CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Évoquer les pratiques de pair à pair (en peer to peer) fait couramment penser aux échanges et aux partages de fichiers informatiques. Ces pratiques s’avèrent en fait aussi en expansion dans d’autres domaines. Elles ont par exemple servi de bases à des initiatives dans les domaines des transports (covoiturage), de la production d’énergie renouvelable – sous forme de projets coopératifs (Giotitsas et al., 2015) et de la production alimentaire – du partage des semences (Thomas, 2017) au partage des produits (Guillard & Roux, 2015).

2Ces pratiques sont originales parce qu’elles expérimentent des modalités renouvelées de coordination et de coopération entre des acteurs potentiellement nombreux, sans être forcément confinées dans des registres informels. Des formes de travail et de collaboration s’accomplissent ainsi sans recherche de rémunération financière, sans rapport hiérarchique et salarial. Elles débouchent sur des formes de productions qui parviennent à se maintenir sur la durée et pour lesquelles des tentatives de qualification ont commencé à être proposées. À partir de travaux sur les transformations de l’économie de l’information qui ont suivi le développement d’Internet, Yochai Benkler (2002, 2006) parle de « production entre pairs sur la base de communs » (« commons-based peer production »). Dans cette perspective, les « communs », par opposition à la propriété, offrent une autre manière d’organiser à la fois l’accès à des ressources, leur usage (partagé en l’occurrence) et leur contrôle, en dehors des solutions marchandes ou dépendant de l’action d’autorités publiques.

3En éclairant les enjeux de ces productions collaboratives, Yochai Benkler participe ainsi au renouveau pluridisciplinaire d’une réflexion sur les « communs », où les « communs de l’information » viendraient comme une autre expression d’une longue histoire (Hemmungs Wirtén, 2013). Cette forme récente de production entre pairs a surtout été étudiée pour une gamme particulière de productions, plutôt « informationnelles » ou « numériques » – logiciels libres, encyclopédies collaboratives, etc. (voir par exemple Tapscott & Williams, 2006) et peu pour des productions plus matérielles. Le plus souvent, la dimension coopérative/collaborative attire davantage l’attention que la dimension productive. C’est tendanciellement le cas dans la réflexion de Yochai Benkler (2016). De même, dans les recherches de Michel Lallement (2015) sur les nouveaux lieux de collaboration (hackerspaces, etc.), c’est plus le travail et les pratiques qui l’organisent qui sont étudiés, plutôt que ce qu’ils permettent de produire. Pierre Dardot et Christian Laval (2014) ont retravaillé la catégorie de « commun » et ont contribué à lui redonner une profondeur historique, faite de soubassements philosophiques, juridiques et politiques sur plusieurs siècles. Mais ils l’ont fait sous un angle plutôt institutionnel et avec un déplacement de sens insistant sur le singulier du mot, en paraissant porter davantage d’attention à la construction conceptuelle et théorique d’une « praxis instituante » (notamment des principes politiques corrélatifs) plutôt qu’aux agencements d’activités socialement et physiquement situés à travers lesquels est produit ce « commun ». Par contraste, cette contribution vise à comprendre les pratiques qui rendent possible ce type de production par des pairs, mais aussi, au-delà de leurs ressorts, à mieux saisir les ressources rendues accessibles et la portée qu’elles peuvent avoir pour des aspects matériels des activités humaines. Ce type de production peut en effet représenter une autre manière de parvenir à des réalisations collectives et d’envisager les besoins et les moyens de les satisfaire, en l’occurrence sans passer par le médium monétaire et par l’appropriation. Ces productions ne sont a priori pas destinées à être mises sur un marché, mais peuvent gagner un autre type de valeur en procurant certains avantages pour la collectivité.

4Comme l’ont souligné les travaux de J. K. Gibson-Graham (2008), rendre visible et documenter de telles initiatives et expérimentations est un enjeu à part entière parce qu’elles sont des manifestations de la diversité des formes d’activités économiques et qu’il est alors utile de pouvoir restituer leurs particularités. En l’occurrence, ce sont les activités déployées en commun et ce qu’elles permettent de réaliser, autrement dit leurs débouchés, qui nous paraissent mériter attention, notamment du point de vue de leurs conditions et de leur portée sociale et politique. Comment s’organise cette forme apparemment particulière de production ? Quelles relations et activités fait-elle jouer ? Quelles bases de ressources (matérielles, mais pas seulement) sont ainsi construites ? Quels sont les gains collectifs attendus de ce qui est mis en commun ?

5Par ces logiques contributives, des moyens de production tendent en effet à être reconstitués et mis en commun sous des formes apparemment renouvelées. Dans cette forme de production, les agencements collectifs sont fluctuants et s’ils reposent sur une organisation, celle-ci s’avère plutôt souple (sans être pour autant dénuée de réussites). L’avancée des projets tend à résulter pour une part importante de dynamiques communautaires. Les activités correspondantes apparaissent liées à un sentiment que le travail réalisé a une utilité sociale et peut bénéficier d’une reconnaissance. Les débouchés sont d’ailleurs plus difficiles à qualifier avec les catégories habituelles. Ces initiatives travaillent à rendre accessibles de nouvelles ressources qui ont une dimension matérielle, mais qui tendent aussi à la dépasser. Ce qui est produit semble traduire la recherche de capacités supplémentaires pour des collectifs plus ou moins larges, plutôt qu’une recherche de valeur économique.

6Pour étayer l’analyse, le choix a été de considérer des types d’expérimentations pouvant répondre à des besoins matériels, mais selon des modalités et à partir de motivations différentes. Il était en outre préférable de pouvoir étudier des communautés commençant à avoir une taille, une structuration et un rayonnement dépassant l’expérimentation essentiellement ponctuelle et localisée. L’étude qui suit s’appuie donc sur deux cas distincts de coproduction par des pairs. Le premier, dans le prolongement du développement des applications des technologies numériques et d’un accès élargi à des machines et équipements qui en sont dérivés, est celui du projet RepRap, un projet d’imprimante 3D (en trois dimensions, pour des pièces ou objets en volume) qui s’est largement développé sur des bases contributives. Le second est constitué d’initiatives en matière de production alimentaire ayant pris l’étiquette commune des « Incroyables comestibles », où l’idée, amorcée au départ en 2008 dans la ville de Todmorden dans le Nord de l’Angleterre, est de transformer des espaces publics disponibles en espaces de culture pour des productions alimentaires et de mettre ces dernières en accès libre [1].

7L’enquête s’appuie sur une combinaison de différentes sources collectées depuis 2010, d’abord de manière exploratoire, puis de manière plus systématique. Une partie a été produite en travaillant les matériaux et traces rendus disponibles par les participants de ces communautés eux-mêmes. Bon nombre de ces initiatives foisonnantes sont en effet présentées et publicisées par l’intermédiaire de différents supports et de plus en plus souvent sur Internet, tout en en faisant un vecteur de diffusion. Outre les descriptions des activités réalisées (sous forme de textes et images de multiples types : photos, vidéos, etc.) qui permettent de recenser la variété des projets, elles offrent ainsi un accès à leurs motivations et à leurs arguments. Leurs réflexions, leurs travaux, les débats qui les animent, leurs réalisations peuvent être suivis par l’intermédiaire des réseaux sociaux, forums de discussion, blogs, wikis, etc., fréquemment mis en place pour en assurer le fonctionnement et les avancées. Les données ont été accumulées de manière longitudinale par un travail de veille (facilité par l’abonnement aux listes de diffusion et de discussion) qui a permis de constituer un corpus de matériaux documentaires, provenant donc des groupes et milieux concernés (et dans une moindre mesure de sources médiatiques accessibles en ligne) et organisés sur la base des activités et réalisations repérables. En complément de ces matériaux, les activités ont été en outre appréhendées par l’observation de réunions, sessions de formation, présentations publiques, conférences (au total une douzaine d’événements), dans l’agglomération niçoise notamment, où ont été (re)lancées des opérations sous l’étiquette des « Incroyables comestibles » et où pouvaient être mises à profit des relations avec des membres du hackerspace local (le Nicelab) qui a construit son imprimante 3D sur le modèle de la RepRap. Outre des éléments ethnographiques recueillis et conservés grâce à la prise de notes descriptives (sur les caractéristiques des lieux, les relations interindividuelles, etc.), ces participations ont fourni un accès pour des discussions avec des animateurs ou participants de ces projets et événements (sous la forme d’entretiens semi-directifs lorsque cela était possible sur site, ou le plus souvent dans un registre informel pour faciliter l’échange, en s’efforçant de retranscrire immédiatement ensuite pour pouvoir conserver des traces discursives réutilisables).

8À partir de ces deux champs d’expérimentation, l’un orienté vers la fabrication numérique, l’autre à vocation alimentaire, et pour essayer d’apprécier les ressorts, accomplissements et conditions d’une « production entre pairs sur la base de communs » dans des formes matérielles, l’analyse sera organisée en trois étapes. Le cadre conceptuel sera précisé dans une première partie visant à montrer dans quelle mesure il offre aussi des appuis pour inclure plus nettement des aspects matériels. Tout en maintenant l’attention pour la dimension productive, la deuxième partie étudiera les deux types d’expérimentations dans leur genèse, leur mode de fonctionnement et leurs débouchés. Les tenants et aboutissants de cette forme de « faire ensemble » pouvant alors être mieux compris, la troisième partie en discutera finalement la portée en mettant ces expérimentations en regard avec les conditions dont elles dépendent.

Un espace pour un modèle de production novateur ?

9Précisons d’abord en quoi la « production entre pairs sur la base de communs » peut être considérée comme un modèle relativement innovant et original. Avec cette caractérisation, il s’agit de commencer à spécifier les propriétés de ce modèle de production, notamment celles qui laissent envisager des développements possibles, y compris pour des productions matérielles.

Production collaborative et ouverture aux contributions volontaires

10Telle qu’elle est couramment conceptualisée et décrite, la « production entre pairs sur la base de communs » spécifie davantage des processus que des types de produits. Ce que repère Yochai Benkler dans le prolongement des fonctionnements en réseaux (rendus possibles par les nouvelles technologies de l’information) et qu’il essaye d’analyser, c’est une nouvelle modalité d’organisation de la production. Celle-ci combine décentralisation, collaboration, absence de propriété. Elle s’appuie sur le partage des ressources entre des acteurs, d’ailleurs envisagés de manière plutôt individuelle, prêts à coopérer entre eux sans forcément se connaître (Benkler, 2006, p. 60). Les wikis, ces sites documentaires évolutifs entretenus sur Internet, en sont pour lui un exemple emblématique.

11La contribution volontaire est ainsi un don de temps personnel qui bénéficie à un collectif tout en permettant de produire une réalisation commune. La liberté est telle que le degré d’engagement peut varier sans que cela soit perçu comme préjudiciable, laissant donc largement ouvertes les gammes possibles de contributions, des plus anecdotiques aux plus constantes. Selon Yochai Benkler, cette forme de production, pouvant réunir un nombre important d’individus, peut efficacement fonctionner pour des biens relevant des domaines de l’information, de la connaissance ou de la culture.

12Les « communs » matériels doivent être distingués s’agissant de leurs caractéristiques. À la différence de l’information ou de la connaissance – qui peuvent être largement partagées et donc considérées comme des biens « non rivaux » (Hess & Ostrom, 2007) –, le nombre de personnes pouvant consommer une récolte, même produite sur un espace « commun », ne peut être illimité : une fois soustraite, la ressource l’est définitivement. Selon les environnements physiques dans lesquels elle intervient, la contribution est non seulement susceptible de changer de nature, mais doit aussi prendre des formes adaptées, puisque peuvent se poser des questions de partage ou de répartition de ce qui sera produit, voire auparavant de manipulation physique (pour le transport, stockage, etc.).

13Pour se maintenir, ces initiatives collectives ont aussi besoin de relations entretenues entre les acteurs intéressés, pas nécessairement sous forme d’interactions physiques et directes d’ailleurs. Si ces projets collaboratifs peuvent se développer, c’est aussi parce qu’ils s’appuient sur des activités qui ne se limitent pas à une production de biens plus ou moins concrets, comme nous le verrons avec les deux types d’expérimentations plus précisément étudiées.

Coopérations souples et adaptabilité du processus productif

14À une échelle collective, la production entre pairs a révélé des caractéristiques qui comportent des avantages apparents (Kostakis & Bauwens, 2014). Elle repose sur des contributions volontaires dans le cadre de collaborations souples, qui peuvent finir par former de vastes groupes. Cette production n’est pas a priori organisée de manière centralisée et, si organisation il y a, elle reste souvent flottante, ce qui permet par ailleurs une adaptabilité au gré de l’évolution des projets. Les relations entre participants restent « horizontales » et les éventuels animateurs n’occupent pas de positions hiérarchiques formalisées. Comme pour le développement des logiciels libres, l’activité peut être qualifiée d’« hybride », mêlant travail productif et engagements bénévoles (Demazière et al., 2010, p. 285).

15De manière différente de celles des entreprises ou des administrations, la production par des pairs repose ainsi sur les capacités de coordination entre les participants à ces groupes ou communautés. Ces participants ne sont pas obligatoirement les spécialistes les plus avancés et peuvent être aussi des acteurs plus diversifiés manifestant un intérêt plus ou moins ponctuel. Outre la distance physique qui peut les séparer, ils n’ont pas nécessairement besoin de se connaître personnellement, même si des liens peuvent se créer et se renforcer au fil des échanges. S’agissant des productions matérielles qui nous intéressent, l’organisation du travail paraît donc s’effectuer dans des conditions similaires à celles déjà repérées pour la production des logiciels libres (Demazière et al., 2007, notamment p. 101-102).

16Pour les formes de production entre pairs qu’il a étudiées, Yochai Benkler (2002, 2006) a déjà montré et analysé les solutions qui ont été expérimentées pour répartir les tâches sans revenir aux modèles des bureaucraties, du marché ou des firmes. Plus un projet va intéresser, plus une tâche va avoir de chances de trouver la ou les personnes appropriées pour la réaliser, avec donc des compétences et des ressources qui vont pouvoir être employées. À cela s’ajoute l’avantage de la division en petites tâches, qui demandent a priori moins de temps et permettent donc d’ajouter des contributions réduites ou ponctuelles.

17Yochai Benkler signale plus précisément trois conditions favorables à la production par des pairs : la modularité, la granularité et un faible coût d’intégration. Si le processus de production est divisible, chaque module peut plus facilement être produit indépendamment des autres, les efforts à rassembler pouvant alors se déployer dans des temporalités différentes, avec des capacités différentes. La granularité renvoie à la dimension des tâches à réaliser : les plus réduites attireront plus facilement des contributeurs potentiels, notamment ceux qui ne sont prêts à accorder qu’un faible effort. Des tâches d’importances différentes permettront d’attirer des contributeurs pouvant avoir des motivations et des souhaits d’investissement différents. Pour parvenir à un produit fini, il faut enfin que soient prévus des processus permettant, sans demander une organisation trop pesante, de rassembler les contributions tout en écartant celles s’avérant insatisfaisantes (d’où l’utilité des contributions apparemment multiples pour un même besoin).

18Pour des productions collaboratives ayant un débouché plus matériel (donc pas seulement sous la forme de communs « informationnels » ou « numériques »), d’autres activités et conditions interviennent. Les relations ne peuvent demeurer constamment dans des réseaux communautaires « virtuels » et les activités doivent finir par s’incarner dans des espaces physiques. La démonstration de résultats matérialisables constitue un moment nécessaire au processus. Les participants doivent aussi pouvoir tester physiquement des réalisations en commun. Pour parvenir aux réalisations souhaitées, les aspects physiques vont donc tenir davantage de place dans les échanges qui ont lieu et les ressources qui sont partagées.

Deux expérimentations de production matérielle entre pairs

19Les types d’expérimentations sélectionnés se déploient à partir d’une appréhension renouvelée des ressources auxquelles des communautés plus ou moins grandes peuvent avoir accès. Des imprimantes 3D comme la RepRap servent de bases communes grâce auxquelles des individus ou des groupes peuvent trouver un accès élargi à des outils de fabrication et à leur conception. Les Incroyables comestibles travaillent à restaurer des ressources alimentaires, produites par les communautés locales elles-mêmes. Un esprit collaboratif est à chaque fois recherché pour renforcer ces dynamiques.

20Pour ces deux initiatives, nous reviendrons d’abord sur leur genèse, les motivations qui les ont nourries et leurs logiques de développement, ce qui permettra d’examiner les types de production escomptés par leurs promoteurs et contributeurs et d’éclairer des points communs, s’agissant notamment de ce qui est porté comme aspirations. Nous les examinerons ensuite comme des « communautés de pratiques » pour éclairer leur mode de fonctionnement et comment est produit ce qui est mis en commun. Dans le cadre théorique élaboré par Etienne Wenger (2005), les « communautés de pratique » se distinguent par un engagement mutuel de la part des participants (qui peuvent ainsi apprendre en échangeant informations et compétences), une entreprise commune et un répertoire partagé de ressources. Ajoutons que, dans les cas étudiés, il ne s’agit pas seulement d’y apprendre, mais aussi de produire quelque chose. Ce qui relie les participants n’est pas seulement l’intérêt pour un domaine de connaissances. Nous préciserons enfin les débouchés de ces initiatives et les ressources communes qui sont produites. Ces différents angles aideront ainsi à mieux repérer ce que ces initiatives partagent comme ressorts et catalyseurs aidant notamment à la constitution de bases productives.

Le projet RepRap

Genèse et développement du projet RepRap

21Le projet RepRap (REPlicating RAPid prototyper) [2] s’est développé sur les principes du modèle ouvert et collaboratif. Il s’agissait de rendre disponible une imprimante 3D (en trois dimensions, sur le principe de la fabrication additive par couches successives de matière) permettant de fabriquer des pièces diverses, mais aussi de refabriquer des modèles identiques à la machine de départ, grâce à une conception en open source et avec un coût le plus bas possible. Le projet est né formellement en 2005, d’abord sous forme de blog, de l’initiative d’un universitaire britannique, Adrian Bowyer, senior lecturer au Département d’ingénierie mécanique à l’Université de Bath, mais s’est prolongé dans une logique collaborative qui a permis de constituer une communauté autour des avancées. Les contributeurs ont pu s’y insérer sans être liés par des relations strictement professionnelles, et a fortiori hiérarchiques et contractuelles.

22Le principe de l’ouverture est constitutif du projet dès son origine : plans et instructions doivent être livrés au public sans demande de contreparties. L’idéal souhaité est de parvenir à concevoir une machine qui puisse reproduire l’ensemble de ses composants (au lieu de plus de la moitié actuellement, puisque les difficultés restent liées à l’électronique et l’extrudeur qui sert de tête d’impression). La réalisation de ce souhait est laissée aux contributeurs technophiles prêts à se rallier bénévolement au projet et à y adjoindre leur potentiel de créativité. Les défis techniques se sont révélés nombreux, mais ils stimulent à la fois des énergies et n’excluent pas que des membres de la communauté cherchent conjointement à développer une machine plus facile à assembler et à utiliser [3].

23Dans le projet et la communauté qui le reprend, l’enjeu de la maîtrise du développement technologique croise simultanément celui de l’accès aux moyens de production. Dans l’attrait exercé par ce type de machines peut être retrouvée, outre le désir créatif, une part de l’inspiration qui avait animé Adrian Bowyer. Lui-même considérait cette technologie comme un moyen de réduire la dépendance du consommateur :

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The self-copying rapid-prototyping machine will allow people to manufacture for themselves many of the things they want, including the machine that does the manufacturing. It is the first technology that we can have that will simultaneously make people more wealthy whilst reducing the need for industrial production (Bowyer, 2004).

25La base de communs commence ici par les connaissances concernant les machines. Les personnes et groupes intéressés peuvent fournir et/ou récupérer des plans gratuits par l’intermédiaire d’Internet. Les pièces qui ne sont pas encore « imprimables » sont censées pouvoir être trouvées dans les commerces des grandes villes, voire par récupération. Une fois la machine à disposition, des fichiers permettant de fabriquer des objets plus ou moins courants peuvent être téléchargés sur le même principe, par l’intermédiaire de sites de partage comme Thingiverse (« the community for discovering, making and sharing 3D printable things[4] »). Pour les inspirateurs du projet, c’est dans cet enchaînement de potentialités que des effets sont attendus. Plus besoin de gros investissements : une machine « auto-réplicante » devenue largement accessible mettrait des capacités de fabrication à portée de tout individu prêt à s’en saisir (et au moins bon bricoleur dans l’état actuel de la technologie). Outre la part de stimulation relative aux améliorations techniques toujours possibles et attendues, les contributeurs peuvent ainsi rejoindre un espace commun, peu contraignant, où ils peuvent s’approprier une technologie, tout en trouvant dans le projet des promesses de répercussions plus étendues, précisément jusqu’au monde de la consommation matérielle.

RepRap : le projet collectif d’une communauté « virtuelle »

26La dynamique du projet RepRap est à relier à sa dimension communautaire, mais dans une communauté large qui a pu fonctionner par des interactions à distance. Si l’initiative prend son origine dans un laboratoire universitaire, elle a bénéficié d’un réseau de plus en plus étendu qui a acquis une dimension internationale, par le biais notamment des possibilités de communication et de collaboration par Internet. Les participants promeuvent généralement le partage des connaissances par la discussion, la documentation et la mutualisation des avancées sur les différents modèles de machines.

27La RepRap a agrégé autour d’elle une communauté qui permet non seulement d’améliorer les caractéristiques des machines, mais aussi de trouver des formes d’aide pour l’assemblage des pièces et composants. La communauté entretient un « wiki [5] » mettant à disposition des informations techniques, voire permettant, pour les plus motivés, de suivre l’évolution du projet et les multiples tentatives d’amélioration. Le site correspondant invite aussi à conforter cette dimension communautaire (« Reprap.org is a community project, which means you are welcome to edit most pages on this site, or better yet, create new pages of your own[6] »). Le dispositif permet de présenter les résultats de tests sur des spécifications (les matériaux utilisables par exemple) ou des propositions d’amélioration à la communauté. Et toute personne intéressée peut trouver des plans et des explications permettant de fabriquer sa propre machine, conformément à l’esprit ouvert du projet.

28Dans le projet RepRap s’exprime une part de l’éthique hacker (Himanen, 2001 ; Lallement, 2015). Il rejoint ainsi des principes fréquemment mis en œuvre pour d’autres projets open source. Cette ouverture, généralement par une forme d’accord implicite, offre la liberté de réutiliser et d’adapter le travail d’autres personnes. Par ces apports successifs, l’offre s’est ainsi élargie à plusieurs modèles de machines, ce qui permet aux utilisateurs intéressés de choisir celle paraissant la plus appropriée aux besoins, comme a pu le faire le Nicelab, le hackerspace de Nice, pour construire la sienne.

29Le Nicelab fait partie de ces lieux de « bidouille » technologique et numérique, comme les fab labs et makerspaces, qui ont joué non seulement un rôle de popularisation et de démonstration des capacités de ces machines, mais aussi de perfectionnement. Dans ces espaces d’expérimentation, l’imprimante 3D figure couramment comme une pièce essentielle de l’outillage numérique. Rares sont ceux qui n’en ont pas ou qui n’ont pas intégré ce type de machine dans leurs projets. Dans ce milieu, les groupes défendant le plus l’open source ont souvent privilégié des modèles plus ou moins dérivés de la RepRap.

Mise en commun de bases technologiques pour une fabrication autonome

30Le projet RepRap a été porté comme une manière de montrer que la conception et le développement de machines peuvent s’effectuer sans être nécessairement centralisés et réservés à de gros acteurs industriels. La logique fondatrice n’est pas celle de la valorisation commerciale et du profit monétaire : elle est non marchande et essentiellement attentive à la valeur d’usage. La machine étant conçue sur le principe de l’open source, quelqu’un ayant quelques compétences techniques minimales peut se sentir autorisé à la copier, voire à en diffuser ainsi des exemplaires à d’autres utilisateurs potentiels.

31Dès le départ, la RepRap est conçue pour ne pas être une « boîte noire ». Toute personne motivée doit pouvoir construire sa propre imprimante 3D grâce aux plans mis à disposition, au partage des connaissances et à l’aide qui peut être fournie dans la communauté – sur le forum du site reprap.org par exemple. Les efforts se sont maintenus pour garder une machine adaptable et modifiable pour répondre aux aspirations et aux besoins de chacun. C’est de cet avantage dont le français Emmanuel Gilloz a profité pour élaborer son propre modèle, la FoldaRap (The Folding RepRap), conçue en l’occurrence pour être plus facile à transporter et à livrer – les plans peuvent être téléchargés gratuitement à partir d’Internet, mais son modèle est également vendu en kit ou déjà assemblé. Le Nicelab a lui aussi fait le choix de reprendre un modèle élaboré dans le cadre du projet RepRap, à savoir la RepRap « Rostock ». Outre des avantages en termes d’évolutivité et de réparabilité, ce choix visait surtout à éviter les inconvénients d’un modèle « cartésien » – où les trois axes xyz servent de repères pour le déplacement de la tête d’impression –, modèle apparaissant limité en termes de volumes réalisables – à la différence d’un modèle de type « Delta » dans lequel des bras articulés se déplacent sur une plus grande hauteur. Cette première réalisation a permis de fabriquer les pièces d’un deuxième modèle, résultant également du projet RepRap et baptisé « Wilson », facilitant ainsi l’autonomie qui était un des objectifs désirés pour le hackerspace.

32Les avancées techniques escomptées, même si elles sont nécessairement progressives, aident à maintenir dans la communauté l’ambition collective de mettre l’impression 3D à la portée de l’ensemble de la population. La RepRap, ajoutée aux capacités informatiques permettant de numériser et de modifier les caractéristiques des objets, est vue comme un moyen d’étendre les possibilités de personnalisation pour des produits courants adaptés à ce procédé (Sells et al., 2009). Avec ce type de machines et pour les individus motivés, la production d’objets basiques devient réenvisageable dans un esprit Do-It-Yourself, mais sous une forme plus technologique – supposant fréquemment de maîtriser des compétences en matière d’environnements numériques – et moins manuelle. De plus, si la machine peut servir à copier ses propres pièces, elle gagne l’avantage de devenir plus facilement réparable : il suffit de trouver le détenteur d’une autre machine ou, pour les plus prévoyants, comme au Nicelab, d’imprimer chaque pièce à l’avance et de stocker en cas de possible défaillance (Sells et al., 2009, p. 578). Avec les résultats obtenus sur des projets allant jusqu’à utiliser des briques et jouets Lego (Kostakis & Papachristou, 2014), il devient même possible de montrer que le principe de modularité peut aussi fonctionner pour les composants des machines et servir ensuite à la fabrication de produits matérialisables.

33L’intérêt dont bénéficient ces machines tient à des usages comme le prototypage, mais des utilisateurs les ont aussi adoptées pour des usages innovants, dont certains suivent eux-mêmes la voie de la production collaborative entre pairs. Cette possibilité a par exemple été explorée pour du matériel de production d’énergie éolienne, sur un modèle également collaboratif (Kostakis et al., 2013), et des outils agricoles pour des petites fermes (Pearce, 2015). La technologie étant relativement nouvelle et encore loin de la maturité, les utilisations qui en sont faites relèvent toutefois encore largement de l’expérimentation, ce qui n’empêche pas les contributeurs de rester le plus souvent confiants dans la possibilité d’apprendre tout autant à partir des tentatives infructueuses. Comme une participation lors d’un atelier d’initiation au Nicelab a permis de le constater, les essais s’avèrent encore souvent nombreux avant de parvenir aux objets attendus. Les groupes et individus suffisamment avancés utilisent d’ailleurs couramment Internet comme un relais pour donner à voir ces expériences – souvent avec schémas, guides explicatifs et modes d’emploi –, les faire vivre et mettre en ligne des vidéos qui font la démonstration des réalisations possibles.

Les Incroyables comestibles

Genèse et développement des Incroyables comestibles

34Depuis son lancement dans la petite ville anglaise de Todmorden en 2008, l’initiative Incredible Edible a pris des allures de mouvement aux ramifications internationales, sous le label des Incroyables comestibles dans les pays francophones. La production de communs entre pairs s’y incarne dans des formes de potagers collectifs, récupérant des espaces, même petits, pouvant être accessibles à n’importe qui pour y produire des fruits et légumes mis à disposition gratuitement. À Nice par exemple, l’idée a été reprise par un groupe d’étudiants (Incroyable Campus Valrose) et adaptée sur le site et avec le soutien de la Faculté des sciences de l’université, qui laisse la possibilité d’entretenir un jardin potager dans le parc, avec l’aide ponctuelle du jardinier du site.

35Ouverte et peu formalisée, l’initiative a l’avantage d’être facile à comprendre : « Ce qui séduit les gens c’est que le processus est très simple. Il n’y a aucun bulletin d’adhésion à remplir. Il suffit d’installer un bac et de planter, explique-t-il [Cédric Dérouin, employé de restaurant qui a implanté l’initiative à Saint-Nazaire] » (cité dans Leclerc, 2012). La base de la démarche est également collaborative : il ne s’agit pas de se contenter de cultiver son jardin personnel ou familial. L’initiative, fondée sur un principe de partage, est souvent reprise comme une manière de faire communauté, tout en se réappropriant l’espace urbain. Les lieux publics, pour peu qu’ils puissent être aménagés, sont en effet envisagés comme pouvant devenir productifs de biens alimentaires profitables à la collectivité – ce qui amène par exemple à concevoir la rue autrement que comme une voie de circulation, a fortiori lorsqu’elle est dévolue essentiellement au trafic automobile. C’est le rapport entre les lieux, leurs usages et les populations que les projets et leurs porteurs tendent ainsi à problématiser par l’intermédiaire de la nourriture.

36Les échanges envisagés ne sont d’ailleurs pas qu’alimentaires. Ils relèvent aussi des connaissances et des expériences, que les participants sont également invités à partager afin de pouvoir accroître leurs compétences, par exemple pour ce qui concerne la culture de végétaux. Le réseau Colibris, inspiré par l’agro-écologue Pierre Rabhi, a rejoint l’initiative et y raccroche ainsi un esprit proche d’une forme d’éducation populaire :

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Cette démarche collective participe d’une pédagogie basée sur l’échange de savoir-faire et le partage d’expérience. C’est par exemple une manière de confronter les enfants à l’enseignement des méthodes de jardinage, dans un esprit ludique et convivial. Les Incroyables Comestibles sont ainsi un formidable outil d’éducation populaire à l’écologie, qui reconnecte le citoyen à son environnement naturel et à ses ressources locales [7].

38La branche française du mouvement Slow Food, dans la continuité de son souci pour la préservation des plaisirs gastronomiques, y a également adjoint une dimension éducative propre à restaurer ou maintenir les préoccupations gustatives :

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Incredible Edible, ce ne sont pas seulement des potagers éparpillés dans la ville mais c’est aussi l’éducation au goût : des cours sur l’horticulture, sur comment conserver les fruits et légumes ou sur comment faire son propre pain sont activés [8].

40Sous une nouvelle étiquette, les initiatives retrouvent aussi plus ou moins consciemment la trace d’expérimentations plus anciennes. En l’occurrence, celle des jardins partagés/communautaires et des community gardens (Baudry, 2011). Dans l’histoire de ces jardins se lisait déjà une stratégie pour reprendre l’espace urbain, qui devait retrouver, par cette forme de mise en culture, une valeur d’usage locale sans être réservé à certaines catégories de population. Le mouvement Incredible Edible tend à y ajouter une critique d’un système agro-alimentaire dont les logiques, de plus en plus industrielles, échappent largement à la majorité des citoyens. L’action concrète par la plantation apparaît alors comme un moyen de retrouver des prises et une forme de maîtrise de l’alimentation. Les choix alimentaires, mais aussi la manière dont les aliments sont produits, sont problématisés par l’intermédiaire d’un retour au contact avec les plantes, fruits et légumes comestibles. Ils sont réinscrits dans un collectif local qui peut par cette voie essayer de réduire sa dépendance, tant à l’égard des filières de l’industrie agro-alimentaire que des grands circuits de distribution, tout en renforçant les liens communautaires.

41Outre l’attrait potentiel d’un point de vue qualitatif, sanitaire et écologique, notamment pour les consommateurs les plus inquiets, ces expérimentations locales ont l’avantage d’être relativement faciles à reproduire. Au besoin, leurs promoteurs mettent en avant l’adaptabilité et la débrouillardise, par exemple en arrangeant ou en construisant des bacs et jardinières pour les endroits où les sols sont plus difficilement disponibles. La confiance est une condition implicite, puisque les productions sont laissées à disposition sans qu’il y ait revendications de propriété. Ceux qui prennent n’auraient pas de raisons de prendre plus que ce dont ils ont besoin. Ou du moins est-il attendu un sens de la responsabilité de la part des autres habitants, mais toujours sans nécessité de vérification. Les préoccupations logistiques liées à la distribution – et donc la part de coûts de transaction qui peut en résulter – sont limitées, puisque n’importe qui est censé pouvoir se servir directement.

Liens territoriaux et organisation en réseau

42Pour fonctionner, les opérations des Incroyables comestibles ont besoin de relations s’inscrivant dans des territoires et des communautés localisées. Ces relations participent d’ailleurs à l’attrait du projet, mettant également en avant la qualité des liens et des espaces publics. Ces relations peuvent aussi être plus larges, par échanges d’idées, d’astuces, etc., s’effectuant entre différents groupes distants, souvent par le biais d’Internet.

43Un effort pour structurer la démarche, notamment pour les groupes locaux souhaitant s’engager, a été fait par la branche française des Incroyables comestibles, sous l’impulsion de l’association Incroyables comestibles de Fréland (Haut-Rhin), dont l’un des membres, François Rouillay, a joué un rôle moteur dans la reprise de l’initiative en France à partir de 2011. Diffusée par blogs, réseaux sociaux et sites web sympathisants, la « méthode en 5 étapes » qui a été proposée est couramment reprise pour le démarrage des nouveaux groupes. La dimension d’expérimentation est ainsi complétée par une ambition de mobilisation : « 1. On se prend en photo devant la pancarte de la commune ; 2. On partage les photos sur Internet et on communique aux autres ; 3. Chacun fait sa part devant chez soi avec les Incroyables comestibles ; 4. On réalise des actions collectives pour devenir une force citoyenne ; 5. On sensibilise les élus pour soutenir le mouvement citoyen solidaire [9] ».

44Du fait des tâches à prévoir, discussions et échanges se nouent en fait avant d’aller sur le terrain, comme nous avons pu l’observer à Nice. Lorsque le projet a été relancé, après un essai en 2013, dans le sillage du festival « Réveillons-nous » du Théâtre national de Nice, une première réunion le samedi 30 janvier 2016 au Court-Circuit Café (café alternatif et militant) a servi à rappeler une série de tâches préalables : recenser les espaces disponibles et les friches sur le territoire de la ville – en l’occurrence avec une « Grille d’analyse d’un espace potentiel à planter » –, s’assurer qu’il n’y a pas de risques de pollution, demander l’accord si nécessaire – voisins, copropriétaires, autorité municipale, etc. –, préparer du terreau, prévoir des plants. Les conseils ont été également rappelés sur le site des Incroyables comestibles Nice mis en ligne au même moment [10].

45Dans le sillage des pratiques développées à Todmorden, la plupart des groupes repérés pour cette étude marquent une attention particulière à la présentation et à la communication des initiatives. Chaque plantation est dotée de pancartes avec des logos communs et de courts messages explicatifs (par exemple « Nourriture à partager » et « Servez-vous librement, c’est gratuit ! »). Ce sont autant de dispositifs visant à intéresser les personnes passant à côté des plants. Pour que l’initiative puisse s’étendre, un effet d’entraînement est de fait fréquemment escompté : « l’idée, c’est que les personnes qui se servent replantent ensuite elles-mêmes » (Linda Mouti, étudiante ayant lancé l’initiative à Versailles avec d’autres bénévoles dans le cadre du Rotaract de la ville, prolongement du Rotary pour les jeunes [11]).

46Favorables aux circuits courts, ces expérimentations tentent de faire fonctionner des réseaux, moins dépendants des formes de production agro-industrielles. Cette organisation en réseau a elle-même aidé à développer les liens entre initiatives locales et à structurer démarches et activités. Le terme « réseau » a d’ailleurs été explicitement repris, tout en étant prolongé par un site Internet et une page sur le réseau social Facebook, pour fédérer l’ensemble des initiatives sur le plan international : « The Incredible Edible network is an umbrella group for members who believe that providing public access to healthy, local food can enrich their communities[12] ». Pour partie sous l’effet de la médiatisation, la ville de Todmorden est elle-même devenue un lieu de visites pour des personnes et des groupes venant de plus ou moins loin – pas seulement de Grande-Bretagne – et souhaitant voir concrètement les réalisations.

47D’autres soutiens sont venus également conforter l’orientation éducative du projet, en continuant à prendre appui sur le rapport à l’alimentation. Les écoles de Todmorden ont elles-mêmes été sollicitées pour y participer. Dans cet esprit d’éducation orientée vers l’alimentation, l’initiative a en outre intégré des formes de cours sur la culture des légumes et la conservation des produits récoltés. En France, l’Incr’éduc (« L’Incroyable éducation [13] ») est une démarche similaire qui a été lancée par des enseignants et éducateurs en direction des enfants et qui propose des ressources pédagogiques dans cet esprit.

Mise en commun de ressources alimentaires et conquête de moyens de subsistance

48Avec des degrés de stabilisation variables, les expérimentations des Incroyables comestibles cherchent à montrer que les espaces publics peuvent être appréhendés et utilisés comme des espaces communs de production alimentaire. Ce type particulier de circuits courts fait écho à une plus forte demande de produits locaux, frais et de meilleure qualité. Couramment accompagné par une communication permettant la mise en récit du travail effectué, ce raccourcissement de réseaux d’approvisionnement s’avère utilisé comme exemplification mobilisatrice, incitant à faire évoluer les consommations alimentaires individuelles vers une logique de proximité.

49Les productions, quant à elles, n’entrent pas dans le circuit des échanges monétaires. Et si don il y a, il n’est pas nécessairement incarné, puisque la relation peut rester anonyme, le producteur ne sachant pas forcément qui est le consommateur et réciproquement. Formellement, il n’y a pas d’obligation de réciprocité en tout cas, ni de sélection a priori de qui va recevoir. Il est attendu que l’expérimentation se perpétue par le partage et la gratuité, principes dont chaque groupe local doit pouvoir montrer les possibilités d’application pour la nourriture.

50Dans les justifications véhiculées, l’enjeu relève, pour une large part, de la démonstration de la possibilité d’une alternative, plutôt que d’une tentative pour rivaliser avec la productivité des systèmes agricoles « modernes ». Amélie Anache, porteuse de la déclinaison parisienne du projet, l’exprimait de cette manière : « L’important n’est pas la “quantité produite” mais plutôt de viser une grande productivité sur un petit espace [14]. » En poussant à regarder autrement les zones habitées, le mouvement tente simultanément d’intervenir dans la production des représentations collectives du monde urbain. Avec l’hypothèse fédératrice que la production alimentaire peut revenir en ville, ce territoire tend alors à être reconsidéré en tant qu’ensemble d’espaces à reconquérir. C’est la ville elle-même qui peut devenir « comestible » (Dobson, 2013), idée qui circule dans les milieux intéressés conjointement avec celle de « ville résiliente » :

51

L’enjeu est de renouer avec l’idée d’une ville comestible, où chaque espace vert a une utilité autre que d’être regardé, où chaque espace public laisse place à une appropriation collective et non exclusive, où les espaces « délaissés » ne le sont plus et font l’objet d’une valorisation « comestible » [15].

52Les pratiques promues font sens de ce point de vue. Au surplus, elles ne consistent pas seulement à semer, planter et récolter. Il faut en outre repérer des espaces disponibles, avec des propriétaires qui acceptent de jouer le jeu, puisque cette mise en culture peut toucher au droit d’occupation et d’usage de l’espace. À défaut de parcelles cultivables, une possibilité, qui était déjà adoptée à Todmorden, est de mettre les plantations dans des bacs et autres contenants plus ou moins bricolés – il est même alors conseillé d’utiliser des matériaux de récupération, comme les palettes en bois. Il faut en outre trouver graines et plants, prévoir du compost, entretenir les espaces choisis. Pour les graines et semences, les fonctionnements en réseau, par le jeu des relations plus ou moins proches, deviennent là aussi un appui. Le souci pour la biodiversité amène d’ailleurs des rapprochements avec des acteurs engagés dans des causes voisines, comme en France l’association Kokopelli, favorable à la diffusion de semences provenant de l’agriculture « biologique ». Dans cette logique, la vision des biens considérés comme communs ne concerne plus seulement les productions récoltées, mais s’étend vers des étapes antérieures, donc effectivement les semences, dont il va s’agir de prévoir également le rassemblement. Cette préoccupation est même prolongée par des recommandations, comme dans la suivante qui a circulé sur les pages Facebook des groupes locaux des Incroyables comestibles :

53

C’est bientôt l’hiver,
Tous les jours on peut récupérer et stocker des graines, pour que le printemps à venir ne ressemble à aucun autre.
Ne sélectionner que des graines de légumes anciens ou assurés reproductibles, et non pas des graines de légumes hybrides, ou hybrides F1, ou OGM, qui sont dégénérescentes [16].

54Par associations successives, la démarche tend ainsi à engager les acteurs intéressés dans une forme de gestion locale des ressources.

55Dans les argumentations développées, la petite échelle n’est pas prise comme un signe d’infériorité par rapport au modèle agro-alimentaire dominant, mais comme la voie d’une autre forme de productivité. Dans les groupes locaux qui ont repris l’expérience, l’« abondance partagée » est même devenue un thème et un slogan de ralliement pour entretenir les énergies collectives et proposer un horizon commun qui serait aussi une alternative disponible.

Un réservoir de ressources pour des communaux collaboratifs ?

56Les cas précédents permettent de saisir comment des contributeurs peuvent organiser en commun des activités productives sur des bases volontaires et horizontales et avec des débouchés matériels. Les travaux et réflexions qui se développent autour des thématiques touchant aux communs incitent à y voir davantage que des expérimentations ponctuelles et épisodiques. La combinaison de ces communs avec le développement des technologies de fabrication numérique participe d’une dynamique qui tend à restaurer des possibilités pour une fabrication locale et largement moins concentrée que dans un modèle industriel de production de masse (voir par exemple Kostakis et al., 2018). Le modèle des communs a également gagné une place comme alternative pour appréhender l’alimentation autrement que comme une gamme de marchandises et de ressources appropriables (Vivero-Pol, 2017). Ces dynamiques relèvent de ce que Jeremy Rifkin (2014) a désigné avec la notion parlante de « communaux collaboratifs » (collaborative commons) et dont le développement constitue selon lui une voie majeure de démocratisation pour l’accès aux ressources matérielles. D’autres travaux, comme ceux de Geneviève Pruvost (2015), permettent toutefois de rappeler qu’il faut aussi des conditions de possibilité pour qu’une (vie) alternative puisse se maintenir et qu’elles en sont un aspect important, voire structurant. Ce sont donc également ces conditions qui doivent être examinées s’il s’agit d’apprécier correctement les développements que la production entre pairs peut avoir pour des domaines matériels – ou ce que la « production sociale » transforme, pour parler à nouveau comme Yochai Benkler (2006). Les cas étudiés aident aussi à montrer l’importance que tiennent les conditions d’engagement, de maintien des relations et d’appui infrastructurel pour que puissent s’affermir des capacités à produire des ressources partageables en commun.

Conditions d’engagement dans les activités de production de communs

57Ces activités dépendent des capacités à attirer des contributeurs bénévoles – donc de leur motivation plus que d’un commandement ou d’un contrat, dans le vocabulaire de Yochai Benkler (2002) – et passent par des tensions comparables à celles déjà analysées pour des formes de bénévolat plus familières (voir par exemple Vermeersch, 2004). L’engagement dans ces communautés et leurs activités a en effet une composante subjective à partir de laquelle les personnes intéressées peuvent construire le travail collaboratif. Mais la motivation ne se rapporte pas à un intérêt strictement personnel, ou alors il devient lui aussi dépendant des possibilités de réussite du projet. Le sens donné à ce dernier – principalement technique ou plus politique, par exemple – est de nature à attirer différents types de personnes.

58Une enquête par sondage a été réalisée dans la communauté de l’impression 3D en 2012 par Jarkko Moilanen et Tere Vadén (2012, 2013), respectivement de l’Université de Tampere et de l’Université Aalto d’Helsinki (Finlande). Le membre typique est un homme de plus de 30 ans, vivant en Europe ou aux États-Unis, et ayant fait des études supérieures. Parmi les 350 personnes interrogées, beaucoup s’identifient au mouvement maker, qui étend les principes du « faire soi-même » aux objets technologiques, et semblent exprimer cette identification avec plus de facilité qu’à la « production entre pairs ». La motivation à participer à des projets en commun fait davantage intervenir des considérations en termes de plaisir, de possibilité de choix des projets auxquels participer et de la manière d’y contribuer, autrement dit sans contraintes liées à des relations de subordination comme dans un emploi salarié. Les satisfactions retirées ne tiennent pas à une rémunération, mais plus à un intérêt pratique.

59La fréquentation du Nicelab s’inscrit dans une configuration similaire. Dans le cas plus large du projet RepRap, les contributeurs montrent des motivations proches de celles du milieu du logiciel libre – ces deux milieux ayant d’ailleurs des affinités et des liens entre eux. Ils sont comme ces « développeurs » qui « aiment la tâche qu’ils accomplissent parce qu’elle est intellectuellement stimulante, socialement utile mais aussi parce qu’elle permet de partager une identité avec autrui » (Meyer & Montagne, 2007, p. 403). C’est la manière dont Emmanuel Gilloz (2014), concepteur de l’imprimante 3D pliante FoldaRap, résumait son parcours : « Étant alors étudiant en design industriel, j’étais attiré par la capacité potentielle de produire moi-même des objets – et donc de matérialiser facilement mes projets – et par le défi de construire une telle machine, fascinante de par son concept, mais également abordable grâce au faible budget de départ et aux connaissances partagées par la communauté RepRap. » Un des membres du Nicelab, étudiant en médecine, et par ailleurs un des initiateurs de l’Incroyable Campus Valrose, avait par exemple également en projet de réaliser des instruments médicaux (stéthoscope, etc.) à partir de modèles open source et, pour certains éléments, grâce à l’impression 3D.

60Du point de vue des motivations et des valeurs qui sous-tendent le projet, l’esprit manifesté dans les Incroyables comestibles apparaît plutôt comme un réagencement si l’on considère les proximités et les affinités qu’il a avec celui des jardins partagés (Baudelet, 2005a). En plus d’un refus fréquent de la « malbouffe », les contributeurs et personnes intéressées considèrent généralement l’échange et la convivialité comme déterminants. Ce qui est produit et recherché par les participants n’est pas seulement de la nourriture, mais aussi du lien social (Baudelet, 2005b). Le « guerilla gardening » visait déjà également à se servir du végétal pour récupérer et utiliser des espaces urbains délaissés : la démarche comportait certains présupposés similaires, nourrissant une forme d’activisme défendant notamment la restauration d’une plus grande place pour la « nature » en ville (Reynaud-Desmet, 2012). Lors de la réunion de relance des Incroyables comestibles Nice en janvier 2016, on relevait en effet des profils correspondant à ce type de préoccupations (« il y avait quelques personnalités déjà actives dans le domaine de l’agriculture biologique, de la protection des terres, de la gestion citoyenne associée à l’alimentation, de l’activisme social, des médias [17] »).

61Ces productions collaboratives entre pairs offrent des attraits supplémentaires en visant des enjeux matériels, qui sont investis en effet avec une adjonction de justifications et promesses : autosuffisance, résilience, abondance. Dans les projets développés à partir de la RepRap, les capacités recherchées permettent presque de présenter ce type de machine comme un moyen de faciliter l’accès à certains objets, voire de réduire des dépendances. Les fondateurs d’Incredible Edible à Todmorden ont même étendu leur ambition en affichant un objectif d’autosuffisance alimentaire pour leur ville en 2018 [18]. Ces justifications aident à renforcer le sens que ces projets et les activités correspondantes peuvent faire passer.

62Comme dans beaucoup de projets de collaboration ouverte, l’ambition des contributeurs de ces deux types d’expérimentation est d’essayer de parvenir collectivement à une réalisation commune et partageable, sans que les activités soient imposées et sans relations de propriété et de concurrence. Le « coût » d’entrée n’est toutefois pas le même. Dans les groupes des Incroyables comestibles, en plus de la possibilité de participer à l’amélioration de l’environnement local, c’est aussi le caractère informel des activités qui attire (Thompson, 2012) et, effectivement, les démarches paraissent simples – aucun contrôle n’est même jugé nécessaire pour savoir qui se sert dans les récoltes et vérifier les éventuels abus. Par contraste, l’intérêt pour les imprimantes 3D met rapidement en contact avec une plus grande technicité, qui n’est pas encore accessible au plus large public et qui peut continuer à encourager des attitudes passives si d’autres solutions technologiques paraissent plus faciles (Bosqué, 2014). Avec une diversité d’entreprises, le secteur de l’impression 3D est de fait en plein développement. Par rapport aux intentions initiales du projet RepRap, des formes de détournement sont d’ailleurs apparues, comme dans le cas de la startup américaine Makerbot, qui avait commencé son activité en s’inspirant de ce projet, mais qui a suscité la polémique en 2012 en mettant en vente un nouveau modèle dans une logique propriétaire et fermée – sur ce glissement, voir par exemple (West & Kuk, 2016) et pour un écho en France (Blanc, 2012). La concurrence s’est même renforcée par l’arrivée d’imprimantes 3D bon marché de fabrication chinoise, vendues déjà assemblées.

Coopérations faibles et conditions de maintien des relations

63Ces capacités à produire dépendent aussi des possibilités d’entretiens des relations dans les communautés progressivement construites. Comme pour d’autres communautés (Shirky, 2009), les technologies de communication informatique ont facilité et reconfiguré les échanges et les liens. Elles sont devenues un instrument de coordination à part entière. La production entre pairs représente ainsi une autre expression de la « force des coopérations faibles », c’est-à-dire ces formes de coopération qui peuvent naître des « liens faibles » entre des individus dont les relations vont d’abord passer par des canaux « numériques » et des sociabilités à la fois distantes, y compris à des échelles étendues, et fluctuantes (Benkler, 2006 ; Aguiton & Cardon, 2007 ; Cardon et al., 2008).

64À l’image des formes de coordination que Yochai Benkler avait déjà analysées, les projets peuvent avancer sans que les tâches à réaliser soient attribuées de façon hiérarchique et centralisée. Ces coopérations faibles ont facilité la constitution de communs dans la communauté de l’impression 3D. En constituant un réservoir de connaissances, elles ont créé les conditions pour pouvoir partager des modèles sous forme numérique, ajouter des instructions pour la fabrication et la mise en service, de donner à voir des réalisations possibles. De même que dans la communauté des makers, la documentation des projets est une activité dont l’importance est valorisée. Le wiki de la RepRap sert aussi d’espace de capitalisation et d’échange. Le site et portail de la communauté [19] propose, en outre, un ensemble de forums permettant de repérer les groupes utilisateurs, notamment par zones géographiques, et de mettre en contact les personnes souhaitant construire une de ces machines [20]. Même si les objets imprimés ne sont pas destinés à être partagés, il est aussi possible d’y trouver l’aide, souvent utile, pour améliorer leur qualité, qui s’avère de fait plus difficile à stabiliser qu’avec des machines professionnelles. Cette aide, lorsque des imprimantes 3D sont présentes, est aussi un des attraits des lieux consacrés au « faire ensemble » (hackerspaces, makerspaces, fab labs, etc.), comme l’ont montré les travaux qui ont commencé à les étudier (Rumpala, 2014 ; Lallement, 2015). Pour les individus et groupes intéressés par le modèle RepRap, c’est un réseau formel et informel, qui est à disposition pour améliorer leur machine ou leurs projets. Certains acteurs plus proches d’une logique entrepreneuriale l’ont d’ailleurs bien compris et tentent de susciter ce travail gratuit en profitant de cette inclination au partage désintéressé (Söderberg, 2016).

65Les groupes des Incroyables comestibles s’organisent souvent par région ou par agglomération, avec leur page Facebook pour véhiculer informations et actualités. Ces pages, ou d’autres réseaux sociaux en ligne, permettent de signaler des initiatives et d’appeler aux bonnes volontés pour certaines opérations anticipées ou en cours. Même nourris par des « liens faibles », ces supports ont participé à la constitution d’un réseau, devenu largement international, qui a contribué à faire connaître le concept et à le présenter comme pouvant être facile à copier.

66Avec ces types de plateformes, des acteurs qui ne se connaissent pas forcément disposent d’intermédiaires leur permettant plus facilement d’entrer en relation et de commencer à faire se rejoindre leurs projets. Conseils, astuces, précisions techniques deviennent également des ressources partageables par ces canaux, qui tendent aussi à être utilisés et à fonctionner comme des forums. Tout attendre des réseaux sociaux n’est néanmoins pas réaliste et, lorsque certains manques de résultats sont perçus, ils peuvent amener à rappeler que les canaux « virtuels » ne remplacent pas d’autres activités plus concrètes :

67

Incroyables Comestible Nice pourra se développer et se faire connaître si nous arrivons à planter plus d’espaces et, ainsi, avoir plus de visibilité. Cliquer sur un lien facebook ou autre réseau social ne suffit pas pour faire pousser des légumes et arbres fruitiers ! Il n’y a eu que deux minuscules espaces plantés en 2016, pour une vingtaine de personnes qui étaient à la première réunion au Court-Circuit à Nice en janvier 2016. On fera mieux en 2017 [21].

Ressources communes et conditions d’appui infrastructurel

68Ces initiatives prennent forme par des apports assimilables à des communs et tendent également à restituer les produits de ces coopérations sous forme de communs. Leur portée sociale est accrue lorsqu’elles rejoignent d’autres et peuvent en tirer parti comme d’une infrastructure partageable. Si l’on élargit la perspective, la démarche des Incroyables comestibles rencontre d’autres expérimentations dont l’esprit s’apparente également à la production de communs entre pairs en recourant à une autre gamme d’outils informatiques. La cartographie participative en ligne est en effet maintenant étendue au recensement géographique de ressources alimentaires et elle devient une autre modalité de stimulation des échanges. C’est par exemple ce que propose le site PlantCatching[22], accessible en anglais et en français. La carte, dans la mesure où des contributions sont effectuées pour diffuser des informations, devient ainsi un intermédiaire supplémentaire pour la mise en relation :

69

PlantCatching vous met en relation avec les passionnés de jardinage dans votre quartier et vous permet de faire deux choses très simples :
1. Trouver des plantes, graines et bulbes, surplus de récoltes et matériaux de jardinage donnés par vos voisins jardiniers, soit anonymement, soit personnellement sur ou près de leur propriété.
2. Partager votre passion en donnant à votre tour des végétaux ou surplus de récoltes pour que des membres de PlantCatching ou de simples passants puissent les prendre, les planter et les admirer... ou les manger.

70Sur son site Internet et sur un principe voisin, l’équipe de Todmorden propose une carte permettant aux visiteurs de visualiser les lieux où il y a surplus d’œufs [23].

71Des projets similaires ont été développés pour d’autres productions et d’autres villes ou régions plus larges. Fruit City prétend ainsi recenser de manière collaborative tous les arbres fruitiers dans les espaces publics de Londres [24]. Fallen Fruit avait commencé comme un projet artistique dans une logique voisine à Los Angeles en 2004, pour ensuite inclure d’autres villes [25].

72Les applications pour smartphones sont utilisées par d’autres initiatives pour rendre disponibles des informations ayant le même genre d’utilité. L’association parisienne Vergers urbains, qui promeut une « ville comestible » et une plus grande place pour les arbres fruitiers dans les villes, a par exemple traduit une application open source de ce type (Boskoi [26]) en français. Grâce à l’application, chacun peut répertorier ses découvertes et les signaler sur la carte du site correspondant. Avec cette autre forme de contribution, ce sont des ressources partageables, assimilables à des communs alimentaires, que les utilisateurs sont invités à repérer, en les constituant donc auparavant en communs informationnels et en aidant conjointement à les rendre accessibles presque en permanence (pour autant que la saison s’y prête).

73Sous des formes évolutives, car également en construction, ces initiatives contribuent à faire circuler des connaissances et participent ainsi d’un apprentissage en réseau. Elles facilitent la connexion avec un réservoir de ressources pouvant aider à renforcer à moindre frais une dynamique – en réduisant des « coûts de transaction », pour reprendre la perspective dont s’inspire Yochai Benkler. D’une autre manière, les organisations ainsi expérimentées paraissent suffisamment flexibles pour être capables d’agréger de manière non sélective des contributions variées, tout en portant et en incarnant également un modèle de « communaux collaboratifs ».

Conclusion

74Cette contribution visait à comprendre par quels processus et avec quels aboutissements des formes de « production entre pairs sur la base de communs » ont pu commencer à être expérimentée dans le monde physique. Reprendre ces expérimentations par leurs débouchés et réalisations, par les ressources dégagées, permettait de ne pas les voir simplement comme de nouveaux espaces d’activités plus ou moins collectives. Les porteurs de ces initiatives réussissent à intéresser et mobiliser des individus au point de former des communautés parvenant à s’étendre, mais aussi de laisser entrevoir un type différent d’organisation productive (distribué, ouvert, collaboratif, contributif, non marchand). Même si c’est de manière fluctuante, des contributeurs viennent participer volontairement et librement à la production de ressources mises ensuite en partage. Leur travail, organisé collaborativement par ajustements mutuels, est assemblé dans un collectif fluide où la motivation structurante ne consiste pas à rechercher la valorisation marchande ou le contrôle de cette ressource, mais davantage à la rendre disponible.

75À travers leurs promesses et pratiques, ces projets portent un imaginaire alternatif qui n’est pas celui de la valeur d’échange et de l’accumulation. Ces actions collectives, à partir de contributions même minimes et variables, réélaborent la manière de voir les modes de production possibles, à distance des logiques d’appropriation et de marchandisation. Si l’on reprend la distinction faite par Michel Bauwens, ces formes de production entre pairs, en privilégiant la valeur d’usage, se distinguent ainsi par une orientation « for-benefit », et non « for-profit » (Kostakis & Bauwens, 2014). Par l’intermédiaire de ces initiatives, les rapports sociaux qui sont proposés donnent des occasions d’incarner des valeurs – de coopération, d’échange, de partage, etc. Ces activités trouvent un sens parce qu’elles sont liées à un but matérialisable, avec une dimension collective qui permet de participer à un projet commun, où l’utilité sociale peut être mise en avant. Les contributeurs s’insèrent dans une communauté de pairs reconnus pour ce qu’ils font et apportent – et peuvent également bénéficier de formes d’apprentissage informel à certains moments. Tel que le projet RepRap est par exemple conçu et entretenu, il permet aux participants d’espérer que des améliorations vont pouvoir s’accumuler grâce aux contributions et échanges provenant de la communauté.

76Une production est ainsi rendue accessible à la collectivité sans exigence de contreparties. Le produit du travail n’appartient à personne en particulier. Les ressources produites ont de plus l’avantage d’être renouvelables pour peu qu’elles soient entretenues. Ces initiatives attirent aussi du fait des capacités que les groupes formés peuvent simultanément y trouver pour ressaisir une part de leurs conditions d’existence. Le projet RepRap permet d’accéder à des moyens de fabrication pour un faible coût et pour des objets relativement simples. Des expérimentations comme celles des Incroyables comestibles contiennent des amorces de reconnexion à des moyens de subsistance. Précisément, et en reprenant le vocabulaire de Yochai Benkler, les Incroyables comestibles proposent à leur manière, et sans forcément en être conscients, de réorganiser la production alimentaire selon des principes de modularité et de granularité, par petites tâches décomposables et adaptables. Pour les individus qui s’engagent davantage dans ces activités, elles peuvent être vécues comme un moyen de ne plus être assignés à une position de consommateurs passifs, puisqu’ils tendent aussi à devenir coproducteurs. Et si les récoltes s’avèrent quantitativement faibles, subsiste néanmoins une forme de satisfaction d’avoir essayé de concrétiser des actions. Ces communautés conservent d’ailleurs leur dynamique en étant également des espaces de promotion d’idées et d’échanges de connaissances.

77Bien entendu, selon le type de production envisagée, les manières de collaborer ne sont pas les mêmes et peuvent requérir des médiations différentes – typiquement, un usage plus ou moins intense des communications informatiques. Comme on l’a vu, le « coût » d’entrée dans ces coopérations est plus ou moins important, en fonction de la nature des productions et de leur degré de technicité. Des connaissances peuvent s’avérer en effet nécessaires, notamment au fur et à mesure d’un investissement plus poussé dans un projet.

78Lorsqu’elle se construit à distance, la collaboration a aussi ses limites, partageant ainsi des dilemmes et difficultés déjà repérés pour les logiciels libres (Demazière et al., 2007). Les contributions étant volontaires, les niveaux d’engagement se révèlent différenciés et plus ou moins intenses. L’avancement des projets dépend en outre de la disponibilité des contributeurs potentiels. Dans ces communautés, entretenir la dynamique fait donc aussi partie des épreuves courantes. Comme pour le bénévolat, les intérêts pour un projet peuvent être volatiles. Et avant de parvenir à des réalisations substantielles, la difficulté peut être alors de conserver une masse suffisante d’intérêts et de motivations.

Notes

Français

Cette contribution s’intéresse à la « production entre pairs sur la base de communs », à la fois pour son fonctionnement et la portée qu’elle peut avoir pour des aspects matériels des activités humaines. Elle vise à comprendre les pratiques et ressorts qui la rendent possible, mais aussi à mieux saisir ce que permettent les ressources rendues accessibles. Ce type de production peut en effet représenter une autre manière de parvenir à des réalisations collectives et d’envisager les moyens de satisfaire des besoins. Deux champs contrastés d’expérimentation sont, dans cette perspective, plus particulièrement examinés : l’un orienté vers la fabrication numérique et ayant permis de développer des projets d’imprimantes 3D (comme la RepRap), l’autre à vocation de production alimentaire à petite échelle (les « Incroyables comestibles »). L’analyse précise d’abord le cadre conceptuel de façon à montrer dans quelle mesure il offre aussi des appuis pour inclure plus nettement des aspects matériels. Avec une attention particulière pour la dimension productive, les deux types d’expérimentations sont ensuite étudiés dans leur genèse, leur mode de fonctionnement et leurs débouchés. Les tenants et aboutissants de cette forme de « faire ensemble » pouvant alors être mieux compris, sa portée est finalement discutée en mettant ces expérimentations en regard avec les conditions dont elles dépendent.

  • communs
  • communautés de pratique
  • contributions volontaires
  • peer-to-peer
  • production collaborative
    • Aguiton C. & Cardon D. (2007), « The Strength of Weak Cooperation: An Attempt to Understand the Meaning of Web 2.0 », Communications & Strategies, no 65, p. 51-65.
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Yannick Rumpala
Maître de conférences en science politique à l’Université de Nice
Laboratoire ERMES, Faculté de droit et science politique de Nice, avenue Doyen Louis Trotabas, 06050 Nice cedex 01, France
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/09/2019
https://doi.org/10.3917/socio.103.0303
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