CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1Dès la promulgation de la loi sur l’enseignement primaire obligatoire de 1882, la liberté a été laissée aux familles d’instruire elles-mêmes leur enfant [1]. Dès lors, celles-ci ont la possibilité de s’affranchir, dans une certaine mesure, des programmes scolaires pour définir les contenus enseignés et la manière de les transmettre. Cette autorisation accordée aux familles dans un contexte de consolidation de la République naissante peut apparaître paradoxale. En effet, la famille suscite alors une certaine méfiance des pouvoirs publics en tant qu’instance de socialisation concurrente de l’école publique, chargée de former les citoyens (Périer, 2005). Cette marge de liberté n’est en réalité accordée à l’origine qu’à un nombre très restreint de familles, le plus souvent fortement dotées financièrement et intellectuellement (Robert & Séguy, 2015).

2Si ce phénomène se situe par définition aux marges du système éducatif, il a pris une importance croissante, à la fois numérique et symbolique depuis la fin du xixe siècle et notamment au cours de la dernière décennie : le nombre d’enfants instruits dans la famille a été multiplié par deux entre 2007 et 2016 (MEN, 2018) et concerne 30 139 enfants [2] sur les 8,3 millions d’enfants soumis à l’obligation d’instruction pour l’année scolaire 2016-2017. L’instruction dans la famille est également sujette à une surveillance politique resserrée. Associé à l’attention portée aux dérives sectaires depuis la fin des années 1990 et, plus récemment, au phénomène de « radicalisation [3] », l’encadrement institutionnel de l’instruction dans la famille [4] s’est renforcé à partir des années 2000 suivant un double principe d’inclusion et de contrôle social (Farges & Tenret, 2017). Cet encadrement repose sur deux modalités de contrôle : une enquête sociale assurée généralement par les services municipaux et un contrôle pédagogique – organisé et/ou réalisé par un·e inspecteur·rice de l’Éducation nationale du premier ou du second degré – prévu tous les ans entre les six et les seize ans [5] de l’enfant pour vérifier la réalité de l’instruction donnée par les familles. En cas de manquement repéré, ces contrôles peuvent déboucher sur des sanctions et une obligation de (re)scolarisation.

3Fondamentalement, les contrôles d’instruction réalisés par les inspecteurs questionnent le rapport de l’institution scolaire avec des familles ayant fait le choix, pour différentes raisons, de se soustraire à elle. À l’issue de ces contrôles, les inspecteurs sont tenus de statuer du caractère « conforme [6] » de l’instruction donnée dans un rapport écrit transmis à la famille et conservé à la direction des services de l’Éducation nationale (DSDEN). Le présent article vise à analyser la fabrication du jugement des inspecteurs, entendu à la fois comme verdict administratif et processus de catégorisation sociale. À partir d’observations in situ de contrôles d’instruction et d’entretiens ethnographiques (Beaud, 1996), cet article interroge les critères mobilisés par les inspecteurs pour produire un jugement : à partir de quelles informations, voire quels indices, qui leur sont rendus accessibles, et au terme de quel processus, les inspecteurs parviennent-ils à estimer la conformité d’une instruction en dehors de tout cadre scolaire ?

4Un tel questionnement s’inscrit tout d’abord dans une sociologie de l’éducation. Étudier le jugement des inspecteurs permet de saisir, en creux, les normes véhiculées par l’institution scolaire, telles qu’elles se révèlent au travers de situations a priori éloignées de l’école. Cette approche conduit à considérer l’emprise de la forme scolaire (Vincent, 1994) et la façon dont elle imprègne les jugements portés par les inspecteurs sur l’organisation du temps, de l’espace, ou encore la présence et l’utilisation de supports, au domicile des enfants contrôlés. Cela amène aussi à s’intéresser à la variabilité sociale des jugements inspectoraux, notamment à la manière dont des indices sociaux se convertissent en jugements scolaires dans les catégories de l’entendement professoral (Bourdieu & Saint-Martin, 1975). Suivant cette perspective, plusieurs travaux ont montré comment, dans les familles populaires, les modèles éducatifs et plus largement les modes de vie sont mis en cause par les verdicts scolaires (Thin, 1998 ; Périer, 2005 ; Millet & Thin, 2005 ; Vélu, 2017) : le suivi des devoirs, l’attitude des parents, les rythmes de vie sont autant de pratiques encadrées par l’école (Millet & Thin, 2012). Toutefois, cette variabilité a été moins explorée aux frontières de l’institution, si ce n’est en s’intéressant aux formes extrêmes d’échec scolaire que constituent le décrochage ou la déscolarisation (Glasman & Œuvrard, 2011 ; Berthet & Zaffran, 2014).

5Cet article s’inscrit également dans une sociologie des rapports à l’État, en étudiant la manière dont l’institution scolaire gouverne les conduites par ces opérations de contrôle d’instruction. Pris sous cet angle, les contrôles, à la manière des relations aux administrations (Siblot, 2007 ; Spire, 2009 ; Serre, 2009), révèlent les rapports de pouvoir entre l’État et ses administrés, ce qui n’empêche pas des résistances qui peuvent aller de la contestation à la dissimulation d’informations, voire à des formes de contournement (Spire, 2018 ; Dubois, 2003 ; Barrault-Stella, 2017). La rencontre entre les inspecteurs et les familles non scolarisantes offre ainsi un point d’observation heuristique des rapports ordinaires aux institutions publiques de parents ayant en commun de s’être soustraits à l’école. Venues à l’instruction dans la famille pour une pluralité de raisons et avec des propriétés sociales très diverses, comment ces familles réagissent-elles face à l’État, dans l’interaction avec les contrôleurs ? Dans quelle mesure ces interactions influencent-elles le jugement de ces derniers ?

6Après avoir présenté, dans une première partie, le dispositif d’enquête déployé pour approcher les étapes de la fabrication du jugement inspectoral, nous montrons, dans une deuxième partie, que son élaboration est bousculée tant par la temporalité du contrôle que par les critères non scolaires sur lesquels ce dernier est tenu de s’appuyer, ou encore par son articulation aléatoire avec le contrôle social. De plus, il apparaît que le verdict final repose sur deux modalités de jugement inspectoral distinctes, présentées respectivement en troisième et quatrième parties de l’article : le jugement de « normalité éducative », d’une part, que les inspecteurs élaborent lorsqu’ils tentent de s’assurer que le contexte familial est suffisamment protecteur pour l’enfant ; le jugement de « validité pédagogique », d’autre part, qui est fonction des caractéristiques sociologiques des familles rencontrées et de leurs compétences présumées pour délivrer une instruction.

Une enquête ethnographique pour étudier la fabrication des jugements

7Le jugement des inspecteurs est au cœur du dispositif des contrôles de l’instruction dans la famille. Celui-ci, prévu tous les ans, porte sur deux dimensions : (1) « la réalité de l’instruction dispensée » et (2) « la progression de l’enfant », qui doit être « compatible avec l’âge de l’enfant et son état de santé, tout en tenant compte des aménagements justifiés par les choix éducatifs des parents [7] ». Sur ces deux dimensions, il est prévu des dispositions « si les résultats du contrôle sont jugés [nous soulignons] insuffisants [par l’inspecteur] ». Pour étudier la fabrication du jugement inspectoral, l’analyse s’appuie sur un dispositif d’enquête ethnographique, fondé à la fois sur des entretiens et sur des observations répétées de contrôles dans trois académies contrastées [8] : l’académie des Mille pieds, l’académie des Hauts plateaux et l’académie des Beaux jardins. Nos observations se sont déroulées sur 15 journées entre le printemps 2015 et l’hiver 2018 et nous ont permis d’assister au total à 33 contrôles auprès de 29 familles différentes [9] :

8– Académie des Hauts plateaux : 10 contrôles à domicile dans 10 familles différentes (premier degré) ;

9– Académie des Mille pieds : 6 contrôles à domicile, 1 dans la circonscription, 4 familles différentes (second degré) ;

10– Académie des Beaux jardins : 8 contrôles dans un établissement et 8 contrôles dans des locaux de l’académie, 15 familles différentes (second degré).

11Bien que le premier et le second degré relèvent d’organisations administratives distinctes [10], les contrôles d’instruction s’y déroulent suivant des schémas largement communs : ces contrôles sont généralistes dans le sens où ils ne portent pas sur des connaissances disciplinaires précises, ils supposent des contacts directs avec les enfants et les familles, et la rédaction d’un rapport à l’issue du contrôle. Les inspecteurs n’ont généralement pas d’informations sur le traitement qui est fait de ce rapport ultérieurement par l’administration.

12Dans les académies des Mille pieds et des Hauts plateaux, nous avons non seulement pu être présentes aux côtés des inspecteurs lors des contrôles, mais aussi réaliser avec eux un entretien semi-directif en amont, des entretiens de debriefing après chaque contrôle et consulter les rapports rédigés, les dossiers des familles concernées, ainsi que les grilles d’analyse et autres outils utilisés. Le croisement de ces différentes données permet tout autant d’accéder à la manière dont les inspecteurs se représentent ces contrôles dans le cadre de l’ensemble de leur activité professionnelle, en lien avec leurs trajectoires personnelles, que d’observer le déroulement précis de ceux-ci et sa variabilité en fonction des familles. Les entretiens de debriefing ont permis, quant à eux, d’accéder à l’interprétation spontanée que l’inspecteur formule à l’issue de sa visite et de mesurer l’éventuel écart entre celle-ci et le rapport écrit transmis aux familles et à la DSDEN. Afin de mieux prendre la mesure de la spécificité des contrôles réalisés à domicile, des observations de contrôles d’enfants relevant du second degré ont été réalisées dans un établissement scolaire et dans des locaux administratifs de l’académie des Beaux jardins. N’ayant pas, dans cette académie, été autorisées à assister aux contrôles, nous avons néanmoins obtenu le droit d’être présentes lors de l’accueil des familles et d’assister aux discussions au sein des commissions pluridisciplinaires [11]. Nous avons pu également connaître les avis formulés, lire les rapports transmis et consulter les dossiers des enfants.

13La possibilité qui nous a été donnée de suivre les inspecteurs lors de leurs contrôles au domicile des familles est d’autant plus précieuse qu’elle s’est avérée difficile à obtenir. Sur tous les inspecteurs que nous avons sollicités pour une première phase d’enquête par entretiens (soit 31 inspecteurs dans 14 académies différentes), seuls deux d’entre eux ont accepté notre présence à leur côté lors des contrôles [12]. Les deux inspecteurs ayant accepté, dans les académies des Hauts plateaux et des Mille pieds, que nous les accompagnions dans leurs contrôles, présentent certaines caractéristiques, qui expliquent sans doute leur ouverture à notre recherche (voir encadré).

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Hervé et Christine, deux inspecteurs ordinaires ?
Hervéa est en fin de carrière comme IA-IPR dans l’académie des Hauts plateaux. Il est en charge du dossier de l’instruction dans la famille depuis un grand nombre d’années et assure avoir une grande autonomie dans son travail et particulièrement sur ce dossier. Titulaire d’une maîtrise en sciences humaines, il se montre tout à fait ouvert à notre démarche de recherche – l’un de ses enfants est lui-même engagé dans un métier en lien avec la recherche médicale, tandis que l’autre a suivi un cursus de droit. En outre, le fait pour lui d’avoir vécu enfant à l’étranger et d’avoir été scolarisé dans un système différent lui a donné un certain recul sur l’institution scolaire. De plus, pour Hervé, les contrôles à domicile ne concernent qu’une minorité d’enfants, ceux qui, pour différentes raisons, ne se sont pas présentés dans les établissements de son académie où ils ont été convoqués pour un contrôle devant une commission.
Dans l’académie des Mille pieds, Christine, la cinquantaine, nous a accueillies en tant que jeune inspectrice dans sa circonscription. Elle considère avoir « un certain recul » sur l’institution scolaire, qu’elle explique par le fait de ne pas avoir été scolarisée en maternelle elle-même et par son parcours « différent » : après avoir entamé des études de médecine, elle a enseigné dans un lycée à l’étranger puis elle a travaillé dans le privé (dans des domaines très éloignés de l’enseignement) avant d’intégrer l’Éducation nationale comme professeure des écoles. Elle a ensuite exercé la fonction de conseillère pédagogique avant de devenir inspectrice. En outre, elle a parmi son entourage une personne ayant fait des études de sociologie et se montre soucieuse d’aider notre recherche en nous facilitant l’accès au terrain. Ces caractéristiques individuelles rendent Hervé comme Christine particulièrement ouverts à la démarche d’enquête.
a Tous les prénoms ont été modifiés pour des raisons d’anonymisation. Dans l’objectif de produire une « anonymisation située » (Coulmont, 2017, p. 155), nous avons attribué des prénoms et noms de famille fictifs en homologie avec l’appartenance générationnelle, le milieu social ou le parcours migratoire de nos enquêtés. Les enfants instruits dans la famille sont dénommés par un prénom fictif et leur parent par un nom de famille fictif, suivant en cela la manière dont les inspecteurs se sont adressés à eux et que nous avons observée.

Un jugement bousculé

15Le jugement des inspecteurs ne peut se comprendre sans porter attention au contexte dans lequel il est produit, qui en contraint largement l’élaboration à différents niveaux : sa temporalité – le contrôle revêt un caractère rapide et épisodique, ses critères non scolaires inhabituels pour les inspecteurs et son articulation compromise avec le contrôle social. Ces différents éléments vont bousculer les inspecteurs dans la fabrication de leur jugement, au double sens où ils sont pressés par le temps et peuvent difficilement se raccrocher à des routines professionnelles.

Un contrôle épisodique

16Les très faibles effectifs d’enfants concernés par l’instruction dans la famille par académie, comparés aux effectifs d’enfants scolarisés, contribuent à faire des contrôles d’instruction une mission « marginale » dans l’emploi du temps des inspecteurs pour reprendre l’expression d’Hervé décrivant son activité professionnelle (« je situe [l’instruction dans la famille] un peu à la marge ») : les enfants instruits dans la famille et non inscrits à un organisme d’enseignement à distance réglementé – et donc concernés par les contrôles d’instruction – représentent en effet 13 892 enfants en 2016-2017 soit 0,17 % des effectifs d’enfants soumis à l’obligation d’instruction cette année-là, avec des variations comprises entre 0,02 % et 0,28 % selon les académies (MEN, 2018). L’instruction dans la famille constitue aussi pour les inspecteurs un « dossier » qui est pris en charge par un (ou plusieurs) IA-IPR dans le second degré, au même titre que d’autres dossiers tels que l’« égalité filles/garçons », les « enfants intellectuellement précoces » ou encore les « projets éducatifs territoriaux ». Les contrôles d’instruction dans la famille s’insèrent ainsi dans un emploi du temps par ailleurs de plus en plus contraint par les transformations récentes du métier d’inspecteur, qui tend à s’intensifier avec un accroissement des tâches administratives et une multiplication des dossiers transversaux (Caraglio & Leloup, 2016 ; Buisson-Fenet, 2015 ; Pons, 2016).

17De facto, les inspecteurs ne peuvent consacrer que peu de temps aux contrôles d’instruction, comme l’indique Hervé dans l’extrait ci-dessous :

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On est trois collègues [dans ma discipline] dans l’académie. Ils me disent : « donne-le [le dossier de l’instruction dans la famille] aux inspecteurs de la vie scolaire, c’est à eux de s’occuper de ça, ça te laisserait un peu plus de temps à nous consacrer » […] Et puis il y a la fatigabilité aussi par rapport à la route pour aller à droite, à gauche. Au besoin dans les trous, quand je peux en faire, je vais dans des familles. C’est pour ça que dans ma tête je situe un peu à la marge. C’est pour ça que de plus en plus ça m’épuise tellement, la fatigabilité je dirais du métier-même, que je mets plus en stand-by maintenant. C’est pour ça que je vous disais que cette année il va y en avoir plein [d’enfants] qui vont passer à travers, parce que je ne vais pas y arriver. Ça me pèse un peu, parce que je me dis que je n’y arrive pas.
(Entretien préalable avec Hervé)

19Cela rend nécessaire une rationalisation des opérations de contrôle qui passe notamment par une limitation de leur durée. En effet, parmi les observations que nous avons réalisées, le contrôle dure rarement plus de deux heures, pour Christine comme pour Hervé. Dans l’académie des Beaux jardins, le temps réservé pour le contrôle d’un enfant par chaque commission est de 45 minutes, suivant un ordre de convocation fixe, limitant fortement la possibilité de déborder de la durée prévue. Les sujets abordés avec l’enfant et sa famille sont dès lors nécessairement peu nombreux, de même que les questions posées pour évaluer son instruction, et sélectionnés selon un ordre de priorité variable en fonction des inspecteurs qui ne doivent pas s’appuyer sur les critères scolaires habituels.

Un contrôle sans critères ?

20Le contrôle bouscule également les inspecteurs dans leurs routines professionnelles par son caractère non scolaire. La circulaire de 2011 rappelle que « le contrôle n’a pas pour objet de valider le niveau scolaire » et que les parents peuvent tout à fait suivre une « progression [qui] diffère de celle retenue par les programmes officiels de l’Éducation nationale ». Les inspecteurs sont tenus de vérifier que l’instruction dispensée permet « d’amener l’enfant, à l’issue de la période de l’instruction obligatoire, à la maîtrise de l’ensemble des exigences du socle commun [13] ». Rompus à évaluer le travail des personnels enseignants, ce qui constitue le cœur de leur activité, les inspecteurs se trouvent plus démunis pour mener à bien des contrôles qui excluent de faire référence à des critères scolaires coutumiers, tels que les programmes, le niveau de la classe ou les réponses données à des exercices [14]. Hervé veille ainsi à s’éloigner des notions de niveaux et de programmes scolaires, mais, comme il l’indique dans l’extrait d’entretien ci-dessous, cela n’est pas sans le déstabiliser :

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On ne doit pas faire référence aux programmes. On ne doit prendre en compte que des acquisitions de compétences, des acquisitions de connaissances […]. Le texte dit que dans ce contrôle, pourvu que les élèves aient à l’âge de seize ans de l’instruction obligatoire un niveau comparable à celui d’un enfant scolarisé, […] Tout est dans la définition du terme « comparable ». Ce n’est pas défini dans l’arrêté, ni dans la circulaire. « Comparable » c’est : pas la même chose, pas exactement, pas entièrement pareil. Donc les parents jouent là-dessus. Puisque ce n’est que « comparable », ils peuvent très bien avoir un niveau comme ils le veulent, pourvu que nous ce que l’on a contrôlé à l’Éducation nationale c’est qu’il y a instruction.
(Entretien préalable avec Hervé)

22De manière générale, l’évaluation des connaissances et compétences du socle commun conserve une marge importante d’interprétation, certaines compétences demeurent relativement « floues » ou encore implicites et difficiles à apprécier (Bautier et al., 2017 ; Crahay, 2006). C’est le cas par exemple des « attitudes » attendues des élèves (Janichon, 2014) [15].

23Ces difficultés conduisent les inspecteurs à développer des stratégies d’évaluation ad hoc pour gagner en efficacité. Dans l’académie des Mille pieds, l’évaluation des connaissances et compétences de l’enfant se fait sur la base de tests auparavant utilisés pour les évaluations nationales ; ceux-ci sont retravaillés en amont par Amandine, la conseillère pédagogique [16] qui accompagne Christine lors des contrôles :

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Moi j’ai longtemps, longtemps enseigné en CP-CE1 donc ce sont des évaluations que je reprends, des évaluations nationales et aussi que j’ai retravaillées avec mes collègues de circonscription. Si vous voulez, c’est mon expérience aussi de métier qui me permet de jauger le niveau des enfants.
(Entretien avec Amandine)

25Dans l’académie des Hauts plateaux, Hervé utilise quant à lui une grille qui présente de manière synthétique les différentes compétences du socle avec leur niveau de maîtrise (« insuffisante », « fragile », « suffisante » et « très bonne ») ; il la complète au fur et à mesure du contrôle, pendant ses échanges avec les parents et les enfants. Il interroge l’enfant en mobilisant un répertoire de questions qu’il a en tête et qui appellent des réponses très courtes, comme dans le cas d’un test de culture générale. Ces questions ont tout autant une valeur pédagogique, visant à valider des compétences, qu’une valeur sociale, destinée à évaluer l’attitude de l’enfant. Dans l’académie des Beaux jardins, le jugement repose sur deux outils distincts : (1) le contrôle des matériaux pédagogiques (cahiers, livres) – dont la non-présentation lors du contrôle conduit automatiquement à un avis de non-conformité et une obligation de se présenter à un second contrôle ; (2) des questions posées durant l’entretien librement choisies par les contrôleurs mais devant suivre une grille commune utilisée par les différentes commissions et élaborée par les inspecteurs en charge du dossier [17]. Cette grille prend la forme d’un rapport pré-rempli : elle est composée d’une partie qui reprend les compétences du socle et d’une autre partie, dont le modèle est fourni en amont aux commissions, qui résume les étapes de l’entretien en précisant les points à aborder (« modalités pédagogiques », « projets de la famille », « recherches personnelles », « langues vivantes », « activités expérimentales », « activité sportive ou artistique »…). Comme la limitation de durée, les différents outils dont se dotent les inspecteurs sont révélateurs d’une recherche de rationalisation des opérations de contrôle, pour aller plus vite mais aussi pour composer avec l’hétérogénéité des situations contrôlées.

Les incertitudes de l’enquête sociale

26Le dernier élément venant perturber le jugement des inspecteurs est qu’ils ne peuvent généralement pas s’appuyer sur le contrôle réalisé en amont par la mairie. Le volet social du contrôle est en effet réservé à l’enquête du maire, prévue tous les deux ans afin d’établir les raisons de l’instruction dans la famille ainsi que la compatibilité de la démarche avec l’état de santé de l’enfant et les conditions de vie de la famille [18]. Or, ce dernier n’est pas toujours réalisé. Au niveau national, la moitié des dossiers ne présente pas d’enquête du maire (MEN, 2018). Dans une enquête complémentaire que nous menons actuellement sur les dossiers d’enfants instruits dans la famille au sein de plusieurs départements [19], nous constatons également que, dans un des départements relevant de l’académie des Beaux jardins, les contrôles de la mairie font défaut dans 31 % des cas dans le premier degré et 42 % des cas dans le second degré pour l’année scolaire 2016-2017. Par ailleurs, le format de l’enquête est très variable selon les mairies : dans certains cas, le rapport est circonstancié et précise toutes les caractéristiques sociales de la famille (profession des parents voire nom de l’employeur, niveau de revenus et d’études, composition de la fratrie et scolarisation ou non des enfants, etc.) ; les raisons de l’instruction dans la famille (historique du parcours de chaque enfant) ; ou encore les particularités du logement (type d’habitat, parents propriétaires ou non, présence d’un jardin ou d’animaux domestiques, etc.), se terminant par un avis argumenté sur la situation contrôlée. Dans d’autres cas, le rapport est très sommaire et indique simplement, sans autre justification, que les conditions sont réunies pour que la mairie émette un avis favorable quant au choix de l’instruction dans la famille.

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  • En outre, même lorsque l’enquête sociale est réalisée, les inspecteurs n’en disposent pas forcément en amont de leur visite : selon les DSDEN et l’organisation des services, le volet social et le volet pédagogique du contrôle peuvent être plus ou moins compartimentés. Hervé déplore par exemple, dans son académie, ne jamais avoir accès aux résultats du contrôle réalisé par la mairie :

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Hervé : Normalement il y a une enquête de salubrité et d’hygiène publique qui est faite par les mairies. Je regarde un peu les conditions de vie des gens. Si c’est insalubre ou pas…
Enquêtrice : Vous avez accès aux conclusions de la mairie ou pas du tout ?
Hervé : Pas du tout. Jamais. Je n’ai jamais accès aux conclusions de la mairie. C’est un défaut, on devrait. On ne l’a jamais.
(Entretien préalable avec Hervé)

29Ces aléas du volet social alourdissent le volet pédagogique puisque les inspecteurs vont s’enquérir, même rapidement, des conditions de vie de l’enfant. Plus encore, cela révèle la double nature du jugement produit par les inspecteurs qui, corrélativement à la production d’un jugement sur la validité pédagogique de l’instruction donnée, émettent un jugement sur la normalité éducative de la situation contrôlée.

Les points d’appui d’un jugement de normalité éducative

30Dans le cadre des contrôles des enfants instruits dans la famille, les inspecteurs sont investis d’une mission d’évaluation de la réalité de l’instruction donnée mais aussi d’une mission plus vaste de protection de l’enfance. Ils procèdent alors à un contrôle au spectre large, visant à s’assurer que le contexte familial ne présente pas de dysfonctionnements qui pourraient être contraires à l’intérêt de l’enfant, et donnant lieu à ce que nous proposons de qualifier de jugement de normalité éducative. Par cette expression, nous désignons l’attention portée aux éléments permettant de s’assurer que l’enfant n’est pas en danger. Les inspecteurs mobilisent des techniques et des stratégies visant à démasquer d’éventuels désordres familiaux ou manquements d’instruction pour, plus largement, se défaire de tout soupçon et lever l’hypothèse d’une mise en scène orchestrée par la famille au moment du contrôle.

Repérer les situations de mise en danger de l’enfant

31La vigilance attendue des inspecteurs quant à l’évaluation de la mise en danger de l’enfant apparaît clairement dans la circulaire de 2011. Dès les premières lignes, elle inscrit les contrôles de l’instruction dans la famille dans un objectif de prévention de la délinquance [20] et de protection de l’enfance [21]. Par la suite, la circulaire précise, quant au lieu du contrôle, « qu’il est primordial de connaître le milieu où évolue l’enfant ». L’article 5, dévolu aux « cas particuliers », indique qu’en cas de « constat de l’absence totale d’instruction », l’inspecteur d’académie doit effectuer « un signalement au procureur de la République au titre de l’enfance en danger ».

32La circulaire précise la nature des situations familiales considérées comme contraires à l’intérêt de l’enfant : la famille pourrait être confrontée à « des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur ou de compromettre les conditions de son éducation ». De plus, à travers le contrôle de l’instruction, il s’agit aussi pour l’inspecteur de s’assurer de l’absence d’emprise sectaire. Sur ce point, la circulaire est explicite : « la vérification de l’acquisition de l’ensemble des connaissances et des compétences du socle commun est un des moyens qui peut permettre d’apprécier si l’enfant est soumis à une emprise contraire à son intérêt, notamment l’emprise sectaire ». L’association institutionnelle, depuis la fin des années 1990, du dossier de l’instruction dans la famille aux dérives sectaires (à travers l’action de la Miviludes [22]) et plus récemment à la « radicalisation », permet de comprendre cette attention spécifique à l’emprise demandée aux inspecteurs (Ollion, 2017 ; Puzenat, 2018). Celle-ci accentue les craintes de ces derniers quant à une possible mise en scène ou manipulation des parents à leur égard, de sorte qu’ils abordent le contrôle avec une « suspicion de principe » et cherchent à aller au-delà des apparences.

Déjouer les mises en scène

33Conscients du caractère exceptionnel de leur visite, les inspecteurs craignent bien souvent une mise en scène de la part des familles contrôlées : les enfants pourraient être particulièrement préparés pour cette visite ponctuelle et planifiée. En effet, dans les trois académies observées, les familles sont prévenues du contrôle de l’inspecteur bien en amont de sa visite. Christine détaille ainsi les différentes étapes qui précèdent sa venue. Dans un premier temps, un « courrier est envoyé » [par les services de la DSDEN] ; puis « on appelle la famille et on prévient qu’on va venir ». Lors de ce contrôle officiellement annoncé, une première manière de déjouer une trop grande préparation des familles est de les surprendre. Pour Hervé par exemple, il s’agit d’arriver presque systématiquement en avance aux rendez-vous, à la fois pour repérer les lieux mais aussi pour déstabiliser un peu la famille et risquer, éventuellement, de « trouver les parents en pyjama » comme dans l’extrait d’observation ci-dessous :

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Extrait du carnet d’observations, famille Pierre[23]
Nous roulons une bonne demi-heure, jusqu’à [nom de village], avant de nous enfoncer dans une ruelle d’un lotissement assez récent, situé juste derrière un lycée que Hervé connaît bien. Nous arrivons à 8 h 15, alors que le rendez-vous est prévu à 8 h 30 mais Hervé dit que l’on peut tenter quand même d’y aller, même si on risque de trouver les parents en pyjama car « dans ces familles, ce n’est souvent pas très structuré, ils se lèvent un peu plus tard que la moyenne vu qu’ils n’ont pas les obligations liées à l’école ».

35Une autre manière de déjouer les mises en scène est de s’évertuer à faire affleurer, dans la conduite du contrôle, une expression spontanée. Hervé et Christine n’atteignent pas cet objectif de la même façon. Hervé recherche cette spontanéité dans les connaissances de l’enfant, en recourant à une batterie de questions dans sa manière de mener l’entretien. Ces questions lui viennent sur le moment, s’enchaînent souvent assez rapidement, comme le montre l’extrait d’observation ci-dessous suite au contrôle réalisé dans la famille Bachi. Dans cette famille, Hervé cherche à dissiper le soupçon d’une possible emprise religieuse. Inquiété par le fait d’avoir été orienté, par l’adresse, vers un autre membre de la famille peu accueillant et par la présence du Coran comme seul livre dans la pièce, il est rassuré par la manière dont Amine répond à la succession de ses questions.

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Extrait du carnet d’observations, famille Bachi
[L’entretien a lieu dans le salon d’une maison mitoyenne d’un quartier pavillonnaire. L’enfant (Amine, 12 ans), apprêté pour le contrôle, attend les inspecteurs devant la maison. Hervé, Mireille (sa collègue en formation), Amine et sa mère s’installent autour d’une table, tandis que deux autres enfants de la fratrie jouent à l’étage et qu’un petit frère assiste à l’entretien. De nombreux manuels et cahiers d’exercices sont posés sur la table. Dans la pièce, il y a un buffet avec des étagères sur lesquelles le seul livre posé est un Coran.]
Hervé : « Et l’instruction civique ? », Amine : « Oui, la citoyenneté… ». Hervé demande : « On a un roi ou un président ? On est dans une démocratie ou dans une aristocratie ? Sous le président il y a qui ? Combien il y a d’assemblées ? Comment s’appellent les gens à l’Assemblée nationale ? ». Amine répond au fur et à mesure, il a tout bon, sauf pour la dernière question, il répond « les sénateurs ». Hervé : « Et est-ce que tu sais situer un siècle dans l’histoire ? 1400 c’est quel siècle ? ». Amine hésite. Hervé : « Et le Moyen Âge ? La Renaissance ? ». Amine répond : « Le Moyen Âge c’est avant la Renaissance, la Révolution française après ». Hervé : « Et les continents dans le monde ? ». Amine répond tout bon, très vite, comme s’il faisait un quizz. Hervé : « Bon, et bien tu as une bonne culture ! » […] Hervé à Amine : « Est-ce que tu as besoin de ta maman pour qu’elle te dise quoi faire ? Ou tu fais les choses tout seul ? ». Amine souriant : « Entre les deux… ». Hervé : « Et dans la vie, est-ce que de toi-même tu te dis “je vais aller réparer ça, m’occuper de ça” ? ». Amine et sa mère répondent ensemble : « Oui ». Hervé note dans le rapport : « Se montre autonome dans l’ensemble des aspects de la vie quotidienne ».

37Pour Christine, la recherche de spontanéité passe par une division du travail de contrôle avec les conseillères pédagogiques. En effet, lors du contrôle, elle s’entretient avec le(s) parent(s) dans la pièce principale (généralement le salon), tandis que la conseillère pédagogique qui l’accompagne s’installe avec l’(es) enfant(s) un peu à l’écart, souvent dans une autre pièce (chambre des enfants ou pièce dédiée à l’instruction), pour tester les connaissances. Cette répartition des tâches permet, outre l’optimisation du temps, de disposer d’un temps avec les enfants hors du regard des parents et d’avoir ainsi accès à la parole des enfants, à travers des « discussions assez informelles » :

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Amandine : En fait, on a quelquefois des discussions qui sont assez informelles comme ça avec les enfants et qui peuvent m’interroger sur l’épanouissement qu’ils peuvent avoir. Si vous voulez, c’est assez compliqué pour nous. C’est un peu ça qu’on va essayer quelquefois de regarder pour voir s’il n’y a pas une dérive, un climat qui peut ressembler un peu à une forme d’embrigadement, dans les familles que j’ai pu voir. […] Quand on arrive, ce n’est pas toujours facile de mettre les enfants à l’aise.
Enquêtrice : Habituellement vous essayez de vous mettre dans une autre pièce que l’inspecteur ?
Amandine : Ah oui, c’est mieux. En général, je suis dans la chambre des enfants, dans laquelle ils travaillent, ou je suis dans le salon et l’inspecteur ou l’inspectrice est dans la cuisine. Alors ce qui se passe, c’est que je me présente, je dis aux enfants que je viens voir où ils en sont dans leur travail. Pendant ce temps-là, l’inspectrice ou l’inspecteur discute avec les parents dans une pièce à côté.
(Entretien avec Amandine, conseillère pédagogique)

Chercher la cohérence, chasser les anomalies

39Les inspecteurs fondent par ailleurs leur jugement de normalité éducative sur une impression générale de cohérence – discursive et observée – concernant tant les pratiques éducatives que le style de vie. En ce sens, leur travail est proche de celui des agents de guichet étudiés par Vincent Dubois, attentifs à « déceler des choses non cohérentes » à partir d’une « batterie d’indices pour vérifier les dires du visiteur » (Dubois, 2003, p. 69). Toutefois, cette quête de cohérence ne va pas de soi dans la mesure où « les relations de guichet s’apparentent à des situations goffmaniennes de dissimulation réciproque » (idem, p. 69), dans lesquelles l’agent garde pour lui ses impressions et son jugement en cours d’élaboration, de façon à éviter toute relation conflictuelle au moment du contrôle. Dans le cas des contrôles d’instruction également, les inspecteurs nous ont paru particulièrement attentifs à différents ordres de cohérence : temporel, contextuel et biographique.

40En premier lieu, ils recherchent une cohérence temporelle entre les visites successives qu’ils font auprès des familles : lorsqu’ils ont déjà vu la famille lors d’un précédent contrôle, les inspecteurs s’assurent d’une certaine continuité avec la fois précédente. Dans la famille Nimir, Christine s’interroge sur la disparition d’un chat qu’elle avait aperçu lors de la première visite et qui faisait l’objet d’une grande attention de la part de la famille. L’absence du chat et de toute référence à l’animal lors des visites suivantes l’interpelle sur la sincérité de la famille.

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Extrait du carnet d’observations, Famille Nimir, deuxième visite
Nous nous garons à proximité du domicile de la famille [une résidence récente, la famille occupe un logement de trois pièces au rez-de-chaussée], Christine pense que je suis déjà venue, ça ne me dit rien sur le moment. Elle précise « c’est la famille au chat ». Je l’interroge sur cette appellation. Elle m’explique que la famille avait un chaton la première année, mais la suivante, « plus de nouvelles du chat » […]. En sonnant à la porte, je reconnais en effet le domicile où j’avais accompagné Christine et la conseillère pédagogique pour un contrôle deux ans auparavant.

42La recherche de cohérence se fait aussi au niveau de l’environnement dans lequel l’enfant évolue. Lors de notre visite dans la famille Pierre, au printemps 2015, les loisirs au caractère ésotérique de la famille soulèvent un « point d’alerte » chez Hervé. Les variations du lieu d’habitation de la famille l’interpellent (« ça colle pas »), comme cela apparaît ci-dessous. Toutefois, il accorde aussi de l’importance à la trajectoire et semble rassuré par l’orientation professionnelle souhaitée par les enfants, différente de celle de leurs parents.

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Ils s’occupent de leurs enfants. L’instruction est faite. Ils s’en occupent bien. J’ai un point d’alerte quand les métiers des parents sont orientés vers l’ésotérisme. Y a toujours dans le fond l’emprise mentale qu’il faut essayer de voir. Je pousse à ce moment-là le questionnement et l’environnement pour voir s’il y a quelque chose qui aurait mis dans la tête des enfants qu’il n’y a que ça pour vivre. Ça semblait un peu orienté quand même. Mais dans l’ensemble des cahiers et des domaines, c’est pluriel. On ne peut pas dire qu’il y a une emprise mentale pour ces enfants-là. […] Bon comme la jeune fille elle veut être boulangère, pâtissière… elle veut pas faire de l’ésotérisme. Là on aurait pu penser qu’il y avait une emprise. Mais pas du tout. Les parents étaient très corrects parce qu’ils l’ont laissée dire. […] C’est marrant cette famille… Les parents… ils déménagent, ils sont dans une belle maison [La famille précise pendant l’entretien qu’elle vient en effet tout juste de déménager, et est passée d’une maison de plus de 200 mètres carrés à une maison « cube », telle que les parents eux-mêmes la qualifient, et dans laquelle ils ne comptent pas rester]. Ils déménagent pour des raisons financières, enfin j’ai pas trop compris… Ils viennent ici pour attendre de racheter l’autre… C’est bizarre… pour les enfants… Pour les deux petites c’est un peu dur parce qu’elles avaient chacune leur chambre et elles se retrouvent dans la même chambre. La maison c’est pas leur style, ça colle pas. Ce qui est marrant c’est cette idée de faire des fêtes costumées. Ils invitent des amis, qui viennent, qui participent à ça… (Entretien de debriefing avec Hervé suite au contrôle de la famille Pierre).

44Lorsque les inspecteurs réalisent le contrôle dans des locaux de l’Éducation nationale, comme c’est le cas dans l’académie des Beaux jardins, leur accès à ces indices est plus limité, dans la mesure où ils n’ont pas de visibilité sur le lieu de vie. Cela ne signifie pas qu’ils accordent moins d’importance à la cohérence : ils sont au contraire d’autant plus attentifs à l’agencement des quelques indices qui leur sont donnés à voir. Loin du lieu d’instruction, leur attention est focalisée sur les incohérences manifestes, qui ressortent des attitudes ou des propos des enfants contrôlés ou de leurs familles, comme on peut le voir dans l’extrait d’observation ci-dessous. Dans cet exemple, la recherche de cohérence est à la fois contextuelle (les contrôleuses cherchent à reconstituer le mode de vie de Lila, la jeune fille contrôlée, en s’interrogeant notamment sur la place de la religion, ses loisirs et sa sociabilité) et biographique : les projets professionnels de Lila sont interrogés à la lumière de son passé scolaire. En outre, le fait qu’elle soit voilée interpelle les contrôleuses sur la cohérence de son projet professionnel dans la coiffure et sur son parcours religieux. Elles ne peuvent ici rechercher de cohérence temporelle puisqu’il s’agit d’un premier contrôle.

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Extrait du carnet d’observations, contrôle de Lila
Suzanne (IA-IPR parlant, devant moi et sa collègue de la commission, de Lila, une fois celle-ci partie) : Elle a quitté l’école en début de troisième, en octobre 2015. Elle n’a pas eu le DNB [Diplôme National du Brevet], elle est passée par une autre organisation qui lui a conseillé de redoubler. Elle sort sans rien, elle nous a indiqué qu’elle souhaite faire une formation en coiffure ou en informatique. On ne peut pas mettre conforme, elle ne fait rien, elle n’apprend rien.
Catherine (l’autre inspectrice de la commission) : c’est une famille à suivre.
Suzanne : Mais elle va avoir 16 ans.
Catherine : Elle nous a récité ce qu’on avait envie d’entendre.
Suzanne : Elle est inscrite dans un cours en ligne à 25 euros, comment c’est possible de proposer un cours à ce prix ?
Catherine : Comme c’est un cours en ligne, elle ne peut rien nous montrer. Elle n’écoute pas de musique.
Suzanne : Elle ne sort pas, elle va au centre commercial avec ses copines.
Catherine : Ce sont des filles qui au mieux végètent, au pire suivent quelqu’un.
Suzanne : On va remplir le tableau ensemble.
Catherine : Et le fait qu’elle vienne seule… il faudrait pas convoquer le père ?
Suzanne : Je ne sais pas si c’est possible.
Catherine : Dans le [nom de département], on voit plutôt des profils comme ce dernier ou le premier [faisant référence au premier contrôle de la commission – famille précaire].
Suzanne : J’ai pensé que c’était un mariage forcé.
Catherine : Tu penses qu’elle est d’origine maghrébine ou convertie ?
Suzanne : C’est délicat, on ne peut pas poser cette question.
Catherine : C’est peut-être pour cela qu’elle vient sans ses parents [elle mentionne le cas d’un père breton qui s’était converti alors que la grand-mère était une « vraie Bretonne »].
Suzanne : C’est bizarre qu’elle ait arrêté l’école en 3e, généralement les filles voilées arrêtent plus tôt.
Catherine : C’est quoi son nom ?
Suzanne (lui lit) : C’est plutôt d’origine…
Catherine : Elle nous a servi un emploi du temps très construit.
Suzanne : Mais elle ne fait rien. Elle nous a présenté son emploi du temps, et quand on lui a demandé ce qu’elle avait fait ce matin, elle ne savait pas. Puis elle s’est souvenue que c’était du français. Mais ce n’était pas ce qui était inscrit dans l’emploi du temps, et quand on lui a fait remarquer, elle nous a avoué qu’elle ne faisait rien.
Catherine : Elle n’a pas de réel projet. Informatique et coiffure… Je voudrais savoir qui l’a si bien briefée. Au début, c’était tout ce qu’on voulait entendre, c’est quand même une situation qui interroge.

46Au travers de la manière dont les inspecteurs s’inquiètent des mises en scène et s’enquièrent des incohérences, se révèlent quelques-unes des normes éducatives qui comptent à leurs yeux. Pour l’enfant : ne pas se lever trop tard ; être capable de mobiliser spontanément des connaissances, de rester concentré, de s’exprimer librement en présence d’un adulte ; avoir des projets professionnels (en cohérence avec le passé scolaire et dans des métiers établis), des loisirs attestant d’une sociabilité diversifiée (sortir avec des amis, écouter de la musique). Pour la famille : être prête pour le contrôle et avoir un mode de vie stable. L’écart à ces normes éveille la suspicion des inspecteurs. Mais le jugement s’élabore aussi par référence à des normes et catégorisations sociales qui font sens pour eux.

Du jugement de validité pédagogique au verdict de conformité

47Dès lors que l’intérêt de l’enfant apparaît préservé, les inspecteurs évaluent l’instruction reçue. Pour cela, ils tentent d’estimer l’acceptabilité de celle-ci du point de vue de l’institution scolaire, ce que nous nommons « jugement de validité pédagogique ». En raison du caractère contraignant du contrôle et limité des outils mobilisés, ils vont asseoir largement ce jugement sur l’interprétation sociale des indices repérés lors de leur visite. Cette interprétation repose sur le recours à des catégories spontanées : les inspecteurs s’appuient sur des savoirs issus de leur propre expérience sociale et s’émancipent des grilles élaborées, à l’image des assistantes sociales étudiées par Delphine Serre (2009). Nombreux sont toutefois les doutes qui demeurent à l’issue des contrôles, le verdict final de conformité ne traduisant pas toujours le jugement de validité pédagogique des inspecteurs.

L’attention aux indices sociaux

48En dehors des stratégies d’évaluation ad hoc qu’ils développent en aménageant des grilles, les inspecteurs recueillent des éléments moins standardisés pour juger la validité pédagogique de l’instruction reçue. Ainsi, Christine prévoit une liste de points à aborder lors de l’entretien avec les parents qui comporte quatorze catégories, visant à connaître les motivations du choix de l’instruction dans la famille et le niveau d’études des parents, mais aussi à se faire une idée du mode de vie de la famille avec, par exemple, une attention particulière aux horaires de la famille, aux espaces de vie et de travail de l’enfant. Une rubrique intitulée « mes propres observations » complète cette liste et vise à repérer si l’enfant est « attentif » et « concentré », s’il est « intimidé » ou prend facilement la parole, et à évaluer la manière dont il s’exprime. Dans l’académie des Beaux jardins également, les inspecteurs ont la possibilité d’écrire leurs observations personnelles dans un document à part, joint au dossier mais non transmis à la famille. Ils y indiquent par exemple la manière dont s’est déroulé l’entretien (« conflictuel », « présence d’un témoin », « demande d’enregistrement »…), des éléments sur l’attitude générale de l’enfant et de ses parents, des indications médicales ou des démarches complémentaires entreprises par les parents (par exemple pour une reconnaissance de handicap ou un projet de rescolarisation).

49Les indications relevées par les inspecteurs mettent également au travail leurs représentations spontanées des familles faisant elles-mêmes l’instruction. Si tous ont insisté sur la diversité des familles, les inspecteurs ont été en mesure, au cours de l’entretien préalable, d’indiquer des profils de familles en lien avec leur propre expérience des contrôles. Ainsi, Christine repère trois types de familles dans son académie (« parce qu’ailleurs, c’est différent ») : « Il y a les bobos qui pensent que l’école est très contraignante et qui ont envie d’essayer d’autres pédagogies un peu expérimentales » ; « Et puis il y a les familles plutôt religieuses, musulmanes ou autres, qui elles veulent donner une part plus importante à une culture et à une religion. » Elle distingue enfin un troisième cas (« plus rare »), « les familles itinérantes », c’est-à-dire pour elle « une famille partie en voyage un an, sur un bateau ». Hervé, quant à lui, a une approche sociale autant que géographique du phénomène, en lien avec le contexte académique :

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Soit il y a les gens du voyage, les gens itinérants, des caravanes, les gens qui font les marchés, etc. Ils n’ont pas le temps, ils ne peuvent pas scolariser les enfants. Ils les emmènent à droite, à gauche. Suivant les lieux où ils se trouvent, ce sont des chantiers par exemple d’un mois, ils scolarisent là où ils sont. Soit c’est les principes idéologiques de gens plus ou moins instruits, qui refusent ça. Soit c’est des gens très isolés géographiquement. Ils sont dans des endroits pas possibles où il n’y a pas les cars de ramassage ou ça leur demande trop de trajet pour descendre à la ville qui est à côté. Ils habitent dans des cabanes, dans des bois, dans des exploitations. Donc c’est des chemins compliqués.
(Entretien préalable avec Hervé)

51Le jugement de validité pédagogique repose sur la combinaison d’indices et de catégories spontanées. Les inspecteurs se forgent ainsi une opinion sur autrui à l’aide de connaissances implicites et d’indices qui, « ensemble traduisent le milieu social », de sorte que « le monde social devient un système de probabilité tacite conditionnelle » (Boltanski & Thévenot, 2015, p. 29). En amont de la visite, le nom de la rue, les caractéristiques du quartier ou du village, ou encore le type d’habitat peuvent forger une première impression sur le mode de vie de la famille. De même, à l’intérieur du lieu de vie, l’organisation de l’espace, la présence ou l’absence de certains objets, seront utilisées pour se faire une idée de l’éducation reçue par l’enfant. Par exemple, pour Hervé, la présence d’un ordinateur connecté à Internet est signe d’une certaine ouverture sur le monde pour l’enfant. Les inspecteurs portent également une attention particulière à l’attitude des parents vis-à-vis de leurs enfants, mais aussi par rapport à eux. Ainsi, le fait de se voir offrir un café en arrivant, d’avoir préparé la visite en mettant les cahiers en évidence, de ne pas refuser de venir dans les locaux académiques, sera perçu comme un signe de bienveillance à leur égard. Cela traduit le respect de l’institution scolaire et au-delà de l’État, et constitue un signe de « bonne volonté » de la famille vis-à-vis du contrôle. Dans l’exemple suivant, Hervé mobilise un ensemble d’indices (toile cirée, café, apparence des parents, aides sociales) pour désigner le milieu populaire de la famille tout en jugeant que celle-ci « s’occupe bien de l’instruction » et respecte l’institution scolaire (« ils m’aiment bien ») :

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Extrait du carnet d’observations, famille Roux
On monte une rue très pentue. Et là, Hervé : « Oh là là là ! je me souviens !! Alors là… il faut que je te raconte ». Il arrête presque la voiture, mais continue. En haut de la côte, tout prêt de la maison de la famille [une petite maison ouvrière, sur deux étages, avec une courette], il arrête la voiture et commence à me raconter. Il prend son temps, comme s’il ne savait pas bien par où commencer, cherchant les mots pour caractériser le mieux possible sa surprise. « C’est une famille qui a 3-4 enfants, le père est volumineux, la mère très sèche, qui s’occupent bien de l’instruction. Le père est passionné de papillons, tu vas voir il va me demander : “Vous avez pas été voir mon site ?”. Le père est très très handicapé, il ne travaille plus. Ils ont beaucoup d’aides sociales. Les enfants sont mignons, ils font ce qu’ils peuvent. Ils travaillent. Là on aura un café, mais c’est la toile cirée [la pièce principale de la famille comporte en effet une grande table couverte d’une toile cirée fleurie] ! ». Je demande pourquoi cette famille refuse d’aller faire le contrôle dans l’école. « Ils m’aiment bien. Avec eux je fais du social. Bon, on est prêt ? on y va ? ».

53Pour être jugée, l’instruction reçue par l’enfant est replacée dans le cadre du mode de vie plus large de la famille. L’extrait d’observation ci-dessous montre l’importance accordée à l’attitude de l’enfant (fatigue, posture de travail) et à l’emploi du temps studieux de la famille, permettant à Sylvia, conseillère pédagogique dans l’académie des Mille pieds, d’interroger plus largement le rythme de vie :

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Extrait du carnet d’observations, famille Taleb, troisième contrôle
[Le contrôle a lieu à la circonscription, Sylvia est installée à une table avec les deux enfants contrôlés, qui complètent les tests simultanément] Hamid (8 ans) a fini un exercice et bâille très fort. Ça intrigue Sylvia : « Vous travaillez à quelle heure le matin ? Vous travaillez tous les jours ? » C’est sa sœur, Yasmine (9 ans), qui répond : « Le mardi, le jeudi, le dimanche des fois, à 8 h du matin. » Sylvia à Hamid : « Mais alors tu t’es couché tard ? » De nouveau Yasmine : « Non, à 20 h pile ! » Sylvia à Hamid, en train d’écrire : « Tu vas devenir bossu si tu te tiens pas droit ! ».

55Comme le jugement professoral étudié par Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin, le jugement de validité pédagogique des inspecteurs s’appuie sur « un ensemble de critères diffus, jamais explicités, étalonnés ou systématisés » pouvant porter tout autant sur l’écriture de l’enfant, le style ou ses connaissances générales, ainsi que sur sa parole, « l’hexis corporelle, les manières et le maintien », ainsi que sur l’apparence physique (« teint, vêtement ») (Bourdieu & de Saint-Martin, 1975, p. 73). Ces critères informels de jugement permettent alors de saisir les rapports de force qui prennent place au moment des contrôles, qui ne se résument pas à une transposition des relations de pouvoir observées en milieu scolaire.

Rapports de domination et conflits de légitimité

56Les contrôles d’instruction sont en effet l’occasion d’une interaction révélatrice, en elle-même, « des processus de classements et de constitution de rapports sociaux, rapports de pouvoir et rapports de classes, en jeu dans les relations administratives », dans la mesure où « les relations aux institutions publiques peuvent être décisives dans la constitution du “sens de la place” » (Siblot, 2007, p. 308). Lors des contrôles, les inspecteurs sont nettement dominants, par leur position de contrôleurs mais aussi par leurs caractéristiques individuelles. La très grande majorité d’entre eux (95 %) est issue du corps enseignant et incarne une élite au sein des cadres de l’Éducation nationale (Albanel, 2009), parmi laquelle les hommes sont surreprésentés [24]. Face à eux, même si aucune donnée ne permet de l’objectiver de manière systématique, les familles forment un ensemble assez hétérogène, en position de dominées, quelles que soient leurs caractéristiques, par le simple fait que la loi les oblige à se soumettre au contrôle. Quoique les mères soient généralement en charge du suivi scolaire et des relations avec l’école ou l’administration (Kakpo, 2012 ; Duru-Bellat et al., 2018), les pères sont clairement mobilisés à l’occasion des contrôles [25]. Les hommes « s’arrogeant la gestion des choses “importantes” » en matière de division sexuée du travail administratif (Siblot, 2006, p. 57), la mobilisation des pères révèle le caractère officiel et l’importance symbolique que représente le contrôle pour les familles. Ce sont dès lors davantage les caractéristiques sociales de la famille, et notamment le capital culturel tel qu’il est estimé par les inspecteurs, qui permettent de comprendre les rapports de domination en jeu dans l’interaction.

57Les inspecteurs apparaissent, de prime abord, d’autant plus bienveillants dans leur évaluation que la famille leur semble disposer d’un capital culturel élevé. Lorsque les parents sont identifiés comme enseignants ou comme ayant une compétence pédagogique (en lien avec leur formation ou leur métier précédent), le contrôle peut même se dérouler sur le mode de la connivence [26] et les visites du domicile sont moins fréquentes. La manière dont Hervé interagit avec des familles aux profils sociaux variés est ici éclairante. Dans la famille Nuvola, par exemple, qui réside dans une ancienne bâtisse de caractère en milieu rural, où le père est enseignant et la mère intermittente du spectacle, Hervé ne visite pas la chambre d’Angelo à l’occasion du contrôle. Il valide les compétences du père lorsqu’il donne à l’enfant un conseil tout en précisant que son papa connaît ce conseil, et encourage la poursuite de l’instruction dans la famille (« que vous faites très bien »). Dans la famille Julien, où les deux parents sont enseignants, Hervé commence le contrôle en disant « ce n’est même pas la peine qu’on vienne vous voir ! ».

58À l’inverse, le contrôle se fait plus précis lorsqu’Hervé considère la famille comme moins à même, du fait de son profil social, d’assurer correctement l’instruction. Dans la famille Travel, la mère, diplômée d’un baccalauréat professionnel, anciennement employée dans la vente et en cours de reconversion dans une profession paramédicale, assure seule l’instruction de Yoann. La famille réside dans un appartement de quatre pièces dans un immeuble comportant de nombreux étages et faisant partie d’un vaste ensemble d’immeubles identiques. Lors du contrôle, Hervé est alors particulièrement attentif aux outils pédagogiques mis en place par la mère (largement centrés sur des ressources audiovisuelles regardées sur la télévision familiale) et demande à visiter la chambre de Yoann, assez dépouillée (pas de livres, le bureau est intégralement occupé par un écran d’ordinateur et une table de mixage). Yoann indiquant un projet professionnel dans la musique, Hervé lui demande de lui jouer un morceau. S’il ne laisse rien transparaître de ses impressions au cours de la visite, il est plus sévère dans son jugement tel qu’il nous l’expose sur le trajet du retour : il émet alors des doutes quant au niveau musical de Yoann (« oui, bon, il gratouille ») et quant à la pertinence du choix de l’instruction dans la famille : celui-ci demande beaucoup d’efforts à la mère pour un bénéfice qui lui paraît faible.

59Toutefois, cette homologie entre niveau de capital culturel estimé et jugement de validité pédagogique ne va pas de soi. En effet, les inspecteurs peuvent aussi se montrer particulièrement indulgents dans leur jugement, quand ils sont confrontés à des situations sociales fragiles. Dans ce cas, leurs exigences sont, de façon assumée, peu élevées. De nouveau, les pratiques de contrôle d’Hervé permettent de l’illustrer. Dans la famille Zio, Kylian, 15 ans, dont le père est plombier et dont on ne connaît pas la profession de la mère [27], vit chez sa grand-mère avec son oncle. Il a été renvoyé du collège pour des motifs de comportement et présente de nombreuses lacunes au niveau des apprentissages qu’Hervé repère en le questionnant mais qu’il euphémise à l’écriture du rapport, comme en témoigne l’extrait ci-dessous.

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Extrait du carnet d’observations, famille Zio
[Hervé s’est installé à la table de la pièce principale du pavillon avec Kylian, et lui pose des questions tout en discutant avec son oncle, qui restera debout pendant tout le contrôle.] L’inspecteur aborde l’histoire géographie, Kylian dit : « Je sais où est l’Espagne, c’est tout ! » Hervé : « Ne me dis pas ça !! Tu as tes devoirs du CNED ? » Kylian : « Ils sont chez Béatrice. » L’oncle précise que Kylian va chez Béatrice 3 jours par semaine. L’inspecteur se renseigne sur Béatrice : « Elle a un enfant à domicile, en 6? » L’oncle ne sait plus trop (avant de se souvenir de Martial, l’enfant de Béatrice), puis précise qu’elle applique la méthode Montessori, « sauf qu’on n’a pas fait de maths ». Hervé : « Oui cette méthode n’est pas très axée sur ce qui est scientifique. Alors, qu’est-ce qu’on met en histoire géo ? On va mettre “compétences en cours d’acquisition” ». On passe ensuite à l’instruction civique. Kylian présente ses cahiers. Hervé les examine rapidement, puis enchaîne : « Tu sais faire une équation du premier degré ? » Hervé prend un papier pour lui présenter car Kylian semble ne pas voir de quoi il s’agit : « Par exemple : 12 + x = 36, tu sais faire ? » Kylian : « Non ». Hervé [à l’oncle de Kylian] : « Il faut qu’il le voie. [S’adressant à Kylian de nouveau] Tu as vu Pythagore ? » Kylian répond oui puis se ravise quand Hervé lui montre un triangle rectangle sur un papier. Hervé : « Les relatifs, tu les as vus ? Les identités remarquables ? » L’oncle répond pour Kylian : « Il faut faire des piqûres de rappel » […] Hervé commente à nouveau ce qu’il consigne dans son rapport : « Je vais marquer […] “maths un peu délaissées” ».

61Il explique, à l’occasion de l’entretien de debriefing, que cette bienveillance est liée au projet de formation en certificat d’aptitude professionnelle (CAP) de Kylian, qui lui semble en adéquation avec ses « possibilités », et le rassure sur son intégration future. Il voit le contrôle comme une occasion d’« encourager au maximum » Kylian dans ses projets professionnels, et semble ainsi adapter ses exigences au destin social projeté de l’enfant, à l’image des juges aux affaires familiales qui adaptent inconsciemment le montant des pensions alimentaires à la trajectoire scolaire et sociale anticipée de l’enfant en cas de séparation de ses parents (Collectif Onze, 2013).

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Monsieur Zio [l’oncle de Kylian] est adorable ! Le jeune aussi ; c’est un jeune qui a eu des difficultés, une situation difficile de famille. J’essaye de l’encourager au maximum parce que je crois qu’il n’a pas tellement de possibilités. C’est bien qu’il s’oriente sur un CAP [spécialité du CAP], je trouve que ça lui correspond, il a des difficultés, par exemple en mathématiques sur les apprentissages des calculs fondamentaux, il est à peine d’un niveau CE1-CM1 quoi ! Et pourtant il est en 3e.
(Entretien de debriefing avec Hervé)

63Par contraste, entre les familles à niveau de capital culturel plus élevé et les inspecteurs, des conflits de légitimité portant sur l’expertise éducative peuvent se manifester, particulièrement lorsque ces familles expriment leur rejet ou leurs griefs à l’égard de l’institution scolaire, mettant parfois en avant leur engagement militant (par exemple leur adhésion à une association de parents instruisant dans la famille) ; face aux familles présentant ce type de profil, Hervé se représente davantage sa mission comme une occasion de réhabiliter l’institution, comme cela se perçoit dans l’extrait d’observation ci-dessous :

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Extrait du carnet d’observations, famille Manga
[Le contrôle se fait dans un lotissement récent. Un jeune garçon (Valentin) nous ouvre, puis nous saluons sa maman et son frère. La mère semble connaître l’inspecteur et dit qu’elle a préféré le voir plutôt que de repasser les contrôles au collège car cela ne s’était pas très bien passé selon elle la fois précédente. Dans le couloir de l’entrée, nous passons devant une petite pancarte avec écrit « l’enseignement nuit à la créativité », que l’inspecteur ne remarque pas. Nous prenons place autour d’une table ronde, je me mets sur un banc, face à l’inspecteur et à côté de la maman. Dans la pièce, il y a de nombreux instruments de musique, et un globe terrestre.] Hervé interroge la mère sur les motifs de la non-scolarisation. La mère précise « on a trouvé que c’était bien », cela permettait de « rester en famille ». Au départ c’est son mari qui assurait l’instruction puis c’est elle [elle travaillait dans l’enseignement spécialisé auparavant]. Cela leur permet « un autre mode de vie ». « Ça allait plus vite » et ça laisse « beaucoup de temps pour apprendre la vie autrement », car l’école prend « beaucoup trop de temps, beaucoup trop fatiguant ». La mère précise qu’elle aime beaucoup l’enseignement, mais dans des petites structures, elle trouve dommage que dans leur village il n’y ait qu’une très grosse école. […] Hervé lui dit : « je vais vous provoquer, mais si tout le monde pensait comme vous, il n’y aurait plus d’école ». La mère répond que toute sa vie elle a été scolarisée, de ses deux ans à ses vingt-cinq ans. Hervé rétorque que lui aussi et que « madame aussi » [il me désigne]. Mais la mère déplore que cela ne l’ait pas « ouverte au monde ». « De la vie, je ne connaissais rien ». […] Hervé lui objecte que les enfants de l’école aujourd’hui vont au musée et font des activités. La mère répond qu’il « y a presque trop de choses, trop d’heures et beaucoup de temps vides ». Hervé dit qu’en effet, il faudrait s’inspirer d’autres pays qui font de la pédagogie différenciée, même si au final, cela ne change pas beaucoup l’efficacité des systèmes éducatifs.

65L’inspecteur peut alors faire preuve de violence symbolique à l’égard des parents en mettant en avant sa fine connaissance du système scolaire, comme dans l’extrait ci-dessous. Lors de ce contrôle d’un enfant dont les deux parents sont enseignants, Hervé ne peut s’empêcher de pointer les limites de l’instruction dans la famille pour l’entrée en classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) que les parents projettent pour leur fils Octave.

66

Extrait du carnet d’observations, famille Julien
[Le contrôle a lieu dans une maison en périphérie d’une ville moyenne, Hervé s’installe dans le salon dont les fenêtres donnent sur un grand jardin puis sur une vallée, il y a des instruments de musique dans la pièce.] Hervé : « Est-ce que dans l’avenir… comment vous voyez les choses ? C’est à voir par rapport à son avenir, soit vous vous adaptez à son niveau, vous pourriez très bien l’inscrire au DNB en candidat libre, même au niveau 4e, à vous de voir. La seule chose je trouve… car il pourrait aller comme ça jusqu’au bac, la seule chose c’est le dossier scolaire : s’il va dans une grande école, des choses de commerce, des choses pas liées à l’université, on va demander des choses par rapport au niveau scolaire, et il aura rien. Sauf s’il est évalué à haut potentiel, ça ira, mais sinon son dossier… ». Le père : « Oui moi j’ai fait une prépa, c’est sur dossier ». Hervé reprend « Et oui ! Mon rapport ne vaut qu’en interne, vous ne pouvez pas vous en prévaloir ». Le père « Et oui, parce que c’est pas une évaluation de niveau, c’est un contrôle d’instruction ».

67Le contrôle fragilise ainsi la position de parents dont les enfants bénéficient généralement d’un jugement favorable en milieu scolaire. Le conflit de légitimité est d’autant plus fort entre les inspecteurs et ces familles que les parents sont eux-mêmes, dans l’exemple précédent, des professionnels de l’école : pour les inspecteurs, les enseignants ayant fait le choix de l’instruction dans la famille pour leurs propres enfants contribuent à l’érosion du service public d’éducation. L’inquiétude que les inspecteurs manifestent, à plusieurs reprises, vis-à-vis du nombre croissant d’enfants qui sont instruits dans la famille, traduit une interrogation plus générale quant au rôle moins central de l’école dans les parcours individuels, signe d’une forme de « déclin de l’institution » (Dubet, 2002), comme cela se perçoit dans l’extrait d’entretien ci-dessous avec Hervé :

68

Hervé : Maintenant je m’aperçois que comme ça monte beaucoup en puissance […].
Enquêtrice : À quoi est liée cette augmentation ?
Hervé : Pour moi il y a un double effet. Il y a beaucoup l’effet Internet. Les parents se le disent entre eux, ça communique beaucoup entre eux. À l’heure actuelle les enseignants ne sont pas les seuls détenteurs des savoirs. Les savoirs peuvent s’acquérir partout et dans plusieurs lieux. La preuve c’est que les élèves eux-mêmes quand ils tchatent ou autre, ils peuvent être sur une pelouse dans un lycée, ils peuvent acquérir des savoirs, ils peuvent aller à la bibliothèque, on va à la cafétéria du lycée, on va à la maison des lycéens. Les savoirs sont démultipliés, on peut les acquérir n’importe où, pas forcément à l’école. Déjà il y a la prolifération de ça qui est importante, qui monte en puissance et les parents de plus en plus se le disent entre eux.
(Entretien préalable avec Hervé)

69À cette incompréhension sur le retrait de l’école, s’ajoute l’incompréhension quant au retrait du marché du travail des mères, souvent observé parmi les familles non scolarisantes (Proboeuf, 2019). Ce retrait heurte l’ethos de classe des inspecteurs, valorisant l’autonomie par le travail des femmes, qui n’est pas sans rappeler l’ethos des assistantes sociales étudiées par D. Serre (2012). Christine, par exemple, qui travaillait au moment où elle a eu ses enfants, compare sa situation à celle des mères qu’elle rencontre. Elle avoue (dans l’entretien préalable) avoir apprécié que ses deux aînés soient scolarisés au moment où elle a eu son troisième enfant, et considère comme « pas facile » le choix de l’instruction dans la famille, particulièrement pour les mères.

70Ainsi, les inspecteurs parviennent difficilement à mettre à l’écart lors de ces contrôles leurs représentations scolairement et socialement normées des conditions requises de la part des familles pour assurer une instruction réussie, telles que mettre en œuvre des pratiques pédagogiques efficaces et proches de celles qui ont cours en milieu scolaire, se soucier de l’avenir de leur enfant et l’orienter vers des perspectives professionnelles ajustées, ou veiller à ne pas faire passer l’intérêt individuel devant l’intérêt collectif.

Les impressions, le verdict et les doutes

71À l’issue du contrôle, les inspecteurs sont tenus de statuer du caractère conforme de l’instruction. Peu de contrôles d’instruction aboutissent à un verdict non conforme, comme nous avons pu l’observer et comme le confirment les chiffres officiels : 7 % des premiers contrôles réalisés en 2016-2017 ont ainsi été jugés non satisfaisants. De plus, un verdict de non-conformité vise la plupart du temps à convoquer de nouveau la famille pour un second contrôle afin de disposer de davantage d’éléments pour étayer le jugement. Au final, le Procureur de la République n’a été saisi que pour 0,3 % des enfants instruits dans la famille (MEN, 2018).

72Cette validation ne signifie pas pour autant que les inspecteurs sont parfaitement convaincus de la normalité éducative de la situation observée ou de la validité pédagogique de l’instruction reçue. Les inspecteurs expriment des doutes, que notre dispositif d’enquête a permis de révéler (le verdict final nécessitant d’être distingué de l’opération de jugement) et que le caractère contraint du contrôle ne permet pas de lever, tant sur la démarche et les motifs des familles, la faisabilité des choix éducatifs que sur la véracité des informations données. Ces doutes non résolus sont à l’origine d’un certain malaise des inspecteurs, comme en témoigne l’extrait d’entretien ci-dessous avec Christine :

73

Une des familles que j’ai visitées cette année, il y avait quatre enfants, la maman était enceinte du cinquième, elle allait accoucher peut-être un mois après que je sois allée dans la famille. Je me suis vraiment posé la question, vu que c’était elle qui faisait classe. Sur les quatre, il y en avait trois qu’elle prenait en charge, l’autre était trop jeune. Je lui ai posé la question : « Comment allez-vous faire ? » S’occuper d’un bébé plus de quatre autres à qui il faut faire la classe, c’est quelque chose de compliqué. Elle m’a dit que le père allait s’arrêter trois mois. Je me suis demandé quelle était la profession du père pour qu’ils puissent s’arrêter tous les deux. Je n’ai pas posé de question non plus là-dessus. Je vous dis c’est compliqué à organiser pour les familles ces trucs-là. Je m’interroge vraiment sur les motivations. Pourquoi une famille peut décider de ne pas mettre ou de retirer ses enfants de l’école ? Ça m’interpelle. Ça m’intéresserait vraiment de savoir pourquoi.
(Entretien préalable avec Christine)

74Lors du contrôle dans une autre famille, la famille Ramsa, auquel nous avons assisté, Christine repart également avec des doutes. Sa réticence à interroger plus avant la famille tient notamment, dans le cas de cette famille, à la place ressentie de la religion dans les choix éducatifs qu’elle estime à partir de la tenue des parents (la mère est voilée et le père en djellaba). Le fait que les parents ne parlent pas l’arabe mais l’enseignent à leurs enfants accroît ses doutes sur la démarche, qu’elle ne parvient pas à dissiper.

75S’ils restent avec leurs doutes, c’est aussi que les inspecteurs sont mis face à la délicate responsabilité, lors de ces contrôles, de répondre à des problématiques par ailleurs non résolues par l’école. Concernant tout d’abord la laïcité, les hésitations de Christine ne sont ainsi pas sans rappeler les difficultés de l’État face aux écoles confessionnelles privées hors contrat, parfois non contrôlées par crainte de susciter des réactions négatives, voire de perturber l’ordre social (Poucet, 2011). La gêne des contrôleurs vis-à-vis de la religion musulmane est sans doute accrue par le contexte politique et la publication d’un plan de « prévention de la radicalisation » (Puzenat, 2018). Toutefois, si le contexte accroît la « suspicion de principe » des inspecteurs, il n’en est pas à l’origine, dans la mesure où une suspicion similaire a pu être observée dans des cas supposés d’emprise sectaire ou d’une autre religion. Par ailleurs, le malaise des inspecteurs se traduit davantage par une absence d’investigation poussée auprès de ces familles pour évaluer l’emprise religieuse que par des signalements plus fréquents ou par toute autre forme de dénonciation.

76Outre la laïcité, l’école française est également, depuis la fin du xxe siècle, soumise à un impératif croissant d’accessibilité : aucune incapacité psychique, motrice ou sociale de la part des enfants ne doit être au motif d’un retrait de l’école ou d’une non-scolarisation (Ebersold, 2017). Aucun éloignement durable de l’école ne doit non plus se produire : des actions de prévention du décrochage scolaire sont mises en place en cas d’absentéisme récurrent, des dispositifs spécifiques visent aussi les familles itinérantes et de voyageurs ayant un rapport discontinu à la scolarisation (Bernard, 2013 ; Dufournet Coestier & Monceau, 2019). Les inspecteurs, lors des contrôles d’instruction, ont alors une mission d’orientation et d’information des familles quant aux dispositifs existants.

77Par les problématiques non résolues auxquelles elle confronte les inspecteurs, l’instruction dans la famille conduit donc l’institution scolaire à se regarder elle-même. Tandis que les objectifs d’inclusion de l’école sont affirmés, l’offre scolaire, en contexte d’économie budgétaire et de rationalisation des services publics, peut aussi apparaître moins diversifiée et accessible. Tel est notamment le cas dans les mondes ruraux où les élèves se concentrent dans un nombre toujours plus réduit d’établissements. De même, la défiance vis-à-vis des établissements de secteur peut mobiliser fortement les parents d’élèves qui, dotés de capitaux économiques et culturels élevés, déploient de véritables stratégies de contournement (Barraut-Stella, 2016, 2017). Qu’il s’agisse ainsi de la place de la religion dans l’institution scolaire, de l’inclusion des enfants porteurs de handicap [28], de l’accessibilité géographique des établissements, voire, plus généralement, de la défiance des familles, les inspecteurs se trouvent, au moment des contrôles des enfants instruits à domicile, en première ligne pour gérer les relations complexes entre l’école et ses marges. Ceci explique que les inspecteurs se sentent tiraillés entre une approche rationalisée des contrôles, dont ils souhaitent l’efficacité et la rapidité, et les enjeux de société lourds dont leurs missions sont porteuses.

Conclusion

78Autorisée dès 1882, l’instruction dans la famille n’en a pas moins été régulée par un cadre réglementaire qui s’est précisé au fil des années, et qui repose en grande partie sur le contrôle d’instruction réalisé par les inspecteurs de l’Éducation nationale. Nous avons souhaité, à travers cet article, comprendre le verdict de conformité de l’instruction émis à l’issue de ce contrôle, en nous intéressant à la fabrication du jugement des inspecteurs. Pour ce faire, nous avons analysé les éléments qu’ils mobilisent dans leur évaluation d’une situation, la logique selon laquelle ils les ordonnent, leur verdict à l’issue du contrôle et les doutes qui demeurent. Il ressort de notre enquête que le verdict formulé in fine par les inspecteurs, transmis aux familles et conservé par l’administration, repose en réalité sur un double jugement : un jugement de normalité éducative, d’une part, qui vise à s’assurer que la situation dans laquelle se trouve l’enfant ne le met pas en danger ; un jugement de validité pédagogique, d’autre part, par lequel les inspecteurs évaluent l’instruction en elle-même, à savoir les choix pédagogiques, les contenus d’enseignement et la progression de l’enfant.

79Pour ces deux types de jugement, la manière de procéder n’est pas la même. Pour établir leur jugement de normalité éducative, au-delà des cas flagrants ou manquements manifestes qu’ils pourraient repérer in situ, les inspecteurs cherchent à aller au-delà de la mise en scène qu’ils soupçonnent en permanence de la part des familles, et leurs pratiques se rapprochent alors des situations de contrôle social observées dans la littérature sur les guichets ou les travailleurs sociaux. Pour étayer leur jugement de validité pédagogique, les inspecteurs vont s’appuyer davantage sur des éléments leur permettant d’appréhender non seulement l’organisation de l’instruction, mais également le profil social de la famille, qu’ils considèrent comme instructif quant au rapport que cette dernière entretient avec l’institution scolaire. Par leur caractère impressionniste, ces éléments glanés de manière plus ou moins consciente au cours de la visite, renforcent le poids des jugements sociaux sur lesquels s’appuient les inspecteurs. Ces derniers vont ainsi juger d’autant plus acceptable une instruction qu’ils repèrent des signes de capital culturel. Toutefois, la proximité sociale et la connivence culturelle que les inspectrices et inspecteurs pourraient entretenir avec les familles plus favorisées sont limitées par leurs questionnements sur une démarche qu’ils perçoivent comme une défection vis-à-vis de l’école et de l’État.

80Du côté des familles, ces contrôles ne sont pas anodins : si certaines s’y préparent et les attendent comme un test pour se rassurer quant au niveau de leur enfant et à leurs choix d’instruction, d’autres, à l’inverse, redoutent ce contrôle et cherchent à le repousser dans le temps ou à le maîtriser le plus possible en s’appuyant par exemple sur le soutien d’associations. Alors qu’elles parviennent généralement, au sein de l’institution scolaire, à opérer des arrangements qui leur sont favorables, les familles les mieux dotées en capital culturel ne sont pas les plus assurées que le verdict de ce contrôle tournera à leur avantage : s’écartant de l’institution scolaire plutôt que de jouer avec ses règles, ces familles, qui s’appuient sur le droit mais courent le risque d’être « infidèles à l’État » (Barrault-Stella, 2017), sont perçues comme menaçant l’ordre établi, d’autant plus lorsqu’elles sont mobilisées dans cet objectif.

81Par l’attention portée aux attitudes des enfants ou des parents, à l’organisation du temps ou de l’espace ou encore à la socialisation des enfants, le double jugement des inspecteurs, de normalité éducative et de validité pédagogique, déborde largement le champ de l’instruction et porte plus largement sur l’éducation de l’enfant. Dans ce jugement se lit dès lors, en creux, la manière dont l’institution scolaire produit des normes à l’égard de familles dont les enfants ne fréquentent pas d’école. De la sorte, la famille demeure une prérogative de l’institution scolaire, y compris lorsque le choix a été fait de s’en éloigner et c’est bien la « capacité d’imposition [de l’État] sur les manières de voir des individus qu’il gouverne » (Ollion, 2017, p. 16) qui se révèle ici. Cependant, tant l’hétérogénéité des profils des familles que les situations toujours atypiques que les inspecteurs rencontrent fragilisent cette capacité d’imposition et, dans les doutes des inspecteurs comme dans leurs difficultés à mener certains contrôles, se reflètent les relations instables de l’école avec ses marges, ses frontières ou encore ses « cas limites ».

Notes

  • [1]
    Les auteures tiennent à remercier le Centre universitaire d’innovation pédagogique (CUIP) pour son soutien financier à leur recherche. Elles remercient également Philippe Bongrand, Dominique Glasman, Alban Jacquemart et Sofia Saiah pour leurs relectures attentives et leurs remarques toujours bienveillantes et pertinentes.
  • [2]
    Parmi ces enfants, certains, ayant obtenu une autorisation, suivent les cours du Centre national de l’enseignement à distance (CNED) réglementé et ne font pas l’objet d’un contrôle d’instruction. L’augmentation la plus importante concerne les enfants instruits hors classe à inscription réglementée dont les effectifs sont passés de 3 275 à 13 892 entre 2007 et 2016, soit une augmentation de 324 % (MEN, 2018).
  • [3]
    La « radicalisation » est ici entendue comme radicalisation religieuse, essentiellement musulmane. Si le terme est rarement accompagné d’un adjectif qualificatif dans les plans de prévention gouvernementaux (voir par exemple le dossier de presse de Matignon « Prévenir pour protéger. Plan de prévention national de la radicalisation » du 23 février 2018 et sa déclinaison pour l’école « Prémunir les esprits contre la radicalisation : investir l’école » sur le site du ministère de l’Éducation nationale), l’association est implicite par les références conjointes à la laïcité ou au contexte de terrorisme islamiste.
  • [4]
    Plusieurs termes peuvent être trouvés pour désigner le phénomène. Pour une synthèse très complète des usages, voir l’introduction au dossier « Instruction(s) en famille. Explorations sociologiques d’un phénomène émergent » de la Revue française de pédagogie coordonné par Philippe Bongrand, no 205/2018 (paru en février 2020).
  • [5]
    À compter de septembre 2019, à la suite de la promulgation de la loi pour une École de la confiance (JO du 28 juillet 2019), l’instruction obligatoire a été abaissée à l’âge de 3 ans.
  • [6]
    En effet, l’article L. 131-10 du code de l’éducation précise que « l’autorité de l’État compétente en matière d’éducation doit […] faire vérifier que l’enseignement assuré est conforme au droit de l’enfant à l’instruction tel qu’il est défini à l’article L. 131-1-1 ».
  • [7]
    Circulaire n2011-238 du 26 décembre 2011 – la dernière en date au moment où nous réalisons notre enquête. En 2017, une circulaire (n2017-056 du 14 avril 2017) a remplacé celle de 2011 et précisé les modalités du contrôle ; elle ne sera pas explicitée ici dans la mesure où elle ne s’appliquait pas aux inspecteurs que nous avons suivis au moment des observations. La mise en application de cette circulaire a toutefois pu être évoquée avec les enquêtés lors des contrôles observés en 2017 et en 2018.
  • [8]
    Les caractéristiques des trois académies sont détaillées en annexe électronique 1, https://journals.openedition.org/sociologie/7116.
  • [9]
    Voir l’annexe électronique 2, https://journals.openedition.org/sociologie/7116.
  • [10]
    Dans le premier degré, l’inspecteur de l’Éducation nationale (IEN) intervient dans une circonscription (division administrative de l’Éducation nationale au niveau infradépartemental) tandis que dans le second degré, l’inspecteur académique-inspecteur pédagogique régional (IA-IPR) contrôle les enfants à l’échelle d’un département. Également, l’IA-IPR est spécialisé dans une discipline tandis que l’IEN est plus généraliste, à l’image de la différence entre professeurs des écoles et professeurs du second degré.
  • [11]
    Dans l’académie des Beaux jardins, les commissions sont composées d’inspecteurs ou d’enseignants chargés de mission d’inspection (CMI) issus de différentes disciplines. La composition des commissions est décrite en annexe électronique 2, https://journals.openedition.org/sociologie/7116.
  • [12]
    Plusieurs raisons ont été avancées pour justifier le refus : absence d’autorisation préalable de la famille, sujet « sensible », nécessité d’autorisation hiérarchique, crainte d’une opposition des familles et de situations embarrassantes à gérer (soit une incertitude accrue sur le déroulement du contrôle).
  • [13]
    Décret n2009-259 du 5 mars 2009.
  • [14]
    Ce n’est plus le cas dans la circulaire de 2017 qui précise en effet que « conformément aux dispositions de l’article R. 131-14 du code de l’éducation et afin de mieux apprécier les acquisitions et, à compter de la deuxième année d’instruction dans la famille, les progrès de l’enfant, des exercices écrits ou oraux individualisés et adaptés, dans la mesure du possible, aux objectifs pédagogiques que les personnes responsables se sont donnés, lui sont demandés par la personne chargée du contrôle » (Circulaire n2017-056 du 14 avril 2017).
  • [15]
    À titre d’exemple, dans le domaine 3 du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, « la formation de la personne et du citoyen », on trouve l’attitude suivante : « L’élève exprime ses sentiments et ses émotions en utilisant un vocabulaire précis. Il exploite ses facultés intellectuelles et physiques en ayant confiance en sa capacité à réussir et à progresser ».
  • [16]
    Un conseiller pédagogique est chargé de l’accompagnement pédagogique des enseignants et exerce sa fonction sous l’autorité de l’inspecteur·rice de circonscription.
  • [17]
    La grille est rediscutée et modifiée chaque année, ce qui montre le caractère non routinier de ces contrôles dans l’activité des inspecteurs.
  • [18]
    Loi n98-1165 de 1998. L’enquête peut être diligentée par le préfet du département si la mairie n’est pas en mesure d’y procéder.
  • [19]
    Cette recherche comparative s’intègre dans le cadre du projet « SociogrIEF – Une sociographie inédite de l’instruction en famille » coordonné par Philippe Bongrand (ANR CE-ANR-18-CE28-0014).
  • [20]
    Loi n2007-297 du 5 mars 2007.
  • [21]
    Loi n2007-293 du 5 mars 2007.
  • [22]
    Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires.
  • [23]
    Les caractéristiques des familles figurent dans l’annexe électronique 2, https://journals.openedition.org/sociologie/7116.
  • [24]
    51,3 % des personnels d’inspection sont des hommes d’après le bilan social 2017-2018 du ministère de l’Éducation nationale.
  • [25]
    Sur les 33 contrôles que nous avons observés, les pères sont présents dans la moitié des cas et seuls avec leur enfant lors de 8 contrôles.
  • [26]
    Alors que dans l’ordinaire de leur travail, les inspecteurs évaluent le travail des enseignants, cette relation hiérarchique d’inspection semble brisée par le contexte spécifique de l’instruction dans la famille au profit d’une connivence culturelle bien plus grande.
  • [27]
    On apprend qu’elle vit en couple avec un autre homme et que Kylian la voit peu souvent.
  • [28]
    Si aucune observation dans l’académie des Mille pieds et des Hauts plateaux n’a été réalisée dans une famille avec un enfant porteur de handicap, plusieurs dossiers d’enfants instruits dans la famille dans l’académie des Beaux jardins font état de troubles, allant de la phobie scolaire à l’autisme ou la dyslexie supposés. L’étude des rapports montre une certaine difficulté de la part des inspecteurs à évaluer ces situations, qui pour certaines pourraient relever du CNED réglementé. Cela révèle la frontière poreuse entre le domaine scolaire et le domaine médical mis en évidence par les travaux sur la médicalisation de l’échec (Morel, 2014 ; Garcia, 2013 ; Woolven, 2012).
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À partir d’observations ethnographiques de contrôles et d’entretiens réalisés avec des inspecteurs de l’Éducation nationale du premier et du second degré, cet article interroge la fabrication du jugement des inspecteurs dans un contexte a priori éloigné de la forme scolaire, à savoir l’instruction dans la famille. L’analyse montre que le verdict institutionnellement attendu des inspecteurs à l’issue du contrôle est fondé sur deux opérations de jugement. Au-delà d’une appréciation sur d’éventuels dysfonctionnements familiaux ou des manquements d’instruction, reposant sur une suspicion de principe (jugement de normalité éducative), les inspecteurs appuient leur verdict sur leur connaissance spontanée du monde social et certains indices repérés lors de leur visite (jugement de validité pédagogique). En l’absence d’un temps long d’observation, en lien avec les contraintes de leur travail, les inspecteurs portent une attention particulière à certains détails et montrent un souci permanent de trouver une cohérence à la situation contrôlée. Le jugement inspectoral est en lui-même révélateur des relations ambivalentes, parfois tendues, entre l’institution scolaire et les familles qui se situent à sa marge.

  • instruction dans la famille
  • inspecteurs
  • contrôles
  • normes sociales et éducatives
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Géraldine Farges
Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation, Université de Bourgogne Franche Comté
IREDU, Pôle AAFE, Esplanade Érasme, BP 26513, 21065 Dijon cedex, France
Élise Tenret
Maîtresse de conférences en sociologie, Université Paris Dauphine
IRISSO, Université Paris Dauphine, Place du Maréchal de Lattre de Tassigny, 75775 Paris cedex 16, France
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/05/2020
https://doi.org/10.3917/socio.112.0131
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