Je suis de ceux qui croient
qu’on peut détruire la misère
1C’est un grand livre [1] que publie Thomas Piketty, s’inscrivant dans la suite directe du Capital au xxie siècle, paru en 2013. Il s’en distingue pourtant par trois traits : sa dimension internationale, sa profondeur historique et surtout la volonté, clairement affichée, de contribuer, par ses analyses et ses propositions, à dépasser le capitalisme. Seule, la construction d’un nouvel horizon égalitaire à visée universelle et internationaliste permettrait selon l’auteur de sortir du régime d’inégalités croissantes entre les pays et à l’intérieur de chacun des pays. L’ensemble du texte est ainsi suspendu à sa dernière partie « repenser les dimensions du conflit politique ». Il fournit les données nécessaires aux réponses à apporter à ce nouveau « que faire ? ».
2Porteur d’un projet révolutionnaire, Capital et idéologie n’a pourtant rien d’un brûlot gauchiste. La priorité est toujours donnée à l’analyse rationnelle et documentée des faits. La masse de données collectées, construites et mobilisées pour alimenter les analyses est impressionnante. Elles proviennent en grande partie des efforts combinés de plus de 100 chercheurs disséminés sur la planète et couvrent plus de 80 pays. Rassemblées dans une banque de données, elles sont aujourd’hui en libre accès (World Inequality Database, WID.world). Issues des comptes nationaux, des données fiscales et successorales, elles remontent souvent loin dans le temps, la fin du xviiie siècle en France par exemple. Outre celles des pays d’Europe de l’Ouest, de l’Amérique du Nord et du Japon, déjà mobilisées dans l’ouvrage précédent, d’autres ont été recueillies en Inde, en Chine et en Russie, mais aussi au Brésil, en Iran, en Afrique du Sud, en Tunisie, au Liban et en Côte d’Ivoire, sans oublier la Corée, la Pologne et la Hongrie. S’ajoutent à ces fichiers statistiques des données plus textuelles constituées par les débats parlementaires, les discours politiques, les plateformes électorales des partis, les écrits de philosophes ou de théoriciens justifiant ou dénonçant les inégalités (l’esclavage notamment !), des romanciers de différents pays, des films, des séries télé, des bandes dessinées, des chansons, etc. Tout fait farine au moulin des sciences sociales ! Les enquêtes post-électorales réalisées depuis la Seconde Guerre mondiale dans la plupart des pays où ont eu lieu des élections font l’objet d’une exploitation systématique et très originale. Le volume est aussi généreusement irrigué par des références constantes aux travaux de nombreux chercheurs originaires de disciplines et de pays divers, historiens, géographes, démographes, économistes, ethnologues, politistes, sociologues, philosophes, romanciers… L’économie est bien selon Thomas Piketty l’une des composantes d’un ensemble plus vaste, les sciences sociales et tout le monde y gagne.
L’histoire des formes de la propriété et la diversité des réponses aux inégalités
3La dimension historique est capitale dans ce travail. Elle permet de mettre en perspective le régime des inégalités d’aujourd’hui et de montrer que dans le cadre d’évolutions globalement convergentes sur la longue durée, les différents pays ont inventé, au cours de leur histoire, des solutions différentes pour gérer leur propre régime d’inégalités, les accroître, les contenir ou réussir à les diminuer.
4La diversité des réponses apportées par les différents pays aux questions posées par les inégalités montre que l’inégalité n’est pas une fatalité. Leur histoire met en évidence des variations significatives et surtout des bifurcations inachevées ou effectives comme en Suède. Elle incite à relativiser l’importance des déterminismes culturels souvent identifiés à des traits de civilisation et à découvrir au contraire la grande efficacité de dispositions institutionnelles, de mouvements sociaux, d’orientations politiques et idéologiques dans la transformation à la hausse comme à la baisse des régimes d’inégalités. Des leviers efficaces existent pour réduire les inégalités, les deux principaux étant l’impôt progressif et l’éducation ; ils ont largement fait leur preuve au cours du siècle précédent. Les expériences historiques nombreuses et analysées de façon détaillée au fil des pages ne sont pas là pour livrer des solutions toutes faites mais pour suggérer des pistes d’expérimentation possibles. Le recours à l’histoire fournit à Thomas Piketty la matière nécessaire à la mise en œuvre d’une méthode expérimentale.
5L’usage constant d’un outil statistique dont Le Capital au xxie siècle a établi la pertinence et la fécondité permet de construire sur le long terme une périodisation originale et convaincante, commune à l’immense majorité des pays pour lesquels on dispose des données nécessaires. Cet outil mesure la part de la richesse nationale, revenu et/ou patrimoine, qui revient, une année donnée, à une fraction déterminée de la population, le 1 % ou les 10 % les plus riches, les 50 % les plus pauvres, etc., et permet d’observer son évolution au fil du temps et d’établir des comparaisons entre pays. Il est, à tous ces titres, un excellent indicateur du niveau d’inégalités d’un pays à un moment donné.
6L’immense majorité des sociétés identifiées sur les cinq continents a longtemps été organisée selon une logique « trifonctionnelle », source d’un premier régime d’inégalités : les nobles étaient chargés des fonctions guerrières, le clergé de l’encadrement spirituel et les roturiers de fournir par leur travail les biens et les services nécessaires à tous. Les deux premiers ordres étaient de loin les plus riches, ils accaparaient à eux seuls la quasi-totalité des revenus et des propriétés. À des rythmes différents selon les sociétés, des États centralisés ont émergé, parce qu’il était devenu nécessaire de prélever des impôts pour entretenir des armées et de faire la guerre.
7Une « idéologie propriétariste », fondée sur une séparation stricte entre le droit de propriété, réputé ouvert à tous et les pouvoirs régaliens, désormais monopoles de l’État centralisé, s’est alors imposée un peu partout. Les « sociétés de propriétaires » ont ainsi succédé aux sociétés « trifonctionnelles ». La Révolution de 1789 marque en France une césure franche entre les deux systèmes. Tout au long du xixe siècle et jusqu’en 1914, ces sociétés de propriétaires se sont caractérisées par un très haut niveau d’inégalités : en France, la part du total des propriétés privées (actifs immobiliers, professionnels et financiers) détenue par les 10 % les plus riches était comprise entre 80 % et 90 % dans l’immédiat avant-guerre. Quant à la part des revenus du capital et du travail revenant aux 10 % les plus riches, elle s’élevait à environ 50 % du total. D’où ce constat nouveau et paradoxal : un siècle après l’abolition des privilèges en France, la concentration de la propriété et du pouvoir économique et financier est supérieure à celle observée à la fin de l’Ancien Régime ! Les mêmes tendances s’observent en Angleterre et dans les autres pays européens.
8S’amorce pourtant, à l’issue de la guerre de 1914, une nette déconcentration des patrimoines, laquelle s’interrompt au début des années 1980. Celle des revenus commence à la même époque au bénéfice des classes moyennes (les 40 % du milieu) et populaires (les 50 % des revenus les plus bas). Au cours des années 1945-1980, beaucoup d’États deviennent des social-démocraties grâce à des politiques sociales développées et des réductions notables des inégalités, c’est en particulier le cas de la France.
9Après avoir beaucoup baissé depuis 1914, les inégalités s’accroissent de nouveau fortement au profit des 1 % et 10 % les plus riches, dans la plupart des pays, à partir des années 1980-1990. L’analyse détaillée des évolutions propres à chaque pays au cours du xxe siècle et des vingt premières années du suivant (France, Royaume Uni, Irlande, Suède, Inde, Japon) montre la complexité et l’extrême diversité des trajectoires politico-idéologiques et institutionnelles qui ont conduit les sociétés trifonctionnelles à devenir des sociétés de propriétaires puis des sociétés social-démocrates pour donner aujourd’hui dans l’hyper-capitalisme.
10Le cas de la Suède est particulièrement instructif. Considéré comme un modèle de social-démocratie, ce pays a longtemps été à la fois plus inégalitaire que les autres pays européens et plus sophistiqué dans l’institutionnalisation et l’expression de son idéologie « propriétariste ». De 1865 à 1911, le système électoral était censitaire. Le poids électoral de chaque citoyen était fixé par un barème officiel ; il dépendait de l’ampleur de ses impôts, de ses propriétés et de ses revenus. Les citoyens les moins riches disposaient d’une voix chacun, tandis que chacun des plus riches pouvait disposer à lui seul de 54 voix ! Ce régime censitaire fut aboli par les réformes électorales de 1911 et l’avènement du suffrage universel en 1919-1921. La Suède passe ainsi en quelques années d’un système hyper-inégalitaire à un régime social-démocrate avancé, qui assure au pays l’un des niveaux d’inégalité le plus faible observé dans l’histoire, sous la pression d’une population dont le niveau d’instruction était à l’époque beaucoup plus élevé que dans les autres pays européens.
11Certains pays, comme la Chine et le Japon, ont évolué différemment. Dans la deuxième moitié du xviiie siècle, les régions les plus développées de la Chine et du Japon, jouissaient d’un développement économique relativement comparable aux régions correspondantes en Europe de l’Ouest. Le recours des pays européens à d’autres sources que le bois comme sources d’énergie et une capacité fiscale et militaire largement supérieure à celle des deux pays d’Asie leur assurent les moyens nécessaires pour « découvrir » l’Amérique, organiser le commerce triangulaire et conquérir d’importantes parties du monde. L’enrichissement devient massif et les inégalités s’élèvent fortement. Rien de tel au Japon et en Chine où le développement économique respecte, selon les principes chers à Adam Smith, droits de propriété et lois de l’offre et de la demande. Les inégalités y demeurent à un niveau modéré.
12Quels sont les enseignements principaux qui s’imposent au terme de ce tour du monde ? Ils sont clairs et bien établis sur la base des faits.
Inégalités, ni mal nécessaire, ni ennemi invincible
13Le premier enseignement contredit les discours conservateurs qui, considérant les inégalités comme un mal nécessaire, les justifient au nom de la rentabilité économique. Les données recueillies dans les différents pays montrent au contraire que la croissance est inversement proportionnelle à la montée des inégalités. Les taux d’imposition très élevés des centiles supérieurs n’affectent pas la croissance, au contraire. Dans de nombreux pays, forte progressivité fiscale, faible niveau d’inégalité et forte croissance vont de pair. C’est en particulier le cas aux États-Unis et dans les grands pays européens au cours des années 1920-1930, puis 1960-1970 où les taux d’imposition appliqués aux plus hauts revenus et patrimoines qui atteignaient souvent 70-80 % et parfois plus étaient largement supérieurs au taux moyen (20-40 %). Or, l’accumulation de capital productif et éducatif s’est poursuivie aux États-Unis, en Angleterre, en France, en Allemagne et dans les pays scandinaves après la Seconde Guerre mondiale à des rythmes supérieurs à ceux observés avant 1914. Et une grande partie de ces impôts progressifs a permis de financer, dans le même temps, l’État social.
14L’articulation d’un investissement éducatif fort et d’une réduction des inégalités sont, à la lumière des deux derniers siècles, des facteurs de développement beaucoup plus porteurs que la sacralisation de l’inégalité et de la stabilité. Les forts écarts de productivité observés entre le milieu du xixe siècle et 1950 entre les pays européens et les États-Unis s’expliquent pour une large part par l’avance historique des USA dans la formation de la main-d’œuvre. Le taux de scolarisation primaire y dépassait les 80 % dès les années 1850. En France, en Angleterre et en Allemagne, il faudra attendre les années 1890-1910 pour atteindre la généralisation de la scolarité primaire à une génération entière. Ce n’est qu’en 1950, au prix d’un investissement éducatif considérable réalisé dans les pays européens que s’est annulé et même inversé l’écart de productivité avec les États-Unis. À l’inverse, on comprend facilement comment, dans les sociétés contemporaines où le développement économique dépend en large partie de technologies complexes réclamant des qualifications poussées, un accès inégal aux études supérieures (environ 50 % d’une génération) peut générer de nouvelles inégalités de salaires et de niveaux de vie. Or, si la période 1950-1990 (où les inégalités ont diminué fortement) se caractérise par un investissement éducatif exceptionnellement élevé dans l’ensemble des pays riches, les années 1990-2020 voient cet investissement éducatif stagner ou régresser surtout aux États Unis, mais aussi en France. Résultat, le rythme de progression de la productivité se tasse et les inégalités se creusent.
15Les changements de régimes d’inégalités n’arrivent pas tout seuls : ils naissent de la rencontre de luttes sociales et politiques et de profonds renouvellements idéologiques. Lesquels sont aujourd’hui nécessaires et possibles. Nécessaires car l’opacité financière de l’hypercapitalisme contemporain et la montée des inégalités qu’il engendre compliquent beaucoup le traitement du défi climatique, provoquent de grandes insatisfactions sociales, dont beaucoup relèvent de tensions identitaires, et empêchent de mettre en œuvre, faute de transparence, des mesures de redistribution efficaces. Possibles, parce que longtemps empêchée par l’opposition frontale entre le tout collectivisé de l’URSS et le tout privé des USA, la réflexion sur les différentes formes de la propriété devient aujourd’hui plus ouverte.
Que faire ? Une arme très efficace, la fiscalité
16Les formes de la propriété et du pouvoir sont en effet très diverses et toujours à réinventer. Thomas Piketty en distingue trois – les deux premières sont bien connues, mais la troisième constitue un apport très nouveau à la réflexion. Tout d’abord, la propriété publique : l’État, une collectivité publique, ou une agence sous contrôle de la puissance publique deviennent les propriétaires d’une entreprise en lieu et place des actionnaires privées. Ce processus de nationalisation a été pratiqué à de nombreuses reprises par les États socio-démocrates. Ensuite, la propriété sociale : les salariés participent à la direction d’une entreprise en y partageant le pouvoir avec les actionnaires. Plus rare, cette pratique a déjà été expérimentée dans plusieurs pays avec des répartitions diverses des voix attribuées aux deux parties. Enfin, la propriété temporaire, elle est entièrement nouvelle par son ampleur. Les propriétaires les plus fortunés devraient rendre chaque année à la collectivité une partie de ce qu’ils possèdent sous la forme d’un impôt progressif afin de faire circuler la propriété et d’empêcher la persistance de détentions trop importantes. Ces trois formes de dépassement de la propriété privée peuvent prendre des formes très diverses selon les pays, mais c’est en les combinant qu’on pourra dépasser le capitalisme.
17Associé à l’investissement éducatif, la fiscalité est donc de loin l’outil le plus efficace pour réduire les inégalités. Un impôt juste et efficace sera donc toujours progressif et même fortement progressif. Il devra porter à la fois sur les revenus, les successions et la propriété sous ses trois aspects. Ce triptyque permet de mettre en place un système public d’héritage pour tous, chaque jeune adulte disposant d’un capital à 25 ans d’un patrimoine égal à 60 % du patrimoine moyen.
18Telles sont les mesures essentielles proposées par Thomas Piketty pour réduire durablement les inégalités et dépasser ainsi le stade actuel du capitalisme.
19Simple à formuler dans un livre, la réalisation de ce programme radical et nécessairement international, qui reprend à son compte les analyses de Rousseau, Proudhon et Marx dénonçant les vices de la propriété privée ne peut que se heurter à de nombreux obstacles. L’auteur en est parfaitement conscient et les dernières parties de son ouvrage ont le grand mérite d’identifier et d’analyser plusieurs de ces difficultés avec une grande lucidité. « Jamais, écrit-il, la complexité des questions posées au sujet du régime de propriété et du système de frontières n’a été aussi forte ».
20Les difficultés majeures proviennent du caractère multidimensionnel des conflits sociaux d’aujourd’hui. À lui tout seul le concept de classe sociale recouvre des aspects très divers de l’existence sociale qui ne sont pas toujours alignés. Les quatre critères de base, profession, revenu, diplôme et propriété, sont loin de toujours se cumuler chez les individus. Certes il existe des patrons riches et très diplômés ayant accumulé (ou hérité) un gros patrimoine mais il existe aussi des titulaires de hauts diplômes, sans emploi et sans patrimoine, des riches sans diplôme, etc. Le niveau de revenu est lui-même un attribut complexe puisqu’il dépend de sources diverses (travail, capital). D’autant qu’à ces quatre dimensions cardinales viennent s’ajouter d’autres clivages très sensibles, le genre, l’âge et les origines nationales ou ethniques. Céline Bessière et Sibylle Gollac [2] montrent justement dans un ouvrage récent comment l’unité statistique du ménage dissimule de très fortes inégalités entre hommes et femmes en matière de détention de patrimoine. Le capital a un genre et il est masculin !
21Jusqu’aux années 1980, le système politique des démocraties occidentales opposait des partis de gauche qui recueillaient massivement les suffrages des citoyens les plus défavorisés en matière de revenu, d’emplois, de diplôme et de patrimoine et les partis de droite qui rassemblaient les catégories sociales dirigeantes, les plus riches, les plus instruites et les plus « propriétaires ». Il n’en va plus de même aujourd’hui. Les gouvernements de gauche ont au cours de leurs mandats des années 1980 à aujourd’hui profondément déçu les attentes des classes populaires qui, faute de s’y reconnaître encore, votent de moins en moins. Une analyse très fine des enquêtes post-électorales réalisées depuis la Seconde Guerre mondiale dans la plupart des pays où ont eu lieu des élections met en évidence un renversement complet du clivage éducatif : les partis de la gauche électorale ont cessé d’être les partis des travailleurs pour devenir les partis des diplômés, de la gauche « brahmane » selon la formule de Thomas Piketty. Si la part détenue du patrimoine demeure un déterminant implacable de l’attitude politique, un système d’élites multiples a progressivement émergé avec leurs points communs et leurs divergences. Certes les plus riches en patrimoine ne votent jamais à gauche et les plus pauvres très rarement à droite, mais les 10 % les plus diplômés ne votent pas pour les mêmes partis que les 10 % les plus riches, tout en adhérant les uns et les autres à une même idéologie du mérite, héritée de la Révolution française et des débuts de la Troisième République : ils sont également convaincus de la nécessité d’une inégalité juste, communément appelée l’élitisme républicain.
22De là le remplacement d’une structure électorale autrefois binaire (droite vs gauche) par une structure plus complexe et plus instable, celle, en France par exemple, d’un quatre-quarts de tailles approximativement équivalentes. Les questions relatives à l’immigration (trop d’immigrés ? oui ou non) et à la redistribution (faut-il prendre aux riches pour donner aux pauvres ? oui ou non) découpent chacune l’électorat en deux moitiés de tailles comparables qui, une fois croisées, donnent le quatre-quarts. C’est bien autour de la frontière et de la propriété que se structurent aujourd’hui les conflits politiques.
Raisonner en termes de classes sociales
23Capital et idéologie est, on l’aura compris, un grand livre. Il faut s’en donner le temps, mais ses 1200 pages ne sont pas difficiles à lire. La fluidité de l’écriture, la clarté de l’exposé maintiennent constamment l’intérêt du lecteur d’autant que le récit est régulièrement scandé par des « résumons », faisant le point sur les acquis du raisonnement à mesure qu’il se développe. On apprend beaucoup en le lisant. Il permet au lecteur d’accéder, à partir de données nouvelles d’une exceptionnelle qualité, à une vue d’ensemble de la logique de développement de l’hyper capitalisme contemporain, des rapports de force et des contradictions qu’il engendre dans l’ensemble du monde. Il permet de comprendre comment et pourquoi ce nouveau régime d’inégalités ne cesse d’enrichir les plus riches et d’appauvrir les plus pauvres, jusqu’à menacer gravement les conquêtes récentes des classes moyennes en matière de revenus et de patrimoines. Des chemins permettant d’inverser la tendance sont clairement tracés, à l’échelle internationale comme au sein de chaque pays. L’instauration d’une société juste est bien l’objectif final que l’auteur assigne à sa démarche scientifique.
24On peut bien sûr douter, en refermant le livre, de la faisabilité des solutions proposées et se demander comment réunir aujourd’hui un ensemble de forces politiques assez puissantes, assez unies et assez convaincues pour amorcer des réformes aussi ambitieuses, qui s’en prennent directement aux propriétés et aux pouvoirs des maîtres du monde. On peut aussi se dire que les menaces qui pèsent sur la planète et notamment le réchauffement climatique sont assez urgentes pour provoquer un sursaut et nous contraindre à revoir de fond en comble le fonctionnement de nos économies et de nos modes de vie. On peut aussi se dire, plus modestement, qu’à l’échelle d’un pays une réforme fiscale ambitieuse, toujours possible, associée à un fort développement des scolarités secondaires et supérieures, permettrait de réduire sensiblement les inégalités et d’augmenter croissance et productivité. Mais l’éclatement en quatre-quarts des orientations politiques n’est guère propice à la mise en place de réformes de long terme.
25Reste à formuler quelques questions. La définition de l’idéologie adoptée par Thomas Piketty n’est pas toujours très claire. « L’inégalité n’est pas économique ou technologique, elle est avant tout idéologique » est-il écrit p. 827. Or, la sphère des idées, la sphère idéologico-politique, est-il précisé p. 21, dispose d’une « véritable autonomie ». Il existerait donc toujours, à tous les niveaux de développement, de multiples façons de définir les relations de propriété, de structurer un système économique, social et politique, etc. On comprend très bien que l’auteur n’adhère pas à la théorie marxiste de la détermination en dernière instance de la superstructure (l’idéologie) par l’infrastructure (l’économie). Mais il y a toujours des liens, souvent très forts, entre un régime d’inégalités données, les idéologies qui le justifient et le système économique et social qui les produit. L’auteur en convient d’ailleurs volontiers puisque le livre commence par la phrase « chaque société humaine doit justifier ses inégalités ». L’autonomie d’une idéologie est toujours relative, à preuve la violence des résistances et des moyens mis en œuvre par les plus favorisés pour s’opposer aux transformations des régimes qui les favorisent. Un régime d’inégalités est toujours le produit d’un rapport de forces, où les plus riches sont assez forts pour imposer leurs lois à tous en se donnant les moyens législatifs, institutionnels et idéologiques qui les mettent à l’abri de réformes de fond qui bouleverseraient l’ordre qu’ils ont établi. Les inégalités sociales, à un moment donné, sont toujours les effets d’une organisation économique et sociale complexe aux dimensions multiples. Les inégalités de revenus et de patrimoines ne constituent que l’une des dimensions de cet ensemble économique et social. Les sociologues Cédric Hugrée, Étienne Pénissat et Alexis Spire le montrent bien dans leur « tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent [3] ». Certes les inégalités de richesse y occupent une place centrale mais les rapports de domination se jouent à bien d’autres niveaux de l’échelle sociale, Pierre Bourdieu l’a bien expliqué [4]. Ils se construisent dans quasiment tous les aspects les plus quotidiens de la vie sociale. C’est pourquoi, les sociologues préfèrent raisonner en termes de classes sociales, qui ont le mérite de prendre en compte davantage de dimensions économiques et sociales et de rompre avec une vision verticale, unilinéaire et graduelle de la société.
26L’usage des fractiles de revenus et de patrimoines est un instrument de mesure décisif des inégalités mais ces derniers présentent le grave inconvénient, s’ils restent le seul instrument de mesure, de réduire la structure d’une société à une pyramide abstraite. Il serait très fructueux de « désanonymiser » sociologiquement la population du premier centile et du premier décile en précisant leur structure socio-démographique en termes d’âge, de catégories socio-professionnelles, de diplômes, de secteur d’activité, de lieu de résidence, comme il est utilement procédé aux pages 801-807 pour les femmes : leur part augmente depuis 1970 dans tous les fractiles supérieurs mais à un rythme très lent. Si cette hausse se poursuit au même rythme, qu’au cours de la période 1995-2015, la parité ne sera atteinte au sein du centile supérieur qu’en 2102 !
27L’essentiel de la lumière est portée sur les fractiles les plus élevés de la population, premier centile, premier décile. Il serait aussi très instructif d’analyser dans les mêmes termes la composition sociale des fractiles du bas et du centre de la distribution et de référer leurs évolutions aux différents seuils de pauvreté nationaux et internationaux. Les travailleurs des pays riches dont les revenus ou les patrimoines sont en dessous du premier décile bénéficient de conditions matérielles d’existence largement supérieures à l’immense majorité des populations vivant dans des pays pauvres. Il serait aussi essentiel de connaître l’évolution, au fil du temps, des caractéristiques socio-démographiques des populations concernées.
28Une coopération entre économistes et sociologues serait ici nécessaire et bienvenue.
Notes
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[1]
Piketty T. (2019), Capital et idéologie, Paris, Seuil, 1232 p.
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[2]
Bessière C. & Gollac S. (2019), Le Genre du capital, comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte.
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[3]
Hugrée C., Pénissat É. & Spire A. (2017), Les Classes sociales en Europe, tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Marseille, Agone.
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[4]
Bourdieu P. (1966), « Condition de classe et position de classe », European Journal of Sociology/Archives Européennes de Sociologie, vol. 7, no 2, On Suicide, p. 201-223.