1On les retrouve sur les banderoles, les pancartes, les murs, les sols, mais aussi sur les vêtements, les corps et les visages : les mots sont au cœur des mouvements sociaux. Collectifs ou individuels, imprimés ou écrits à la main, les slogans et écrits protestataires portent autant de prises de parole publiques, dont la force synthétique et visuelle est mise au service d’un message politique. Ils nous rappellent que les mouvements sociaux ne sont pas uniquement des lieux de discours et de gestuelles, mais également des lieux d’écriture. Avec les réseaux sociaux, le statut et la forme de cette écriture évoluent au sein des contestations : ces slogans et écrits protestataires s’avèrent de plus en plus individualisés et personnalisés, au moment même où ils se destinent à un public de plus en plus élargi, potentiellement mondial.
2Que faire, en sociologie, de cette parole écrite ? Que peut‑elle nous révéler sur les mouvements sociaux ? Si des recherches anthropologiques se sont interrogées sur le sens et les fondements de ces écrits (Fraenkel, 2007), la sociologie ne s’est pas encore pleinement saisie de la force démonstrative de ce matériau : au‑delà d’un usage illustratif, sa mobilisation comme matériau sociologique à part entière est paradoxalement encore rare, en dehors de quelques travaux ciblés (Truc, 2006 ; Gerbaudo, 2012 ; Knight, 2015). Pour encourager un tel développement, cet article propose une réflexion sur les potentiels épistémologiques, les défis méthodologiques et les apports analytiques de ce matériau d’enquête. Il vise à montrer ce que leur richesse expressive et leur portée comparative peuvent apporter à la compréhension des mouvements sociaux, en particulier sur certaines dimensions qui suscitent désormais une attention croissante des chercheurs, telles que les identités collectives (les « nous » et les « eux »), les émotions et les griefs portés dans les contestations.
3Pour ce faire, il se fonde sur les enseignements tirés d’une expérience d’enquête comparative internationale sur les écrits protestataires de différents mouvements juvéniles post-2008. Pendant presque dix ans, j’ai collecté par observation directe ces « mots de la colère », c’est‑à-dire les slogans, les posters et les multiples écrits portés au sein de sept mouvements sociaux ayant eu lieu de 2011 à 2019 : les « Indignés » à Madrid (2011-2012), le mouvement étudiant à Santiago du Chili (2011-2012), le « Printemps Érable » à Montréal (2012), le « mouvement des Parapluies » à Hong Kong (2014), le mouvement « Nuit Debout » à Paris (2016), la marche pour le climat à Montréal (2019) et le mouvement pro-démocratique de Hong Kong (2019). Cette enquête s’est appuyée sur une méthode d’enquête mixte, à la fois qualitative et textuelle, pour faire émerger les grammaires fondamentales de ces colères contemporaines.
Les mouvements sociaux par leurs mots : sens et apports d’un matériau
4Pourquoi s’appuyer sur les « écrits de la colère » ? Comme le souligne Béatrice Fraenkel (2007, p. 102), les écrits et slogans protestataires n’ont pas encore fait l’objet d’une théorisation en tant que telle, ni d’enquêtes de grande échelle au sein de la sociologie des mouvements sociaux. Certes, cette forme d’écrit y est régulièrement mobilisée, mais plutôt en petit nombre, de façon illustrative et en complément d’autres matériaux. Cependant, ce vide relatif est en passe de se combler. Ces dernières années, quelques enquêtes ethnographiques mobilisent les slogans comme matériau d’analyse à part entière, pour approcher des mouvements ciblés tel que le mouvement social iranien de 2009 (Gheytanchi, 2010), le mouvement anti-austérité en Grèce (Knight, 2015) ou encore le mouvement pro-démocratique de Hong Kong en 2014 (Veg, 2016). L’attention se porte également sur les écrits au sein des réseaux sociaux, en explorant par exemple le rôle des tweets contestataires (Gerbaudo, 2012, 2015). Cet intérêt croissant va de pair avec celui porté envers d’autres formes d’écrits individualisés et politisés dans l’espace public, que ce soit les cahiers de doléances (Thireau & Linshan, 2013 ; Latour, 2019), les épitaphes et condoléances (Baudit, 2007 ; Brennan, 2008), les messages de solidarité post-attentats (Truc, 2006 ; Fraenkel, 2011) ou encore les graffitis politiques dans l’espace urbain (Chmielewska, 2007 ; Miklavcic, 2008). Ensemble, ces multiples travaux permettent de mieux approcher la spécificité de ce type de matériau et de ses intérêts pour l’analyse des mouvements sociaux : nous en distinguerons ici trois principaux.
Expressivité : griefs, identités et émotions dans les contestations post-2008
5Le premier intérêt heuristique de ces écrits pour l’analyse des mouvements sociaux est leur force expressive, qui rend possible l’accès à certaines dimensions subjectives, relationnelles et émotionnelles en jeu dans les mobilisations. Bien entendu, ces slogans remplissent principalement une fonction première de persuasion et de mobilisation (Denton & Robert, 1980 ; Stewart et al., 2001), mais ils ne s’y réduisent pas, et nous voudrions insister ici sur leur fonction d’expression. Béatrice Fraenkel (2007) les approche conceptuellement, avec d’autres écrits publics, comme des « actes d’écriture et de langage » et rappelle aussi combien « écrire, c’est faire ». Une telle expressivité a constitué un point de départ de mon enquête, dès les premières observations effectuées au sein du « Printemps Érable » à Montréal en 2012 : nombre de slogans étaient écrits à la main, brandis sur des pancartes ou des cartons artisanaux, et s’apparentaient à des témoignages personnels ou des mises en scènes des parcours de vie individuels (Figure 1). « Étudiante au Phd, Monoparentale et travailleuse… contre la hausse », « 24 ans et en surendettement » : ces slogans révélaient autant d’expressions publiques individualisées, destinées à mettre en mots et en scène sa colère, en l’éclairant d’expériences sociales personnelles. D’autres évoquaient également des émotions politiques individuelles, comme ce panneau observé deux ans plus tard à Hong Kong : « I’m so angry I made a sign » (« Je suis si en colère que j’ai fait une pancarte » – « sign » signifiant aussi ici un geste injurieux). De plus, nombre de slogans prenaient des formes très visuelles, accompagnés d’une mise en scène individuelle ou collective, mimant par exemple des emprisonnements ou des enterrements symboliques : loin de se destiner uniquement aux autres manifestants, ils ciblaient un public bien plus large, potentiellement mondial, via les médias et les réseaux sociaux.
Figure 1 : Écrits collectés au sein des mouvements étudiants de Montréal (2012) et de Hong Kong (2014)

Figure 1 : Écrits collectés au sein des mouvements étudiants de Montréal (2012) et de Hong Kong (2014)
6À l’analyse, cette fonction expressive renvoie à un double impératif émergent, l’un de personnalisation, l’autre de communication. D’une part, ces slogans protestataires prennent des formes de plus en plus individualisées et traduisent ainsi la place grandissante de l’individualité dans ces manifestations, déjà évoquée dans plusieurs travaux (Pleyers, 2010 ; Truc, 2015) et, d’autre part, ils sont marqués par une conscience accrue des médias et une diffusion potentiellement élargie par les réseaux sociaux (Castells, 2012). Alors que la sociologie des mouvements sociaux a longtemps été centrée sur les opportunités politiques et les structures organisationnelles de la contestation, l’exploration de ces écrits peut rendre lisibles certaines formes subjectives de politisation au sein des manifestations, en particulier trois d’entre elles qui suscitent de plus en plus l’attention des chercheurs, résumées ainsi par Jacquelien Van Stekelenburg et Bert Klandermans (2017) : les griefs, les identités et les émotions. Les griefs – ou « grievances » en anglais – renvoient aux expériences sociales et aux sentiments d’injustice à l’origine de la mobilisation, à la fois dans leurs formes partagées et individualisées. Elles permettent de remonter davantage aux fondements sociaux de la contestation. Ces paroles publiques individualisées sont d’autant plus intéressantes à analyser qu’elles émergent dans un contexte de défiance envers d’autres formes d’expression institutionnelles, en particulier chez les jeunes (Norris, 2002). De plus, ces slogans mettent en scène les identités collectives au fondement de la mobilisation, sous forme notamment de rapports de force entre les « nous » et les « eux » : ils permettent ainsi une meilleure appréhension des appartenances politisées et des figures d’opposition ou des « cibles » en jeu dans la contestation (Chodak, 2001 ; Simon & Klandermans, 2001). Enfin, ces écrits protestataires sont également des vecteurs émotionnels, qui donnent accès à des émotions individuelles ou collectives explicitées et saillantes au sein de la contestation : leur analyse permet par exemple d’identifier la place relative de la colère, de la joie ou de l’espoir collectif – autant d’émotions repérées comme majeures dans les mouvements post-2008 (Van de Velde, 2011 ; Jasper, 2014 ; Pickard & Bessant, 2018 ; Van de Velde & Loncle, 2017).
Diversité : un autre regard sur les contestations
7De plus, leur diversité et leur multiplicité permettent une lecture élargie des revendications, allant au‑delà des cercles militants et organisationnels souvent privilégiés dans les travaux de recherche. Comme l’illustre la photographie du mur « John Lennon » à Hong Kong en 2014 qui rassemblait des centaines de post-it individualisés (Figure 2), la plupart des manifestations regorgent de messages et slogans multiples et personnalisés. Ce déplacement du regard est potentiellement riche pour la sociologie des mouvements sociaux, car elle ne réduit pas l’analyse aux revendications « officielles » portées dans les médias ou dans les débats publics. Lors des observations ethnographiques que je conduisais, il est en effet apparu que ces écrits protestataires affichaient des revendications parfois très éloignées des revendications générales portées au grand public via les médias et ne conservaient qu’un lien indirect avec la contestation collective. Prendre en compte cette multiplicité de significations permet de déplacer le regard sur les messages portés par une large partie des manifestants, au‑delà de leur rôle effectif dans la structuration du mouvement. Elle donne accès à des sous-thèmes et thématiques éclipsées, ainsi qu’à des tensions ou divergences internes. Cette appréhension est d’autant plus importante que nombre de mouvements de ces dernières années sont désormais structurés autour de non pas une, mais de multiples revendications économiques, sociales et politiques, comme par exemple dans les mouvements Occupy ou les Indignés (Ancevolici et al., 2016). Différentes cultures activistes peuvent y cohabiter ou même se confronter (Pleyers, 2010) : une perspective élargie sur les revendications permet donc de casser l’homogénéité présumée des manifestations.
Figure 2 : Le « mur John Lennon » et ses centaines d’écrits protestataires à Hong Kong (2014)

Figure 2 : Le « mur John Lennon » et ses centaines d’écrits protestataires à Hong Kong (2014)
8De plus, une telle multiplicité ouvre la voie à des analyses de grande échelle des contestations, dans le but de faire émerger des ordres de grandeur ou des logiques structurantes au sein des registres contestataires mobilisés. S’ils peuvent faire l’objet d’analyses qualitatives, ils peuvent aussi être soumis à des mesures statistiques et textuelles : tout comme la mise en place de sondages sur les participants avaient comblé une « étrange lacune » de la sociologie des mobilisations (Mayer et al., 1997), cette possible quantification vient potentiellement renouveler l’approche des mouvements sociaux. Rassemblés et analysés à grande échelle, ils permettent de saisir le sens individuel et collectif donné à ces protestations par les manifestants eux-mêmes. C’est cette perspective qui a motivé, dans notre enquête, la constitution d’un corpus ciblé et ouvert à la mixité des méthodes, par une collecte systématique et de grande échelle de ces écrits – de 300 à 400 slogans par mouvement –, ce qui a permis de dégager différents registres contestataires au sein de chacune des manifestations.
Comparabilité : les mondes de la colère
9Enfin, ces écrits contestataires constituent une forme commune à toutes les contestations analysées, ce qui en fait un matériau privilégié pour la comparaison. Son caractère homogène et quantifiable permet une perspective de stricte comparaison internationale entre les mouvements : il devient possible, à l’aide d’un corpus élargi et comparable d’écrits, de comparer les principaux registres de la contestation d’un mouvement à l’autre et de distinguer différents « mondes de la colère ». Cette comparabilité est d’autant plus intéressante qu’elle devient un enjeu important de la sociologie des mouvements sociaux : au contraire des mouvements transnationaux qui les ont précédés, les mouvements post-2008 se sont initialement construits à l’échelon local pour se diffuser à l’échelle internationale, et les nombreuses connexions qui les relient s’apparentent à des « résonances » davantage qu’à de strictes similitudes (Glasius & Pleyers, 2013). Plusieurs chercheurs en mouvement sociaux invitent donc à un comparatisme plus systématique, dans le but de dépasser les possibles illusions d’optique du « global », que ce soit pour identifier ce qui se « diffuse » entre les mouvements et ce qui ne s’y diffuse pas (Della Porta & Mattoni, 2014 ; Romanos, 2016), pour distinguer les points de convergence « globaux » et les spécificités locales ou nationales, ou encore pour faire le lien entre les mouvements sociaux et les différents types d’États Providence (Ancelovici et al., 2016).
10Or, cette nécessité comparative se heurte à un écueil empirique majeur, celui de la comparabilité réelle entre mouvements sociaux : il est déjà difficile de collecter un matériau empirique ajusté au caractère mouvant et dynamique des contestations (Combes et al., 2011) ; il l’est encore davantage de réunir un corpus empirique commun et comparable à plusieurs mouvements contrastés, qui puisse permettre un raisonnement comparatiste rigoureux articulant caractéristiques communes et singularités (Paugam & Van de Velde, 2010). De ce fait, la sociologie comparée des mouvements sociaux se fonde le plus souvent sur l’ethnographie comparée de deux ou trois études de cas, tandis que les comparaisons de plus grande échelle tendent à s’appuyer sur la juxtaposition de dispositifs de recherche différents, limitant la démonstration comparative. Pour mieux répondre à ce défi empirique, notre enquête s’est portée sur un panel de mouvements sociaux post-2011 qui puisse étendre les termes usuels de la comparaison entre mouvements juvéniles, en faisant la jonction entre des mouvements souvent analysés séparément : les mouvements « étudiants », d’une part – tels que le mouvement étudiant au Chili (2011), le Printemps Érable de Montréal (2012) ou encore les mouvements pro-démocratiques de Hong Kong de 2014 et de 2019 –, et les mouvements marqués par une forte présence des jeunes générations, d’autre part, rejointes ensuite par d’autres générations – tels les Indignés (2011-2012), Nuit Debout (2016) ou la marche pour l’environnement de Montréal (2019). La présence de protestations telles que les Indignés ou Nuit Debout dans un panel de mouvements de jeunesse pourrait certes surprendre, car ces mouvements ont été ultérieurement qualifiés de multi-générationnels, mais ces deux mouvements se sont inscrits en continuité de mouvements juvéniles pré-existants (« Juventud sin Futuro » pour les Indignés et le mouvement de contestation de la loi Travail pour Nuit Debout) et la place des jeunes dans les prémisses et la massification des mouvements y est déterminante.
Collecter les mots des mouvements sociaux : défis éthiques et méthodologiques
11Observer de nuit avant que les services municipaux ne viennent effacer les écrits de la veille sur les sols et les murs, remonter les manifestations à l’envers dans le but de collecter davantage de slogans, refuser parfois de photographier pour préserver l’anonymat des manifestants : la collecte des écrits protestataires n’est pas sans soulever quelques défis méthodologiques et éthiques. Comme toute collecte empirique, elle appelle une grande réflexivité sur la posture du sociologue et sur la nature de l’échantillon recueilli. Cette seconde partie vise à présenter les principaux enjeux rencontrés en fonction des différentes étapes de la collecte, à l’aune notamment de ma propre expérience d’enquête.
Comment observer ? Éthique et place du sociologue
12D’une part, ce type d’écrits protestataires implique un mode de collecte privilégié : celui de l’observation directe associée à une prise photographique. À l’heure de la « netnographie », d’autres modes de collecte sont bien entendu envisageables, en recueillant par exemple des photos de slogans sur les sites de presse ou les blogues de particuliers. Cependant, ce mode de collecte indirect ne garantit pas la réflexivité sur les méthodes de recueil, ni la contextualisation nécessaire à ce type de matériaux. Or, les écrits protestataires s’apparentent à des « traces » des mouvements sociaux qu’il faut pouvoir resituer dans leur contexte temporel et géographique. L’observation directe permet de s’émanciper des choix journalistiques et de garantir la rigueur d’une collecte systématique et située de ces écrits, et ce sans poser la problématique des droits d’auteur. La photographie permet de recueillir l’imagerie associée à l’écrit, tout en répondant également à des enjeux de rapidité souvent déterminants lors de la collecte au sein des manifestations. Cette nécessité de l’observation induit d’emblée une question liée à la posture de recherche : quel degré de « participation » ou d’extériorité privilégier ? Dans quelle mesure dévoiler sa démarche de recherche et comment le faire ? De facto, la place du sociologue est nécessairement ambiguë, mêlant observations et participation, car la présence équivaut en soi à une participation au sein des manifestations. Pour ma part, j’ai opté pour une observation dévoilée, en étant présente au sein des contestations, tout en manifestant une certaine forme d’extériorité. Je laissais ainsi clairement décelable ma position d’observatrice, la prise photographique étant toujours clairement visible. Si cette question de posture ne se posait que peu dans des mouvements tels que Nuit Debout ou les Indignés, elle s’imposait au sein de manifestations plus ciblées, mobilisant des codes d’appartenance précis, et marquées par des rapports de force tendus avec la police, comme par exemple à Hong Kong en 2019 où les manifestants étaient vêtus de noir et portaient un masque. Dans ces cas, j’ai pris le parti d’être présente dans le cortège ou sur les lieux d’occupation, mais sans porter de signe distinctif d’appartenance ou de ralliement au mouvement (carré rouge, ruban jaune, etc.). Lors des affrontements dont j’ai été témoin, je me plaçais légèrement sur le côté avec les membres de presse.
13Par ailleurs, la prise photographique conduit fondamentalement à la question éthique du consentement. L’autorisation explicite du sujet photographié est, à mes yeux, nécessaire pour pouvoir photographier et publier à terme ces photographies. L’enjeu consiste à mettre en place un mode d’action adapté au contexte mobile et parfois tendu d’une manifestation. Dans le cas précis de mon enquête, avant toute photographie, l’accord des manifestants a été demandé, soit de façon gestuelle en montrant mon appareil et en attendant leur accord, soit en explicitant mon métier et l’objet de la recherche. De plus, pour ne pas mettre en danger les personnes dans des contextes répressifs et par souci d’anonymat, j’ai pris le parti de ne pas photographier de visages, sauf dans les cas où les écrits étaient mis en scène et où les manifestants posaient volontairement à côté de leur pancarte. Dans la grande majorité des cas, seuls les écrits eux-mêmes étaient donc photographiés en gros plan. Quand photographier s’avérait impossible, je notais à la main les slogans dans un carnet. Les cas de refus explicites se sont avérés très rares et répondaient plutôt à des enjeux de sécurité. Là aussi, les contrastes sont flagrants entre les différents types de manifestations. Par exemple, lors de la marche environnementale à Montréal en septembre 2019 qui comprenait nombre de très jeunes individus manifestant pour la première fois, l’immense majorité des participants affichaient leur volonté d’être photographiés, avec leur panneau personnalisé. Quelques jours plus tard, au sein des manifestations de Hong Kong, la question de la photographie était beaucoup plus sensible pour des raisons de sécurité, et il m’a par exemple été demandé explicitement d’effacer une photo de groupe pour laquelle j’avais initialement reçu un accord.
Quels écrits recueillir ? Supports, espaces et temporalités
14Lors des manifestations, quels écrits collecter ? Comme dans toute construction d’un corpus de données, la question se pose du choix des écrits et de la constitution interne de l’échantillon. Les manifestations constituent des lieux où se juxtaposent différents types d’écrits : les banderoles collectives, les affiches syndicales ou partisanes, les imprimés organisationnels ou individuels, les pancartes écrites à la main, les mots écrits sur soi, sur le sol ou sur les murs… Ces différents types d’écrits n’ont pas le même statut sociologique et leur place au sein du corpus va dépendre de l’objet choisi. Dans notre enquête, nous avons systématiquement pris en compte tous les types possibles d’écrits, avec une attention particulière portée aux écrits individualisés et écrits à la main, qui correspondaient à la recherche de diversité et de multiplicité induite par la perspective d’approche. Ces supports variaient par ailleurs fortement selon les manifestations. Dans le mouvement de Hong Kong de 2019, j’ai par exemple été confrontée à la quasi-absence de pancartes, les mots prenant la forme d’inscriptions peintes, d’autocollants ou d’affiches, collés à la dérobée sur le mobilier urbain, sur les passages cloutés, les trottoirs ou les murs… Il fallait donc les observer de nuit, car les services municipaux les retiraient souvent le matin.
15Une autre question concerne les lieux d’observation : à quels endroits collecter ces écrits, alors qu’un mouvement social est souvent composé de multiples contestations parallèles ? Là encore, il importe d’être conscient des choix de lieux sur la constitution du corpus, entre les manifestations massives situées aux épicentres des mouvements sociaux – et bien souvent au centre de la ville –, et des actions ciblées, portées par un groupe de militants, qui ne porteront pas le même type d’écrits protestataires. Quel que soit le choix d’enquête, une telle observation implique une grande circulation et une importante mobilité au sein des manifestations. Lors de mes observations, l’objectif était de collecter la plus grande diversité possible d’écrits sur le temps complet de la manifestation, soit en circulant dans tous les endroits du lieu d’occupation, soit – le plus souvent – en circulant dans le sens inverse pour pouvoir saisir davantage d’écrits. L’enquête a eu lieu à chaque fois lors de manifestations massives rassemblant un grand nombre de participants, en privilégiant les épicentres de la contestation et les lieux les plus massifs de rassemblement – c’est‑à-dire dans les rues du centre-ville sur les manifestations en mouvement à Montréal et Santiago, et sur les principaux lieux d’occupation à Hong Kong (Queensway), Paris (place de la République) et Madrid (place Puerta del Sol). La question des temporalités du mouvement est également importante, notamment parce que les slogans évoluent beaucoup au fil des manifestations, en fonction de l’évolution des revendications, des rapports de force avec le gouvernement ou avec la police – notamment en contexte de répression –, ou encore de l’actualité nationale et internationale. Dans mon cas, ces observations ont eu lieu à trois moments différents de chaque mouvement social : sans être totalement représentatifs de l’évolution de la protestation, ils correspondaient à de grands « moments » du mouvement, ayant donné lieu à des appels préalables à rassemblement.
Comment traiter les slogans ? La création d’une base de données
16Des photographies à la base de données : après la prise photographique, la collecte se prolonge nécessairement par plusieurs opérations d’archivage et de centralisation. Une fois les photographies sécurisées, une des possibilités de traitement consiste à constituer une base de données de slogans, ce qui permet de centraliser l’ensemble des écrits contestataires en fonction de leur date et de leur lieu de collecte. Lors de ce passage des photographies à la base de données, il est intéressant de veiller à relier les slogans et écrits recueillis avec leurs données de contexte, qui permettront de resituer ces écrits indépendamment des affiches visuelles. Dans mon enquête, à partir de plusieurs milliers de photographies prises directement dans les manifestations, une base de données a été créée regroupant entre 300 et 400 slogans par mouvement, entrés textuellement dans leur langue d’origine. Outre la date, le lieu et le numéro de la photo, j’ai veillé à associer chaque slogan à certaines caractéristiques de l’écrit (support, style d’écriture manuelle ou imprimée, images associées) ainsi que, dans la mesure du possible, des porteurs, ce qui permettaient de resituer ces écrits dans leur contexte.
17Enfin, pour des raisons de comparabilité entre différents mouvements, ces écrits doivent faire l’objet d’une uniformisation linguistique, ce qui soulève l’enjeu de la traduction. Dans mon cas, tous les écrits ont été traduits en anglais. Cette traduction s’est révélée délicate, car les slogans ont la particularité de comprendre des mots familiers, de l’humour, des jeux de mots, ainsi que des références politiques, historiques ou culturelles. Par exemple, un slogan tel que « Estudiantes pre-parados », qui joue en espagnol sur la double signification de « préparés » et de « chômeurs », ne trouve pas de réel équivalent en anglais, et nous avons opté pour une traduction du sens plutôt que de la forme même. La démarche d’uniformisation de la base de données pose également la question des doublons : dans plusieurs cas, certains slogans se ressemblent ou se répètent, comme certains mots d’ordre des instances syndicales ou certains imprimés distribués et repris sur les pancartes. Dans le cas de notre recherche qui visait à saisir la multiplicité des slogans, nous n’avons pas gardé les doublons exacts, pour privilégier les slogans diversifiés. L’exploitation d’un tel matériau s’est ainsi structurée autour de la recherche des grammaires fondamentales et comparées des revendications exprimées au sein des sept mouvements sociaux analysés.
Analyser, interpréter, comparer : une mixité des méthodes
18Comment analyser, interpréter et comparer ces écrits ? Comme nous l’avons déjà évoqué, un des intérêts de ce matériau est d’être ouvert à la mixité des méthodes et de rendre possible plusieurs modes de traitement – textuel, qualitatif ou visuel – à des fins d’analyse et de comparaison. En nous appuyant sur notre expérience et sans prétention à l’exhaustivité, cette partie vise à présenter quelques exemples de cette « boîte à outils » du sociologue pour exploiter ce type de données.
Analyse textuelle : du visuel au statistique
19En premier lieu, ces slogans s’apparentent à des discours et peuvent à ce titre être soumis à une analyse textuelle. Celle‑ci est désormais rendue possible par de nombreux logiciels et se voit de plus en plus mobilisée pour analyser différents types de discours (discours politiques, articles de presse, forums Internet, etc.). L’analyse textuelle vise alors à quantifier les occurrences des mots présents au sein de ces discours et à établir des corrélations entre eux. Elle permet ainsi de faire ressortir non seulement les mots les plus fréquents, mais aussi les principaux registres lexicaux mobilisés. Souvent utilisée pour exploiter des discours longs, elle s’applique également très bien à l’analyse des types d’écrits courts et individualisés. Cette méthode d’analyse a par exemple été mobilisée par le sociologue Gérôme Truc (2006) pour analyser les messages de condoléances après les attentats de mars 2004 en Espagne, avec le logiciel Alceste. Dans notre enquête, les slogans et écrits protestataires récoltés ont fait l’objet d’une analyse textuelle et statistique par le logiciel Iramuteq. À ce jour, cette analyse a porté sur les cinq premiers des sept mouvements sociaux compris dans l’enquête. Sur les 1400 slogans environ collectés dans ces cinq mouvements, le logiciel a ainsi repéré 9584 mots « actifs » – c’est‑à-dire sans les petits mots de syntaxe et prépositions –, sur lesquels il a fondé l’identification des occurrences, des classes et des corrélations de mots.
20Parmi les multiples possibilités de traitement qu’offre l’analyse de discours, nous pouvons par exemple présenter celui des nuages de mots, qui fait ressortir les mots les plus fréquents au sein d’un corpus ciblé. La figure 3 présente une de ces mises en forme visuelles : les cinq premiers nuages de mots représentent les univers de mots de chacune des contestations, tandis que le dernier nuage de mots permet de visualiser les mots les plus fréquents au sein de l’ensemble de la base de données, donc toutes protestations confondues. Au sein de chaque nuage, la taille des mots est proportionnelle à leur fréquence au sein de la base de données. La confrontation de ces nuages de mots permet une première lecture des principaux univers lexicaux propres à chaque protestation. Sans pouvoir être commentés ici exhaustivement, ils nous montrent d’emblée que ces contestations sont davantage des mouvements « pro » que « anti » : ce sont de grands principes (l’éducation, la démocratie ou la personne) qui constituent ici les mots les plus saillants. De même, les nuages laissent apparaître la forte dimension générationnelle de ces mouvements : les identités collectives qui ressortent sont avant tout générationnelles – « jeunes », « étudiants » – tandis que les figures ciblées ou « ennemies » sont peu nommées en tant que telles. Ces nuages permettent également une première appréhension des lignes de clivage au sein des mouvements : si certains mouvements apparaissent ciblés sur une seule thématique centrale (comme le mouvement de Santiago et la révolution des parapluies de Hong Kong), d’autres se distinguent par une multiplicité de thématiques saillantes et de revendications moins clairement identifiables, dessinant des rhétoriques plus systémiques (comme les Indignés et Nuit Debout). Il est possible également d’identifier, au sein de chacun de ces univers de mots, des griefs et des émotions particulières, tels que la colère au sein des Indignés ou la tristesse et le désespoir dans le mouvement de Hong Kong.
Figure 3 : Comparaison des nuages de mots issus de cinq mouvements sociaux post-2008

Figure 3 : Comparaison des nuages de mots issus de cinq mouvements sociaux post-2008
21Au-delà des nuages de mots, cette analyse textuelle offre d’autres outils d’analyse. Il devient par exemple possible d’opérer des classifications ascendantes hiérarchiques, qui permettent de regrouper entre elles les principales classes de mots et donc de dégager des registres cohérents de contestation. Dans le cas de mon enquête, comme le montre la figure 4, elles ont permis d’identifier trois formes principales de répertoires entre ces cinq mouvements : un répertoire éducatif (structuré autour de la dénonciation de la marchandisation du savoir et d’une critique de la néolibéralisation de la société), un répertoire systémique (structuré autour de multiples revendications économiques, sociales et politiques, et centré sur une demande de renouvellement du « système » dans son ensemble), et un répertoire pro-démocratique (structuré autour de la « défense » de la démocratie et de la nécessité d’une solidarité collective dans la mobilisation).
Figure 4 : Projection factorielle de la classification ascendante hiérarchique des mots issus des cinq mouvements sociaux ciblés

Figure 4 : Projection factorielle de la classification ascendante hiérarchique des mots issus des cinq mouvements sociaux ciblés
Analyse qualitative : ce que les mots des mouvements sociaux nous disent
22Si l’analyse textuelle permet de faire ressortir les mots et des registres lexicaux saillants, seule une analyse qualitative des slogans permet d’approcher la cohérence des univers de sens de ces slogans d’un mouvement à l’autre. Très vite, dans le cas de cette enquête, l’analyse qualitative du matériau a par exemple permis de repérer un élément transversal : dans toutes les contestations, nombre de slogans étaient marqués par une opposition fondamentale et par une scission grammaticale entre les « nous » et les « eux », mais sans pour autant que ces identités ne soient clairement identifiées ou définies (voir encadré). Ce constat a débouché sur un questionnement nouveau : qui se cachent derrière ces « eux » ? Cette interrogation a permis de toucher un point central de compréhension des contestations contemporaines : la difficulté à nommer l’adversaire. À l’analyse, ces « eux » renvoyaient certes à des figures multiples – en particulier une triade principale formée des politiques, des banques et des médias – mais sans qu’aucune de ces figures ne puisse incarner à elle seule le pouvoir. Ces « eux » se présentaient ainsi diffus, inaccessibles et multiples, jouant à différentes échelles locales, nationales et internationales, et ce pour faire « système » : nous nous trouvions donc devant des colères sans « ennemi » aisément identifié ou identifiable, et cette scission entre le « nous » et le « eux » répondait en réalité à l’incapacité de nommer clairement une cible exclusive à la révolte.
24Un autre intérêt de l’analyse qualitative des slogans est de faire émerger des revendications qui avaient été éclipsées dans les travaux antérieurs. Dans notre enquête, la prise en compte d’une plus grande diversité de slogans a permis de donner à lire des revendications générationnelles qui avaient été invisibilisées par d’autres revendications plus générales au sein des contestations post-2008, en particulier les revendications pro-démocratiques (Oikonomakis & Roos, 2016). L’analyse de plus grande échelle des slogans dans les différents mouvements montre que dès les mouvements de 2011, la génération existe bel et bien comme support effectif de revendication politique (Van de Velde, 2019). Tous les mouvements analysés dénoncent une forme d’injustice entre générations, qu’elle soit financière dans les mouvements étudiants au sein des pays libéraux, économique et sociale dans les mouvements européens tels qu’Indignés et Nuit Denout, politique et décisionnelle dans les mouvements pro-démocratiques de Hong Kong, ou encore environnementale dans le mouvement pro-climat de Montréal. En comparant ces rhétoriques générationnelles dans le temps, on peut par ailleurs comprendre comment ce discours de l’injustice générationnelle s’est affirmé au cours de la décennie. D’une rhétorique réactive post-crise lors des premières vagues de 2011, elle prendra des formes plus proches du conflit générationnel lors des marches pro-climat de 2019, et associées à un « nous » générationnel désormais affirmé au niveau global.
Analyse visuelle : les mots et leurs images
25Enfin, l’analyse visuelle elle-même de ces écrits permet de restituer, de façon approfondie, la façon dont ces mots sont mis en scène et illustrés, et ce quel que soit le support choisi – pancartes, murs, papiers, imprimés, etc. Cette forme de sociologie visuelle peut se faire « avec les images », c’est‑à-dire en complémentarité illustrative avec l’une des méthodes précédentes, ou « par les images » en analysant exclusivement la mise en forme visuelle et scripturale des slogans dans leur contexte visuel (La Rocca, 2007). Dans tous les cas, cette visualisation vise à enrichir le sens et l’interprétation de ces discours protestataires. Au cours de mon enquête, cette analyse visuelle a livré une clé de lecture importante des rhétoriques de mobilisation sociale. En parcourant toutes ces images, il est apparu en effet que le thème de la mort et de la dépossession prenait une place signifiante au sein de tous les mouvements. Squelettes, pendaisons, tombeaux, croix : nombreuses étaient les mises en scènes associées à la symbolique de la finitude, accompagnant une rhétorique de la dépossession et de la privation (Figure 5). Ce qui apparaissait en jeu dans ces iconographies, c’était l’humanité elle-même, touchée dans ses fondements sociaux et existentiels. Cette menace justifiait, dans les slogans de mobilisation, un « sursaut » pour défendre la dignité et la reprise de pouvoir sur les vies, individuelles et collectives. Elle donnait sens à la valorisation des grands principes de long terme éclairés dans l’analyse textuelle – l’éducation, la personne et la démocratie.
Figure 5 : Le thème de la mort au sein des mouvements étudiants de Santiago du Chili (2011) et de Montréal (2012)

Figure 5 : Le thème de la mort au sein des mouvements étudiants de Santiago du Chili (2011) et de Montréal (2012)
26Par ailleurs, ces images peuvent aussi être analysées de façon comparative. Si l’on poursuit par exemple sur le thème transversal de la mort, il est apparu que celui‑ci se déclinait de façon très contrastée entre les différents types de mouvements et que ces différentes métaphores permettaient alors de mieux comprendre les griefs saillants au sein de chacune d’entre elles. Les mouvements étudiants mettaient davantage en exergue le thème de la mort longue par étouffement ou par pendaison, symbolisant ainsi le poids financier de la dette étudiante tout au long des vies. On pouvait y lire une incarnation des effets de l’austérité sur les parcours de vie et une critique du transfert de la dette publique vers une dette privée. Dans les mouvements européens de l’enquête, la mort était davantage associée à une mort symbolique et à une déshumanisation, avec les images récurrentes de l’animalisation, de l’esclavage ou de la perte de dignité. Un tel univers visuel renvoyait alors au sentiment de gâchis, voire de sacrifice de toute une génération diplômée face à la crise. Enfin, dans les mouvements de Hong Kong, c’était la mort physique qui est maintes fois représentée et évoquée, avec des images multiples de corps blessés ou décédés sous les répressions policières. Elles incarnent ici une volonté de défense démocratique face à l’autoritarisme, dans des rapports de force considérés comme asymétriques.
Conclusion
27Cet article se veut une invitation sociologique à s’emparer de la richesse expressive des écrits protestataires pour mieux appréhender le sens individuel et collectif des mouvements sociaux contemporains. De plus en plus individualisés et diversifiés, ces écrits s’apparentent à de « mini-discours » politiques, qui constituent autant de fenêtres sur les multiples formes de politisation au sein des contestations, sur les lignes de faille entre les « nous » et les « eux », ou encore sur les fondements sociaux de ces colères. Un autre atout majeur est leur comparabilité à grande échelle dans l’espace et dans le temps. Elle permet d’investir des voies de recherche actuellement ouvertes en sociologie des mouvements sociaux, telles que les liens actuels entre États-providence et contestations sociales, ou les modes d’évolutions des rhétoriques contestataires au fil du temps. D’autres prolongements de recherche sont aujourd’hui envisageables, parmi lesquels la confrontation des rhétoriques contestataires des mouvements dits « alternatifs » avec celles des mouvements de droite, beaucoup moins analysés, ou encore la comparaison des rhétoriques contestataires portées au sein des mouvements sociaux avec celles portées par les gouvernants.
28Nous voudrions terminer cet article par deux défis qui guettent les sociologues des mouvements sociaux s’intéressant aux écrits protestataires. Le premier défi se résume en une question simple : quand s’arrêter ? Ce matériau étant cumulatif et comparable, il est toujours tentant, à chaque nouveau mouvement social d’envergure, d’étendre le panel des mouvements étudiés et donc d’aller collecter ces traces évanescentes pour conserver et explorer les rhétoriques contestataires à l’œuvre. Ces écrits protestataires forment ainsi une matière mouvante et sans cesse renouvelée ; l’enjeu est alors de garder un échantillon ciblé et cohérent, et d’ajuster le « panel de contrastes » nécessaire à un travail de comparaison qui ait du sens. Ce premier défi va de pair avec un second, qui est de savoir jongler entre différentes postures et temporalités, tant l’objet même des mouvements sociaux rend ténues les frontières entre sociologue, témoin et historienne. Travailler sur ces rhétoriques contestataires, c’est osciller entre les différentes temporalités de ces statuts dans la posture de recherche et de transmission. Face à l’actualité « en train de se faire », la sociologue se retrouve témoin de moments historiques, appelée à donner rapidement à la collectivité des outils de lecture et de compréhension des mouvements, sans pour autant avoir exploité tous les matériaux de recherche. Et très vite, une fois le mouvement passé, il faut se tourner vers la temporalité longue du temps scientifique, pour explorer de façon plus lente et approfondie les revendications de ces mouvements sortis du spectre de l’actualité. Parfois même, lors d’un événement majeur marquant un tournant historique et planétaire, ces mouvements semblent appartenir à une période révolue : il s’agit alors d’explorer les traces sociologiques de ces « colères » passées, pour mieux comprendre celles de demain.