1Entre 2009 et 2017, la plateforme Admission Post-Bac (APB) a organisé l’affectation des bacheliers en premier cycle. Elle a essuyé de violentes critiques médiatiques en juin 2017 autour notamment de la pratique du tirage au sort dans les formations non sélectives saturées. Prenant appui sur ces critiques, la ministre Frédérique Vidal annonçait mi-juillet 2017 la fin du tirage au sort. À la rentrée suivante, des groupes de travail de concertation se sont réunis au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) pour préparer ce qui devint, en seulement quelques semaines, la loi Orientation et Réussite Étudiante (ORE), dont les grandes lignes ont été présentées le 30 octobre 2017. L’un de ces six groupes portait sur l’accès en premier cycle et préparait le passage d’APB à Parcoursup. Cette nouvelle plateforme a été mise en place en urgence avant même le vote de la loi au Parlement en mars 2018, urgence justifiée politiquement par une double dramatisation, d’une part, de la sélection par l’échec dans les formations dites « non sélectives », d’autre part, du scandale du tirage au sort. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a rendu ainsi un avis le 28 septembre selon lequel il faudrait « cesser de prendre des décisions concernant des personnes sur le seul fondement d’un algorithme ». Le conseil d’État a annulé le 22 décembre la circulaire d’avril 2017 qui permettait le tirage au sort.
2Si Parcoursup et son prédécesseur APB sont ainsi aujourd’hui bien identifiés comme outils d’action publique en matière d’accès à l’enseignement supérieur, ces dispositifs sont présentés par les responsables politiques et administratifs comme relevant du domaine technique, ce qui revient à occulter ou minorer les enjeux sociaux sous-jacents. L’objet de ce texte est de fournir un éclairage sur la réforme de l’accès à l’enseignement supérieur engagée en France depuis mai 2017, notamment sur l’introduction et l’évolution des algorithmes de gestion de l’accès des bacheliers aux formations de niveau supérieur, afin de mettre en lumière l’évolution du rôle de l’État et ses implications en termes d’orientation et de coordination de l’action publique ainsi qu’en termes d’égalité de traitement des usagers. Le retour analytique sur l’histoire de chacun des dispositifs permet de saisir leurs principaux enjeux organisationnels, institutionnels et idéologiques. Nous avons cependant choisi de ne pas prendre en compte dans ce texte les débats sur les inégalités potentiellement engendrées par ces dispositifs car, s’ils constituent un objet d’étude intéressant, ils n’ont pas contribué à un ajustement des principes d’affectation au niveau national.
3Nous nous appuyons sur les premiers matériaux d’une enquête réalisée entre novembre 2017 et décembre 2018 auprès des acteurs nationaux en charge d’APB puis de Parcoursup mais aussi de responsables de formations universitaires franciliennes. Cette enquête rassemble une dizaine d’entretiens ainsi que des observations réalisées dans des réunions ministérielles. La perspective d’analyse emprunte à celle développée dans la littérature sur l’instrumentation de l’action publique (Lascoumes & Le Galès, 2004 ; Halpern et al., 2014) : APB et Parcoursup seront appréhendés comme des dispositifs sociotechniques à la fois supports et produits d’intérêts divergents, d’idées et de valeurs contradictoires, ainsi que de positions voire de rivalités institutionnelles. Ils seront également examinés comme révélateurs de la complexité de la coordination de l’action publique en matière d’orientation vers l’enseignement supérieur due à l’existence d’une pluralité de niveaux et d’administrations (ministères, académies, établissements d’enseignement secondaire et supérieur) relevant soit du ministère de l’Éducation nationale (MEN), soit de celui de l’Enseignement supérieur (MESR), aux relations entre ces administrations et les acteurs proprement politiques (en particulier les ministres ou secrétaires d’État et les membres de leurs cabinets) et à leurs interactions avec les administrés-usagers (personnels, lycéens, parents).
4Notre propos est organisé au regard de deux conceptions normatives en vigueur dans la sphère gouvernementale pour orienter les réformes contemporaines de l’État et façonner son administration, à savoir les modèles d’« État-stratège » et d’« État-plateforme ». Le premier modèle est lié à la diffusion en France des principes et outils du New public management (NPM), en particulier depuis l’adoption de la Loi organique pour les lois de finances (LOLF) au cours des années 2000. Le deuxième modèle, de diffusion plus récente, est quant à lui lié à l’émergence du thème des big data et, plus spécifiquement dans le champ de l’action publique, aux pressions s’exerçant depuis quelques années pour développer l’ouverture des données publiques (open data) – mobilisations ayant notamment abouti à la promulgation en 2016 de la loi pour une République numérique.
APB ou le contrôle des affectations par l’État-stratège : l’émergence d’un algorithme national
5Les années 2000 sont marquées par la généralisation des principes du NPM, « puzzle doctrinal » dont les principes et outils visent à redéfinir les missions prioritaires de l’administration publique. Il ne s’agit plus prioritairement de contrôler la conformité à la réglementation, mais de veiller à l’utilisation optimale des ressources publiques. Le modèle de l’État-stratège qui s’est développé dans son sillage (Bezes, 2005, 2009) prescrit en outre une réorganisation de l’État sur la base d’une distinction stricte entre les fonctions stratégiques et les fonctions opérationnelles, en attribuant les premières à l’administration centrale et les secondes à des unités opérationnelles indépendantes (agences, collectivités territoriales, établissements publics) dont l’activité est contrôlée par le déploiement de nouveaux instruments (standards de qualité, indicateurs, benchmarking).
6Dans le champ de l’enseignement supérieur et de la recherche, l’imposition du modèle d’État-stratège est concomitante d’un changement de « configuration institutionnelle » (Musselin, 2011 [2001], 2017). Alors que ce champ est historiquement marqué en France par la faiblesse institutionnelle des universités au regard des logiques facultaires et ministérielles, celles-ci sont progressivement devenues des unités opérationnelles à part entière. Le mouvement s’est amorcé au cours des années 1990 avec l’introduction d’instruments contractuels de programmation pluriannuelle entre le ministère et les universités. Il s’est ensuite affirmé avec la loi Liberté et responsabilité des universités (LRU) en 2007, qui a renforcé les prérogatives des présidents d’universités et a prévu le passage des universités aux Responsabilités et compétences élargies (RCE). Les universités se sont ainsi vu transférer des compétences auparavant exercées par l’État, à savoir la maîtrise globale de leur budget, la gestion de leur masse salariale et la possibilité de devenir propriétaires de leur patrimoine immobilier. Ces évolutions, portées par un groupe d’acteurs réformateurs au sein de l’administration centrale et impulsées par des services administratifs des universités plus étoffés qu’auparavant, tendent à diffuser au sein des universités les logiques néo-managériales de gestion par la performance, avec la batterie d’instruments et de règles correspondantes (Barrier & Musselin, 2015 ; Musselin, 2017).
7APB et Parcoursup ne se sont pas inscrits d’emblée dans ce mouvement. En effet, ces instruments trouvent leur origine dans une initiative locale extra-universitaire émanant des Instituts nationaux polytechniques (INP). Dans l’objectif de coordonner et simplifier la gestion de leurs concours d’entrée, ces établissements ont mis en place en 1992 un service commun géré à l’aide d’une interface informatique sur laquelle tourne un algorithme d’affectation, inspiré des travaux de David Gale et Lloyd Shapley (1962) sur les mariages stables. Ces premières initiatives ont suscité l’intérêt du MEN, en particulier celui de Claude Boichot. Soucieux de répondre aux critiques portées à l’encontre des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) depuis le milieu des années 1990, notamment suite à la publication de l’article de Michel Euriat et Claude Thélot (1995) pointant la faible diversité sociale de leurs élèves, le ministère a entrepris de réformer leur système de recrutement. Ancien professeur en CPGE, puis inspecteur général en sciences physique, C. Boichot est chargé d’un rapport sur les CPGE en 1996 où il est question de l’« informatisation des dépôts de candidature et un traitement télématique des dossiers sur le modèle de l’académie de Lille ». Il est ensuite chargé de mission pour les CPGE et le post-bac auprès du ministre Xavier Darcos de 2002 à 2004. Le ministère a ainsi adressé en 2002 une commande à l’INP pour constituer l’interface « Admission Prépa » qui a vu le jour en 2003. Claude Boichot est quant à lui resté l’interlocuteur privilégié de l’équipe de l’INP jusqu’à la fin du mandat de Xavier Darcos. Il le redevint de 2008 à 2012, dans le contexte de l’extension du dispositif CPGE aux universités, en tant que membre du cabinet de la ministre de l’ESR Valérie Pécresse ou de conseiller auprès du Premier ministre François Fillon.
8L’extension du dispositif aux autres segments de l’enseignement supérieur s’est effectuée en plusieurs étapes. Une expérimentation a tout d’abord été conduite en 2004 par l’académie de Nantes qui a, à son tour, sollicité l’INP de Toulouse pour créer un dispositif permettant de gérer les admissions dans presque toutes les formations post-bac de l’académie. Suite à un bilan globalement positif de cette expérimentation, en particulier en termes de « lisibilité de l’offre et de la demande de formation, [de] simplification pour les usagers des démarches d’inscription, [de] suivi des élèves par les enseignants, [et de] meilleure répartition de la demande et élimination rapide des multiples inscriptions [1] », le dispositif a été étendu aux académies de Poitiers, de Nice et de Lille. Le ministère décida enfin en 2008 d’étendre la procédure du « dossier unique de candidature » à l’ensemble des académies [2].
9La pérennisation du dispositif APB et son extension au-delà des seules filières sélectives n’a pas suscité une formalisation administrative rapide, conforme à la réglementation publique. C’est en effet une équipe informatique de l’INP de Toulouse, constituée en association et regroupant une dizaine de personnes recrutées sous statut contractuel, et non un service ministériel regroupant des fonctionnaires, qui a assuré la maîtrise d’œuvre de la plateforme nationale APB. La création dudit service à compétence nationale est arrivée tardivement, avec la création de Parcoursup en juin 2018. La relativisation des enjeux juridiques est liée à la rationalité néo-managériale de l’État-stratège et à une rhétorique politique privilégiant la recherche des résultats, dans ce cas une affectation optimale des près de 800 000 bacheliers à l’entrée en premier cycle. En effet, depuis 2007, en cohérence avec la loi LRU, la volonté politique a été d’amener la gouvernance des établissements à ne plus raisonner principalement dans une logique de moyens mais à adopter progressivement une logique de résultats. Cela s’est notamment illustré par la demande adressée par le ministère aux universités de fournir dorénavant des chiffres correspondant aux capacités d’accueil « réelles » de leurs formations, dans l’objectif de pouvoir en calculer le coût, mais aussi de pouvoir afficher leurs taux d’encadrement – autant d’indicateurs rendant possibles de nouveaux arbitrages sur des critères de performance [3].
10L’extension du dispositif aux formations dites « non sélectives », dans un contexte de pression démographique, a toutefois impliqué de bricoler des solutions techniques ajustées chaque année. En effet, l’algorithme utilisé pour les CPGE permettait d’apparier une liste de vœux hiérarchisés des candidats avec un classement des candidats par les formations. Ce classement n’existant pas dans le cas des filières non sélectives, il a fallu, dès lors que le nombre de demandes dépassait le nombre de places, le créer artificiellement à partir d’une série de priorités : d’abord le fait d’avoir respecté la procédure en inscrivant le nombre minimal de vœux requis, puis le fait d’être bachelier de l’académie, puis le fait qu’il s’agisse d’un premier vœu. Lorsque ces priorités ne suffisaient pas, un tirage au sort départageait les candidats. Ce recours au tirage au sort, critiqué précocement dans un rapport de l’inspection générale de l’Éducation nationale (IGEN, 2012), s’est renforcé avec la pression démographique dans un contexte de raréfaction budgétaire affectant à la fois localement les universités et le recrutement national des universitaires.
11De plus, la procédure APB a été marquée par des ajustements successifs, comme les vœux groupés ou les « pastilles vertes » qui permettaient de constituer un filet de sécurité en affectant des candidats bacheliers généraux sur un dernier vœu dans des formations peu saturées. Introduits à la demande des membres de cabinet s’impliquant de fait dans l’administration de l’affectation, ces ajustements, auxquels se sont ajoutées des spécifications nationales et également locales (priorités géographiques, priorité des bacheliers étrangers, etc.), ont accru l’opacité du dispositif. Cette opacité, redoublée par la non publication de l’algorithme complet, s’est finalement heurtée à une opposition juridique via des recours posés par des lycéens, aboutissant à la mise en demeure d’APB par la CNIL.
12L’enquête montre ainsi que les défaillances d’APB, principalement imputées au tirage au sort, tiennent surtout aux logiques de l’État-stratège et à ses bricolages institutionnels et techniques. L’enjeu de l’affectation des bacheliers n’a ainsi pas fait l’objet d’un débat ouvert permettant de proposer d’autres solutions techniques que des ajustements marginaux d’un système pensé pour les écoles d’ingénieur sur concours. Si cette genèse permet de relativiser fortement les enjeux normatifs de respect du droit, ce dernier devient en 2017 un argument central pour remettre en cause politiquement la plateforme.
Parcoursup ou la relative décentralisation de l’affectation : le renforcement du contrôle par les data de l’État-plateforme
13La notion d’État-plateforme s’est imposée ces dernières années dans la sphère gouvernementale comme nouveau référentiel pour orienter la modernisation et la réforme de l’État, en lien avec la gestion des données numériques. Celles-ci sont dorénavant largement considérées comme des biens dotés de valeur dans la mesure où elles contiennent de nombreuses informations relatives aux comportements individuels, valorisables dans une perspective aussi bien marchande que non marchande, et leur gestion donne lieu à des projets dits de simplification (Bartoli et al., 2016). Ces projets consistent souvent à dématérialiser des procédures et à déployer des systèmes d’informations automatisés entre segments administratifs. Le modèle d’État-plateforme permet de comprendre l’attention portée aux interfaces numériques, à la manière dont elles permettent de coordonner l’intervention de différents agents publics, mais aussi à leur usage par les administrés-usagers et au respect des règles de droit les protégeant de l’utilisation abusive de leurs données personnelles. Ces enjeux sont particulièrement sensibles lorsque les plateformes servent de support à une procédure obligatoire mettant en concurrence les administrés-usagers, et que cette concurrence est régulée par l’utilisation d’un algorithme dont le fonctionnement est en soi complexe.
14L’analyse d’APB et Parcoursup fait ressortir des logiques diverses voire conflictuelles s’exerçant dans la mise en œuvre du modèle d’État-plateforme. La communication du ministère sur la réforme ORE et Parcoursup a consisté à souligner les transformations apportées à l’ancien dispositif, la ministre et ses collaborateurs insistant sur le fait que la réforme vise à remettre « de l’humain » dans la procédure d’admission. Dans l’espace plus restreint de réunions de travail, ou d’entretiens individuels, les échanges entre ou avec les acteurs impliqués dans la mise en œuvre de la réforme font ressortir l’idée qu’à la différence d’APB, le dispositif Parcoursup vise à faire du continuum bac-3/bac+3 une priorité [4] : « APB n’a jamais été pensé pour être un outil du continuum [alors qu’] on a pensé Parcoursup pour être un outil du continuum, un levier du continuum. [5] » Plusieurs aspects de la réforme consistent en effet à formaliser et à multiplier les interactions entre les sphères de l’enseignement secondaire et supérieur, non sans craintes, réticences et protestations des professionnels directement concernés.
15La mobilisation des acteurs professionnels (enseignants du secondaire, enseignant-chercheurs des universités) est en effet rendue nécessaire pour la production des « fiches avenir » individuelles des lycéens et pour le traitement des dossiers de candidatures déposés par les candidats dans chacune des formations universitaires qu’ils ont saisies sur Parcoursup. Il est à ce titre notable qu’alors que la mise en place d’APB avait entre autres pour objectif la diffusion d’une rationalité néo-managériale auprès des acteurs de la gouvernance des établissements, les promoteurs du passage à Parcoursup en appellent avant tout à la responsabilité des enseignants et enseignants-chercheurs. En outre, la responsabilisation des candidats, déjà à l’œuvre dans APB à travers le dispositif d’orientation active [6], est renforcée par la rédaction systématique de projets motivés et l’obligation de se connecter très régulièrement sur Parcoursup pour mettre à jour les réponses aux propositions d’affectation.
16L’articulation entre le secondaire et le supérieur s’observe également dans le renforcement des dispositifs de pilotage coordonné au niveau national. Malgré les lacunes juridiques du dispositif APB, un dispositif de gouvernance avait été progressivement formalisé. En 2009, le ministère de l’ESR a créé un comité de pilotage qu’il présidait et qui, composé des trois principales organisations de représentations des établissements d’enseignement supérieur (CPU, CGE, CDEFI), se réunissait deux fois par an, en mai et en octobre. Ensuite, en 2014, un comité des usagers a vu le jour, réunissant deux ou trois fois par an des représentants de lycéens, d’étudiants, de parents d’élèves, ainsi que des recteurs, des représentants du ministère de l’ESR ainsi que l’équipe de l’INP de Toulouse. En novembre 2018, dans le contexte de mise en œuvre de la réforme, un nouveau comité de pilotage a été créé. Celui-ci se tient hebdomadairement et, à la différence des anciens comités APB, réunit des représentants du MEN (en l’occurrence de la DGESCO) et des représentants du MESR (plus particulièrement de la DGESIP), ainsi que les responsables de l’équipe de Toulouse en charge de la plateforme Parcoursup. Autre signe de la volonté de construire un espace commun, ces réunions ont lieu alternativement dans les locaux des deux ministères.
17Plus généralement, ce qui se joue actuellement d’un point de vue institutionnel est une redistribution des rôles entre les établissements universitaires, les administrations locales et l’administration nationale par le biais des algorithmes. Parcoursup consiste en effet à passer d’une situation où ne tournait qu’un seul algorithme national d’affectation à une situation où l’ensemble des formations universitaires doivent recourir à des algorithmes locaux pour classer leurs candidats : l’algorithme d’affectation (proposant une place pour chaque candidat à chaque tour) devient un algorithme d’appel (faisant des propositions simultanées aux candidats), en interclassant des candidats boursiers ou « du secteur » selon des taux définis par les recteurs d’académies et dont la teneur échappe jusqu’au dernier moment aux acteurs locaux. Le transfert de responsabilité administrative aux formations et aux établissements se double donc du renforcement d’un pouvoir discrétionnaire de l’administration déconcentrée. Toutefois, le passage d’un algorithme national à une procédure décentralisée pour les classements des candidats va paradoxalement de pair avec un renforcement du contrôle des affectations à l’échelle nationale avec l’extension du périmètre des formations concernées par la plateforme et la gestion centralisée de la sectorisation académique.
18On observe par ailleurs le déploiement d’une modeste politique de quotas et d’une politique plus ambitieuse de communication face aux critiques médiatiques et syndicales autour des discriminations territoriales et de l’opacité des listes d’appel. Le taux minimum de boursiers constitue l’argument central du discours ministériel pour répondre à ceux qui pointent les inégalités crées ou accentuées par le nouveau dispositif. C’est néanmoins surtout la transparence et la généralisation de l’accès à l’information qui sont mises en avant pour témoigner de la prise en compte des attentes et des besoins des usagers. Le MESR a ainsi accepté de publier le code de l’algorithme d’appel sur une plateforme libre (mais pas les critères locaux retenus pour les classements des formations ni les taux choisis par les recteurs pour intercaler des candidats dans ces classements locaux) et a également mis en place un site internet pour mettre à jour quotidiennement les résultats de Parcoursup, à savoir le nombre de candidats ayant reçu une proposition d’affectation, mais sans aller jusqu’à détailler la variation de ce taux en fonction des séries de baccalauréat, qui fait apparaître de gros écarts entre elles.
Conclusion
19APB et Parcoursup apparaissent tout d’abord comme de bons révélateurs des évolutions des conceptions normatives et des instruments d’action de l’État. En examinant le cheminement de ces dispositifs, on observe en effet plusieurs processus se succédant dans le temps. Tout d’abord, la diffusion des principes du NPM et du contrôle de la performance dans la gouvernance des établissements universitaires ; ensuite, une réorganisation administrative liée à l’institutionnalisation du continuum bac-3/bac+3, par la responsabilisation des acteurs professionnels ; enfin, le délestage de l’État central du « problème algorithme » sur les établissements et les administrations déconcentrées. De ce fait, s’il existe des différences significatives entre les deux dispositifs, le passage de l’un à l’autre témoigne moins d’une rupture que de la continuité d’un certain nombre de principes guidant l’action étatique (délégation des responsabilités opérationnelles aux échelons locaux, appui sur des outils numériques à des fins de gestion et de transparence à l’égard des usagers) et d’une volonté stratégique de se saisir des critiques émises à l’égard du premier dispositif pour aller plus loin dans leur application.
20Ces évolutions pourraient être interprétées à première vue comme un retrait de l’État central au profit des administrations, des établissements et des professionnels. Or, c’est tout au contraire à un renforcement du pouvoir de l’administration centrale que l’on assiste. Celui-ci est aujourd’hui en mesure de mieux contrôler à distance la transition des bacheliers vers l’enseignement supérieur en déléguant aux échelons locaux la tâche délicate d’opérations de sélection qui risquent sérieusement d’accroître les inégalités d’accès et de déclencher des protestations dont l’écho national sera néanmoins plus faible du fait de la multiplication d’algorithmes locaux opaques. On a ainsi pu constater que les débats médiatiques pendant l’été 2018 autour des discriminations et inégalités territoriales qui pourraient être engendrées par le dispositif Parcoursup n’ont pas été pris en compte au niveau national pour infléchir les logiques politiques et administratives présidant à la conception de ce dispositif, raison pour laquelle nous n’en avons pas tenu compte ici. En revanche, les débats que la prochaine campagne d’orientation ne manquera pas de soulever risquent de se tourner vers certains rectorats et établissements d’enseignement supérieur et d’exercer une pression en faveur de certains ajustements ad hoc.
21Ces algorithmes, et notamment Parcoursup, semblent par ailleurs avoir renforcé simultanément le rôle des données et celui des prescripteurs institutionnels (Hatchuel, 2010) dans l’accès à l’enseignement supérieur. En effet, le dossier scolaire de chaque candidat versé dans la plateforme doit être agrémenté des avis des enseignants du secondaire. Son examen par leurs collègues du supérieur doit permettre en retour de générer des « conseils » d’orientation en avertissant le candidat de sa plus ou moins probable réussite dans les formations auxquelles il candidate. Toutefois les résistances des personnels du secondaire (van Zanten et al., 2018), comme du supérieur à l’égard de ces nouvelles tâches qui alourdissent leur travail sans être accompagnées de nouvelles incitations, font le lit de l’État-plateforme et de la concurrence généralisée qu’il instaure entre des usagers inégalement capables de comprendre et d’utiliser de façon stratégique les principes et mécanismes sous-jacents des plateformes numériques. Ces dynamiques et leurs conséquences en termes d’inégalités méritent des enquêtes spécifiques, aussi bien des études qualitatives auprès des établissements et des étudiants pour saisir les stratégies des acteurs que des analyses statistiques des effets agrégés des choix et des mécanismes de sélection et d’affectation.
Notes
-
[1]
Extrait du « bilan de l’expérimentation du schéma national d’orientation et d’insertion professionnelle de Nantes », cité dans le rapport final (dit « rapport Hetzel ») de la commission du débat national université-emploi, octobre 2006, p. 33.
-
[2]
Schéma national de l’orientation et de l’insertion professionnelle, mars 2007, p. 8.
-
[3]
À propos des données relatives aux capacités d’accueil, un administrateur d’APB indique que « ça fait plusieurs années qu’on demande aux licences qu’elles saisissent dans APB le nombre de places pour chacune des licences. Beaucoup d’universités refusaient de rentrer quelque chose. Nous mettions donc, nous, « 9999 » en effectif, pendant des années, et cela fonctionnait très bien, car il n’y avait pas de problèmes de places. À un moment, on nous a demandé pourquoi on leur mettait tant de candidats. Donc, les universités ont commencé à corriger » (entretien du 9 janvier 2018). Selon ce même administrateur, ce n’est que depuis 2014 que les universités renseignaient majoritairement leurs capacités d’accueil dans APB.
-
[4]
La circulaire académique d’orientation du 16 janvier 2015 « réaffirme [ainsi] la volonté académique d’accompagner au plus près les éleves et étudiants dans leur parcours d’orientation et de formation ».
-
[5]
Entretien avec Jérôme Teillard, chargé du pilotage de la réforme ORE-Parcoursup au MESRI, 6 avril 2018.
-
[6]
Au sens large, la notion d’orientation active désigne, sur le modèle des politiques d’activation de l’emploi, un principe d’action publique visant à impliquer les personnes dans leur démarche d’orientation scolaire et professionnelle et à développer leur capacité à formuler des vœux « éclairés ». Dans le contexte de diffusion du thème européen de l’éducation et de la formation tout au long de la vie, ce principe s’est mis en œuvre sous la forme d’un dispositif articulé à la procédure APB. Lors de la saisie de leurs vœux universitaires, les élèves-candidats avaient la possibilité de demander à bénéficier d’un accompagnement spécifique assuré par des universitaires : le candidat adressait un dossier (relevé de notes, projet, lettre de motivation...) à la formation demandée et une « commission de spécialistes » statuait sur le dossier et pouvait également proposer un entretien personnalisé au candidat.