cadre de contrats courts ne leur permettant pas d’accumuler de l’ancienneté. Une fois cette dimension contrôlée, la concentration des ultramarins à des postes subalternes s’atténue. Finalement, l’usage de l’emploi public comme moyen de lutte contre le chômage fait pénétrer des travailleurs peu qualifiés aux conditions d’emploi précaires dans une fonction publique où ils interagissent avec des fonctionnaires gradés, dont les primes renforcent l’ascendant social. Le fait qu’elle repose sur des critères objectivables plutôt que, par exemple, sur des discriminations directes ne diminue ni la force des inégalités structurelles à l’origine de cette situation, ni la violence symbolique à laquelle elle confronte ces travailleurs.

Conclusion

31 La fonction publique joue un rôle important pour les ultramarins qui peinent à s’insérer sur le marché du travail outre-mer, en les recrutant dans les DOM, mais aussi dans l’Hexagone. Ce rôle s’inscrit à la fois dans l’idéal d’égalité que la fonction publique défend sur l’ensemble des territoires français et dans des luttes pour l’égalité spécifiques, nées lors de la départementalisation des Antilles et de La Réunion, qui pointent les disparités entre Outre-mer et Hexagone, ultramarins et métropolitains. Pour autant, dans quelle mesure la fonction publique atténue-t‑elle les difficultés auxquelles les ultramarins sont exposés sur le marché du travail ? En comparant leurs modalités d’accès à l’emploi public et leurs conditions d’emploi à celles des métropolitains en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion et dans l’Hexagone, cet article montre que la capacité de la fonction publique à améliorer les positions d’emploi des ultramarins dépend à la fois de la dimension étudiée (accès à l’emploi, pérennité de l’emploi, grade hiérarchique) et de l’espace considéré.

32 À La Réunion, dans un contexte de pénurie d’emplois privés, les collectivités locales utilisent le recrutement contractuel, en particulier l’emploi aidé, pour donner accès à l’emploi aux ultramarins en marge du marché du travail. Ces embauches ne se traduisent pas par une insertion durable dans l’emploi et relèvent davantage de stratégies clientélistes propres à la vie politique locale réunionnaise (Finch-Boyer, 2010). Cela contraste avec les conditions d’emploi des métropolitains installés à La Réunion, souvent des fonctionnaires statutaires mutés depuis l’Hexagone. Des mécanismes similaires sont à l’œuvre en Martinique, mais dans une forme atténuée. En revanche, dans l’Hexagone et encore plus en Guadeloupe – où les taux de chômage sont pourtant élevés –, les agents publics ultramarins sont plus souvent titulaires que les métropolitains et la fonction publique leur offre donc des opportunités d’emploi stable. Ainsi, en termes d’emploi stable, la fonction publique améliore les positions des ultramarins dans l’Hexagone et en Guadeloupe, mais pas à La Réunion et en Martinique où l’accès restreint à des emplois publics durables rend d’autant moins socialement acceptable l’installation des fonctionnaires « métros ». En témoignent les fortes contestations que suscitent des régimes de recrutement et promotion peu favorables à ce que les originaires des Outre-mer y fassent carrière (Lebreton, 2013).

33 En termes de grade hiérarchique, différentes logiques structurent un constat en apparence homogène : les agents publics ultramarins sont concentrés à des postes d’exécution, dans tous les espaces considérés. Dans les Outre-mer, l’écart hiérarchique par rapport aux agents publics métropolitains est surtout dû à des différences de profil, comme les niveaux de qualification et l’ancienneté. À La Réunion, à profil égal, la fonction publique atténue même des mécanismes défavorables aux ultramarins sur le marché du travail. Cette conclusion est à mettre en regard avec les modalités de recrutement des agents ultramarins à La Réunion. L’écart avec les métropolitains se construit au niveau de l’embauche (plus souvent contractuelle pour les ultramarins, ce qui ne leur permet pas d’acquérir de l’ancienneté) et disparaît donc quand on compare les positions des deux populations à qualification et ancienneté égales. Dans l’Hexagone, l’écart de distribution entre postes d’exécution et d’encadrement se maintient à profil égal et cette inégalité y est plus forte que dans le secteur privé. Si la fonction publique métropolitaine améliore l’accès à l’emploi des ultramarins, c’est donc au prix d’une relégation à des positions subalternes.

34 Ainsi, malgré des dispositifs qui améliorent selon certains aspects les positions d’emploi des ultramarins, la fonction publique contribue à des rapports de subordination, entre ultramarins et métropolitains, entre DOM et Hexagone. La gestion publique des Outre-mer et de leurs populations favorise le maintien d’une frontière entre métropolitains et ultramarins, au croisement d’inégalités de classe et d’inégalités ethno-raciales. Cette frontière se construit à différents niveaux selon l’espace considéré : plutôt par le canal du statut d’emploi à La Réunion et en Martinique, plutôt par le canal du grade hiérarchique dans l’Hexagone. Au-delà de la spécificité du cas ultramarin, ces conclusions permettent donc de saisir l’impact du recours croissant aux agents contractuels sur les opportunités d’emplois offertes par la fonction publique : il restreint l’accès à l’emploi stable, mais conditionne aussi l’accès aux grades plus élevés en freinant l’acquisition de l’ancienneté. Elles soulignent également que le type de contrat n’est pas le seul vecteur d’inégalités au sein du secteur public : l’accès à l’emploi stable n’exempte pas les agents publics nés dans les DOM de relations de subordination. Cet article montre enfin que, malgré la baisse des recrutements par concours ou à des postes titulaires et la place croissante accordée à des techniques managériales inspirées du secteur privé, la fonction publique continue de s’en distinguer.

Notes

  • [1]
    La notion de secteur ou fonction publique peut prendre plusieurs définitions. On distingue deux définitions traditionnelles, même si d’autres approches existent (Raynaud, 2003) : l’approche juridique du décret de création de l’Observatoire de l’emploi public regroupe les personnes en emploi dans un organisme de droit public à caractère administratif, dont les agents sont soumis aux règles du droit public ; l’approche économique par secteur institutionnel regroupe les personnes en emploi dans un organisme non-marchand financé par des prélèvements obligatoires. Dans cet article, on suit la définition de l’Observatoire de l’emploi public, qui inclut des fonctionnaires titulaires, mais aussi les contractuels et les contrats aidés. Elle exclut en revanche certains établissements, même quand leurs agents ont le statut de fonctionnaire, comme les caisses de la Sécurité sociale ou encore de La Poste. Cette définition, qui permet de porter une attention particulière aux conditions d’emploi (Peyrin, 2019), est la plus utilisée dans les études quantitatives.
  • [2]
    La Guyane et Mayotte sont mises de côté car elles comptent moins de ressortissants installés dans l’Hexagone. De plus, leurs compositions politiques et démographiques sont plus éloignées de celles des Antilles et de La Réunion (qui ont déjà leurs différences), notamment du fait de l’immigration. Mayotte se distingue enfin par sa départementalisation très récente (2011).
  • [3]
    En 2018, 37 000 travailleurs de la fonction publique en Guadeloupe, 38 000 en Martinique et 71 000 à La Réunion (Direction générale de l’administration et de la fonction publique, 2018).
  • [4]
    On peut citer l’enseignement, où des statutaires de catégorie A côtoient quotidiennement des contractuels de catégorie C, souvent des contrats aidés.
  • [5]
    À l’opposition entre métropolitains et ultramarins s’ajoute l’écart entre une classe moyenne-supérieure locale née dans les DOM et le reste des natifs de ces régions. La première est particulièrement présente dans la fonction publique statutaire et bénéficie par-là de l’élargissement des avantages d’abord accordés aux métropolitains. Les seconds font face à un marché du travail tendu et à la cherté de la vie, tirée vers le haut par le pouvoir d’achat des travailleurs mieux dotés (Giraud, 1980).
  • [6]
    La commission au Plan décrit une population « souvent illettrée et facilement influençable, mal alimentée, dont l’état de santé est déficient, dont les conditions de vie actuelles permettent tout au plus la satisfaction des besoins essentiels, ayant perdu le goût du risque et comptant sur l’assistance extérieure » (Condon, 2020, p. 17). Dans le compte rendu de mission rapporté en 1957 à la Conférence générale des caisses d’épargne de France et de l’Union française, les délégués soulignent la propension à la dépense des Antillais, qui serait fondée sur la jalousie et le désir de paraître riche, ainsi que le rôle du climat tropical, qui serait à l’origine d’une indolence « spectaculaire » (Childers, 2009).
  • [7]
    Les congés bonifiés existent depuis les années 1950 pour faciliter les séjours en métropole des fonctionnaires statutaires métropolitains en poste dans les DOM. Une mobilisation de plusieurs années a permis d’obtenir en 1978 qu’ils soient étendus aux retours dans les DOM des fonctionnaires ultramarins exerçant en métropole. Avant leur réforme en juillet 2020, ils donnaient droit tous les trois ans à une majoration de la durée du congé annuel, une prise en charge des frais de voyage et au versement d’une indemnité.
  • [8]
    Voir le tableau A2 en annexe électronique, https://journals.openedition.org/sociologie/10374.
  • [9]
    Idem.
  • [10]
    Idem.
  • [11]
    L’estimation des contrastes d’effets marginaux confirme le fait que l’effet de la catégorie migratoire n’est pas le même dans le secteur privé et dans la fonction publique, et que cet écart est significatif (voir le tableau A5 en annexe électronique https://journals.openedition.org/sociologie/10374) : dans l’Hexagone, l’effet d’être ultramarin plutôt que métropolitain sur les chances d’être ouvrier ou employé est supérieur de 14 points de probabilité dans le secteur public comparé au secteur privé ; à La Réunion l’effet d’être ultramarin plutôt que métropolitain sur les chances d’être ouvrier ou employé est inférieur de 22 points de probabilité dans le secteur public comparé au secteur privé.
file_downloadDocuments associés
Français

Partant du constat de l’importance de la fonction publique dans les départements d’Outre-mer et pour leurs ressortissants en France métropolitaine, cet article s’attache à répondre à la question suivante : dans quelle mesure l’emploi public atténue-t‑il les difficultés auxquelles les ultramarins sont exposés sur le marché du travail ? Il s’appuie sur les enquêtes Emploi conduites par l’Insee en France métropolitaine, aux Antilles et à La Réunion, entre 2004 et 2008, menant une double comparaison à la fois entre ultramarins et métropolitains, et entre DOM et Hexagone. Cette étude montre comment les spécificités de la fonction publique et ses divisions internes prennent un sens particulier pour les ultramarins. Les recrutements dans ce secteur jouent un rôle central dans les contextes de rareté de l’emploi des DOM, mais aussi dans les mobilités des ultramarins vers l’Hexagone et celles des métropolitains vers les DOM. L’analyse du poids de la fonction publique dans ces différents espaces et des positions que ces populations y occupent met en lumière la tension entre l’idéal d’égalité défendu par la fonction publique, qui protège les ultramarins contre une partie des difficultés qu’ils rencontrent par ailleurs sur le marché du travail, et sa contribution à des rapports de subordination hérités de la période coloniale, au croisement d’inégalités de classe et d’inégalités ethno-raciales.

  • Outre-mer
  • emploi
  • fonction publique
  • inégalités
  • Bibliographie

    • Anki-Zuccarello G. (2006), « Les politiques de l’emploi dans les départements d’outre-mer : renforcer les leviers usuels », Premières Synthèses (DARES), no 10.2, p. 1-5, https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/2006-10-2-les-politiques-d-emploi-dans-les-departements-d-outre-mer-renforcer.
    • Audoux L. & Mallemanche C. (2019), « Emploi et chômage dans les DOM : l’écart avec la métropole reste marqué », Insee Focus, n160, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4175314.
    • Ba A. Y. (2019), « Mobilité géographique des fonctionnaires civils », Statistiques et recherches sur la fonction publique, Direction générale de l’administration et de la fonction publique, https://www.fonction-publique.gouv.fr/la-mobilite-geographique-des-fonctionnaires-civils
    • Bataille P. (1997), « 3. La fonction publique », in Le racisme au travail, Paris, La Découverte, p. 75-103, https://www.cairn.info/le-racisme-au-travail--9782707127815-page-75.htm.
    • Bédier J.-M. (2012), « La place des Ultramarins dans la fonction publique de l’État outre-mer », Paris, Rapport de mission sur demande du président de la République.
    • Bernard S. & Rey M. (2017), « Les contrats aidés : quels objectifs, quel bilan ? », DARES Analyses, n21, https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/les-contrats-aides-quels-objectifs-quel-bilan.
    • Biland É. (2010), « Les ambiguïtés de la sélection par concours dans la fonction publique territoriale : une institutionnalisation inachevée », Sociologie du travail, vol. 52, n2, p. 172-194, https://doi.org/10.4000/sdt.13669.
    • Biland É. (2012), La Fonction publique territoriale, Paris, La Découverte.
    • Bonilla Y. (2015), Non-Sovereign Futures. French Caribbean Politics in the Wake of Disenchantment, Chicago, University of Chicago Press.
    • Bonilla-Silva E. (1997), « Rethinking Racism. Toward a Structural Interpretation », American Sociological Review, vol. 62, n3, p. 465-480, https://doi.org/10.2307/2657316.
    • Bonniol J.-L. (1992), La Couleur comme maléfice : une illustration créole de la généalogie des « Blancs » et des « Noirs », Paris, Albin Michel.
    • Brinbaum Y., Safi M. & Simon P. (2012), « Les discriminations en France : entre perception et expérience », Document de Travail, Paris, Ined, https://www.ined.fr/fr/publications/editions/document-travail/discriminations-france-perception-experience/.
    • Byron M. & Condon S. (2007), Migration in Comparative Perspective. Caribbean Communities in Britain and France, New York, Routledge.
    • Cartier M. (2005), « La petite fonction publique, monde stable et séparé ? L’exemple des facteurs des PTT des trente glorieuses », Sociétés contemporaines, n58, p. 19-39, https://doi.org/10.3917/soco.058.0019.
    • Catteau C., Hautcoeur J.-C. & Squarzoni R. (1992), « Le RMI à la Réunion : une famille sur quatre en bénéficie », Économie et statistique, n252, p. 51-62, https://doi.org/10.3406/estat.1992.5640.
    • Célestine A. & Roger A. (2014), « L’“outre-mer” à la croisée du national et du local », Terrains & travaux, n24, p. 121‑142, https://doi.org/10.3917/tt.024.0121.
    • Charles M. (2003), « Deciphering Sex Segregation : Vertical and Horizontal Inequalities in Ten National Labor Markets », Acta Sociologica, vol. 46, n4, p. 267-287, https://doi.org/10.1177/0001699303464001.
    • Childers K. S. (2009), « Departmentalization, Migration, and the Politics of the Family in the Post-war French Caribbean », The History of the Family, vol. 14, n2, p. 177-190, https://doi.org/10.1016/j.hisfam.2009.02.001.
    • Condon S. (2020), « Continuité coloniale et gestion démographique des Antilles françaises, 1950-1980 », Migrations et société, n4, p. 43-57, https://doi.org/10.3917/migra.182. 0043.
    • Condon S. & Ogden P. E. (1991), « Afro-Caribbean Migrants in France. Employment, State Policy and the Migration Process », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 16, n4, p. 440-457, https://doi.org/10.2307/623029.
    • Constant F. & Daniel J. (1997), 1946-1996. Cinquante ans de départementalisation outre-mer, Paris, L’Harmattan.
    • Cueugniet C. (1991), « La population des DOM en 1990 », Économie et statistique, n248, p. 3-18, https://doi.org/10.3406/estat.1991.5599.
    • Direction générale de l’administration et de la fonction publique (2018), « Rapport annuel sur l’état de la fonction publique », Paris, Ministère de l’Action et des comptes publics.
    • Domenach H. & Guengant J.-P. (1981), « Chômage et sous-emploi dans les DOM », Économie et statistique, n137, p. 3-23, https://doi.org/10.3406/estat.1981.4530.
    • Finch-Boyer H. (2010), « Governing Rights in La Reunion. Social Legislation, Landholding, Housing and the Making of France in the Indian Ocean, 1946-2009 », thèse de doctorat en histoire, Ann Arbor, University of Michigan.
    • Finch-Boyer H. (2013), « “The Idea of the Nation Was Superior to Race”. Transforming Racial Contours and Social Attitudes and Decolonizing the French Empire from La Réunion, 1946-1973 », French Historical Studies, vol. 36, n1, p. 109-140, https://doi.org/10.1215/00161071-1816500.
    • Ganem V. (2006), « Un processus d’assignation psychologique peut en cacher un autre. À propos de la couleur de peau en Guadeloupe », Travailler, n16, p. 171-182, http ://dx.doi.org/10.3917/trav.016.0171.
    • Giraud M. (1980), « Races, classes et colonialisme à la Martinique », L’Homme et la société, n55, p. 199-214, https://doi.org/10.3406/homso.1980.2052.
    • Gollac S. (2005), « La fonction publique : une voie de promotion sociale pour les enfants des classes populaires ? », Sociétés contemporaines, n58, p. 41-64, https://doi.org/10.3917/soco.058.0041.
    • Gollac S. & Hugrée C. (2015), « Avoir trente ans dans le secteur public en 1982 et en 2002, les transformations d’une filière de promotion sociale par le diplôme », Revue française d’administration publique, n153, p. 23-43, https://doi.org/10.3917/rfap.153.0023.
    • Govind Y. (2019), « Post-colonial Trends of Income Inequality. Evidence from the Overseas Departments of France », International Conference in Public Economics, 13-14 juin, Aix-en-Provence, https://lagv2019.sciencesconf.org/251042/document.
    • Guyon S. (2016a), « Trajectoires post-coloniales de l’assimilation », Politix, n116, p. 9-28, https://doi.org/10.3917/pox.116.0007.
    • Guyon S. (2016b), « L’engagement des “transfuges coloniaux” en Guyane française : genre, relations coloniales et mobilité sociale », Politix, n114, p. 177-201, https://doi.org/10.3917/pox.114.0177.
    • Haddad M. (2018), « Des femmes noires dans des institutions de soin : quels récits des frontières ethno-raciales ? », Les Mondes du travail, n21, p. 47-59.
    • Haddad M. (2019), « La fabrique du stigmate », La Vie des idées, https://laviedesidees.fr/Haddad-Marine-La-fabrique-du-stigmate.html.
    • Hugrée C. (2011), « Aux frontières du “petit” salariat public et de son encadrement : de nouveaux usages des concours ? », Travail et emploi, n127, p. 67-82, https://doi.org/10.4000/travailemploi.5340.
    • Ihaddadene F. (2017), « Les pratiques des professionnels face aux freins à la mobilité des jeunes ultramarins : l’exemple de La Réunion », Cahiers de l’action, n49, p. 39-46, https://doi.org/10.3917/cact.049.0039.
    • Koubi G. (1985), « La fonction publique d’État et les départements d’outre-mer », La Revue administrative, n38, p. 225-236, https://www.jstor.org/stable/40781198.
    • L’Horty Y. (2014), « La persistance du chômage ultramarin : un problème aux causes multiples », Revue française des affaires sociales, n4, p. 114-135, https://doi.org/10.3917/rfas.144. 0115.
    • L’Horty Y. (2016), Les Discriminations dans l’accès à l’emploi public, Paris, La Documentation française.
    • Laffineur M. (2003), « La fonction publique d’État et la fonction publique locale outre-mer », Rapport d’information, n1094, Paris, Assemblée nationale.
    • Larcher S. (2014), « Tu seras une personne, mon enfant ! La citoyenneté pour les “nouveaux libres” des Antilles françaises après 1848 », Sociologie, vol. 5, n2, p. 157-170, https://doi.org/10.3917/socio.052.0157.
    • Larcher S. (2015), « L’égalité divisée. La race au cœur de la ségrégation juridique entre citoyens de la métropole et citoyens des “vieilles colonies” après 1848 », Le Mouvement social, n252, p. 137-158, https://doi.org/10.3917/lms.252. 0137.
    • Lebreton P. (2013), « La Régionalisation de l’emploi », Rapport de mission sur demande du Premier ministre, Paris.
    • Leiris M. (1955), Contacts de civilisations en Guadeloupe et en Martinique, Paris, Gallimard.
    • Maison D. & Millet E. (1974), « Les départements et territoires d’outre-mer », Population, vol. 29, n2, p. 327-356, www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1974_hos_29_2_18727.
    • Marie C.-V. (2002), « Les Antillais en France : une nouvelle donne », Hommes et migrations, n1237, p. 26-39, https://doi.org/10.3406/homig.2002.3831.
    • Meurs D. & Audier F. (2004), « Qui se présente dans la fonction publique et pourquoi ? », Revue française d’administration publique, n111, p. 547-566, https://doi.org/10.3917/rfap. 111.0547.
    • Paris M. (2017), « Un féminisme anticolonial : l’Union des femmes de La Réunion (1946-1981) », Mouvements, n91, p. 141-149, https://doi.org/10.3917/mouv.091.0141.
    • Pattieu S. (2016), « Un traitement spécifique des migrations d’outre-mer : le BUMIDOM (1963-1982) et ses ambiguïtés », Politix, n116, p. 81-113, https://doi.org/10.3917/pox.116. 0081
    • Pauron A. (2003), « La mobilité des agents titulaires de l’État », Économie et statistique, n369, p. 93-111, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1376011.
    • Perdoncin A. (2019), « Travailleuses et travailleurs immigrés en France », in Bureau M.-C., Corsani A., Giraud O. & Rey F. (dir.), Les Zones grises des relations de travail et d’emploi. Un dictionnaire sociologique, Buenos Aires, Teseo, p. 649-663.
    • Peyrin A. (2019), Sociologie de l’emploi public, Paris, Armand Colin.
    • Raynaud P. (2003), « L’emploi public est tiré par la fonction publique territoriale », Économie et statistique, n369-370, p. 75-92, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1376009.
    • Schnapper D. & Darbel A. (1969), Les Agents du système administratif, Paris/La Haye, Mouton.
    • Touzet C. (2014), « La fonction publique fin 2011 à La Réunion : une majorité de non-titulaires dans les collectivités territoriales », Insee Analyse La Réunion, n291, p. 1-4.
Marine Haddad
Chargée de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined)
Ined, 9 cours des Humanités, CS 50004, 93322 Aubervilliers cedex, France
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/09/2022
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...