1« L’activité professionnelle et moi, ça fait beaucoup » me confie Clémence. À 36 ans, elle est installée à Abu Dhabi depuis plus d’un an au moment de notre entretien. Son conjoint, officier, a été affecté à la base militaire française localisée en bordure de la ville. Pour le suivre, Clémence a quitté son poste d’assistante médicale, qu’elle exerçait en continu depuis une dizaine d’années. Elle poursuit : « Quand je suis arrivée ici, il fallait absolument que je trouve un travail. Je disais : “Je peux pas rester sans boulot, c’est impossible pour moi de pas travailler.” Je voulais absolument travailler. […] Je pense que les quatre premiers mois où je suis arrivée ici, il fallait absolument que je trouve… J’ai postulé, alors postulé que dans des endroits où on parlait français, donc voilà, mais je voulais… J’en ai pleuré quoi, parce que je voulais absolument travailler. » Clémence a les yeux humides lorsqu’elle me relate cette période, mais arbore un large sourire. « Comme j’ai dit au début, on s’habitue à tout. Et là au jour d’aujourd’hui je me rends compte que j’ai pas envie de travailler, que je suis très bien. Avec ma fille on a trouvé un équilibre qui est parfait pour nous, quoi. Combien de mamans aimeraient pouvoir s’occuper de ses enfants, voilà ! Donc moi c’est une chance que j’ai de pouvoir m’occuper de ma fille, pas à temps complet en plus ! »
2À l’instar de Clémence, de nombreuses migrantes françaises vivent, à Abu Dhabi, une expérience d’« expatriation » qui prend la forme ambivalente d’une cage dorée : elle limite leurs possibilités d’exercer une activité professionnelle tout autant qu’elle permet aux ménages de se passer confortablement de la bi-activité. Depuis les travaux pionniers de Brenda Yeoh sur Singapour, qui montrent comment les femmes « expatriées » voient leurs « fonctions productives » dévalorisées par la migration (Yeoh & Khoo, 1998 ; Yeoh et al., 2000), l’étude des migrations privilégiées s’est largement tournée vers les rapports de genre. Tout en soulignant la mise en œuvre active de diverses stratégies d’accommodement ou de résistance par les « femmes d’expat’ » (Arieli, 2007), les travaux de Karine Duplan au Luxembourg ou de Anne-Meike Fechter en Indonésie concordent à souligner la rigidité des rôles genrés : là où K. Duplan (2014) met en évidence le « conformisme hétérogenré » qui marque les styles de vie expatriés au Luxembourg, A.-M. Fechter (2007, p. 38) observe que les rôles sociaux des femmes « expatriées » constituent un étonnant retour à un mode de vie considéré comme « dépassé » dans leurs pays d’origine. Dans la lignée de ces travaux, je m’intéresse à l’ordinaire de la contrainte qui marque la migration des enquêtées à Abu Dhabi. En adoptant une approche intersectionnelle dans l’étude des positions dominantes (Jaunait & Chauvin, 2012), j’interroge l’intrication de la migration avec des positions de domination dans d’autres rapports de pouvoir : des rapports sociaux de classe, notamment dans la délégation salariée du travail reproductif, et des rapports sociaux de race, dans la réaffirmation d’une féminité blanche. Parce que s’intéresser aux membres dominées d’un groupe dominant implique de complexifier la pensée du privilège et de la domination (Peasen, 2010), j’emprunte à Sarah Mahler et Patricia Pessar (2001) leur concept de « géographies genrées du pouvoir », également mobilisé par Anne-Meike Fechter (2007), pour rendre compte de son articulation spécifique à la migration. Par ce terme, les auteures attirent l’attention sur le fait que les positions sociales des personnes, notamment dans les rapports de genre, influencent leur accès à la migration. Plus avant, elles invitent à prêter attention à la façon dont la migration transforme, ou au contraire solidifie, l’arrangement de ces positions sociales. Alors que la migration privilégiée est souvent analysée comme mobilité sociale ascendante, en ce qu’elle permet l’élévation du niveau de vie et du statut social des ménages migrants, la prise en compte des rapports de genre complique la compréhension de cette mobilité sociale. Que nous enseigne alors l’expérience migratoire privilégiée de l’articulation des différents rapports de pouvoir ? Comment les rapports de genre concourent‑ils au nouvel arrangement des rapports de classe et de race dans la migration ?
3Cet article explore une série de trois ambivalences où les rapports de genre s’imbriquent à ceux de classe et de race. Une première ambivalence est constituée par la contradiction apparente entre l’appartenance des femmes étudiées à une migration privilégiée, permettant une élévation du niveau de vie et du statut social du couple, et l’intensification de leur assignation à une sphère et des rôles construits comme féminins. Une deuxième ambivalence est cristallisée par le recours massif à l’emploi domestique, qui représente à la fois une exploitation libératoire, pour les enquêtées, mais aussi une continuation de la contrainte domestique sous d’autres formes (Cosquer, 2018 ; Le Renard, 2017). Enfin, une troisième ambivalence est celle de la formation d’espaces d’entre-soi féminin : si ceux‑ci sont la conséquence d’assignations structurelles, ils offrent aussi un espace de résistances diverses.
4Cet article se fonde sur une enquête ethnographique menée dans le cadre de ma recherche doctorale, laquelle portait plus généralement sur la construction du groupe national dans les migrations françaises à Abu Dhabi, capitale des Émirats arabes unis à la démographie migratoire importante – près de 90 % de la population des Émirats n’a pas la nationalité émirienne. Elle a été menée par observation participante et par entretiens semi-directifs (n = 70) conduits avec des migrant·e·s français·es rencontré·e·s sur place. L’accès au terrain a été facilité par ma propre position – moi-même française et résidente, de fait, à Abu Dhabi –, m’ouvrant d’abord les portes des associations communautaires officielles puis, petit à petit, celles de groupes affinitaires. Les entretiens ont le plus souvent eu lieu au domicile des enquêté·e·s, parfois dans le bureau dont je disposais sur le campus de l’université Paris-Sorbonne à Abu Dhabi, parfois dans des cafés où les enquêté·e·s avaient leurs habitudes. Les femmes étaient surreprésentées parmi la population enquêtée, tant dans les entretiens (44 femmes, 26 hommes) que dans les observations, du fait de l’observation d’espaces majoritairement féminins – association de femmes et sociabilités féminines, dans les Ladies’ Nights et Coffee Mornings. Cette population d’enquête est marquée par une forte mono-activité des ménages [1] et par l’appartenance des hommes – à l’exception, principalement, des militaires du rang – à des catégories socioprofessionnelles supérieures [2] : cadres supérieurs dans les secteurs des hydrocarbures, de la défense, de la finance ou, plus rarement, universitaires et enseignants du secondaire. De façon remarquable, la population enquêtée surreprésente aussi les anciens militaires reconvertis dans le civil – notamment parce que le secteur de la défense est un pôle d’emploi important à Abu Dhabi. Si les profils des femmes enquêtées sont variés au regard de leur carrière professionnelle antérieure, on peut noter de fréquents cas d’hypergamie dans le groupe étudié : une proportion importante de femmes exerçait une activité professionnelle particulièrement dominée vis‑à-vis de celle de leur conjoint – infirmières, assistantes de direction –, ou a renoncé à toute activité professionnelle avant le départ migratoire [3].
« Femme d’expat’ » : la migration privilégiée comme paradoxe genré
5La démographie des Émirats arabes unis, outre qu’elle fait des détenteurs et détentrices de la nationalité émirienne une minorité (11 %), est notamment marquée par la minorité numérique des femmes : elles forment 29 % de la population du pays, pour 71 % d’hommes. La figure du bachelor, synonyme local de l’ouvrier de construction souvent rendu « célibataire » par la migration (Nagy, 2010), très présente dans les discours publics et qui suscite par ailleurs un ensemble d’anxiétés (Buckley, 2015), rappelle que migrer en famille constitue un privilège, rendu relativement inaccessible à la majorité des migrant·e·s – via des restrictions d’éligibilité aux visas et à la position de sponsor, subordonnée entre autres à des niveaux de salaire et des types de profession. Le fait de migrer en famille situe donc dans les couches supérieures de la stratification migratoire d’Abu Dhabi, sans toutefois se superposer exactement à la position sociale des migrant·e·s des Nords (Assaf, 2017 ; Pagès-El Karoui, 2016 ; Vora, 2013). Si faire famille demeure un privilège, dans un contexte migratoire marqué par l’originalité de sa démographie genrée, la famille elle-même est aussi le lieu d’une fracturation du privilège migratoire : l’étude des rapports de genre au sein de la famille et plus largement dans l’expérience migratoire montre ainsi comment les migrations les plus privilégiées peuvent s’accompagner d’un haut niveau de contrainte pour les femmes.
Motifs migratoires et processus de décision conjugale : des mobilités inégales
6Bien que les 70 enquêté·e·s rencontré·e·s en entretien ne permettent pas un traitement statistique, les régularités observées en termes de motifs migratoires paraissent suffisamment massives pour être mentionnées ici. Ces motifs semblent largement déterminés par les décisions migratoires des hommes, plus spécifiquement par leurs choix professionnels, alors que les femmes occupent une position marginale dans la décision migratoire. Dans leur enquête portant sur les migrations dites qualifiées à Singapour, B. Yeoh et L.-M. Khoo notent que 77 % des femmes estiment que leur migration a été causée par les opportunités professionnelles de leur conjoint, pour 5 % des hommes estimant avoir suivi leur conjointe (Yeoh & Khoo, 1998, p. 164 ; voir aussi Lundström, 2014, p. 58).
7Si peu de femmes sont professionnellement actives, elles sont aussi davantage dépendantes des institutions françaises, notamment du lycée français, pour trouver un emploi et elles recourent à des formes de professionnalisation dominées (voir infra) ; les carrières professionnelles ne connaissent par ailleurs une progression lors de la mobilité internationale que pour une petite minorité d’entre elles. La migration française à Abu Dhabi se caractérise finalement par une structure solidement hétéronormative, au sens où elle repose sur une hétéroconjugalité organisée par la séparation genrée des rôles productifs et reproductifs : le motif migratoire majoritaire est ainsi une opportunité professionnelle – salaire supérieur, parfois associé à une accélération de carrière – pour le conjoint, suivi par sa conjointe et, le cas échéant, leurs enfants. Cette hétéronormativité migratoire dépend aussi des discriminations en amont de tout projet migratoire. Les femmes cadres sont en effet moins recherchées que les hommes pour les postes expatriés (Guillaume & Pochic, 2010). Enfin, cette structure hétéronormative est institutionnalisée par les grandes sociétés employant ces migrant·e·s : le calcul des diverses allocations complétant le salaire – le « package » des contrats d’expatriation – est indexé sur la venue ou non de l’épouse et sur le nombre d’enfants qui les accompagnent.
8Le spectre des motifs migratoires s’étend, de fait, du cas très minoritaire d’un motif migratoire professionnel personnel – 4 femmes sur les 44 interrogées – à des cas de migrations très contraintes. Blandine a 45 ans, elle est diplômée d’une école de commerce et est arrivée à Abu Dhabi en 2013. Son conjoint, diplômé de mathématiques et cadre supérieur dans le secteur de la finance, y avait trouvé un emploi. Le couple s’y est installé avec deux jeunes enfants, après deux expériences migratoires successives à Londres. Blandine y exerçait une activité professionnelle ponctuelle de traductrice et d’opératrice de vente aux enchères, qu’elle a abandonnée en arrivant aux Émirats. Dounia, 27 ans, s’y est installée en 2015, à la suite du recrutement de son conjoint, ingénieur dans le secteur des transports. Dounia s’installe avec son conjoint et leur nouveau-né, connaissant là sa première expérience migratoire. Laurence, 59 ans, s’est elle aussi installée à Abu Dhabi à la suite du recrutement de son conjoint, chirurgien spécialisé, en 2014. Elle abandonne alors sa propre carrière de médecin scolaire et connait là sa première migration internationale. Toutes trois vivent le départ comme, a minima, un compromis pour la carrière de leur conjoint. Blandine raconte que partir à Abu Dhabi n’était « pas du tout un de [ses] rêves », Dounia rapporte qu’elle était « un peu réticente », Laurence se souvient qu’elle n’était « pas emballée emballée au départ » [4]4.
9Dans plusieurs cas, le départ est contraint par le non-retour du conjoint : celui‑ci se rend dans le pays envisagé, pour un voyage présenté comme une visite, et y reste, solidifiant davantage encore sa position de force dans la négociation conjugale et familiale. Jean, 48 ans, est arrivé à Abu Dhabi en 2010, rejoint par sa conjointe Betty, 48 ans également, et leurs trois enfants en 2011. Il s’agissait alors pour la famille de leur première expérience migratoire. Jean a d’abord été détaché comme ingénieur dans le domaine des télécommunications, avant de prendre un poste sur place en contrat local. Betty était professeure du secondaire en France, un poste qu’elle est parvenue à retrouver à Abu Dhabi. Dans un entretien mené en la présence de son conjoint, elle raconte ainsi son départ :
Je l’ai très mal vécu. Quand j’ai dû solder mes droits à la retraite pour pouvoir le suivre, parce qu’en fait il n’avait pas l’intention de revenir. Donc fallait que je le suive. Sinon… [rires de Jean, suivis de rires de Betty]. Je sais pas ce que j’aurais fait en France avec trois enfants, toute seule. Donc ça a été une décision très dure, parce que j’ai toujours tenu à mon travail. J’adore mon travail, et ça a été très dur de, du jour au lendemain, de me dire : « C’est terminé, tu vas tout arrêter » (Betty, 48 ans, professeure du secondaire).
11La présence d’enfants contribue à établir un rapport de force dans une décision qui n’a que les apparences de la négociation : autant il est attendu que Betty prenne soin d’eux pendant la « visite » de Jean, autant tou·te·s deux savent qu’il lui sera difficile de s’en occuper seule tout en conservant son activité professionnelle [5].
12Le caractère contraint du départ transparaît parfois dans la mise en scène d’une démocratie familiale et la sollicitation de l’avis de la conjointe et des enfants. Frédéric, 55 ans, arrivé à Abu Dhabi en 2011, ancien officier militaire spécialisé devenu consultant et formateur dans le secteur de la défense, raconte avoir demandé l’avis de ses trois garçons et de son épouse – sans activité professionnelle avant le départ migratoire –, pour finalement ne pas tenir compte de l’avis de cette dernière : « Donc j’ai rattaqué [recommencé les “négociations” avec] la famille […] la seule qui était contre c’était ma femme, pour venir ici. Bon je suis un peu passé outre, parce que j’étais persuadé que ce qu’on allait vivre ici était unique. » Il s’agissait alors de la seconde migration internationale connue par la famille, après un séjour à Taïwan [6].
13Ces motifs migratoires parfois extrêmement contraints contrastent cependant avec la représentation que les femmes françaises dressent d’elles-mêmes, en particulier avec la représentation d’elles-mêmes qu’implique leur regard sur les « locales », c’est‑à-dire sur les femmes émiriennes. Aucune enquêtée ne serait prête à se considérer comme « moins libre » que les « bâchées » – qualificatif péjoratif utilisé couramment chez les résident·e·s français·es, désignant les femmes portant abaya et chayla –, dont l’agentivité [7], quoique diversement estimée, est toujours suspecte (Abu-Lughod, 2013). De fait, si les enquêtées identifient une privation de liberté, celle‑ci est bien plus souvent attribuée aux caractéristiques du pays d’accueil – ce qu’on peut d’ailleurs relier, dans l’entretien en annexe électronique, à la réticence de Suzie provenant du caractère « arabe » du pays – qu’à la forme de leur migration.
L’asymétrie genrée des conditions et ajustements migratoires
14Cette racialisation de la perception des inégalités de genre est renforcée par l’asymétrie des ajustements que migrants et migrantes doivent opérer dans la société d’installation. Dans le quotidien migratoire, cette adaptation des comportements, notamment vestimentaires, est plus importante pour les femmes que pour les hommes. Alors que les hommes rapportent avoir opéré peu d’ajustements, en dehors de la période du ramadan, les femmes racontent des rappels à l’ordre : « On était au Hilton, et je me rappelle être descendue les épaules non couvertes, et le concierge il m’a demandé d’aller m’habiller » (Laurence, 59 ans, sans activité professionnelle, conjoint chirurgien spécialisé). Mais elles apprennent à évaluer au mieux le nouvel arrangement des normes vestimentaires : « Je fais toujours attention pour l’habillement, c’est‑à-dire que je… Ça peut m’arriver de sortir bras nus et avec une jupe au genou quand je viens ici, je sors juste de ma voiture et je vais dans un endroit occidentalisé » (Claire, 51 ans, consultante en développement personnel, conjoint cadre supérieur dans le secteur de la finance) ; « Pas que je m’habillais en short au bureau, mais, enfin on fait quand même attention à se couvrir les bras et les jambes, voilà, à pas être trop maquillée, tout ça » (Élizabeth, 33 ans, célibataire, cheffe d’entreprise dans le secteur de la défense). Cet apprentissage s’opère également par les cadres collectifs, notamment l’association des femmes françaises. Les savoirs transmis portent sur les types de vêtements acceptables selon les situations et spécifiquement selon le caractère « occidentalisé » ou non de celles‑ci – selon les termes de Claire. Ce ne sont donc pas simplement des savoirs pratiques, mais également des structures de perception et de formulation de frontières racialisées, qui font l’objet d’une transmission. La session de rentrée de l’association des femmes françaises permet ainsi aux femmes d’identifier et d’intérioriser les géographies de pouvoir genrées découpant l’espace urbain – le compound [8], les pique-niques dans le désert « entre copains » et les plages, a fortiori les plages privées, s’opposant à la rue, aux malls (centres commerciaux) et aux taxis.
15C’est aux femmes qu’il revient de transmettre ces nouvelles normes vestimentaires à leurs filles [9]. Claire a 51 ans et s’est installée à Abu Dhabi avec son conjoint en 1994. Le couple a aussi connu une autre expérience migratoire en Europe. Lorsque je la rencontre, elle exerce à son compte, depuis quelques semaines, l’activité de consultante en « bien vivre » et « développement de la personne ». Cette activité est peu rémunératrice : le niveau de vie de la famille est garanti par l’activité professionnelle de son conjoint, cadre supérieur dans le secteur de la finance. L’entretien avec Claire fait ressortir le moment de l’adolescence comme exacerbation de cette responsabilité des mères envers leurs filles : « Ma fille aimait beaucoup s’habiller court, et c’est une jolie fille avec des cheveux blonds jusque-là, euh… Quand elle sortait, qu’elle prenait le taxi, etc., j’étais furax, je lui disais : “Tu mets un pantalon, tu mets ta jupe à la soirée où tu vas bien sûr, mais tu vas pas prendre le taxi comme ça”. » Tout comme les géographies de pouvoir genrées, cette transmission des mères à leurs filles projette des identités collectives chargées de significations racialisées : par là s’y dessinent les zones de l’intolérance et du danger, attribuées soit au tout-puissant conservatisme émirien régnant sur les malls, soit à l’avidité sexuelle des migrants sud-asiatiques, workers (ouvriers) marchant dans la rue ou chauffeurs de taxi, réputés tout particulièrement prédateurs envers les femmes blanches (Buckley, 2015 ; Lori, 2011 ; Smith, 2010). Claire souligne d’ailleurs la blondeur de sa fille, souvent utilisée comme métonymie de la blanchité (Brun, 2019), pour souligner la nécessité de lui transmettre des habitudes de prudence.
16Les femmes sont également celles qui expriment le plus d’inquiétude quant à leur protection juridique dans le pays. Claudine et son conjoint se sont installés à Abu Dhabi en 2015, environ six mois avant que je ne la rencontre. Claudine a 45 ans. Elle est diplômée d’une école de commerce et travaille, avant son départ, comme consultante en technologies financières. Elle voit initialement en Abu Dhabi la possibilité de connaître une expérience professionnelle valorisante et d’accélérer sa carrière. Cependant, seul son conjoint trouve un emploi sur place et Claudine est en passe d’arrêter sa recherche d’emploi, lorsque je la rencontre. Si Claudine se montre amère vis‑à-vis de cette désillusion, ce n’est pourtant pas la question professionnelle qui semble la plus pressante de ses préoccupations lors de notre entretien. Elle me confie que, en termes d’« égalité homme-femme », ce qui lui pose le plus de problèmes est la loi locale en cas de décès de son conjoint :
Le critère de base [pour choisir le pays] c’était l’égalité homme-femme. Ici on sait bien qu’on est quand même dans un pays qui est sous la c''haria, donc c’était la seule chose où vraiment il fallait anticiper, donc on a fait un papier devant le notaire, mon mari et moi. Où on a signé, on s’était engagés formellement au fait que même si on partait vivre aux Émirats arabes unis, c’est toujours la loi française qui prévalait dans le mariage, en cas de décès ou de divorce. C’est-à-dire qu’on m’avait toujours dit d’anticiper le fait que si mon mari avait un accident d’avion, par exemple, je ne pourrais pas moi-même régler les, comment dire, les affaires de la famille pour rentrer en France, il fallait que ce soit mon père qui vienne, parce que mon mari n’a pas de frère. Donc fallait que ce soit mon père qui vienne, qui a 80 ans passés, qui a vraiment autre chose à faire que de venir aux Émirats arabes unis régler nos affaires. Pour moi ça c’est la chose qui restait non acceptable, on a fait ce papier devant le notaire, qui fait que s’il arrivait quelque chose, il suffirait de le faire traduire en arabe pour que j’aie le droit de régler toutes les affaires de la famille et de rentrer à la maison (Claudine, 45 ans, sans activité professionnelle depuis six mois, anciennement consultante en technologies financières, conjoint consultant dans le secteur des hydrocarbures).
18La tentative de Claudine d’exporter son propre statut juridique national dans son pays d’installation peut se comprendre comme une façon de maintenir et de sécuriser sa place dans les géographies genrées du pouvoir. Les législations et les normes locales, à l’évidence, et les résistances que celles‑ci suscitent constituent un cadre important pour comprendre les expériences migratoires des enquêtées à Abu Dhabi. Toutefois, malgré ses résistances, le statut de Claudine est irrémédiablement altéré : la signature devant le notaire – laquelle lui garantit une sécurité juridique dont on peut d’ailleurs douter – ne lui permet ni de poursuivre sa carrière professionnelle, ni d’échapper à l’assignation renforcée à son rôle de mère.
19Plusieurs femmes rapportent avoir vécu comme une humiliation particulière de voir inscrite la mention « housewife » (femme au foyer) sur leur passeport. Lors d’un Coffee Morning de début d’année, une nouvelle arrivante assise à côté de moi, Aude (45 ans, sans activité professionnelle, conjoint officier militaire), commence par m’indiquer qu’elle compte se mettre à la recherche d’un emploi : « Je ne compte pas jouer les desperate housewives, non. [rire] Non mais parce que sur le passeport, y a vraiment marqué “housewife”. Et ça fout les boules… Ah, ça fout les boules ! En 2015… » Cette colère se fixe davantage sur la formalisation administrative de leur statut et désigne par là comme coupables les autorités émiriennes, davantage que les asymétries de pouvoir dans le couple préexistantes à la migration. Le statut de « housewife », bien que dépendant des législations nationales qui favorisent l’asymétrie genrée du sponsorship (parrainage), est pour autant largement déterminé par l’asymétrie genrée initiale des motifs migratoires et des rapports de pouvoir dans le couple. Ce type de législation migratoire, qui rend conjointe et enfants dépendant·e·s du visa de travail du migrant principal, est par ailleurs courant et n’est propre ni à Abu Dhabi, ni aux Émirats, ni à la région du Golfe [10].
20Le fait d’être sponsorisée par son mari influence aussi les conditions de l’expérience locale. Par là se dessine un aller-retour entre les rapports de genre et l’expérience migratoire : précédée par ceux‑ci, l’expérience migratoire contribue aussi à les reproduire et à les enraciner. Être housewife ne se résume ainsi pas à une simple mention sur son passeport, mais implique des conséquences diffuses dans la vie quotidienne et ses actions les plus ordinaires, par exemple dans l’usage d’une carte bancaire :
Disons qu’on se retrouve dans une situation un peu… j’ai envie de dire… moi… Je suis mariée depuis 36 ans donc, je veux dire, on est… J’ai mon autonomie je veux dire mais, c’est quand même bizarre de se retrouver avec un passeport marqué housewife, avoir une carte de crédit qui sonne sur, dès que vous l’utilisez ça sonne sur le portable de votre conjoint, pour prévenir de… C’est quand même un petit peu… humiliant ce serait un grand mot… c’est pas très agréable. Sans vouloir être une féministe pure et dure, il y a quelque chose qui est… disons qu’ici le statut qu’on a, on l’a par rapport à son mari (Laurence, 59 ans, sans activité professionnelle depuis un an, anciennement médecin scolaire, conjoint chirurgien spécialisé).
22Les conditions migratoires forment finalement un complexe dont il n’est possible de rendre compte qu’en mobilisant une géographie extensive, croisant les rapports de pouvoir genrés précédant la migration, les formes migratoires et les régimes de genre spécifiques au pays d’installation. Quoique les indignations des enquêtées portent plus volontiers sur ces derniers, les récits d’expériences migratoires précédentes indiquent que l’accentuation des disparités de pouvoir genrées est un effet fréquent de ce type de migration transnationale et n’est pas spécifique à Abu Dhabi ou aux Émirats. Brenda Yeoh, Shirlena Huang et Katie Willis (2000) mettent d’ailleurs en évidence une restriction des rôles sociaux disponibles pour les femmes dans les migrations privilégiées à Singapour. L’examen des conditions migratoires amène à décrire les migrations françaises vers Abu Dhabi comme une mobilité inégale, au point de vue du genre. Cette inégalité structure la mobilité entendue comme agentivité migratoire (Massey, 1991 ; Skeggs, 2004) et sans doute, plus fondamentalement, dans le sens le plus large de mobilité qui fait de celle‑ci un pouvoir de décision sur sa propre vie, « la capacité des individus de vivre la vie qu’ils souhaitent vivre » (Orfeuil & Ripoll, 2014, p. 11).
Carrières et stratégies professionnelles dominées
23Cette mobilité inégale se double de différences genrées importantes quant aux carrières professionnelles, révélant tant l’intensification de l’identification des femmes au statut social de leur conjoint que la racialisation des mondes du travail émiriens. Plusieurs femmes, surtout celles appartenant à la génération la plus jeune, rapportent avoir rencontré d’importantes difficultés dans leur recherche d’emploi. C’est le cas de Claudine, mentionné supra, mais aussi d’Aude. Lorsque je quitterai Abu Dhabi, environ huit mois après notre première rencontre lors de ce Coffee Morning, elle n’a toujours pas trouvé l’emploi qu’elle recherche dans le secteur de la communication – elle était responsable du service communication d’une petite institution publique avant son départ – et m’a par ailleurs sollicitée à plusieurs reprises pour savoir si son profil pouvait intéresser l’université. Le marché du travail abudhabien complique la recherche d’emploi qualifié sur place [11] : y dominent les grands groupes industriels où l’utilisation de contrats d’expatriation et de missions de détachement, négociés depuis l’étranger, reste massive. Cette difficulté est accentuée pour les femmes, du fait de la faible féminisation des secteurs pourvoyant le plus d’emplois qualifiés – énergies du carbone, défense et, plus marginalement, finance et construction. Les rares femmes rencontrées ayant des qualifications dans ces domaines – telle Élizabeth, citée supra – sont celles qui ont rencontré le moins de difficultés à se faire recruter sur place. En dehors de ces cas, les contrats locaux auxquels les Françaises peuvent prétendre ne leur permettent qu’une rémunération non seulement très inférieure à celle perçue par leur conjoint, mais également inférieure à celle qu’elles percevaient en France, pour des temps de travail supérieurs.
24Le caractère dérisoire de la rémunération relativement à celle perçue par leur conjoint décourage beaucoup de femmes de poursuivre leurs recherches d’emploi, d’autant que les contrats d’expatriation permettent généralement au ménage d’abandonner la bi-activité tout en maintenant voire en améliorant son niveau de vie par rapport à la France. Daniella Arieli (2007) montre, de la même manière, comment les « expatriées » occidentales à Pékin se détournent de certains emplois accessibles – par exemple les postes de professeure d’anglais – du fait de cette comparaison des rémunérations. À Abu Dhabi, ces contrats à faible rémunération relative sont, de plus, généralement attribués à des migrant·e·s d’Asie du Sud-Est. Les migrantes françaises peuvent alors avoir l’impression qu’elles ne peuvent concourir contre cette force de travail, à qui les « petits boulots » reviendraient presque naturellement, comme s’ils étaient « déjà pris ». Katia est arrivée aux Émirats en 2010. Son conjoint, qui avait déjà travaillé dans le sultanat voisin d’Oman, a d’abord eu une opportunité professionnelle à Dubaï. Diplômée en médiation culturelle, elle quitte alors son travail de gestionnaire logistique dans un musée. À Dubaï, elle parvient à trouver un emploi d’assistante de direction dans le secteur de l’événementiel, mais ne le conserve que quelques mois avant de démissionner, en conflit avec son employeur. Son conjoint est ensuite embauché par une entreprise émirienne de téléphonie à Abu Dhabi, où Katia renonce à chercher un nouvel emploi.
J’étais prête à prendre des petits boulots, et c’est là qu’en fait je me suis aperçue, mais je le savais aussi avant, le problème dans ce pays c’est que les petits boulots sont déjà pris par d’autres nationalités, parce qu’ils sont payés moins cher, les Philippins, etc. Donc je savais que je pouvais pas faire ce que j’aurais pu faire en France, me dire bon ben faire serveuse dans un, dans un café en attendant de trouver mieux. Mais je pouvais même pas faire ça, c’est ça le problème en fait (Katia, 33 ans, sans activité professionnelle depuis trois ans, anciennement assistante de direction, conjoint consultant).
26Le ciblage national et/ou confessionnel du recrutement est en effet relativement assumé à Abu Dhabi. Ce ciblage s’appuie sur un ensemble de stéréotypes culturalistes qui associent un contenu comportemental aux nationalités et aux religions, tout en assignant les identités collectives ainsi définies à des positions de commandement ou de subalternité dont la hiérarchie reflète une certaine continuité coloniale (Cosquer, 2018). Ces stéréotypes représentent, par exemple, la population indienne comme une main-d’œuvre particulièrement résistante aux travaux physiques et aux hautes températures, ou la population philippine comme une excellente pourvoyeuse d’employé·e·s de bureau. En revanche, les nationalités des Suds sont, de façon routinière, dénigrées pour leur supposé manque d’initiative, compétence à laquelle sont associées les nationalités des Nords. En ce sens, ce ciblage reflète la racialisation des mondes du travail à Abu Dhabi et, corrélativement, comment la blanchité y est policée et associée à des positions professionnelles définies. Ce ciblage est, de plus, associé à une échelle nationale des salaires, parfois explicite, parfois tacite.
27Certaines migrantes françaises sont, de plus, hostiles à la perspective d’un environnement et d’une sociabilité professionnelles où elles seraient entourées de collègues philippines. Julien, ancien officier militaire devenu cadre dirigeant dans le secteur de la formation professionnelle, installé à Abu Dhabi depuis 2010, explique ainsi l’absence d’activité professionnelle de son épouse :
Elle est infirmière de formation, infirmière diplômée d’État. Elle travaillait en France avant qu’on parte. Et euh… Ici ils reconnaissent pas les diplômes français, de tout ce qui est médicaux, tout ce qui est la partie médicale ils reconnaissent pas ici. Donc fallait qu’elle repasse un diplôme anglais, ici, et déjà ça, ça l’a… ça la bottait pas ici. Et ensuite ici, le monde hospitalier ici, la partie infirmière c’est 99 % des Philippines. Et donc elle, ce qui l’intéresse entre autres dans le milieu infirmier c’est aussi l’ambiance de service hospitalier, où elles se retrouvent entre elles, et elles ont des choses à… Et là avec les Philippines elle se sentait pas trop… voilà. Donc elle a pas, enfin elle travaille pas professionnellement (Julien, 40 ans, cadre dirigeant dans le secteur de la formation professionnelle).
29Exercer son activité d’infirmière aurait, pour la conjointe de Julien, un coût : à l’obstacle probable de la langue s’ajouterait la perte d’un confortable entre-soi. Pour certaines femmes, accepter un emploi équivalent à celui qu’elles occupaient en France est in fine synonyme de déclassement, du fait du décalage de l’échelle des salaires et de sa racialisation. Accepter un emploi « philippin » signifie, de fait, transgresser une frontière racialisée et sortir de la position sociale associée à la blanchité, pour le moins d’en transgresser les contours professionnels.
30Un autre mécanisme de compensation statutaire amène certaines femmes à développer des stratégies professionnelles dominées, dépendantes des réseaux français et masculins. L’emploi au lycée français constitue un des exemples les plus fréquents. Une variante de cette stratégie consiste à profiter du pouvoir de décision du conjoint pour se faire embaucher par la même société, à différents étages, ou de lui fournir un travail gratuit (Arieli, 2007). Ainsi Juliette – étudiante de 21 ans que je rencontre après son départ d’Abu Dhabi, où elle est restée jusqu’à l’obtention de son baccalauréat – me rapporte que sa mère est employée par son père, dirigeant de sa propre entreprise de défense, en tant que secrétaire. Christian, dirigeant d’une institution culturelle française, fait quant à lui appel à son épouse pour « des cours de remplacement ». À un tout autre niveau, Adèle obtient un poste de dirigeante dans la société de son conjoint, après avoir toutefois connu une carrière relativement longue et satisfaisante aux Émirats. Cette trajectoire, cependant, est peu accessible et demeure minoritaire.
31Une autre stratégie consiste en ce que l’on pourrait qualifier de professionnalisation par les marges, à l’instar des « mompreneurs » décrites par Julie Landour (2015), qui se façonnent une profession sur mesure pour se consacrer activement à leur rôle de mère. Cette professionnalisation par les marges se traduit par l’exercice à leur compte d’activités diverses et relativement peu rémunératrices, sans rapport avec les qualifications professionnelles initiales qui peuvent être détenues par les migrantes ni avec leur carrière précédente et, la plupart du temps, destinées presque exclusivement à d’autres « femmes d’expat’ ». Utilisant leur temps libre pour suivre les formations parfois nécessaires, ces migrantes exercent ensuite des activités qu’elles définissent comme « personal shopper », « thérapeute », « consultante en bien-être et développement personnel » ou encore « consultante en Feng Shui ». Cette stratégie conduit même certaines à « professionnaliser les apparences » (Lambert, 2017), c’est‑à-dire à mettre en avant une activité présentée comme professionnelle même lorsqu’elle est occasionnelle ou non rémunératrice. C’est par exemple le cas de Johanna, 45 ans, conjoint cadre supérieur dans le secteur des hydrocarbures, qui se présente comme chercheure et consultante alors que la majorité de ses activités de recherche semblent bénévoles.
32Marie-Claire fait partie des rares femmes dont le motif migratoire pouvait être qualifié de « partagé ». Diplômée en droit du travail et en ressources humaines, elle connaît pendant dix ans une carrière linéaire dans le domaine des ressources humaines, ponctuée de plusieurs promotions au sein de la même entreprise, avant qu’elle et son conjoint forment le projet de s’installer à l’étranger. Depuis la France, tou·te·s deux trouvent un emploi à peu près simultanément aux Émirats – lui, à Abu Dhabi, elle, à Dubaï – et s’y installent en 2014. Le couple loue alors deux logements et se rejoint le week-end. L’éloignement, toutefois, pèse sur leur vie conjugale et la location d’un logement dans chaque ville est onéreuse. Après quelques mois, c’est Marie-Claire qui démissionne pour rejoindre son conjoint à Abu Dhabi et essayer de « fonder une famille ». Cette décision a des conséquences qui se révèlent particulièrement difficiles pour Marie-Claire :
Au départ on n’a rien à faire. Enfin on croit qu’on n’a rien à faire. Et du coup on s’ennuie. Euh… on trouve le temps long. Je me rappelle que pendant les premiers jours je me fixais des petites choses ridicules, je sais pas, faire le ménage, ou aller chez IKEA acheter un nouveau meuble, etc., et quand j’avais fini à quatre heures de l’après-midi, ben je… déprimais, parce que je me disais j’ai plus rien à faire de ma journée quoi. Enfin le reste de la soirée. C’est le genre de choses qui te donnent un peu le vertige quoi. J’ai plus rien à faire, je vais m’ennuyer, qu’est-ce que je vais pouvoir faire. Il y a cette notion de management du temps qu’on arrive plus à appréhender. Deuxième chose c’est qu’on se sent inutile, forcément. Socialement, quand on parle avec ses amis qui sont restés en France, ou même avec son mari, tout le monde parle de son boulot, de sa position, etc., ben moi je suis femme d’expat’. […] Et en fait j’ai été élevée, enfin je pense que c’est ça les générations récentes, on est élevées à être toujours indépendantes, à avoir notre carrière, etc. À mon avis on a une grosse pression sociale sur suivre cette voie. Et pour moi femme d’expat’ c’était le truc à pas faire. Donc là euh, socialement, pfff, c’était compliqué aussi, à l’accepter. Ouais, à accepter ma décision, à accepter le fait que j’ai plus de statut quoi. En fait c’est pas ça, c’est pas vraiment ça, mais moi je l’ai perçu vraiment comme ça. Donc le temps, on s’ennuie, l’absence d’utilité, de statut. Euh… le fait d’être toute seule. Au début on est toutes seules, toute la journée. C’est compliqué aussi (Marie-Claire, 35 ans, sans activité professionnelle depuis six mois, anciennement cadre supérieure en ressources humaines, conjoint cadre supérieur dans le secteur des hydrocarbures).
34L’entretien avec Marie-Claire montre à quel point la perte du statut professionnel peut constituer une expérience éprouvante pour les migrantes françaises. Celle‑ci a pour conséquence de renforcer l’assignation des femmes à l’identité et au statut social de leur conjoint, via l’étiquette mentionnée par Marie-Claire de « femme d’expat’ ». Ce phénomène, également décrit par A.-M. Fechter (2007) et répercuté dans certaines représentations médiatiques, se concrétise dans la pratique qui a cours lors de certaines soirées entre femmes, où celles‑ci échangent les cartes de visite professionnelles de leurs conjoints afin de se présenter. De façon plus courante et moins allégorique, les questions portant sur la position professionnelle du conjoint sont un passage obligé des rencontres entre femmes et permettent à chacune d’évaluer ses interlocutrices, tout en se situant soi-même dans l’échantillon présent de la communauté française. Il implique également que la stratification des statuts sociaux des conjoints se réfracte dans celle des statuts sociaux des conjointes et rigidifie potentiellement leurs interactions. Comme le formule A.-M. Fechter, la question de savoir si « Mrs General Manager » peut accepter de prendre un café avec « Mrs Manager » est dans tous les esprits, alors que les comportements de chacune sont scrutés avec une grande attention (Fechter, 2007, p. 45).
35Ces structures amalgamant, tout en subordonnant, les femmes à l’identité sociale de leur conjoint font partie des pratiques que Hillary Callan et Shirley Ardener (1984) désignent comme l’« incorporation » : difficilement traduisible, le terme permet de jouer, en anglais, à la fois sur le registre de la société (corporate) et du corps (corporeality). Les femmes « incorporées » sont comme absorbées, à la fois par le corps de la société de leur conjoint et dans le corps civil de ce dernier. Le phénomène d’« incorporation », présenté dans l’ouvrage de H. Callan et S. Ardener, est décrit dans des instances qui vont de la place des femmes dans le colonialisme aux épouses de policiers, en passant par les « épouses universitaires » d’Oxford et de Cambridge, les épouses de diplomates et les épouses de cadres de la société pétrolière Shell – autrement dit, aussi bien chez des « coloniales » que chez des « expatriées » dans son sens contemporain. Au cours de ces différentes instances d’« incorporation », il apparaît que celle‑ci se caractérise non seulement par l’adjonction des femmes à l’identité sociale de leur conjoint, mais aussi par la présupposition de l’employeur de celui‑ci que sa conjointe accomplira le travail reproductif nécessaire à la continuité de sa performance professionnelle.
De l’exploitation domestique libératoire à la reconfiguration des contraintes genrées
36Ce travail reproductif, pour autant, est en partie délégué via le recours massif au travail domestique. La quasi-totalité des ménages enquêtés font appel à des services domestiques (Cosquer, 2018). Ceux‑ci permettent aux femmes de déléguer une partie du travail reproductif non salarié (Hochschild & Machung, 2012) : elles confient à leurs « housemaids » ou « nannies » une partie ou la totalité des tâches de ménage et de cuisine, ainsi qu’une partie plus ou moins conséquente du soin des enfants. Les familles françaises font aussi généralement appel à des services de blanchisserie et pressing, qui sont considérés comme exceptionnellement bon marché. De façon générale, une grande partie du travail reproductif se trouve externalisée et intégrée au salariat, dégageant un important « temps libre » pour les femmes françaises.
Vivre en patronnes : expériences de la délégation du travail domestique
37La familiarité avec la délégation du travail reproductif est inégale. Pour certaines familles, il s’agit d’une expérience inédite. Si l’emploi domestique à demeure est rare en France, la délégation domestique peut toutefois déjà être pratiquée dans une ampleur moindre. Chez les enquêté·e·s ayant derrière elles et eux une carrière migratoire dans plusieurs pays des Suds, cette délégation fait déjà partie intégrante de leur style de vie. Enfin, les enquêté·e·s ayant grandi dans des familles internationalement mobiles – comme les familles de militaires, les premiers expatriés du pétrole, les fonctionnaires coloniaux et les coopérant·e·s – peuvent quant à elles et eux avoir développé une familiarité importante, dès l’enfance, avec la présence d’employé·e·s domestiques au sein du domicile familial. Qu’elle soit inédite ou familière, la délégation du travail reproductif signifie que les enquêtées s’affranchissent de corvées auxquelles sont assignées la majorité des femmes, en tant que groupe social. Les migrations de travail domestique font du foyer « un lieu clef où les rapports de genre sont les plus modifiés par les effets de l’immigration » (George, 2005, p. 25 ; cité dans Lundström, 2014, p. 96, ma traduction).
38La délégation salariée du travail domestique amène, par ailleurs, les rapports sociaux de race dans l’intimité même des ménages « expatriés ». Dès le recrutement, une réputation collective est attachée à chaque groupe national et à chaque groupe confessionnel : les chrétiennes sont parfois spécifiquement recherchées, car pensées moralement plus proches de leurs employeurs, et les Philippines sont par exemple représentées comme les meilleures travailleuses, mais aussi comme les moins dociles, à la différence des Indiennes ou des Éthiopiennes. La racialisation des rapports de travail domestique imprègne aussi la performance quotidienne d’un rôle patronal : les employées domestiques sont par exemple particulièrement surveillées sur leur niveau d’hygiène, réputé inférieur aux standards « occidentaux », sur leurs standards d’éducation – on craint par exemple que les enfants se rapprochent culturellement de leurs nannies philippines.
39L’externalisation salariée du travail domestique amène ainsi rapports sociaux de classe et de race dans l’intimité « expatriée ». Si les femmes enquêtées y investissent une position de « patronne » doublée de formes de distinction blanche et de racialisation des migrantes des Suds, l’accès à ce petit patronat domestique ne rompt pas leur assignation à la sphère privée, pas plus qu’elle ne suspend leur responsabilité dans le bon accomplissement des tâches domestiques. À un premier niveau, l’externalisation du travail reproductif a davantage pour effet de décaler et d’élever le rang des enquêtées dans la sphère privée que de leur permettre l’accès plein et entier à la sphère publique. D’exécutantes du travail reproductif, les enquêtées se muent en superviseuses : c’est à elles que revient l’exercice du contrôle du travail exercé par les employées domestiques [12]12, par une forme d’ascension sociale demeurant interne à la sphère domestique. Cette charge mentale inclut la formation, davantage culturelle que technique, des employées domestiques. Les enquêtées peuvent ainsi enseigner à leurs employées à cuisiner à leur goût des recettes françaises [13]13. Alors que les hommes ont moins de contacts avec les travailleuses domestiques (Ibos, 2012 ; Joseph, 2017 ; Lundström, 2013), les femmes exercent donc l’essentiel de la formation et de la surveillance de celles‑ci [14]14. Elles échangent conseils et stratégies, relatifs à la façon de « gérer » leurs maids et nannies, dans les espaces d’entre-soi féminin que je décrirai ci-après, ainsi qu’en ligne. Les groupes Facebook regorgent de discussions sur l’emploi domestique et, surtout, sur son encadrement. Les hommes sont remarquablement absents de ces discussions. Anne-Meike Fechter (2007) remarque d’ailleurs que ceux‑ci sont prompts à critiquer et se moquer de la façon dont leurs conjointes « gèrent » les employées domestiques. La critique de la cruauté et des mauvais traitements infligés à celles‑ci désigne souvent les femmes comme en étant les uniques auteures, passant sous silence les violences – notamment sexuelles – exercées par les hommes [15].
40De plus, la délégation du travail reproductif, compris dans un sens principalement matériel, ne libère pas pour autant les femmes du travail émotionnel (Hochschild, 2003) dont il est attendu qu’elles soient les premières responsables (Arieli, 2007 ; Coles & Fechter, 2008 ; Callan & Ardener, 1984 ; Fechter, 2007 ; Kurotani, 2006 ; Walsh, 2007). Si une charge de travail émotionnel est exigée des travailleuses domestiques comme forme cachée de l’échange salarial, je m’intéresse ici à un travail émotionnel qui résiste précisément à la marchandisation et au salariat, tout en faisant l’objet d’une exploitation. En d’autres termes, je situe cette forme de travail émotionnel dans l’ensemble du travail reproductif accompli par les femmes en dehors du salariat. C’est, en effet, à elles que revient exclusivement la charge de faire « tenir » le couple, dans un contexte d’éloignement géographique où les ménages ne peuvent plus, selon les termes employés par Sylvain, « pleurer auprès de maman » ou « se plaindre auprès de papa » [16]. En d’autres termes, les possibilités de délégation du travail émotionnel, à l’inverse du travail reproductif au sens le plus matériel, s’amenuisent dans la migration et l’esseulement qu’elle induit (Arieli, 2007). En considérant le travail émotionnel comme une partie des tâches nécessaires à la reproduction de la force de travail, d’une part, et en considérant la charge mentale associée à la surveillance de l’exécution du travail reproductif dans son sens large, d’autre part, il apparaît que ce n’est donc qu’une partie de ce dernier qui est finalement délégué par les enquêtées.
41Le recours à l’emploi domestique et ses conséquences libératoires sur les migrantes françaises est complexifié par deux facteurs supplémentaires : le pouvoir de décision quant au recours au travail domestique et le sentiment de dignité attaché par certaines femmes à l’accomplissement des tâches reproductives, érigées en élément statutaire. Le croisement de ces deux facteurs explique que certaines femmes, devant un recours à l’emploi domestique imposé par leur conjoint, se sentent dépossédées non seulement de leurs repères temporels, de leurs routines quotidiennes, mais également d’un élément supplémentaire de leur identité sociale. Dans un autre entretien de couple, conduit avec Anne et Frédéric – Frédéric, présenté supra, n’ayant pas voulu laisser sa conjointe me rencontrer seule –, Anne considère l’emploi domestique comme l’un des obstacles l’ayant empêchée de retrouver son « autonomie » dans une migration avec laquelle elle était initialement en désaccord. Elle confie ainsi en entretien avoir ressenti la présence d’une employée domestique comme une dépossession de « [s]on travail de maman au foyer ». Anne se positionne ainsi comme « victime » de l’emploi domestique, qu’elle assimile à une présence étrangère dans sa maison (Ibos, 2012 ; Lundström, 2013 ; Yeoh & Huang, 2010) et une menace pour son identité, valorisée, de « maman au foyer ». Dans cette inversion discursive des rapports d’exploitation, plus largement des rapports de classe, la présence domestique est dépeinte comme quasi prédatrice. Elle prive Anne de son principal élément de statut social, fût‑il résiduel, et semble par là ressentie comme une dégradation statutaire. Tout comme la décision migratoire est prise unilatéralement par Frédéric, le recours à l’emploi domestique est aussi imposé par lui contre l’avis d’Anne. Le récit de celle‑ci laisse penser qu’elle abandonne difficilement les tâches domestiques. Elle semble vivre la présence de l’employée comme envahissante (« tout le temps derrière moi ») et l’empêchant de se sentir chez elle, au point qu’elle raconte profiter des siestes de son employée pour cuisiner ce qu’elle veut [17].
42Le ressentiment d’Anne vise également les « habitudes » prises avant sa propre arrivée à Abu Dhabi, c’est‑à-dire avant qu’elle rejoigne Frédéric sur place. Sans qu’il soit nommé, ce dernier apparaît comme l’auteur des « premières directives » accusées d’avoir déterminé le comportement de l’employée. In fine, cette marque évanescente de Frédéric dans les « habitudes » de l’employée cristallise tout à la fois son pouvoir sur la décision de migration – il a précédé sa conjointe à Abu Dhabi – et son pouvoir sur la décision d’emploi domestique. La perte de contrôle sur la sphère domestique ressentie par Anne vis‑à-vis de sa propre employée est donc moins paradoxale qu’il n’y paraît, même si elle emprunte le langage d’une inversion des rapports de classe. Si Anne perd en effet du contrôle sur l’espace domestique, ce contrôle semble davantage revenir à son conjoint qu’à son employée.
Du sentiment de vacances à la « déprime totale » : gestions de l’abondance du temps « libre »
43La délégation d’une partie du travail reproductif et l’absence de travail professionnel ont pour conséquence de dégager une abondante ressource temporelle. Chez certaines femmes, cette abondance de temps « libre » est bienvenue. Françoise, 49 ans, arrivée à Abu Dhabi en 2011, raconte comment son premier départ à l’étranger, au Maroc, où elle employait plusieurs travailleuses et travailleurs domestiques, lui a permis de mieux vivre une longue période de convalescence et de quitter un emploi d’assistante dans un cabinet médical qu’elle ne semblait pas apprécier. Après l’obtention de son master dans une grande école de commerce, Manelle, 46 ans, arrivée aux Émirats en 2003, commence une prestigieuse carrière dans la finance à New York, où elle rencontre son futur conjoint. Celui‑ci obtient un poste à Londres, où Manelle le suit. Elle y trouve rapidement un emploi, mais met entre parenthèses sa carrière professionnelle lors de sa première grossesse. Elle identifie rétrospectivement sa lassitude comme un burnout et décide de ne pas reprendre son activité professionnelle. Arrivée peu après à Abu Dhabi, elle apprécie de s’y trouver dans un milieu où la mono-activité est normalisée.
44Chez d’autres, l’abondance de temps est ambivalente. Si Laurence se réjouit initialement du sentiment de vacances que produit sa nouvelle situation – « Au début, on est contents. On profite, on… va à la piscine, tout ça » –, elle finit par avoir le sentiment de tourner en rond dans ses routines et ses loisirs divers, par apprécier de faire « une petite lessive » de temps en temps et est amenée à rechercher de nouvelles stratégies d’occupation – elle s’inscrit à la Sorbonne pour y suivre des cours. Anne décrit spécifiquement les conséquences du service domestique comme un désœuvrement subi. Celui‑ci la prive de tout « repère » et l’oblige à trouver et développer de nouvelles habitudes afin de structurer sa vie quotidienne et « avancer » :
J’avais plus d’occupation. Donc j’avais plus du tout de repère. Donc ce que je faisais pour, pas m’en sortir, mais avancer, c’est que déjà mon fils n’a jamais pris le bus. C’est-à-dire que le matin, et ça c’est mon point d’honneur, le matin je me lève en même temps que lui, je prends ma douche et je l’emmène à l’école. Donc ma journée commence. Parce que sinon je serais restée au lit jusqu’à 11 heures… J’avais rien à faire, on me faisait mon ménage, on me faisait à manger… Donc déjà ça. Et comme je savais que y avait quelqu’un à la maison qui allait faire tout ce qu’il y avait à faire, je déposais mon fils, je prenais mon GPS, où mon mari avait marqué Go Home [nom de l’itinéraire enregistré], il était dans la boîte à gants, et je me donnais des itinéraires. C’est-à-dire que je décidais d’aller à Marina Mall. Et juste avec un plan, en disant, bon ben il faut absolument que tu te repères (Anne, 55 ans, sans activité professionnelle, aucune activité professionnelle connue, conjoint consultant dans le secteur de la défense).
46Au-delà de la conjonction entre désœuvrement professionnel et délégation du travail reproductif, plusieurs entretiens suggèrent que la perte du statut professionnel, associé à la perte des sociabilités antérieures à la mobilité, suffit à créer un désœuvrement inédit. Certaines femmes comblent ce vide avec des activités associatives intenses, des cours, du sport, une fréquentation assidue du spa, des malls ou des Coffee Mornings et tissent de nouvelles sociabilités féminines avec d’autres « femmes d’expat’ ». D’autres développent une importante sociabilité numérique et consacrent une grande partie de leur temps à entretenir des liens familiaux ou amicaux avec des correspondant·e·s en France ou rencontré·e·s lors de précédentes expériences migratoires. Anne-Meike Fechter (2007) avance que cette perte du statut professionnel et des sociabilités semble plus difficile à surmonter pour les migrantes plus jeunes, de moins de 40 ans, ayant davantage d’aspirations professionnelles, que pour les migrantes plus âgées, pour lesquelles la perte de la carrière professionnelle représenterait un sacrifice moins important (voir aussi Lundström, 2014, p. 61). C’est d’ailleurs l’avis de Marie-Claire, qui déclarait aussi supra que « les générations récentes, on est élevées à être toujours indépendantes, à avoir notre carrière ». Si cet effet, que l’on pourrait d’ailleurs aussi bien attribuer à l’âge qu’à la génération, semble répondre à une certaine logique, reste qu’il n’est que partiellement confirmé par la présente enquête. Les difficultés associées à la vie de « femme d’expat’ » se traduisent par des conséquences sur la santé mentale qui ne se limitent pas aux plus jeunes d’entre elles.
47La santé mentale constitue toutefois un objet difficile à saisir pour les sciences sociales, d’autant que faire bonne figure, y compris pour soi-même, fait partie du travail émotionnel spécifique des femmes dans les migrations privilégiées (Arieli, 2007). Évoquée au détour de nombreuses conversations entendues lors de séquences d’observation, la question de la santé mentale transparaît, parfois seulement subrepticement, dans nombre d’entretiens menés avec des femmes. Souvent nommée par euphémismes, périphrases et autres qualificatifs indirects – « Je suis pas non plus super bien dans ma tête », Corinne ; « Voilà la déprime totale quoi. Donc le stress, les enfants, j’étais pas bien pas bien de chez pas bien. Mais rien ne me plaisait. En fait j’étais dans la négativité totale », Mariame ; « J’étais très mal », Anne –, elle est parfois tangible dans le déroulement de l’entretien lui-même, ponctué de larmes et de va-et-vient émotionnels (voir aussi Arieli, 2007).
48Dans d’autres cas, la situation d’entretien renforce, au contraire, l’indicibilité de cette souffrance. Alors que les problèmes de santé mentale, touchant spécifiquement les femmes, semblent connus de tou·te·s, ils sont aussi très peu dits publiquement, presque tabous – « personne s’en vante », Gérald, 60 ans, cadre dirigeant dans le secteur de la construction. Je me rendrai compte que certaines femmes évoquent à la troisième personne, lors de l’entretien, des formes de mal-être qu’elles reconnaissent ensuite être les leurs, lors d’observations. La « dépression » fait par ailleurs partie des thèmes abordés avec récurrence sur les blogs et forums « expat’ », alors que certain·e·s psychologues se spécialisent vers une patientèle expatriée et proposent notamment des consultations par Skype.
49Le mouvement migratoire dit d’expatriation, a fortiori vers un lieu chargé de représentations d’affluence matérielle hors du commun tel que les Émirats, réunit en lui-même deux facteurs. D’une part, la migration vers une destination dorée engendre des attentes, individuelles et collectives et, par là, une forme d’injonction à « réussir » une « expatriation » à la hauteur de ces attentes et de ces représentations, fussent‑elles partiellement fantasmées. Ces aspirations impliquent qu’il est difficile de reconnaître, publiquement et pour soi-même, qu’une expatriation est « ratée » tout en participant par là à élever le standard à l’aune duquel une expatriation est définie comme « réussie ». D’autre part, la division genrée des motifs et expériences migratoires place les femmes dans un chiasme : si la migration permet une élévation du statut social du ménage, elle s’accompagne aussi d’un renforcement des contraintes genrées et de l’assujettissement des femmes dont on peut supposer qu’il n’est pas étranger à la fréquence des formes de souffrance et de mal-être rapportées par les enquêtées.
L’entre-soi féminin, assignations et résistances
50Jusqu’ici, cet article a mis en évidence la solidification des lignes de genre dans l’expérience migratoire ainsi que son imbrication à l’appartenance aux classes supérieures et à des formes de distinction et de domination blanche. Cette solidification, pour autant, est plus complexe qu’une unilatérale intensification de la domination masculine sous-tendant ces lignes de genre : elle ménage des formes de résistance, qui modulent les rapports de genre et reconfigurent leur articulation aux rapports sociaux de race décrits supra. Si les récentes arrivantes s’indignent de la ségrégation genrée dont elles font l’expérience – par exemple dans les administrations, mais aussi dans des espaces de loisir – ou dont elles ont connaissance mais ne font pas, ou exceptionnellement, l’expérience – par exemple dans les transports publics, que les classes supérieures utilisent très peu –, les résidentes plus anciennes développent un discours plus ambivalent. Elles reconnaissent ainsi apprécier le « respect » avec lequel les femmes sont traitées et les conforts libératoires que procure l’établissement d’une distance avec les hommes – synonyme de soustraction temporaire aux attentes masculines, d’absence de harcèlement et d’agressions. Les entre-soi féminins, loin d’être unilatéralement imposés par la société émirienne, sont plutôt l’effet conjoint des normes de cette société, des normes globales de la migration privilégiée, des rapports de pouvoir genrés précédant la migration et, enfin, de la recherche de sociabilités féminines par les femmes elles-mêmes. À la suite de travaux ayant pointé la tendance à négliger l’agentivité des femmes dans les migrations privilégiées (Arieli, 2007 ; Yeoh & Willis, 2005 ; Yeoh & Khoo, 1998), je m’intéresse particulièrement à ces sociabilités féminines en tant qu’aspiration des femmes migrantes, fussent‑elles une nécessité faite vertu, en montrant comment celles‑ci participent aussi à l’organisation de l’entre-soi féminin, en font une ressource, y déploient une agentivité et y négocient un repositionnement dans les rapports de genre qui structurent leur expérience migratoire. Cette reconquête d’agentivité s’opère là encore en étroite imbrication avec les rapports de classe et de race, mettant en évidence la réaffirmation d’une féminité blanche.
Le développement de sociabilités féminines : Coffee Mornings, club des femmes, vie de compound, Ladies’ Nights
51Cette sociabilité féminine s’organise premièrement dans l’association des femmes françaises, laquelle est membre d’un réseau d’associations françaises similaires présentes dans des dizaines d’autres pays. L’association a été créée comme « club des femmes et familles » à la fin des années 1980, selon le modèle typique du club d’expatrié·e·s hérité du club colonial (Coles & Walsh, 2010). Elle est organisée de façon hiérarchique : au bas de l’échelle se trouvent les « hôtesses », qui assurent les permanences, dont les « hôtesses de quartier ». Celles‑ci ont pour responsabilité d’organiser des Coffee Mornings dans le quartier dont elles ont la charge. Elles sont placées sous la responsabilité d’une des membres élues du bureau, lequel est lui-même dirigé par une présidente. La présidence de l’association garantit un certain statut symbolique : le « club » des femmes est en effet une des principales associations communautaires françaises, ce qui garantit à sa présidente une reconnaissance intra-communautaire importante. Elle est financée par de grands groupes français – Total, Dassault, Novotel, Mercure… – et tient ses permanences dans un hôtel d’une grande chaîne française. En retour, elle encourage la consommation chez ses mécènes, dont cette chaîne d’hôtellerie, en offrant à ses membres des coupons de réduction et des tarifs préférentiels. Elle participe ainsi à la constitution du groupe national, tant par ce patriotisme économique que par la mise en avant de pratiques culturelles françaises – célébrer le Beaujolais nouveau et organiser des soirées « Cheese and Wine », soutenir les équipes sportives nationales, partager la galette des rois… Les événements organisés par l’association, tels que le Beaujolais nouveau ou la galette des rois tout juste évoqués, signalent aussi une mise en avant d’une identité française mettant à distance l’islam – via la consommation d’alcool, marqueur identitaire important dans le contexte émirien, ou la célébration de fêtes de tradition chrétienne. D’après plusieurs enquêtées, l’association refuse les adhésions de femmes musulmanes portant le voile, même si celles‑ci sont françaises. Il s’y joue donc également une délimitation du groupe national qui ne suit pas la délimitation du passeport, mais fait de la blanchité le revers implicite de l’identité française (Hajjat, 2012).
52Enfin, l’association organise de nombreux « Coffee Mornings », dont A.-M. Fechter (2007, p. 106, ma traduction) dit qu’ils sont « indiscutablement l’une des institutions les plus reconnaissables des vies des femmes expatriées », qui consistent en un rendez-vous donné dans un café, habituellement en début de matinée, après le départ des enfants à l’école. La fréquentation de ses activités est aussi à peu près exclusivement féminine, à l’exclusion des cocktails et soirées se déroulant en dehors des horaires de travail des hommes.
53Cette division temporelle des sociabilités genrées est identique dans l’association et dans l’espace du compound : déserté par les hommes pendant la journée, il n’y reste alors que les femmes n’exerçant pas d’activité professionnelle. Les sociabilités féminines, si elles sont encadrées et organisées officiellement par l’association des femmes, connaissent donc aussi des expressions beaucoup plus informelles. La vie de compound permet le développement de relations et d’activités régulières, voire routinières, entre femmes [18] – Anne Lambert (2017, p. 58) rappelle d’ailleurs que « le logement peut constituer un espace de résistance (par soustraction au regard extérieur et au contrôle masculin en particulier), un support d’activités émancipatrices (hors du rapport salarial) ou encore un lieu de conquête de l’autonomie féminine dans différents milieux sociaux ». Les activités peuvent aussi être organisées autour du soin des enfants, dessinant, au sein des entre-soi féminins, des sous-groupes générationnels. Si le club des femmes organise des activités réservées aux jeunes mères, celles‑ci se retrouvent aussi dans leurs espaces résidentiels. Les femmes exerçant une activité professionnelle sont celles qui se montrent les plus critiques envers la vie de compound et les Coffee Mornings – ce qui n’est pas sans rappeler également les observations d’A. Lambert (2017) sur l’hostilité des femmes de classe moyenne vis‑à-vis des femmes sans activité professionnelle – pointant les commérages et la surveillance ambiguë entre voisin·e·s.
54Enfin, les entre-soi féminins ne se limitent pas à la temporalité dessinée par les horaires de travail des conjoints. Les espaces de discussion, notamment virtuels, naissant d’entre-soi féminins favorisés par la forme de la migration se ramifient au‑delà de ces frontières temporelles. Par ailleurs, aux Émirats, une autre institution concurrence le Coffee Morning : la Ladies’ Night. Pratique commerciale très courante, elle consiste à réserver un lieu de consommation – bars, mais aussi restaurants, parcs d’attraction, espaces sportifs… – ou à y accorder la gratuité ou un tarif privilégié uniquement aux femmes, généralement un soir par semaine. Troublant le rythme dicté par les horaires professionnels masculins, l’espace de la Ladies’ Night est celui qui dérange le plus la rigidité genrée et l’hétéronormativité de la migration française.
« Découvrir la vie » : effets contrastés de la reconfiguration du contrôle social
55Une soirée de printemps où les températures sont clémentes, je rejoins Catherine et Corinne en terrasse, à un étage élevé du World Trade Center. Je les ai rencontrées à l’association des femmes, puis je les ai fréquentées dans un petit groupe affinitaire qui se retrouvait régulièrement pour des sorties dans le désert ou des Ladies’ Nights variées dans la ville. Catherine a 48 ans, elle est arrivée à Abu Dhabi en 2013. Il s’agit de sa première expérience migratoire. Elle y a suivi son conjoint, officier sur la base militaire française. Avant son départ, elle travaillait comme secrétaire de direction dans une entreprise appartenant à des membres de sa famille. Elle n’exerce plus d’activité professionnelle lorsque je la rencontre. Quant à Corinne, elle a 45 ans et s’est installée à Abu Dhabi en 2015. Elle n’exerce pas non plus d’activité professionnelle ; en France, elle a travaillé épisodiquement comme agent administratif. Sa carrière professionnelle a été interrompue à chacune de ses expériences migratoires, en suivant son conjoint, d’abord militaire puis cadre supérieur dans le secteur de la défense.
56Catherine et Corinne sont attablées en compagnie de plusieurs femmes que je rencontre pour la première fois. Malgré son désir de se rendre à la Ladies’ Night dans ce nouveau bar, Catherine n’était pas certaine de pouvoir venir et semble soulagée d’y être finalement parvenue. Son conjoint voit d’un mauvais œil sa fréquentation de ces soirées et s’opposait à sa venue ce soir ; son départ a donc fait l’objet d’une négociation, puis d’une dispute, ce qui semble assez habituel dans leur vie conjugale. Catherine évoque d’une voix calme la possessivité de son mari. Peu avant son départ aux Émirats, elle avait quitté son emploi en France à cause de la jalousie de celui‑ci qui, raconte-t‑elle, ne la laissait pas travailler avec des hommes. Sa jalousie s’est rapidement étendue, puisque Catherine le dépeint comme jaloux aussi bien des hommes que des femmes. Il ne supporte pas, de plus, qu’elle consomme de l’alcool : il ne la laisse pas boire en sa présence et Catherine dit lui dissimuler sa consommation d’alcool lors des Ladies’ Nights. Il contrôle, enfin, sa façon de s’habiller et lui reproche des tenues qu’il juge trop aguicheuses lorsqu’elle sort sans lui. Les confidences de Catherine suscitent des réactions mêlant compassion, assentiment et indignation. Encouragée par la bienveillance avec laquelle son récit est accueilli, Catherine tourne en ridicule son mari jaloux : « Il est musulman, mais il ne le sait pas ! » (journal de terrain, 2 mai 2016). Les éclats de rire donnent à la scène un sens de solidarité et de complicité entre femmes, retrouvant le pouvoir sur un mari contrôleur, mais exclu et impuissant.
57Dans cette ambiance à la fois solidaire et badine, Catherine se met à me reparler d’Idir, le « beau Syrien bodybuildé » moniteur de jet-ski, qu’elle avait déjà proposé de me faire rencontrer et avec lequel elle m’avait très explicitement encouragée à entamer une relation. Corinne se joint à Catherine et me montre une photo d’Idir sur son portable, en maillot de bain, torse nu. La photo, montrée aux autres convives autour de la table, déclenche compliments et commentaires salaces. Catherine et Corinne mettent un terme à l’excitation collective en m’indiquant que j’ai laissé passer ma chance : Idir serait à présent fiancé. L’excitation ne retombe que pour un court instant, Catherine entreprenant de me raconter sa dernière conversation avec l’employeuse d’Idir, Clara, « une Californienne avec des cheveux blonds jusque-là » :
Elle m’a demandé si j’étais parisienne, j’ai dit non, je suis pas parisienne. Mais elle m’a demandé si j’étais française, puis j’ai dit oui, et si j’avais un amant. Je lui ai dit que j’avais jamais eu d’amant, et elle me fait : « Mais comment tu peux être française et ne pas avoir d’amant ? Toutes les Françaises ont un amant ! Il faut que tu essayes les Arabes. » Elle m’a dit qu’elle avait tout essayé, mais que les amants arabiques [sic] étaient les meilleurs (Extrait du journal de terrain, 2 mai 2016).
59Catherine clôt son anecdote sur un grand éclat de rire, rejointe dans son hilarité par Corinne. Sans entrer dans la question de relations extraconjugales effectivement entretenues par les migrantes – lesquelles sont par ailleurs restées largement hors de l’enquête ethnographique –, la force de la complicité féminine et les objets du rire lors de cette soirée soulignent que plusieurs effets de pouvoir sont à l’œuvre dans les espaces d’entre-soi féminin. Premièrement, cette sociabilité féminine semble plus difficilement acceptée par les hommes – dont le conjoint de Catherine – quand celle‑ci brise le rythme des horaires professionnels. S’il est admis que les femmes s’occupent entre elles pendant la journée de travail, il est en revanche attendu qu’elles ne délaissent pas leur conjoint en dehors de son temps de travail, c’est‑à-dire quand celui‑ci fait son retour dans l’espace domestique. L’association des femmes témoigne de l’intériorisation de cette norme temporelle, organisant quasiment exclusivement des soirées mixtes et réservant à l’entre-soi féminin les temps de journée. L’entre-soi féminin des Ladies’ Nights est donc celui qui génère le plus de ressentiment et d’insécurité masculine ; corrélativement, il semble aussi être celui qui permet aux femmes de retrouver le plus d’agentivité et de complicité. En effet, il cristallise la reconfiguration du contrôle social exercé sur les femmes et toute l’ambiguïté de l’entre-soi féminin : quoiqu’imposé par une structuration migratoire au bénéfice des hommes, elle est aussi une façon pour les femmes de garder ceux‑ci à distance.
60Deuxièmement, le regain d’agentivité acquis par les femmes dans ces espaces libérés, même temporairement, du contrôle masculin, s’exprime dans une forme racialisée. Les plaisanteries sur le conjoint de Catherine qui aurait un comportement « musulman », la sexualisation d’Idir ou, via l’anecdote de Clara et l’excitation qu’elle suscite, des « amants arabiques [19] » dans leur ensemble, cristallisent un même renvoi de l’islam, de l’arabité et de l’orientalité à une altérité. La diabolisation – ici, de l’islamité – et l’érotisation – ici, de l’arabité et l’orientalité – sont alors les deux faces d’une même pièce, qui indiquent que ce processus de reconquête d’agentivité est indissociablement genré et racialisé. Cette reconquête est aussi une instance de réaffirmation blanche, qui s’inscrit dans une longue histoire du colonialisme et de la place qu’il ménageait aux femmes blanches, « complices ambiguës », « à la fois privilégiées et contraintes » (McClintock, 1995, p. 6, ma traduction). L’émancipation partielle du contrôle social, spécifiquement du contrôle masculin, va en effet étroitement de pair avec l’assignation discursive des hommes arabes à une forme de disponibilité sexuelle : le fait d’être actrice de la sexualisation et non objets de celle‑ci constitue à la fois une disruption d’une domination, genrée, et le renforcement d’une autre, racialisée, modulant ainsi les termes de l’imbrication des rapports sociaux décrite précédemment.
Conclusion
61La condition des femmes dans la migration française à Abu Dhabi est façonnée par des tensions, entre l’appartenance à une migration privilégiée et l’exposition à une domination masculine renforcée par la rencontre de structures migratoires globales et le contexte local émirien. Les motifs migratoires des femmes y dessinent une mobilité inégale en s’inscrivant dans un spectre de contraintes, s’étendant de la migration pleinement choisie, dans une perspective, très minoritaire, d’avancement de carrière personnelle, à la migration très contrainte, en passant par le compromis plus ou moins douloureux. Au-delà des motifs de migration, l’hétérogénéité et l’incongruence du privilège migratoire, du point de vue du genre, sont aussi répercutées dans les conditions de vie dans la migration. Peu de migrantes françaises exercent en effet une activité professionnelle à Abu Dhabi et cette perte de la sociabilité professionnelle re-solidifie le partage genré entre vie privée et vie publique. Ce fort retour à la sphère privée et reproductive, combiné à la perte des sociabilités amicale et familiale en partie inhérente à la migration, est régulièrement mentionné dans l’évocation par les enquêtées des problèmes de « déprime » qu’elles rencontrent.
62En cela, l’enquête amène à complexifier l’appréhension de la mobilité sociale dans la migration privilégiée, en montrant son caractère multidimensionnel, dès lors que sont pris en compte les rapports sociaux dans leur pluralité – y compris le genre – et parfois leur incongruence. L’expérience migratoire des enquêtées se traduit en effet à la fois par une accentuation de privilèges de classe et des lignes de racialisation, tout en renforçant, jusqu’au droit de la migration lui-même, l’hétéronormativité et l’assignation des femmes à la sphère privée. Cette incongruence des rapports de pouvoir, véritable chiasme migratoire, suggère de nombreux échos avec la situation des femmes blanches dans le colonialisme et se montre tout aussi complexe. Elle se greffe ainsi à la division racialisée du travail et au recours très généralisé à des travailleuses domestiques accomplissant une partie des tâches reproductives susceptibles d’être assignées aux enquêtées, sans leur permettre pour autant d’accéder à l’entièreté de la sphère publique. Complexe, la situation des femmes dans ces migrations peut être décrite comme une « négociation patriarcale », où les migrantes sont amenées à « coopérer avec une structure qui les exclut » (Arieli, 2007, ma traduction). Enfin, les espaces d’entre-soi féminin, s’ils participent de cette incongruence des rapports de pouvoir, sont aussi le lieu d’une reconquête d’agentivité pour les enquêtées et troublent l’hétéronormativité des structures migratoires. L’analyse de la façon dont les enquêtées se saisissent des espaces d’entre-soi féminin montre à quel point la résistance genrée qui s’y joue, contre un contrôle masculin, est aussi racialisée, dans la mesure où s’y articulent féminité et blanchité.
63Les ambivalences ainsi décrites troublent un pan important et particulièrement stimulant des sciences sociales contemporaines. Celles‑ci ont abondamment documenté, au cours de la dernière décennie, la façon dont la revendication d’un progressisme sexuel renouvelait les formes de distinction racialisée des groupes sociaux dominants, via les thèses sur la « démocratie sexuelle » (Fassin, 2006), le « nationalisme sexuel » (Dudink, 2013 ; Jaunait et al., 2013), le « fémonationalisme » (Dalibert, 2017) ou encore « l’homonationalisme » (Puar, 2007). Ces diverses contributions montrent comment le « progressisme », dans le domaine de la sexualité et du genre, est mobilisé comme un marqueur de l’appartenance à la blanchité et à l’Occident. Cette enquête analyse comment les « expat’ » se saisissent de cette forme de distinction racialisée, en attribuant par exemple le sexisme à la société émirienne, en l’associant en particulier à l’islam. Elle montre cependant que les femmes « expatriées » sont amenées à accepter une délimitation étroite de la féminité, intrinsèquement associée à leur privilège migratoire lui-même. Elle illustre ainsi des circonstances de proximité entre la blanchité, comme position sociale déployée dans la migration privilégiée, et des rapports de genre fondés sur une hétéronormativité doublée d’une assignation renforcée des femmes à la sphère privée. En somme, l’exact inverse du progressisme sexuel peut concourir à établir une position sociale dominante, définie par l’appartenance à un groupe social blanc.
Notes
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[1]
Pour cette raison, malgré l’effet d’identification au conjoint que cela suscite, je fais le choix de présenter les enquêtées n’exerçant pas d’activité professionnelle en précisant la catégorie socioprofessionnelle de leur conjoint.
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[2]
La migration à Abu Dhabi permet fréquemment l’accélération des carrières professionnelles. Pour autant, les migrations françaises à Abu Dhabi – à la différence notable des migrations françaises à Dubaï (Le Renard, 2016) – se caractérisent par l’appartenance préalable à des catégories socioprofessionnelles supérieures. On pourra se reporter au travail de Françoise de Bel-Air (2015) pour une estimation des catégories socioprofessionnelles par groupes nationaux, en notant que les données par nationalité ont été publiées uniquement pour l’émirat de Dubaï et pas pour celui d’Abu Dhabi, ni pour le niveau fédéral.
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[3]
Cette hypergamie participe peut-être à la sur-sélection des ménages migrants : migreraient surtout des couples inégalitaires, caractérisés avant la migration par une forte division genrée du travail.
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[4]
Voir en annexe électronique, entretien avec Laurence, https://journals.openedition.org/sociologie/7216.
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[5]
Johanna rapporte une expérience très similaire lors d’une migration précédente, en Afrique du Sud : « Quand on y est allés, il y est allé, il devait rester là-bas deux mois et il a fini par m’appeler en me disant qu’en fait il avait pas de billet de retour. Et à ce moment-là j’étais en Belgique avec mes deux enfants, un de deux ans et une de cinq ans. Et on sentait bien qu’il allait pas revenir ! » (Johanna, 45 ans, sans activité, conjoint cadre supérieur).
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[6]
Voir en annexe électronique, entretien avec Suzie, https://journals.openedition.org/sociologie/7216.
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[7]
J’utilise ici agentivité pour traduire le concept anglais d’agency, qui renvoie plus exactement à la puissance d’agir dans les processus de subjectivation (Guilhaumou, 2012 ; Butler, 2002).
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[8]
Le compound est un quartier résidentiel sécurisé.
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[9]
Outre que cette tâche de transmission est prise en charge par les mères plutôt que par les pères, on peut aussi signaler qu’aucune enquêtée ne m’a mentionné d’effort d’éducation similaire vis‑à-vis des fils, ni dans les normes vestimentaires, ni dans leur rapport aux filles et aux femmes.
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[10]
On peut d’ailleurs noter que le type de législation migratoire des Émirats présente certaines similarités avec celui, par exemple, de Singapour. Outre qu’elles permettent à une femme d’obtenir son propre visa, via le sponsorship d’un employeur, les lois abudhabiennes permettent aussi à une femme de sponsoriser son conjoint et ses enfants, quoique sous des conditions plus restreintes que pour un homme.
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[11]
Comme le montre le cas de Katia infra, cette difficulté semble très accrue relativement à l’émirat voisin de Dubaï. Plusieurs femmes rapportent avoir trouvé des opportunités d’emploi à Dubaï, ainsi que le raconte Virginie, 30 ans, diplômée en ressources humaines, conjoint cadre supérieur dans le secteur des hydrocarbures : « Je veux pas aller travailler à Dubaï, Abu Dhabi actuellement c’est quand même pas évident. Enfin je veux dire, c’est pas comme s’il y avait dix mille offres auxquelles je ne postulais pas » (Le Renard, 2019).
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[12]
À Abu Dhabi, les travaux domestiques salariés sont très massivement accomplis par des femmes.
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[13]
Voir en annexe électronique, l’entretien avec Angèle, https://journals.openedition.org/sociologie/7216.
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[14]
Certains ménages emploient un chauffeur, qui peut être logé à domicile, avec lequel les hommes employeurs ont davantage de contact. L’emploi d’un chauffeur est cependant beaucoup moins fréquent que celui d’une « maid » ou d’une « nanny ».
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[15]
Anne-Meike Fechter (2010) montre de plus que ces discours péjoratifs visant les conjointes expatriées reproduisent fidèlement les représentations des femmes coloniales comme paresseuses et capricieuses. Selon elle, ces discours accomplissent une double fonction : ils minimisent – par le cantonnement à la sphère domestique – tout en légitimant l’incorporation des femmes aussi bien dans l’entreprise coloniale que dans l’expérience expatriée.
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[16]
Voir en annexe électronique, l’entretien avec Sylvain et Cécile, https://journals.openedition.org/sociologie/7216.
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[17]
Voir en annexe électronique, l’entretien avec Anne, https://journals.openedition.org/sociologie/7216.
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[18]
Voir en annexe électronique, l’entretien avec Denise, https://journals.openedition.org/sociologie/7216.
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[19]
L’usage du qualificatif « arabique » semble à la fois relever d’une dynamique orientalisante, participant à une certaine exotisation de personnes identifiées comme arabes, et d’une forme de biglossie favorisée par un contexte où le recours à l’anglais (et son adjectif A''rabic) est fréquent.