1Didier Lapeyronnie est parti trop vite. Son décès a été un choc. Célèbre et reconnu, successivement chercheur au CNRS, membre historique du CADIS, professeur à Bordeaux puis à Paris-Sorbonne, il aimait se définir comme un sociologue de terrain. De même appréciait-il de parler – de temps en temps, feignant la colère – comme un « vieux marxiste » en termes de rapports de classes. Il était tout cela et bien plus : son intelligence des relations sociales nourrie de T. Parsons, A. Touraine et E. P. Thompson, sa capacité à rentrer dans la logique des acteurs, la vaste érudition qui était la sienne, le disputaient à un humour souvent irrésistible et un goût prononcé pour la controverse.
2Inscrit en thèse à l’université de Bordeaux avec F. Chazel sur La CGT à Bordeaux : 1947-1980, soutenue en 1983, il rentre au CNRS en 1985. À cette époque, il fait partie avec A. Jazouli de l’équipe de F. Dubet qui enquête sur l’expérience de la « galère » aux Minguettes, à Orly, Champigny, Sartrouville et à Seraing, en Belgique. Après la première Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, partie des Minguettes, il y consacre son premier article dans la Revue française de sociologie [1] portant sur le caractère exceptionnel de l’événement – sa contingence toute tocquevillienne –, considéré comme la rencontre entre facteurs externes et facteurs internes. Avec F. Dubet, il analyse le déplacement de la question sociale aux problèmes sociaux développé dans Les Quartiers d’exil, en 1992 [2].
3Devenu professeur à Bordeaux, la même année, il participe activement au département de sociologie, à la vie académique et à de nombreuses recherches, tout en publiant plusieurs livres [3]. En 1993, il publie son premier grand livre, L’Individu et les Minorités [4]. Celui-ci porte sur les transformations induites par l’entrée dans un monde post-industriel et post-national dans la redéfinition des identités collectives et le rapport aux étrangers, les immigrés et les minorités à partir d’une analyse comparée de la France et de la Grande-Bretagne. Plutôt que d’opposer terme à terme modèle d’intégration de type universaliste (ou républicain) et modèle différentialiste de type communautaire (ou civique), alors que les émeutes dans les banlieues et les inner cities démontraient de vraies similitudes, ou pire encore de choisir entre les deux (la défense du citoyen ou la gestion multiculturelle), il défend la nécessité de réinventer une culture de la démocratie, entre les minorités et l’individu, le ghetto et le marché.
4Après cette période intense, reconnu pour ses travaux dans les institutions et les médias, Didier a renégocié ses engagements. Il lit beaucoup, notamment la littérature nord-américaine des années 1960 et suivantes [5]. A-t‑il été inspiré par la controverse publiée dans l’American Journal of Sociology en 2002 avec la triple recension de L. Wacquant et les réponses d’E. Anderson, M. Duneier et K. Newman [6] ? Toujours est-il qu’il publie, en 2004, un second article dans la Revue française de sociologie, qui fera grand bruit dans la profession en livrant une critique frontale de ce qu’il appelle « l’académisme radical [7] ».
5C’est dans Ghetto urbain [8], en 2008, que Didier Lapeyronnie renoue avec ses premiers terrains et le succès. Il propose de renouveler la lecture de la situation sociale dans les banlieues qui n’a cessé de se dégrader, par l’analyse des transformations sociales qui font ghetto. Opposé au double raisonnement refusant l’appellation de ghetto pour le cas français (un « anti-ghetto » ou « contre-sens sociologique ») pour la réserver aux États-Unis [9], il met à jour les logiques propres du ghetto, considérées à partir de l’interprétation par les acteurs des tensions qui en résultent [10]. Il montre que le racisme occupe une place spécifique non seulement dans les quartiers populaires mais au sein de la société et de la culture françaises. La restitution de ces logiques à partir d’enquêtes de terrain de plusieurs années en région parisienne et dans le Sud-Ouest débouche sur une théorie « à moyenne portée » se tenant à égale distance du modèle états-unien et de son imaginaire français – tout autant d’ailleurs que d’une lecture de l’oppression en termes de classe, de race et de genre. Cette théorie apparaît dans la figure du désajustement des individus « coupés en deux », entre structure et culture, et se traduit par une profonde ambivalence entre responsabilité et victimisation leur interdisant d’être acteurs de leur vie, marqués qu’ils sont par l’image du ghetto et leur quête de la « vraie vie ».
6Né d’un désaccord sur le « vide politique » dans le ghetto, notre petit livre d’intervention Refaire la cité a proposé une lecture politique de la question dite des « banlieues » : à problème politique, solution politique [11]. Didier disait qu’au xixe siècle, la question des « classes dangereuses » n’avait pas été résolue par les dames de la charité mais trouvait sa solution dans la lutte des classes et la formation des syndicats ouvriers. Il en va de même aujourd’hui, écrivions-nous : « Il est urgent que les habitants deviennent des citoyens à part entière, c’est-à-dire des acteurs de la vie démocratique, quitte à nourrir une certaine dose de conflictualité ».
7Les dernières années, quand il le pouvait, mais jusqu’au bout, il travaillait à un livre sur l’ennui. Nous en avions parlé à de nombreuses reprises. Cette expérience de l’ennui ne nous était pas étrangère, tant elle colore l’ambiance des cités HLM. Il existe des formes sociales de l’ennui, que ce soit celui par défaut des lascars à celui par excès des petits-bourgeois. Mais sa thèse est beaucoup plus large : l’ennui est abordé comme figure inversée de la modernité, structurée – comme la sociologie – autour de l’action [12]. Avec la publication posthume de ce livre lumineux, il restera une pensée singulière et le prolongement d’un échange.
Notes
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[1]
D. Lapeyronnie (1987), « Assimilation, mobilisation et action collective chez les jeunes de la seconde génération de l’immigration maghrébine », Revue française de sociologie, vol. 28, no 2, p. 287-318.
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[2]
F. Dubet et D. Lapeyronnie (1992), Les Quartiers d’exil, Paris, Seuil.
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[3]
D. Lapeyronnie et B. Francq (1990), Les Deux Morts de la Wallonie sidérurgique, Bruxelles, Éditions Ciaco ; D. Lapeyronnie et J.-L. Marie (1992), Campus Blues. Les Étudiants face à leurs études, Paris, Seuil ; D. Lapeyronnie (1992), Un syndicat communiste : la CGT à Bordeaux, Paris, Arguments.
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[4]
D. Lapeyronnie (1993), L’Individu et les Minorités. La France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés, Paris, Puf ; voir mon compte rendu dans Sociologie du travail (1995), vol. 37, no 2, p. 328-331.
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[5]
Dark Ghetto de Clarke (1966), Tally’s Corner de Liebow (1967), Soulside d’Hannerz (1969), avant Slim’s Table de Duneier (1992), Code of the Street d’Andersson (1999) et bien d’autres ouvrages peu connus en France.
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[6]
American Journal of Sociology (2002), vol. 107, no 6, p. 1468-1599.
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[7]
D. Lapeyronnie (2004), « L’académisme radical ou le monologue sociologique. Avec qui parlent les sociologues ? », Revue française de sociologie, vol. 45, no 4, p. 621-651.
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[8]
D. Lapeyronnie (2008), Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont.
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[9]
L. Wacquant (2006), Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, Paris, La Découverte.
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[10]
Voir M. Kokoreff (2009), « Ghetto et marginalité urbaine : lectures croisées de Didier Lapeyronnie et Loïc Wacquant », Revue française de sociologie, vol. 50, no 3, p. 533-572.
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[11]
M. Kokoreff et D. Lapeyronnie (2013), Refaire la cité. L’avenir des banlieues, Paris, Seuil.
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[12]
D. Lapeyronnie, L’Ennui, ombre de la modernité, Paris, à paraître chez Robert Laffont. Le manuscrit initial a été préparé pour l’édition par Sandrine Rui, que je remercie pour nos échanges.