1À la fin du xixe siècle, un nouveau cadrage médical de l’obésité prend de l’ampleur mais sans remplacer l’ancien cadrage moral de la grosseur. En tant qu’« attribut qui jette un discrédit profond » (Goffman, 1975, p. 13), la corpulence reste un stigmate auquel sont associés de nombreuses caractéristiques péjoratives. C’est le sociologue Werner J. Cahnman (1968) qui a été l’un des premiers à utiliser le concept de stigmate pour analyser les fortes corpulences. Il ne distingue cependant pas surpoids et obésité et exclut l’obésité massive de son champ d’analyse. Tout en nous situant dans la filiation de cet auteur, nous souhaitons en revanche mieux différencier les fortes corpulences. Si le corps « discréditable » – le surpoids – peut parfois se fondre dans l’invisibilité quotidienne des interactions, le corps « discrédité » – l’obésité – se voit, dépasse et accroche le regard. Le sociologue Claude Fischler (1990, p. 303) affirmait que « le seuil socialement défini de l’obésité s’est abaissé » à la fin du xixe siècle. En analysant la fréquence et l’étendue des situations de stigmatisations et de discriminations, cet article mettra en lumière les différences de vécu des enquêtées selon leur corpulence. Le surpoids et l’obésité sont en effet l’objet de représentations et d’interactions différentes. Cette différence est modulée selon les lieux et les contextes, ainsi que selon les caractéristiques des enquêtées [1] rencontrées, comme leur genre, leur âge ou leur milieu social.
2De très nombreux articles décrivent depuis les années 1960, principalement aux États-Unis, la fréquence, l’extension et les modalités des situations de stigmatisation (Cahnman, 1968 ; Allon, 1981 ; Sobal, 1991a ; Cramer & Steinwert, 1998). Ils décrivent des différences de vécus selon le genre (Myers & Rosen, 1999), la race (Himmelstein et al., 2017), le niveau d’éducation (Seacat et al., 2014) ou encore le poids. L’article de Gareth R. Dutton et ses collègues, en 2014, montre notamment que la prévalence des discriminations est plus importante parmi les femmes caucasiennes très obèses (IMC au-dessus de 35 kg/m²) en comparaison avec les hommes caucasiens et avec les africains-américains de même corpulence. L’article de Deborah Carr et Michael A. Friedman (2005) démontre de son côté que 9 % des personnes en surpoids se déclarent discriminés, contre 16 % des personnes en obésité de grade 1 (IMC 30-34,9 kg/m²) et 33 % des personnes de grade 2 ou 3 (IMC au-dessus de 35 kg/m²).
3L’objectif de cette étude est de prolonger ces travaux existants en interrogeant le cas français. Actuellement 24,6 % des femmes et 36,1 % des hommes sont médicalement catégorisés en surpoids (IMC 25-29,9 kg/m²) en France, et 14,6 % des femmes et 14,5 % des hommes sont définis comme obèses (IMC au-dessus de 30 kg/m²) [2] (OECD, 2015). Les femmes de milieu populaire ont un taux de prévalence d’obésité plus élevé que les femmes de milieu aisé (de Saint Pol, 2008), que l’on analyse leur milieu de naissance ou leur milieu social d’arrivée (Sobal, 1991b). Chez les hommes, les différences de corpulence se saisissent moins avec le niveau de revenu qu’avec le niveau de diplômes (Pigeyre et al., 2012).
4Plusieurs chercheurs français se sont emparés de cette problématique. Claude Fischler (1990) a exploré la variabilité des seuils de l’obésité et Jean-Pierre Corbeau (2005) a analysé les symboliques culturelles qui sous-tendent les normes alimentaires et corporelles. En 2000, un rapport de l’Inserm sur l’obésité a réalisé un premier état des lieux français sur la question de la stigmatisation en reprenant les travaux fondateurs américains sur le sujet. Par la suite, plusieurs auteurs ont mis en évidence les dimensions sociales et genrées des normes pondérales qui sous-tendent les expériences de stigmatisations et de discriminations (Amadieu, 2002 ; Tibère et al., 2007 ; de Saint Pol, 2008). L’enquête « Histoire de vie – Construction des identités » réalisée en 2003 par l’Insee a exploré la thématique pondérale dans une analyse plus générale sur les motifs des stigmatisations perçues (Galland, 2006).
5Jean-Pierre Poulain a décrit dans son ouvrage de 2009 le processus de stigmatisation, ainsi que les controverses portant sur les catégories médicales de « surpoids » et d’« obésité ». Il a en outre cherché à objectiver les effets de la corpulence sur la mobilité sociale des personnes obèses. Cet article s’appuie sur ce travail et sur celui de Thibaut de Saint Pol (2008) pour les approfondir sur trois aspects. En premier lieu, l’approche qualitative est au cœur de cette enquête et permet de mettre en évidence comment les enquêtées vivent les situations de stigmatisation et discrimination, les définissent et s’y opposent. Elle met également en lumière comment ces situations impactent toutes les sphères de la vie des enquêtées, qu’elles soient professionnelle ou médicale, publique ou privée. En second lieu, il s’agit de différencier les processus de stigmatisation et de discrimination. Si ces deux notions sont souvent mobilisées dans la littérature, elles ne font pas l’objet d’une description systématique de leur déroulement ou de leur conséquence. Les différencier et les préciser permet d’analyser plus finement les différences de vécu entre personnes en surpoids et obèses. En troisième lieu, si certaines études américaines démontrent quantitativement des différences selon la corpulence, elles s’intéressent peu au cas du « surpoids ». Les travaux français, s’ils peuvent la constater, en font rarement un objet d’analyse en soi. Il s’agira donc de se demander si les personnes en surpoids subissent actuellement les mêmes difficultés quotidiennes et déploient les mêmes répertoires de réactions que les personnes obèses et si les représentations médicales, morales et sociales de l’obésité s’appliquent également au surpoids. Cette comparaison mettra ainsi en lumière, en s’inspirant du travail d’Erving Goffman, comment chaque interaction, loin d’être uniquement fonctionnelle, reproduit en permanence les structures sociales qui moralisent les plus fortes corpulences.
6Plusieurs travaux sociologiques français ont analysé les inégalités sociales de corpulence (Régnier, 2003 ; Grignon, 2011 ; Vandebroeck, 2015), sur le modèle des inégalités de taille (Herpin, 2006). Cette analyse des déterminants sociaux de l’obésité donne cependant peu l’occasion de saisir le rapport que les individus entretiennent avec leur corpulence, ni les conséquences sur leur vécu des situations de rejet et d’agression quotidiennes. De nombreuses recherches portent en revanche, dans la sociologie française, sur les expériences de stigmatisation et de discrimination des individus racisés et mettent en évidence la capacité des acteurs sociaux à interpréter et décrire leurs vécus quotidiens (Algava & Becque, 2004). Certaines de ces études ont ainsi montré une adéquation entre discriminations objectives et ressentis subjectifs (Beauchemin et al., 2016) bien que le milieu social, le genre, l’âge ou le lieu de résidence puissent influencer le fait de se dire stigmatisés ou discriminés indépendamment de la réalité objective des faits (Dubet et al., 2013).
7Dans la lignée de ces travaux qui étudient le « sentiment de stigmatisation et de discrimination », il s’agit dans cet article de décrire « l’identité pour soi » (Goffman, 1975, p. 128) des enquêtées, c’est-à-dire leur capacité à mettre à distance de manière réflexive leur vécu quotidien. Les situations de stigmatisation rassemblent les remarques, insultes, moqueries, regards ou gestes d’évitements qui tendent à manifester à l’individu concerné qu’il est porteur d’un stigmate. Les situations de discriminations regroupent, quant à elles, le refus d’un droit ou d’un bien ou l’interdiction d’accéder à un espace ou à un travail. Les expériences de discrimination peuvent avoir un effet direct sur la position sociale des individus concernés, quand les situations de stigmatisation ne peuvent avoir qu’un effet indirect, par autocensure notamment, sur la mobilité sociale.
8Pour analyser ces situations en profondeur, nous avons effectué soixante entretiens semi-directifs avec des personnes en surpoids (21 femmes et 5 hommes) et obèses (29 femmes et 5 hommes), d’âges et de milieux sociaux différents (Tableaux 1 et 2).
Tableau 1 : Répartition des enquêté.es par tranche d’âge
Âge | Effectifs |
18-24 ans | 12 |
25-44 ans | 23 |
45-64 ans | 20 |
+ de 65 ans | 5 |
Total | 60 |
Tableau 1 : Répartition des enquêté.es par tranche d’âge
Source : enquête par entretiens 2008-2016.Tableau 2 : Répartition des enquêté.es par catégorie socioprofessionnelle
Catégorie socioprofessionnelle | Effectifs |
Artisans, commerçants et chefs d’entreprise | 2 |
Cadres et professions intellectuelles supérieures | 14 |
Professions intermédiaires | 13 |
Employés et ouvriers | 22 |
Étudiants | 8 |
Inactifs | 1 |
Total | 60 |
Tableau 2 : Répartition des enquêté.es par catégorie socioprofessionnelle
Source : Enquête par entretiens 2008-2016.9Les personnes au chômage, à la retraite ou en congé parental temporaire ont été placées dans leur catégorie d’emploi précédant leurs situations actuelles. Une femme au foyer depuis longtemps a été placée dans la catégorie « inactifs » (son mari est ingénieur).
10Les entretiens ont été réalisés selon une approche compréhensive, entre 2008 et 2016, majoritairement en Île-de-France et en Aquitaine. Ils ont duré en moyenne 1 heure 30 et ont porté à la fois sur les représentations subjectives et les définitions du poids des enquêtées, mais également sur leurs pratiques alimentaires, leurs interactions avec autrui, ainsi que leur engagement dans des associations. Les enquêtées ont été majoritairement rencontrées par le biais d’associations, d’annonces déposées dans des cabinets médicaux et diététiques, sur des forums « féminins » ou « médicaux » ainsi que par effet boule de neige. La comparaison hommes/femmes n’était pas l’objectif initial de l’enquête et comme dans de nombreuses enquêtes en sciences sociales, il a été plus difficile d’obtenir le témoignage d’hommes. Néanmoins l’analyse du vécu de la dizaine d’hommes interrogés a révélé des différences intéressantes avec le vécu des enquêtées, ces différences étant modulées par des caractéristiques de poids et d’origine sociale.
11Nous décrirons dans une première partie les expériences de stigmatisation que vivent les enquêtées dans toutes les sphères de leur vie quotidienne. Ces règles du jeu ne sont pas uniquement fonctionnelles, car si elles permettent à l’ordre des interactions de se maintenir, elles révèlent également leur rôle structurel : elles manifestent et reproduisent les inégalités de l’ordre social en moralisant le corps gros, en particulier le corps « très » gros. Dans une deuxième partie, nous nous attacherons à décrire les actes de discrimination, ces derniers n’ayant pas seulement un effet sur l’ordre des interactions, mais également sur l’ordre social, par la relégation professionnelle de cette population stigmatisée. Nous verrons également que la différence qualitative entre stigmatisation et discrimination permet de comparer le vécu des personnes en surpoids et obèses. Dans une troisième partie, nous analyserons les stratégies possibles face à ces situations. Les répertoires d’actions choisis ont des effets positifs lorsqu’ils permettent aux enquêtées de retourner leur stigmate. Mais ils peuvent aussi avoir des effets paradoxaux, les stratégies d’autocensure ou d’évitement ayant des conséquences pénalisantes pour les enquêtées. Ces répertoires diffèrent selon la corpulence de l’IMC, bien que cette différence soit modulée par l’autodéfinition des individus sur leur grosseur.
Les situations de stigmatisation
Insulter, humilier et conseiller
12Si E. Goffman (1975) a distingué différentes sortes de stigmate, entre les « monstruosités du corps », « les tares du caractère » et « la race, la nationalité et la religion », ce n’est pas lui, mais le sociologue Werner J. Cahnman (1968) qui a étudié le stigmate que constitue un poids jugé trop élevé. Dès lors qu’un individu par son comportement, sa tenue vestimentaire, son handicap ou le volume de sa corporalité dépasse les normes sociales admises et dépendantes de ses caractéristiques sociales et du contexte, le fonctionnement routinier des interactions déraille. Les situations de stigmatisation sont alors le résultat de ces « situations sociales mixtes [qui] tendent à produire des interactions flottantes et angoissées » (Goffman, 1975, p. 30). L’incertitude ouverte par ces interactions mixtes est liée à la méconnaissance de la situation dont E. Goffman a montré les conséquences. Lors d’une interaction avec une personne handicapée, un valide ne saura pas toujours comment agir – proposer son aide, ou non, par exemple. L’individu non-stigmatisé, qui a intériorisé des stéréotypes péjoratifs, reproduira alors le discrédit qu’il a intériorisé pour résoudre l’incertitude révélée par cette situation inhabituelle.
13Les remarques, les insultes et les moqueries, les regards, les gestes d’évitement et l’agression physique sont diverses formes de stigmatisations possibles décrites dans les études (Barlösius et al., 2012 ; Puhl & Brownell, 2001). Ce sont les personnes qui ont un niveau d’étude moins élevé, qui sont plus âgées ou qui attribuent plus fréquemment aux personnes concernées une responsabilité personnelle dans leur corpulence qui stigmatisent le plus les individus corpulents (Hilbert et al., 2008). Les membres de la famille, les médecins, les collègues de classe, les vendeurs, les amis et les collègues sont décrits comme des sources de stigmatisation fréquentes (Puhl & Brownell, 2006). Dans une enquête parue dans le Journal of Health Psychology (Seacat et al., 2014), cinquante femmes blanches ayant un IMC moyen de 42,5 kg/m² ont indiqué qu’elles subissaient en moyenne trois situations stigmatisantes par jour. Les femmes les plus corpulentes, les plus jeunes et celles qui avaient un niveau d’éducation moins élevé relataient plus d’épisodes de stigmatisations.
14De nombreux articles décrivent ainsi les différences de vécus selon la corpulence et montrent que les situations de stigmatisation augmentent avec l’IMC (Roehling et al., 2007 ; Spahlholz et al., 2016). Il semble cependant exister un seuil au-dessus duquel les situations de stigmatisations ne progressent plus parallèlement au poids. Pour Andrea R. Myers et Jeffrey A. Rosen (1999), ce seuil est l’IMC de 40 kg/m². Ces auteurs ne définissent pas, en revanche, à partir de quel IMC commencent les situations de stigmatisation. Dans notre enquête, les femmes en surpoids relatent beaucoup moins d’expériences d’agressions, d’humiliations ou de remarques que les enquêtées obèses, que ce soit par le personnel médical, à l’école ou dans le monde professionnel. Les relations familiales sont cependant un des espaces où la stigmatisation peut être très présente pour les enquêtées en surpoids. Valentine (39 ans, surpoids, cadre dans la fonction publique) a ainsi beaucoup souffert des remarques de son père sur son physique arrondi à l’adolescence. Ces remarques ont terni sa relation avec son frère, mince, qui ne subissait pas ces critiques continuelles. Dans le cadre intime également, les enquêtées en surpoids ont évoqué les reproches de leur conjoint, bien que ce soient les enquêtées obèses qui disent ressentir le plus souvent leur corpulence comme un obstacle pour trouver des partenaires sexuels ou amoureux. Une étude française récente (Bajos et al., 2010) révèle ainsi que les femmes en surpoids étaient plus nombreuses que les femmes obèses à avoir des partenaires sexuels dans les 12 derniers mois (mais moins que les femmes normo-pondérées).
15Les enquêtées obèses, en plus des proches et pairs stigmatisateurs, ont reçu fréquemment des insultes, des gestes agressifs ou des conseils de la part d’inconnus dans l’espace public, ce qui est extrêmement rare pour les enquêtées en surpoids. Simone (75 ans, obèse, aide-comptable à la retraite [3]) raconte un épisode vieux de trente ans dont elle se souvient encore : « Une fois, dans un magasin, mais à l’époque j’étais mal je suis partie en courant, mais ça serait maintenant elle se ferait drôlement remonter les bretelles la fille. Elle m’a dit : “On n’habille pas les éléphants”.» Les espaces dans lesquels le corps est visible – piscine, plage –, ou mis en valeur – magasins de vêtements, boîtes de nuits, bars – sont ainsi des lieux propices à des situations d’agressions verbales pour les enquêtées obèses. Mais ces reproches ou insultes peuvent également survenir dans l’espace public quotidien. Gaëlle témoigne ainsi comment un jour « une petite mamie avec son caddie » lui a déclaré à un arrêt de bus où elles patientaient ensemble : « Tu ne trouveras jamais un mari si tu ne maigris pas, il faut que tu maigrisses, tu comprends, parce que ce n’est pas bon pour ta santé… » Les enquêtées les plus corpulentes sont ainsi les plus sujettes aux « violations » ou « offenses territoriales » (Goffman, 1973b, p. 62) de leur sphère privée [4]. Dans ce cas, l’offense s’effectue moins par volonté d’agresser que par bienveillance. Léa (26 ans, obèse, styliste modéliste) décrit ainsi :
À un moment dans mes cours, j’ai raté un mois de cours, à cause de soucis médicaux qui n’avaient strictement rien à voir [avec l’obésité] et j’ai une prof, c’était au début de l’année, j’avais fait deux mois de cours, la prof je la voyais une fois par semaine, elle ne savait pas qui j’étais quoi. Elle vient me voir au retour, et elle me dit : « Oui je voulais vous parler à propos de votre absence », « Oui ? », « Je peux vous donner les coordonnées de mon mari », « Pardon ? », « Oui, parce qu’il est chirurgien et il fait des chirurgies bariatriques et je me disais que par rapport à vos soucis médicaux ça pourrait être intéressant. » Et ça m’a complètement…
17Alors même qu’elle ne connait ni les raisons de l’absence de cette enquêtée, ni son état de santé physique ou psychologique, ni si celle-ci n’a pas déjà subi une opération bariatrique, ni même les risques personnels qu’elle pourrait avoir personnellement en se faisant opérer, cette professeure n’hésite pas à lui proposer de rencontrer son mari chirurgien. Ces remarques bienveillantes révèlent, autant que les insultes, l’empiètement de « l’espace personnel » (Goffman, 1973b, p. 44) des enquêtées. Les stigmatisateurs – ceux qui dans ce cas respectent la norme pondérale ou y adhèrent sans y parvenir – envahissent ainsi le « territoire du moi » (idem, p. 54) des personnes stigmatisées.
18Les remarques fréquentes que subissent les personnes obèses pour leur enjoindre de faire un régime ou de subir une opération bariatrique témoignent des stéréotypes péjoratifs associant la grosseur à une suralimentation qui pourrait se « corriger » par la volonté ou la technique. Dans ce cadre, manger en public donne lieu à des agressions très fréquentes (Dzrodowski, 1996). Renée (67 ans, obèse, employée dans une association, à la retraite) raconte :
D’ailleurs les gros, on les regarde tout de suite. Vous allez au restaurant, vous allez manger un peu trop… Moi j’ai vu : aller au restaurant avec Denise [5] et que des gens nous observaient. Ils n’ont pas arrêté de nous regarder pendant qu’on mangeait, c’est gênant ! Bah écoutez, est-ce que moi je m’occupe de ce qu’ils mangent ?
20Dans l’espace professionnel également, manger devant ses collègues est complexe. Les situations de déjeuners – en self-service ou déjeuners d’affaires au restaurant –, les pots de départ ou les soirées festives ont été cités comme des situations propices aux remarques dévalorisantes. Manger en public agit comme une mise en visibilité d’une suralimentation supposée, perçue comme immorale, en particulier pour les femmes qui doivent plus fréquemment contrôler leur alimentation. À l’inverse, « il appartient aux hommes de boire et de manger plus, et des nourritures plus fortes, à leur image » (Bourdieu, 1979, p. 211). Normes alimentaires et normes corporelles sont ainsi profondément intriquées (Corbeau & Poulain, 2002). Cette association entre immoralité et suralimentation supposée est renforcée par la tonalité dramatique que prennent les discours publics de lutte contre l’« épidémie » d’obésité (Saguy & Riley, 2005).
21Dans cette enquête, il existe cependant une réelle différence entre la médicalisation et l’immoralité associée à l’obésité et la représentation sociale du surpoids. Au terme de « surpoids », les enquêtées vont préférer les mots de « ronde », « forte », « enveloppée », « potelée », « bien bâtie », « grassouillette », « boulotte », « plantureuse » ou « d’une ossature massive ». Ces mots parlent d’une morphologie particulière, de personnes « dodues » mais pas « malades », ainsi qu’elles l’affirment. Néanmoins la force des discours sociaux contre l’obésité conduit à justifier les conseils médicaux bienveillants pour des personnes en surpoids. Une enquêtée en léger surpoids s’est ainsi vu proposer de perdre du poids par son médecin généraliste. Chloé (21 ans, en léger surpoids, aide-soignante) raconte :
C’est mon médecin généraliste, c’est à peu près tous les médecins que je vois… Alors je ne sais pas si c’est de chez moi, mais… J’ai été opérée d’un poignet, alors le poignet, oui le poignet, il m’a parlé de ça en me disant : « Euh oui, mais vous savez, vous n’avez pas grand effort à faire pour perdre ces dix kilos. » J’ai dit : « Oui, mais si je suis bien. » « Ah, mais quand même, c’est mieux d’être dans la norme. »
23Si les enquêtées en surpoids, en particulier lorsque ce sont des jeunes femmes, évoquent cette insistance d’autrui sur leur corpulence, ce sont les enquêtées obèses qui disent avoir vécu les situations de stigmatisations les plus violentes. Ce fut le cas pour Rachelle (51 ans, obèse, fonctionnaire de catégorie C) qui a été la victime d’un cas de harcèlement moral sur sa corpulence alors qu’elle travaillait dans un ministère public :
Ben j’ai grossi, j’ai grossi avec la grossesse et puis après donc j’ai eu une dépression nerveuse, j’ai eu des problèmes au travail. On m’a reproché d’être grosse […] Oui, oui, oui des petits cons, mais des hauts placés, qui ont commencé à parler de moi et que… enfin sur moi comme ça et moi j’ai entendu leur discussion et bon… Et puis, et puis j’ai pété les plombs, je me suis retrouvée à l’hôpital psychiatrique […] C’était au ministère à l’époque, mais moi j’ai porté plainte hein, ils ont été bougés de place, mais j’ai… Je me suis retrouvée à l’hôpital psychiatrique, ma fille placée.
25Aucune situation vécue par les enquêtées en surpoids n’est aussi violente.
Des situations qui varient
26Si les situations de stigmatisations diffèrent, par leur fréquence et leur virulence, entre les enquêtées en surpoids et les enquêtées obèses, elles diffèrent également selon d’autres caractéristiques sociales, comme le genre. L’apparence physique des femmes continue à être un critère de jugement important dans notre société (Bihr & Pfefferkorn, 2002), alors que le corps masculin est moins souvent soumis à la norme de minceur (Robineau & de Saint Pol, 2013).
27Dans notre enquête, les hommes, quel que soit leur corpulence, ont évoqué moins d’épisodes de stigmatisation. Jérémy (40 ans, en surpoids, cadre de santé) raconte :
Moi, à chaque fois que je parle de moi, je dis toujours que je suis en surcharge pondérale. Je me définis comme ça alors… Je pense que ce n’est pas tout à fait vrai objectivement parce que je connais des gens qui sont bien plus gros que moi ! [Rires] Et l’image que me renvoient les gens, c’est : « Arrête de dire ça, c’est débile quoi » Mais moi oui, oui… parce que je le dis souvent en déconnant. Comme là pareil, quand je dis que je passe un entretien avec une sociologue, on me dit : « Mais pourquoi tu fais ça ? » Je dis : « Tu sais bien, je suis en surcharge pondérale ! » « Première nouvelle ! » On me dit : « C’est la nouvelle de l’année ça ! » [Rires].
29Si Jérémy peut faire rire en parlant de sa « surcharge pondérale », c’est parce qu’il est en surpoids. Le surpoids ou la faible obésité chez les hommes peuvent en outre correspondre à des corps musclés et sportifs plutôt valorisés socialement. La forte obésité masculine, quant à elle, reste critiquée, en particulier lorsqu’elle est associée à des rondeurs – celles de la poitrine – jugées plus féminines. Mais même dans des cas d’obésité importante, la force physique dégagée peut empêcher des remarques intempestives. Charles (61 ans, obèse, responsable d’équipe dans l’industrie à la retraite), qui fait 112 kilos, mentionne peu d’insultes dans l’espace public, probablement parce que les gens « ont peur de se prendre une claque » comme il le dit avec humour.
30Si le genre et la corpulence modulent la force des situations de stigmatisation, c’est également le cas du milieu social. Le corps le plus gros est jugé le plus laid dans tous les milieux sociaux (Vandebroeck, 2015), mais c’est dans les milieux favorisés qu’un léger surpoids est le plus critiqué (McLarena & Kuh, 2004 ; Carof, 2015). La norme de minceur est justifiée par la classe dominante par une corrélation supposée entre une faible corpulence et des caractéristiques morales positives. Muriel Darmon (2003) montrait dans sa thèse portant sur des jeunes femmes anorexiques, comment les restrictions alimentaires et les régimes étaient saisis par ces dernières comme un moyen de montrer leur force de caractère. À l’inverse, un individu gros est socialement soupçonné « d’être sans volonté, sans discipline, mou et de se laisser aller, veule et passif » (Masson, 2003, p. 31). Être en surcharge pondérale est ainsi défini comme une faute morale, cette dernière s’ajustant sur la hiérarchie sociale. Au xixe siècle par exemple, les prostituées étaient plus « dodues » que les femmes de la bourgeoisie qui se devaient d’être minces, les rondeurs allant de pair avec une forme de vulgarité et d’animalité, contre lesquelles les jeunes femmes bien nées devaient se protéger (Corbin, 1978).
31Le seuil de corpulence « acceptable » dans l’espace public interagit ainsi avec l’origine sociale des enquêtées. Les enquêtées en surpoids moins favorisées sont moins critiquées dans leur milieu social, même si l’obésité y est critiquée, ce qui est lié à la fois à la prévalence du surpoids et de l’obésité dans les classes populaires, mais également au fait que les représentations du corps y diffèrent des classes supérieures. En revanche, les enquêtées moins favorisées décrivent fréquemment les critiques reçues dans l’espace public, ainsi que par le corps médical. De leur côté, les enquêtées très favorisées se plaignent de remarques entendues dans l’espace privé et professionnel même lorsqu’elles sont en léger surpoids. Plusieurs d’entre elles ont cependant pu constater que leur corpulence leur permettait de s’imposer plus facilement dans certaines positions de pouvoir, à condition de ne pas dépasser outre mesure le seuil du poids acceptable dans leur milieu. Le surpoids leur donnait l’occasion de déjouer les restrictions professionnelles liées à leur genre.
32L’âge peut également transformer la signification du poids. Les plus jeunes enquêtées ont cité plus fréquemment des situations récentes de stigmatisations quand les plus âgées ont relaté plus d’expériences, mais moins récentes. Cette moindre stigmatisation s’explique par une plus grande tolérance face aux rondeurs jugées « naturelles » avec l’âge. Clothilde (55 ans, en surpoids, gynécologue-obstétricienne) qui a pris un peu de poids et aimerait désormais le perdre, explique : « Et alors y a le regard de la société qui maintenant me dit que j’ai le corps d’une femme, d’une vieille femme, d’une femme ménopausée, alors que c’est faux ! » L’articulation entre minceur et jeunesse renforce les critiques de celles qui s’écartent des corpulences admises pour leur âge.
33Alors que l’« inattention polie » (« civil inattention »), décrite par E. Goffman (1973b), sous-tend l’ordre de l’interaction lorsque rien ne trouble le regard ou l’ajustement des corps en présence, le corps obèse parce qu’il dérange l’ordre existant est pris comme une ouverture à la rencontre possible, comme si son volume et sa visibilité empêchaient toute fermeture de l’interaction. La définition du corps se modèle ainsi par son volume : lorsque celui-ci est jugé trop large, le corps devient objet, à réguler socialement. Lorsque le volume du corps se rapproche des normes sociales, le corps se fait personne, ses frontières devenant alors infranchissables. Les expériences de stigmatisation dans les interactions quotidiennes révèlent ainsi quelle est la corpulence « acceptable ». La fréquence et l’agressivité des situations de stigmatisations sont plus élevées pour les enquêtées obèses qu’en surpoids. Pour les personnes en surpoids, elles sont moins systématiques et dépendent plus des autres caractéristiques – genre, classe sociale, âge – des enquêtées, ou du contexte de l’interaction. Elles sont également moins fréquentes dans l’espace public, ce qui témoigne du fait que l’ordre des interactions moralise et médicalise moins leur corpulence. Les enquêtées en surpoids peuvent ainsi fréquemment oublier que leur poids dépasse un peu la norme sociale et médicale, quand les enquêtées obèses sont régulièrement rappelées à l’ordre.
34Puisqu’il existe des différences entre enquêtées, selon leurs caractéristiques sociales et plus particulièrement leur corpulence, face aux humiliations, insultes ou jugements dans l’espace public, nous pouvons nous demander si cela concerne également les cas de discriminations qui peuvent avoir des conséquences sur les possibilités d’actions, l’accès à certains droits ou la position sociale des individus.
Les actes de discrimination
Refuser, interdire et discriminer
35Dans une enquête récente, François Dubet et ses coauteurs (2013, p. 86) définissaient la discrimination comme « une action pratique, elle est le fait d’imposer ou de subir, en toute illégalité, un traitement différent et inégalitaire par rapport à d’autres ». Les actes de discriminations concernent l’interdiction d’accéder à des services, des biens, des positions professionnelles ou des espaces publics. Une enquêtée, Séverine (31 ans, obèse, assistante de direction) raconte par exemple : « Aujourd’hui, je suis une femme, je n’ai jamais pu accéder aux boîtes à Paris. Bah oui je suis grosse, on ne va pas mettre une grosse dans une boîte à Paris ! Donc finalement y a des lieux qui ne me sont pas accessibles. » Cet exemple est caractéristique du fait qu’il existe une différence importante selon la corpulence en termes de discriminations. Peu de refus de droit concernent les personnes en surpoids. À l’inverse, Capucine (47 ans, obèse, ingénieure formatrice dans une école d’ingénieurs) raconte qu’elle ne peut plus acheter de maisons et n’est plus couverte en cas d’accident de voiture à cause d’un IMC trop élevé :
J’ai téléphoné et on m’a dit : « Oui, en fonction des données qu’on a sur vous, c’est votre poids qui pose problème. » Je dis : « Mais les analyses sont très bonnes. » « Ben oui, elles sont très bonnes, donc justement c’est pour ça qu’on a pu vous prendre en décès, mais on ne peut pas vous prendre autrement. »
37L’obésité étant définie médicalement comme une maladie, les assurances ne souhaitent pas prendre de risques malgré les examens de santé positifs de Capucine. La médicalisation de l’obésité, qui peut être utilisée par les associations de défense des personnes très corpulentes comme une ressource pour rejeter la « faute » morale qui sous-tend le stigmate pondéral, peut ainsi servir à légitimer des refus de droit. Dans le monde médical, de nombreuses situations de discriminations sont décrites, lorsqu’un médecin refuse de soigner un individu obèse par exemple ou que le matériel inadapté (brancards, scanners ou tensiomètres trop petits) conduit à une prise en charge moins efficace (Carof, 2017). Ces situations concernent assez peu les enquêtées en surpoids, dont la corpulence, moins médicalisée, est plus adaptée aux objets du quotidien.
38Les enquêtées en surpoids n’évoquent pas non plus de difficultés à trouver un emploi, alors que les enquêtées obèses ont de nombreux cas de discrimination à raconter. Or, ces situations peuvent avoir des conséquences directes sur leur trajectoire sociale. De nombreuses recherches ont montré que cette discrimination commençait avant même l’entrée dans la sphère professionnelle, par exemple par le moindre recrutement des personnes obèses dans les universités américaines (Canning & Mayer, 1996). Que ce soit à cause des expériences de stigmatisation vécues, du fait d’une situation de discrimination directe ou d’autres limites sociales liées à la corrélation entre corpulence et milieu social défavorisé, plusieurs études ont constaté que les personnes très corpulentes font en moyenne des études moins longues (Crosnoe & Muller, 2004 ; Karnehed et al., 2006). Or, le fait d’avoir fait moins d’études secondaires conduit par la suite à une mobilité sociale plus limitée (Glass et al., 2010). De nombreuses enquêtes ont ensuite montré que les personnes très fortes sont particulièrement discriminées sur le marché de l’emploi. Elles ont plus de difficultés à trouver du travail (Tunceli & Williams, 2006), restent plus longtemps au chômage (Paraponaris et al., 2005) et ont des salaires moins élevés (Gortmaker et al., 1993 ; Brunello & d’Hombres, 2007). L’obésité peut ainsi être désignée comme un facteur de mobilité sociale descendante (Dupuy et al., 2004 ; Poulain, 2009), en particulier pour les femmes. À l’inverse, la mobilité sociale ascendante fait baisser la probabilité d’être obèse (Langenberg et al., 2003).
39Si les stéréotypes péjoratifs sont l’une des raisons souvent avancées pour expliquer les actes de discrimination professionnelle, les économistes étudient également les « discriminations statistiques » (Thurow, 1975). Cette discrimination s’explique par le fait que les employeurs n’ayant pas une « information parfaite » sur les compétences individuelles dont ils devraient disposer théoriquement pour embaucher le meilleur travailleur possible, s’appuient sur une logique probabiliste en associant les individus à leurs groupes sociaux. Ces croyances rationnellement utilisées dans des contextes de manque d’information ne sont pas nécessairement négatives ni fausses. Mais elles peuvent l’être puisque est attribué à un individu les caractéristiques supposées de son groupe. Par exemple, les problèmes de santé et l’absentéisme des salariés les plus obèses, ayant un coût élevé pour les employeurs (Finkelstein et al., 2005), impactent l’embauche, le salaire et la carrière des employés corpulents même lorsqu’ils sont en bonne santé. Même sans intentionnalité directe de nuire, les employeurs peuvent ainsi se retrouver à discriminer les personnes en surcharge pondérale. D’autres études s’intéressent de leur côté au concept de « discrimination méritocratique » (Mason, 2012), qui permet de s’interroger sur le lien entre faible salaire des personnes obèses et moindre productivité. Certaines recherches affirment en effet que la biologie, voire la génétique, peut influencer à la fois le poids et l’origine sociale (Stunkard & Sorensen, 1993), ce qui signifie que l’intelligence serait le facteur explicatif qui connecterait à la fois l’origine sociale et le poids. Pour éviter ces interprétations, plusieurs études ont inclus des scores d’intelligence ou un niveau d’étude dans leurs enquêtes et n’ont pas trouvé de lien entre ces paramètres et les discriminations observées (Gortmaker et al., 1993 ; Karnehed et al., 2006). Ce sont donc soit les stéréotypes péjoratifs, soit la discrimination statistique, qui expliquent les discriminations professionnelles des personnes grosses.
40L’analyse des causes des discriminations montre la complexité de ce processus et l’intérêt de différencier ce dernier avec le processus de stigmatisation. Les conséquences de ces deux situations sont également très différentes et permettent de distinguer le vécu des personnes en surpoids et obèses. L’étude de Mark V. Roehling et ses collègues (2007) révélait que les personnes en surpoids avaient 12 fois plus de risques que les personnes normo-pondérées d’être discriminées professionnellement quand les personnes obèses de grade 1 (IMC 30-34,9 kg/m²) avaient 37 fois plus de risques et les personnes très obèses (au-dessus de 35 kg/m²) 107 fois plus.
Les discriminations professionnelles
41Dans notre enquête, les situations de discrimination concernent principalement les enquêtées obèses. Elles ont commencé avant même d’entrer dans le monde du travail. C’est le cas de Séverine (31 ans, obèse, assistante de direction), qui a réalisé un CAP d’esthétique avec passion et l’a obtenu en étant première de sa promotion. Elle qui avait eu de très bons contacts avec les clientes d’un institut dans lequel elle avait réalisé son stage de CAP, n’a pas réussi à trouver un employeur pour réaliser son brevet professionnel : « Là j’ai eu beaucoup de remarques désobligeantes. J’ai eu aussi une phrase, forcément à 18 ans, qui est un petit peu dur à avaler : “L’esthétique c’est le monde de la beauté et vous ne représentez pas votre métier”. » Dans une réunion de présentation dans un institut esthétique d’une grande chaîne, à laquelle Séverine assistait, la responsable a prévenu ses potentielles employées que leurs vendeuses et esthéticiennes faisaient la taille 38 et qu’elles pouvaient partir si ce n’était pas le cas.
On m’a dit aussi : « Vous ne vous rendez pas compte, moi si je veux vendre des produits minceurs, comment je fais avec vous ? Je ne vais pas les vendre. » Donc voilà, pendant un peu plus d’un an je me suis quand même battue, j’ai cherché, cherché, cherché parce que c’était vraiment ce que je voulais faire et puis bah remarques après remarques je me suis renfermée comme une huître, voilà… J’étais quelqu’un de très… […] Ben en fin de compte à un moment donné j’ai tout lâché… J’ai changé complètement de personnalité, je me suis renfermée sur moi-même, le monde pour moi était noir, je ne pouvais plus faire ce que j’aimais… dépression et puis toujours renfermée chez moi et puis bah prise de poids un peu forcément et puis… injustices ressenties clairement…
43Dans le cas de Séverine, ses compétences sont attestées par sa réussite au sein de son CAP et son expérience de stage. Mais sa corpulence ne correspond pas à l’« identité sociale virtuelle » (Goffman, 1975, p. 12) associée aux personnes travaillant dans le domaine de l’esthétique. Elle est donc jugée inadaptée non pas à cause de son incompétence technique, mais de son apparence physique. Si ces discriminations sont parfois justifiées par les employeurs par le rôle supposé de l’apparence physique dans un métier, Jean-François Amadieu (2009), directeur de l’Observatoire des discriminations a montré dans un testing datant de 2005 que la discrimination en fonction de la corpulence existait aussi pour un métier de télévendeur, hors du contact direct avec la clientèle.
44Ces situations de discriminations dépendent de l’origine sociale des enquêtées. Les enquêtées de milieu populaire se disent ainsi peu discriminées. Cela s’explique soit par le fait qu’elles ont intériorisé les stéréotypes péjoratifs associés à leur grosseur et s’autocensurent, soit par le fait que leur corpulence s’accorde à l’« identité sociale virtuelle » de leurs métiers. Les professions qui correspondent aux personnes fortes sont en effet pour une enquêtée « tout ce qui est commerce… commerce de proximité, un petit peu, quand on voit dans les anciennes images c’est des personnes plus imposantes, même si dans la réalité, ce n’est plus forcément le cas ». Les « charcutiers-bouchers » sont cités plusieurs fois, notamment par une enquêtée qui les voit « rougeauds et costauds ». Plusieurs enquêtées citent les métiers du bâtiment, parce que ce sont des métiers physiques qui « donnent des muscles » et une enquêtée évoque « les videurs de boîte » qui doivent « en imposer ». Une autre précise : « Une femme grosse, on ne va pas la mettre patronne. Voyez, on va la mettre concierge, ou la bonne. » Les enquêtées sont ainsi conscientes de l’homologie entre corpulence et milieu social, cette homologie pouvant bénéficier à certaines d’entre elles. Pour Lucie, autrefois aide-comptable : « Ça rassure un peu une grosse. » La forte corpulence est ainsi associée à un mélange de force et de douceur qui leur semble inspirer confiance dans certains métiers. Cela ne les empêche cependant pas de subir des situations de discrimination dans des trajectoires de mobilité ascendante, ni dans certains cas de subir un double stigmate, comme le montre l’exemple de Renée (67 ans, obèse, employée dans une association, à la retraite) qui raconte la difficulté de se faire aider pour chercher un emploi :
Oui, oui, j’ai eu le chômage, j’ai eu comment dire une prospectrice-placière qui ne me donnait jamais du travail. Je suis restée un an, elle ne m’a jamais rien donné et chaque semaine j’y allais et un jour j’ai fini par m’énerver, je lui dis : « Écoutez, moi je ne peux pas vivre comme ça tout le temps, à la mendicité des autres, je voudrais un travail, je veux m’en sortir, je voudrais un travail ! Qu’est-ce qu’il y a, vous n’avez pas trouvé quelque chose pour moi ? » Elle me dit : « Mais vous vous êtes regardée dans une glace ? » J’ai dit : « Pardon ? » C’est vrai, je faisais 140 kilos, mais quand même ! « Ah oui, dans l’état où vous êtes... » « Dans l’état où je suis… ? » « Vous ne trouverez jamais de travail. » Alors ça m’a énervé, je lui dis : « Mais merci madame, vous avez bien fait de me dire ça, à partir d’aujourd’hui vous allez me donner l’argent chaque mois et je ne cherche pas de travail puisque j’en trouverais pas, ce n’est pas la peine que je me casse la tête. » Et c’est resté un an de plus, mais je ne cherchais pas… Et un jour le directeur m’a convoquée : « Oui madame, on ne peut pas vous garder dans le chômage, vous ne cherchez pas de travail. » Je lui ai raconté… Il paraît qu’il l’a engueulée comme du poisson pourri et une semaine après j’ai été convoqué, j’ai eu un travail tout de suite, dans les cantines. Faut pas se laisser faire, faut pas se laisser faire !
46La violence du témoignage de cette enquêtée montre quels sont les obstacles supplémentaires que subissent les personnes très corpulentes et l’obligation qui leur est faite de montrer plus de motivation que les autres, pour contrebalancer les représentations sociales péjoratives associées aux fortes corpulences, notamment de paresse et de manque de volonté (Cramer & Steinwert, 1998), représentations qui sont également fréquemment associées aux personnes défavorisées. Plusieurs études ont ainsi révélé que les employeurs considèrent plus souvent que leurs employés en surpoids ou obèses sont moins consciencieux, plus émotifs et moins travailleurs (Puhl & Brownell, 2001).
47De leur côté, les enquêtées favorisées se plaignent de l’inadéquation de leur corporalité avec les attentes professionnelles de leur milieu, mais sans jamais être sûre d’avoir vécu des cas de discrimination. Les employeurs évitent en effet souvent d’expliciter les raisons de leur refus. Certaines d’entre elles ont néanmoins réussi à traduire leur expérience en termes de discrimination. C’est le cas d’Isabelle (49 ans, obèse, responsable marketing en reconversion) qui a cherché du travail à l’approche de la cinquantaine avec un Bac+5 et de nombreuses expériences professionnelles. Elle raconte sa prise de conscience progressive :
Du coup j’ai pris la baffe dans la gueule, c’est-à-dire que vraiment j’ai mis deux ans à m’en remettre, quand j’ai compris... J’ai trouvé ça très violent ! […] J’en avais ras le bol d’avoir des boulots d’intérim comme assistante... Vous savez je me suis retrouvée dans des postes subalternes, où j’étais plus diplômée que le PDG. On a quand même une louche d’adversité supplémentaire, c’est le fait d’être discriminés... Je veux dire, aujourd’hui je pourrais avoir un boulot à 5 000 euros, acheter un appart et avoir quelqu’un qui fait mon ménage bon... Ce n’est pas comme si c’était un idéal dans la vie ! C’est pas ça que je veux dire, mais mes moyens matériels d’existence ne seraient pas du tout les mêmes, je ne serais pas en train de compter les heures pour savoir si les Assedic vont m’aider un peu...
49Qu’Isabelle soit l’une des enquêtées rencontrées à se dire discriminée professionnellement n’est pas surprenant eu égard à ses caractéristiques de corpulence, d’âge et de genre, qui la rendent plus susceptibles de l’être objectivement.
50La sociologue Katherine Mason, en 2012, a pris en compte l’origine sociale, le niveau d’étude, la profession, le genre, la corpulence, la santé et l’origine ethnique et effectué une analyse particulière pour saisir l’effet de la discrimination statistique. Cette auteure montre ainsi que, toutes choses égales par ailleurs, les hommes à partir d’un IMC de 35 kg/m² et les femmes d’un IMC de 30 kg/m² subissent des formes de discrimination professionnelle. Si les hommes obèses semblent plus souvent victimes de discriminations statistiques à l’embauche, les femmes obèses continuent de subir des discriminations liées aux préjugés tout au long de leurs carrières. Dans une étude réalisée par le Défenseur des droits et par l’Organisation internationale du travail en 2016, en France, qui portait sur 998 demandeurs d’emploi, 10 % des femmes disaient avoir été discriminées à l’embauche pour leur apparence physique. Les femmes obèses déclaraient huit fois plus souvent que les femmes normopondérées avoir été victimes de discrimination, les femmes en surpoids quatre fois plus, et les hommes obèses trois fois plus. Les hommes en surpoids ne déclaraient en revanche pas plus d’épisodes de discrimination que les hommes normopondérés. Ainsi, si les études montrent que les personnes obèses se disent plus souvent discriminées professionnellement que les personnes en surpoids (Cawley, 2004), cette variable de corpulence doit être modulée avec celle du genre. Une étude anglaise portant sur 119 669 hommes et femmes a ainsi observé que les hommes grands étaient les individus les mieux payés dans la sphère professionnelle quand les femmes obèses l’étaient le moins (Tyrrell et al., 2016). Un point d’IMC en plus était associé chez les femmes à une perte annuelle moyenne de 1890 livres. Dans l’article de M. V. Roehling et al. (2007), 27,7 % des femmes très obèses (IMC au-dessus de 35 kg/m²) évoquaient une discrimination professionnelle liée à leur corpulence, contre seulement 12,1 % des hommes de même corpulence.
51Ces différences en termes de genre expliquent sans doute pourquoi aucun enquêté homme rencontré n’a mentionné d’épisodes de discriminations directes. Outre le fait que le corps gros n’a pas la même signification selon le genre, d’autres raisons ont pu expliquer ce manque de vécu discriminatoire pour les enquêtés rencontrés. Plusieurs d’entre eux ont pris du poids avec l’âge et n’ont pas eu à rechercher du travail une fois obèse. Certains ont également des professions dans lesquelles une forte corpulence n’est pas perçue négativement, comme cariste ou cuisinier. D’autres ont pu être influencées par les normes masculines qui limitent la capacité à se reconnaître ou à se dire victime. Il faut cependant noter que si les fortes corpulences masculines sont mieux réparties dans les différentes sphères professionnelles, les hommes ayant un haut niveau de diplômes sont cependant, en moyenne, plus minces que les moins diplômés, preuve que le seuil d’acceptabilité du corps gros masculin varie aussi socialement, bien que cette variabilité dépende plus du capital culturel que du capital économique (Vandebroeck, 2015).
52Que ce soit dans l’accès des individus à des droits, des biens ou des services, l’ordre de l’interaction se transforme en un ordre social discriminatoire. Si le genre et l’origine sociale ont un effet aggravant ou atténuant sur ces situations, la corpulence est une variable très importante. Les personnes obèses subissent non seulement des remarques, humiliations et insultes mais risquent également de ne pas être soignées correctement et de se voir refuser l’accès à certains postes professionnels ou à certains espaces ou services. Les personnes en surpoids sont très peu concernées par ces situations de discriminations, leur corpulence étant moins moralisée et moins pathologisée. Dans le processus de discrimination « statistique », l’employeur suppose moins que leur corpulence va les obliger à prendre un arrêt maladie. Différencier les processus de stigmatisation et de discrimination permet ainsi de montrer que la différence de vécus entre surpoids et obésité est moins une différence quantitative que qualitative en termes d’expériences de vie. Dans les deux cas cependant, les enquêtées peuvent mettre en place de nombreux répertoires d’action.
(Ré) Agir face aux stigmatisations et discriminations vécues
Fuir, se cacher et s’autocensurer
53Erving Goffman (1974, p. 56) décrit la société comme un « système d’accords de non-empiétement ». Les individus qui troublent l’indifférence des interactions du fait de leur corporalité discréditée subissent des rappels à l’ordre fréquents. Face à ces situations de stigmatisations normatives, dont de nombreuses études ont montré les conséquences négatives sur la santé (Muennig, 2008 ; Shafer & Ferraro, 2011), le sociologue Jeffery Sobal (1991a) a montré qu’il était possible de réagir. Andrea R. Myers et Jeffrey A. Rosen (1999) ont de leur côté décrit vingt-et-une stratégies principales. Dans leur étude, aucune différence de genre n’est notée et si les personnes les plus corpulentes réagissent le plus, c’est parce que ce sont elles qui se disent le plus stigmatisées. Certaines stratégies de « coping » peuvent avoir des conséquences négatives, en accroissant les troubles du comportement alimentaires par exemple. En revanche, le soutien d’autrui et les discours intérieurs positifs ont des effets bénéfiques sur l’estime de soi et le taux de dépression. Rebecca Puhl et Kelly D. Brownell (2006), dans leur étude, n’ont pas trouvé de différences selon l’IMC dans le type de stratégies utilisées, mais ils ont noté que les adultes qui étaient en surcharge pondérale enfants se défendaient moins que les autres. En outre, les jeunes utilisaient plus que les vieux des stratégies défensives, auto-agressives ou agressives.
54Dans le vécu des enquêtées, nous avons pu décrire deux répertoires d’actions principaux. Le premier « défensif » a pour objectif de protéger la « face » (Goffman, 1974, p. 9). Il regroupe les pleurs, la fuite, la conformité, l’invisibilisation, l’autocensure et toutes les formes de désengagement de l’interaction. Dans ce répertoire « défensif », les comportements d’autocensure ressemblent à la pratique figurative de l’« évitement » décrite par E. Goffman (1974, p. 17) et qui permet de maintenir une face positive. Si les enquêtées en surpoids peuvent dans ce cadre mentionner préférer porter certains vêtements plus que d’autres – trop serrés, trop décolletés ou trop courts –, certaines enquêtées obèses s’empêchent de leur côté de faire des activités quotidiennes, soit par peur de se faire remarquer, soit par peur des objets inadaptés – transports en commun, vélos, sièges de cinéma, etc. Dans ce cas, la peur d’un inconfort physique est étroitement mêlée avec l’inquiétude du regard d’autrui. Delphine (34 ans, obèse, hotliner) raconte : « En fait la piscine j’aimerais bien la faire, mais je… je ne pourrais pas assumer le regard des autres, je ne me sens pas du tout capable d’assumer le regard des autres. » Alfred Schütz (1998) a montré l’importance des « anticipations réciproques » avant même une rencontre. Les routines cognitives étant communes à la majorité des acteurs sociaux, elles sont utiles pour maintenir une cohérence et un ordre social. Les enquêtées agissent ainsi de la manière dont elles s’imaginent que les autres s’attendent à ce qu’elles agissent. Elles peuvent ainsi mettre en place des « échanges réparateurs » (Goffman, 1973b, p. 101) pour compenser leur déviance corporelle.
55Cette pratique de l’évitement peut être négative en termes de statut social. Camille (47 ans, obèse, assistante de direction) raconte :
Après quand j’ai changé de patron, parce qu’il y a eu des changements au niveau de la hiérarchie, etc., je me suis dit « pourvu qu’il… » J’avais la pensée un moment, je voulais postuler sur d’autres postes, je ne l’ai pas fait parce que j’étais très mal dans ma peau et je me suis dit le type il va me voir, il va se dire : « C’est quoi cette… cette grosse dondon qui vient postuler et tout. » J’y ai pensé bien sûr.
57Les enquêtées perçoivent une homologie entre corpulence et hiérarchie sociale, ce qui freine leur désir d’ascension. Elles estiment ne pas avoir le corps adéquat à certaines positions sociales et s’abstiennent d’y postuler. Ce phénomène d’autocensure peut conduire au processus qu’a décrit Robert K. Merton (1953) de « prophétie autoréalisatrice ». La croyance que les personnes en surpoids ou obèses sont moins compétentes que les autres – que cette croyance engendre des comportements de discrimination ou d’autocensure – conduit à les laisser dans des situations professionnelles moins élevées, ce qui renforce la croyance initiale.
58Cette pratique d’évitement est un répertoire d’action plus fréquemment déclaré par les enquêtées obèses ou en surpoids qui s’autodéfinissent comme très corpulentes ou ont une représentation corporelle très péjorative. Les enquêtées en surpoids mentionnent leur insatisfaction personnelle bien avant la mention de remarques négatives pour expliquer leurs comportements, ce qui tend à montrer qu’elles ont intériorisé les représentations sociales péjoratives associées à leur corpulence, même en l’absence de rappels à l’ordre réguliers. Elles ont cependant plus de possibilités d’action que les enquêtées obèses dans les espaces sociaux dans lesquels le corps passe au second plan des interactions. Les femmes obèses, en revanche, ainsi que les plus jeunes et celles qui vivent ou travaillent dans des espaces sociaux qui valorisent la minceur, ont plus d’injonctions à cacher leurs rondeurs. Les plus favorisées peuvent, de leur côté, atténuer leur stigmate grâce à leur pouvoir d’achat, contrairement aux enquêtées défavorisées, qui s’autocensurent en évitant certains espaces ou en portant des vêtements « couvrants ». Les enquêtés hommes disent, de leur côté, moins se limiter, bien qu’ils évitent de porter certains vêtements (shorts ou T-shirts trop courts par exemple).
59Les répertoires de (ré)actions peuvent parfois se retourner contre les enquêtées, individuellement lorsque leur présence dans des espaces « interdits » accentue leurs expériences de stigmatisations et collectivement lorsque leur relégation professionnelle accentue l’association qui est faite entre surcharge pondérale, manque de volonté et pauvreté. En outre, si le répertoire défensif peut être efficace pour les personnes stigmatisées individuellement, il est inefficace pour défendre l’ensemble des personnes corpulentes prises collectivement.
Négocier, s’engager ou s’embellir
60Le second répertoire d’action, « offensif », concerne le dialogue, les insultes, l’humour, la défense de la beauté des rondeurs et la défense des personnes grosses par le biais d’associations. Il regroupe aussi les réclamations et les plaintes.
61Rachelle, qui a vécu une situation de harcèlement moral au travail en lien avec sa corpulence, a porté plainte contre sa hiérarchie. Des associations de défense des personnes en surcharge pondérale, comme Allegro Fortissimo [6] ou l’ancien Pulpe Club, soutiennent les individus dans ces processus de reconnaissance légale des discriminations subies. En France, les articles L1132-1 et L1132-2 du Code du travail rappellent l’interdiction des formes de discrimination directe ou indirecte concernant l’apparence physique, le handicap ou l’état de santé – cités dans l’article 225-1 du Code pénal. Mais les auteurs d’un rapport récent pour le Défenseur des droits et l’OIT (2016) affirment que le critère de l’apparence physique est « rarement invoqué devant les juges ou le Défenseur des droits (4,2 % des réclamations pour discriminations dans l’emploi en 2015) ». Ce motif de plainte est donc peu fréquent juridiquement. En revanche, des lettres ouvertes contre des médecins ou des actions de collaboration avec les compagnies d’avions, sont possibles. Ils nécessitent cependant un engagement collectif auquel toutes les enquêtées n’adhèrent pas.
62Les personnes en surpoids connaissent rarement les associations sur le sujet et ne se définissent pas comme faisant partie d’un groupe discriminé. En outre, elles critiquent les discours supposés de ces associations. Carole (40 ans, en surpoids, fonctionnaire) explique :
Moi, ceux qui font Fortissimo machin, les assos comme ça, qui disent qu’ils sont bien, obèses… Je n’y crois absolument pas ! Je pense qu’on leur donne une baguette magique avec 25 ou 30 kilos de moins, ben elles prennent ! Faut pas dire qu’elles ne prennent pas et elles seraient très heureuses avec 35 kilos en moins.
64Proches de la norme, ces enquêtées en surpoids vont soit tenter de la rejoindre, par des régimes, soit valoriser leurs rondeurs tout en les différenciant de l’obésité décrite comme dangereuse pour la santé. À l’inverse, de nombreuses enquêtées obèses utilisent l’engagement associatif ou la revendication sur les réseaux sociaux comme un acte de réappropriation personnelle mais également de défense d’un groupe social injustement maltraité. Si certaines militantes estiment que ce combat s’adresse à tous, d’autres souhaitent le limiter aux personnes les plus concernées. Cette position témoigne d’objectifs, de répertoires d’actions et de discours qui diffèrent parmi les associations. Défendre les personnes discriminées s’adressera ainsi prioritairement aux personnes obèses, quand la défense de « belles rondeurs », comme peut le faire l’association Cosmo Plus [7], pourra rassembler également les femmes en surpoids.
65Si les actions offensives contre les situations de discriminations sont peu fréquentes, et nécessitent parfois le soutien d’un collectif, les enquêtées peuvent en revanche agir individuellement contre les situations de stigmatisation. L’insulte fait ainsi partie des répertoires d’action utilisés par presque tous les enquêtés, hommes ou femmes. Elle permet de retourner la violence subie ou ressentie. Lucie (74 ans, obèse, aide-comptable à la retraite) raconte :
Vous savez on a un petit bus à Montmartre qui monte sur la butte, j’étais dedans et je parlais à quelqu’un, je disais : « Oui, il fait froid et moi on ne peut pas dire, mais je n’ai pas froid, vraiment » « Y avait un homme, à 60 ans, si ce n’est pas plus, facile. Il s’est mis à ricaner : « Ah bah, ce n’est pas étonnant avec la graisse que vous avez sur le dos ! » [Elle secoue la tête avec un air désabusé et énervé] Je lui dis : « Moi, j’ai peut-être de la graisse sur le dos, mais vous, vous avez de la connerie dans le cerveau ! » [Rires].
67Cette réponse et ses variantes (« Fais attention, toi c’est ta connerie qui grossit à vue d’œil », « Oui peut-être, mais moi je peux perdre du poids, toi ta connerie tu la perdras jamais, elle ne fera que grossir ») sont très courantes. Solange (47 ans, en surpoids, propriétaire de chambres d’hôtes) promeut de son côté une réaction calme, mais qui suit le même processus de retournement, la faute morale n’étant plus celle de la personne attaquée, mais celle de l’agresseur intolérant :
Solange : Je ne laisse plus passer de remarques sur mon poids, même de la part d’une vendeuse. C’est sans agressivité, avec un très grand sourire, en disant : « Mais heureusement qu’on n’est pas tous pareils quoi. »
Enquêtrice : Avant, c’était quelque chose que vous laissiez passer ?
Solange : Ah bah ça avant, ben je me remettais dans ma coquille et puis je pouvais pleurer une soirée entière et puis voilà.
Enquêtrice : Et cette capacité à réagir, c’est venu quand vous avez commencé à accepter votre poids ?
Solange : C’est… oui, à partir du moment où j’ai accepté mon poids et surtout à partir du moment où j’ai refait ma vie avec quelqu’un qui m’a dit : « Tu es comme ça point. »
69Le registre des possibilités d’agir de Solange a été modifié par son état psychologique, par l’expérience acquise au fur et à mesure des années et par la rencontre avec un partenaire qui aime ses rondeurs. Plusieurs enquêtées ont également souligné que l’âge les a rendues plus combatives et plus résistantes face aux propos stigmatisants. Le fait d’être moins stigmatisées dans le quotidien, mais également d’être moins sensibles à leur apparence physique dans un contexte de vie dans lequel la séduction n’est plus aussi importante, joue sans doute un rôle dans cette évolution des répertoires de réactions possibles. La présence d’un soutien, partenaire, ami ou membre de la famille, renforce également ce répertoire offensif.
70Pour éviter une place de victime mal vécue, une solution offensive fréquente est la capacité à rire ou faire rire de son poids. Séverine (31 ans, obèse, assistante de direction) évoque ainsi sa manière d’entrer dans le jeu de ses collègues :
Alors moi il [un collège] me dit souvent : « Tu as beaucoup de courbes. » Et puis il rigole. Alors voilà, alors je me prends à son jeu… Je dis : « Ils disent l’important c’est d’avoir la ligne, moi j’en ai plusieurs des lignes, qu’elles soient horizontales ou verticales, peu importe l’important c’est d’en avoir… » Voilà donc je le prends à son jeu, mais y a rien de méchant…
72Cette réaction est cependant ambivalente, ainsi que le reconnait Séverine : « Je trouve que dès fois, limite mes réponses sont mauvaises pour moi et après je réalise et je me dis : “Mais je m’insulte moi-même là ?” » La négociation du cadre d’interaction se fait aux dépens de cette enquêtée, qui en est consciente.
73Définir ou négocier l’interaction sont des répertoires d’actions fréquemment utilisés. Pour les enquêtées obèses, il semble cependant plus efficace non pas de négocier, mais de désobéir aux injonctions attendues. Erving Goffman l’a rappelé, une personne stigmatisée doit agir en conformité avec ce qui est attendu d’elle : « J’ai appris aussi que l’infirme doit prendre garde à ne pas agir différemment de ce que les autres attendent. Et, par-dessus tout, ils attendent de lui qu’il soit infirme : invalide et impuissant ; leur inférieur ; et, s’il ne répond pas à leur attente, leur malaise les rend soupçonneux » (Carling, 1962, cité dans Goffman, 1975, p. 131-132). Delphine (34 ans, obèse, hotliner) transgresse ainsi les règles du jeu liées à sa très forte corpulence :
Ben en boîte et moi je suis hyper laxe, c’est-à-dire qu’enfant je faisais comme les contorsionnistes, je prenais les pieds et je les mettais devant la tête et je fais encore le grand écart, c’est la seule chose que je sais encore faire avec plus de 160 kilos. Et donc avec ça et comme en plus j’adore la musique. Et donc je sais danser, j’ai le rythme dans la peau et donc du coup je n’étais pas du tout gênée en boîte, parce c’était quelque chose… J’étais dans mon élément, je n’y allais pas pour brancher, pour moi c’était la musique en fait, et souvent, pas tout le temps, pas toutes les personnes, mais souvent c’était : « Ah tu danses bien » avec le truc d’ailleurs de dire « Pour une femme forte, pour quelqu’un de fort, pour quelqu’un de rond, enfin tu te bouges bien quoi. »
75En surprenant ses partenaires d’interaction, connus ou inconnus, Delphine démontre que les préjugés péjoratifs associés à l’obésité n’ont pas lieu d’être. La gestion de son corps stigmatisé passe ainsi par la transformation des signes attachés à celui-ci. Ce « retournement du stigmate » (Goffman, 1975) fonctionne d’autant mieux qu’il s’appuie sur une transformation des schèmes cognitifs habituellement déployés lors d’une interaction :
Lorsqu’ils n’ont aucune connaissance préalable de leur partenaire, les observateurs peuvent tirer de sa conduite et de son apparence les indices propres à réactiver l’expérience préalable qu’ils peuvent avoir d’individus à peu près semblables ou, surtout, propres à appliquer à l’individu qui se trouve devant eux des stéréotypes tout constitués (Goffman, 1973a, p. 11).
77Cette stratégie concerne surtout les enquêtées ayant des obésités très fortes, les enquêtées en surpoids n’ayant pas une corporalité assez « anormale » pour surprendre leurs partenaires d’interactions par un comportement particulier.
78Pour d’autres enquêtées, il s’agit plutôt de modifier les schèmes de réflexion des individus sur la beauté. La mode grande taille, défendue par de nombreux blogs [8] et sites marchands [9], est utilisée dans ce cadre. Les militantes contre la grossophobie relèvent que les mannequins « grande taille » sont généralement en surpoids, rarement dans la catégorie d’obésité [10], ce qui montre que ce répertoire d’action – la beauté des rondeurs – est socialement perçu comme une stratégie efficace pour les personnes en surpoids quand l’autocensure vestimentaire serait recommandée aux individus obèses. Dans notre enquête, la stratégie vestimentaire dépend moins de la corpulence des enquêtées que de leur expérience pratique du corps et de leur engagement politique sur le sujet. Or, les enquêtées en surpoids sont moins politisées sur cette problématique de la grosseur. Elles ne sont donc pas toujours plus revendicatives en termes esthétiques que certaines enquêtées obèses très critiques de la norme de minceur. En outre, certaines enquêtées en surpoids se sont plaintes d’avoir une corpulence intermédiaire, qui les empêche de trouver des vêtements (taille 44-46) dans les magasins « normaux », tout comme dans les rayons « grande taille ». Cette plainte tend cependant à se réduire au vu de la prise en compte plus large des besoins vestimentaires des femmes rondes. Elle persiste en revanche pour les enquêtées obèses, qui ont toujours du mal à s’habiller comme elles le souhaitent.
Conclusion
79Cet article s’inscrit dans une sociologie du stigmate pondéral qui part de la parole des acteurs sociaux pour reconstruire le vécu des personnes désignées comme « trop grosses » dans la société. Il ne s’agit pas de décrire les déterminants sociaux du poids, mais d’analyser les conséquences sociales d’être en surpoids ou obèse. La corpulence est un des éléments de l’interaction, qui régit ce que l’individu a le droit de faire ou non. Ces règles sont également structurées par des normes de genre, de classe et d’âge qui définissent la bonne « tenue » (Goffman, 1974, p. 68). Ces « règles de conduite » révèlent que les interactions sont construites sur une base structurellement inégalitaire puisque le corps en surpoids est moralement discréditable et le corps obèse moralement discrédité.
80Différents degrés de stigmatisations ont ainsi été dépeints, des moins agressifs – sous la forme de conseils bienveillants ou de gestes d’évitement – aux plus violents – sous la forme d’agressions verbales ou de harcèlement moral. Les personnes obèses, les femmes, les personnes défavorisées ou les plus jeunes se disent les plus souvent stigmatisées. Si ces rappels à l’ordre normatifs sont blessants ou pénibles, ils n’ont pas d’effet direct sur la trajectoire sociale des enquêtées – bien qu’ils puissent en avoir indirectement par le processus d’autocensure. Les actes de discrimination, en revanche, transforment l’ordre des interactions en un ordre social, en interdisant ou en restreignant l’accès à des droits, des services ou des biens. Ils limitent également les possibilités d’ascension sociale, en particulier des femmes obèses.
81L’empiètement de l’espace personnel des enquêtées obèses par des inconnus démontre que les situations de stigmatisation diffèrent fortement selon la corpulence. Mais c’est surtout en étudiant le processus de discrimination que l’on peut ainsi mettre à jour des vécus très différents entre personnes en surpoids et personnes obèses. Corps « un peu » au-dessus de la norme, moins moralisé et peu médicalisé, le surpoids est moins soumis aux rappels à l’ordre constant et n’est pas défini comme un problème public, qui justifierait regards malveillants et insultes de la part d’inconnus. Le milieu social et le genre sont en outre des variables qui peuvent faire basculer sa signification, de discréditable à discrédité, ou inversement. Ainsi, si les hommes obèses sont stigmatisés et discriminés, c’est très peu le cas des hommes en surpoids.
82Face à ces situations, les enquêtées ont mis en place des répertoires d’actions variées, allant de la défense de leur « face » – par la fuite, le conformisme, l’autocensure ou l’évitement – à la remise en cause des stigmatisateurs – par l’insulte, le déplacement du stigmate ou la transformation du sens attribué à celui-ci. Les enquêtées obèses, voire très obèses, ont également la possibilité de s’engager dans des associations qui luttent contre la grossophobie, alors que les enquêtées en surpoids se reconnaissent peu comme membres d’un groupe social particulier. Le degré d’engagement dans ces réponses n’est cependant pas figé, les modalités d’action étant en constante évolution. L’âge fait ainsi fréquemment basculer les enquêtées d’un répertoire défensif à un répertoire offensif ; quand les difficultés des trajectoires de vie et la mésestime qui les accompagnent peuvent au contraire conduire une enquêtée à s’autocensurer alors qu’elle était plus offensive dans sa jeunesse. L’expérience pratique du corps et l’autodéfinition de soi ont ainsi parfois plus d’importance pour comprendre ces répertoires d’action que la corpulence objective des enquêtées.
83Contre l’amalgame médiatique, politique et social du surpoids avec l’obésité, notre étude a permis de montrer les différences de représentations, de vécus et de réactions entre enquêtées en surpoids et obèses. Si l’ordre social discriminatoire, la moralisation et la médicalisation de la grosseur concernent surtout l’obésité, cela ne signifie pas pour autant qu’être en surpoids soit considéré comme « normal ». Si cela peut être parfois le cas pour les hommes, les personnes âgées et dans certains contextes sociaux, les femmes et les jeunes sont régulièrement rappelées à l’ordre pour leur surpoids. L’incorporation de la norme de minceur et la force des discours médicaux critiquant les dangers de l’obésité peuvent ainsi avoir des conséquences chez celles et ceux dont le corps pourrait être défini comme un « stigmate normal ». Le surpoids, en tant que catégorie d’entre-deux, permet de saisir la variabilité des normes pondérales en fonction des caractéristiques sociales et des contextes d’interactions. Il est important de le distinguer de l’obésité, pour ne pas contribuer à l’amalgame constant entre ces deux catégories. Cet amalgame participe à la construction d’un corps gros comme danger public et tend à dépolitiser les rapports de pouvoir qui médicalisent et moralisent l’obésité.
Notes
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[1]
Seuls dix hommes ont été interrogés dans cette enquête. Les cinquante autres entretiens concernent des femmes. Par conséquent nous féminiserons l’expression générale « les enquêtées ».
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[2]
Le surpoids et l’obésité sont définis par l’Indice de masse corporelle (IMC), dont l’Organisation mondiale de la Santé a préconisé en 2000 l’utilisation uniformisée pour permettre des comparaisons internationales. L’IMC est calculé par le poids, en kilogrammes, divisé par la taille, en mètre, au carré. Ces catégories de poids sont utilisées dans cette enquête comme un outil pratique permettant de décrire des différences de vécus de discrimination selon la corpulence, mais elles ont également été prises comme objet d’étude dans la thèse dont est issu ce travail.
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[3]
Les enquêtées seront présentées systématiquement par leur âge, leur corpulence et leur profession.
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[4]
Erving Goffman (1974) explique : « En général l’on pourrait dire que l’on évite une personne haut placée par déférence pour elle, et un inférieur par souci de se préserver. »
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[5]
Denise est également une enquêtée et également en très forte surcharge pondérale.
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