CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis sa mise en place en 1964, le concours commun d’admission à l’ensemble des institutions de l’enseignement supérieur grec (panellinies exetasis pour Examens Panhelléniques) a été modifié par plus d’une dizaine de lois. Ces nombreuses réformes ont essentiellement concerné l’organisation et les modalités des examens (Comité national d’examens, 2016) et visé une procédure plus transparente qui garantisse l’égalité des chances entre les candidats. Finalement, au fil de leur longue histoire et de ces modifications institutionnelles répétées, les Examens Panhelléniques sont aujourd’hui une des rares institutions grecques dont la légitimité n’a presque jamais été mise en cause depuis la fin de la dictature des Colonels. Si le système scolaire et l’enseignement supérieur en Grèce se sont ouverts depuis les années 1960 où moins d’un pour cent des grecs étaient titulaires d’un diplôme du supérieur, il demeure pourtant particulièrement sélectif à l’échelle européenne : en 2011, 20,3 % des Grecs de plus de 21 ans étaient titulaires d’un diplôme du supérieur (EKKE-ELSTAT, 2015).

2Une loi [1] prévoit à nouveau de ré-organiser l’entrée des bacheliers dans les vingt-trois universités et les dix instituts technologiques supérieurs grecs à partir de 2020. Affirmant vouloir faciliter l’accès à l’enseignement supérieur et l’élargir aux bacheliers des familles populaires, le ministère de l’Éducation, de la Recherche et des Affaires religieuses dirigé par Kóstas Gavróglou (SYRIZA) propose un projet de loi qui prévoit désormais de distinguer :

3– les filières de l’enseignement supérieur « librement accessibles » (eleftheris prosvasis) quand le nombre de demandes des bacheliers sera inférieur au nombre des places disponibles ; – et les filières de l’enseignement supérieur « accessibles seulement par concours » (prosvasi mono me panellinies exetaseis) pour lesquelles le concours d’admission demeurera l’unique voie d’accès quand les demandes d’affectation des lycéens seront supérieures aux places disponibles.

4Au début de l’année scolaire 2019-2020, les lycéens en dernière année formuleront dix vœux pour des départements de l’enseignement supérieur dans lesquels ils souhaiteraient être admis. Au mois de février 2020, le ministère leur signifiera les départements qui leur seront librement accessibles et les formations qui nécessiteront le passage du concours commun d’admission. Cette réforme en cours modifiera radicalement l’accès à l’enseignement supérieur puisque les lycéens décideront de façon définitive de leur admission à un département d’accès libre ou de leur participation au concours plusieurs mois avant le déroulement de ce dernier. Cependant, les débats sur ce nouveau projet de loi ne portent que rarement sur ses possibles effets sociaux. En dépit des bouleversements politiques et économiques que la Grèce a affrontés depuis 2010, cette réforme révèle la force et la légitimité d’une institution favorisant le maintien d’un système d’enseignement supérieur socialement inégal.

5Dans ce texte, nous reviendrons sur les liens entre les Examens Panhélléniques et la hiérarchie des disciplines et des différents établissements d’enseignement supérieur en Grèce. Ce concours est, en effet, au cœur des inégalités devant les diplômes du supérieur. Une fois identifiée la place centrale de cette institution dans le système d’enseignement supérieur grec, nous montrerons qu’il alimente également l’intensification des stratégies scolaires et renforce paradoxalement le rôle de l’enseignement secondaire privé. Enfin, nous esquisserons en conclusion un premier diagnostic sur les politiques de l’enseignement supérieur amorcées depuis l’entrée de la Grèce dans les politiques d’ajustements structurels.

Apolytirion et Panellinies exetasis : deux institutions scolaires au centre de l’accès à l’enseignement supérieur grec

6L’organisation de l’entrée dans les universités grecques et les instituts de technologies repose formellement sur une performance scolaire individuelle aux Examens Panhelléniques. Au cours de l’histoire scolaire, l’Apolytirion et les Panellinies exetasis ont parfois été associées : les épreuves du baccalauréat et des examens d’admission étaient organisés de la même manière et en même temps dans tous les lycées ; les résultats au baccalauréat se confondaient alors complétement. Plus récemment, ces deux institutions ont été séparées : en 2016, par exemple, les notes au baccalauréat ne comptaient pas pour l’admission à l’enseignement supérieur (Comité national d’examens, 2016, p. 28). Pour le concours de 2019, les notes de l’Apolytirion compteront pour 10 % de la note totale des Panellinies exetasis et, dans les années suivantes, l’importance de l’Apolytirion sera accrue (15 % et ensuite 20 %) [2]. Le reste de la note aux Examens Panhelléniques correspond à la somme des notes aux épreuves écrites (mathématiques, histoire, biologie, économie, etc.) selon l’orientation (sciences naturelles, sciences sociales et humaines, sciences de la santé, sciences technologiques) et sont légèrement ajustées par les notes au contrôle continu.

7Aujourd’hui, en Grèce, sept lycéens sur dix participent au concours commun qui a lieu en fin d’année scolaire. Le nombre des places dans les départements universitaires – proposé par les universités, mais décidé par le ministère – fonctionne comme un numerus clausus, à l’exception des cas relativement rares où l’offre de places dépasse la demande. Chaque candidat compose une liste des préférences comportant plusieurs dizaines de départements d’université et d’instituts de technologies [3]. Il est accepté dans le département le plus haut placé en fonction de sa performance aux Examens Panhelléniques rapportée à celle des autres candidats qui ont choisi le même département. Ainsi, de nombreux candidats sont admis dans des départements qui ne sont pas leurs premiers choix en matière de discipline, d’établissement et même de lieu géographique. Cette discordance entre les vœux des lycéens et la discipline dans laquelle ils sont finalement affectés a été techniquement réduite il y a quelques années. À la différence de la pratique traditionnelle, les candidats formulent désormais leurs vœux après avoir eu connaissance de leur performance au concours d’admission. Cette petite modification de calendrier et d’organisation a pour effet de contraindre plus fortement leurs choix de filières : elle constitue une incitation forte à formuler des choix de filières « scolairement ajustés » aux chances de réussite et, finalement, à prendre la « réalité pour ses désirs » selon l’expression de Pierre Bourdieu (1966).

Les transformations récentes de l’espace des formations supérieures grecques et la hiérarchie scolaire des disciplines universitaires

8Depuis 2000, la coupure entre le lycée général et professionnel, centrale dans l’organisation et l’accès à l’enseignement supérieur grec (Frangoudaki, 1985 ; Panayotopoulos, 2000), s’est sensiblement atténuée. Depuis cette date, les études professionnelles dans les instituts technologiques supérieurs (ATEI) font partie de l’enseignement supérieur. L’accès à ces instituts se fait donc désormais par les Examens Panhelléniques, comme pour les universités. Les rapprochements structurels récents entre les universités et les ATEI contribuent à modifier l’espace des formations supérieures grecques, en formant des programmes et même, de plus en plus, des établissements communs. Par exemple, en mars 2018, la nouvelle université d’Attique-Ouest fut le produit de la fusion des deux ATEI d’Athènes et du Pirée [4]. Dernièrement, ce sont les universités de Ioannina et des Îles Ioniennes qui ont absorbé les deux instituts technologiques supérieurs de leurs régions [5] et l’Université nationale et capodistrienne d’Athènes, l’université de Thessalie, l’Université agricole d’Athènes et plusieurs instituts technologiques projettent un rapprochement institutionnel.

9Cependant, les hiérarchies symboliques, opposant les filières universitaires plus sélectives aux instituts technologiques, identifiées par Nikos Panayotopoulos (2000) ne disparaissent pas ; elles sont plutôt intériorisées dans les nouvelles structures plus inclusives, ce qui s’exprime par les grandes différences de notes requises aux Examens Panhelléniques pour accéder aux différents départements du même établissement. Le système universitaire grec demeure aujourd’hui hiérarchisé selon les différentes disciplines et leur niveau scolaire de recrutement aux Examens Panhelléniques, plaçant de fait les lycées généraux – avec leur propre hiérarchie – en position dominante dans la hiérarchie des institutions scolaires grecques. Cette hiérarchie scolaire des disciplines universitaires se combine à une hiérarchie spatiale des villes et des universités d’études fortement liées à la taille des villes universitaires.

10Le tableau 1 esquisse une première description de l’espace des disciplines universitaires en Grèce en 2018 à partir des notes requises aux Examens Panhelléniques et du lieu d’étude. Partout en Grèce, la médecine et les sciences de la santé apparaissent comme les disciplines qui occupent le haut de la hiérarchie des disciplines des universités, recrutant systématiquement à Athènes comme à Trace, les élèves ayant obtenu les meilleurs notes. Les études de Droit et de Psychologie, quoique moins répandues territorialement en Grèce, restent elles aussi en haut de la hiérarchie des disciplines. Le cas des études d’Architecture est emblématique de la hiérarchie spatiale du système : alors que ces études figurent parmi les plus élitistes dans leur recrutement scolaire à Athènes/Le Pirée, elles sont bien moins sélectives scolairement dans les autres universités. Enfin, les études de sociologie et plus encore celles de sciences économiques occupent des positions plus basses mais aussi territorialement hiérarchisées dans l’espace des disciplines des universités grecques.

Tableau 1 : Notes requises aux Examens Panhelléniques de 2018 pour l’accès aux départements universitaires

Athènes et Le PiréeThessaloniquePatrasThessalie (Volos, Larissa, Trikala)Ioan-ninaCrète (Iraklio, Réthy-mno, Chania)Thrace (Komo-tini, Xanthi)Autres (Mytilène, Samos, Lamia, Tripolis, Corinthe)
Sciences de la santéMédecine19.02918.80818.71018.56418.59718.51918.451
Biologie18.05117.88917.587 17.58617.522
Pharmacologie18.19818.19318.008
Sciences naturelles et technologiquesArchitecture19.33418.10215.81214.42413.11112.77311.537
Ingénieurs Civils16.86015.34514.26414.086 12.913
Chimie17.76117.34917.096 16.86716.825
Mathématiques15.15214.62012.260 12.050 10.088
Sciences sociales et humainesDroit18.21917.965 17.465
Psychologie*17.94917.771 17.341
17.579
Sciences Politiques*16.65816.370 12.47013.14014.423
15.722
Sociologie15.722 13.085 11.868
Sciences économiques et informatiqueInformatique*16.55216.371 12.437
15.97514.874 11.801
15.508
Sciences économiques*15.06613.88711.67911.84011.35610.98111.05210.648
13.38212.686
12.976
Éducation physique et études de sport17.92417.588 16.372 15.35215.825

Tableau 1 : Notes requises aux Examens Panhelléniques de 2018 pour l’accès aux départements universitaires

Notes : * pour ces disciplines il y a plus d’un département à Athènes et à Thessalonique
Source des données : https://aeitei.gr/index.php?sist=&sys=&vasi=basi&year=2018&pedio=4&aeitei=%CE%91%CE%95%CE%99&city=&likio_type=gh&cat=1&order=2.

Les inégalités sociales d’accès aux études supérieures

11S’il est perçu comme méritocratique, l’accès aux études supérieures depuis des épreuves scolaires est pourtant synonyme d’inégalités sociales importantes. Du point de vue des rapports sociaux de sexe, les femmes, longtemps exclues des études générales et longues (Katsikas & Kavadias, 1994, p. 123) représentaient, en 2010, 60 % des étudiants au niveau des études de licence (ELSTAT, 2010). Elles sont aussi majoritaires au niveau des études post-grade (bac + 5). En revanche, le niveau doctoral reste dominé par les hommes. Du point de vue des origines sociales des étudiants, les inégalités demeurent tout au long des formations. Les travaux empiriques sur les inégalités dans l’éducation en Grèce sont nombreux et anciens (Tsoukalas, 1976 ; Lambiri-Dimaki, 1974 ; Frangoudaki, 1985 ; Panayotopoulos, 2000 ; Kontogianopoulou-Polydorides, 1999 ; Thanos, 2011 ; Hadjiyanni & Valassi, 2009). Ils restent d’ailleurs inspirés par la sociologie de l’éducation française puisque la plupart de ces chercheurs ont été formés en France et ont été les principaux importateurs, traducteurs et éditeurs des travaux de P. Bourdieu en grec [6].

12Pour les années récentes, les données permettent d’objectiver ces inégalités de manière plus précise qu’auparavant. Depuis 2009, le service statistique (ELSTAT) rassemble pour la première fois des données sur la catégorie socioprofessionnelle et le niveau d’études des parents des étudiants dans les départements de toutes les universités du pays. On a ainsi pu étudier les profils sociaux des étudiants des 447 départements d’université et d’éducation tertiaire professionnelle grecque. Ensuite, on a dressé le profil social des différentes disciplines en fonction des origines scolaires et sociales des parents des étudiants [7]. Ce travail sociographique permet d’identifier sept types d’études qui rendent compte des profondes inégalités sociales qui structurent les parcours étudiants dans les filières et les disciplines.

13Les candidats dont les parents possèdent un diplôme universitaire ont 4,2 fois plus de chances que le candidat moyen d’accéder aux départements les plus demandés et 34,6 fois plus de chances que les candidats dont la scolarité des parents ne dépasse pas les neuf ans de scolarité obligatoire. Ces données nous permettent aussi de remarquer que ces inégalités sont moins fortes pour les départements les moins demandés par les lycéens. Au final, on distingue, en haut de la hiérarchie des disciplines (groupe 1), un premier groupe de candidats inscrits dans les écoles de médecine, les départements d’architecture, d’ingénieurs civils, d’ingénieurs électriciens et informaticiens, d’études juridiques dans les grandes villes grecques, principalement à Athènes et Thessalonique. À l’opposé, on retrouve plutôt les étudiants des départements d’études professionnelles comme la production végétale, le design de meubles, la technologie de produits agricoles, la géo-technologie, le tourisme, la rénovation des bâtiments, etc., dans les petites villes (groupe 7). Les groupes intermédiaires sont plus mélangés. Dans le groupe 2, on retrouve, par exemple, des départements de pharmacologie et de diététique dans les grandes villes et dans le groupe 6 des départements de pédagogie localisés dans les petites villes.

14Un autre aspect de la reproduction des inégalités sociales par les filières d’études supérieures est celui de la reproduction des « traditions » professionnelles et universitaires familiales : en effet, les nouveaux entrants dans de nombreuses professions des catégories socioprofessionnelles supérieures grecques partagent avec les membres de ces professions un parcours scolaire, universitaire et social souvent proche voire identique à l’échelle familiale. Les données du recensement de 2011 montrent l’importance de cette reproduction au sein de chaque catégorie sociale. La reproduction de ces traditions familiales est beaucoup plus forte pour les catégories qui nécessitent des études spécialisées et surtout celles qui sont au sommet de cette échelle, comme les juristes et les médecins. Pour exemples, on peut retenir que les fils de juristes ont 50 fois plus de chances que la moyenne de devenir avocats et que les filles des enseignants du secondaire ont 8,5 plus de chances que la moyenne d’exercer le même métier que leurs parents. On voit que ces mécanismes de reproduction sociale existent aussi à l’autre bout de l’échelle professionnelle, tandis qu’elles sont moins prononcées pour les catégories intermédiaires. Par exemple, les fils des ouvriers non qualifiés de l’industrie et du BTP ont 14 fois plus de chances de suivre le métier de leurs parents que la moyenne (Maloutas, 2016b). Ainsi, au-delà des mécanismes d’exclusion scolaire qu’alimentent les Examens Panhélléniques, on observe également de fortes ségrégations, liées à cette exclusion, selon l’origine sociale et les types d’études suivies dans l’enseignement supérieur.

15La crise de 2010 a accentué les inégalités en termes d’accès aux études supérieures et, surtout, d’accès aux filières les plus sélectives scolairement. Entre 2010 et 2014, les chances d’un candidat dont les parents sont diplômés du supérieur d’accéder aux universités sont passées de 1,9 à 2,3 fois par rapport à celles du candidat moyen, et de 3,1 à 3,6 fois pour l’accès aux départements les plus demandés. Les inégalités entre ces candidats et ceux dont les parents ont un niveau d’instruction élémentaire (neuf ans maximum) se sont fortement amplifiées en seulement quatre ans : elles passent de 5,0 à 8,6 fois pour l’accès à l’université et de 17,7 à 29,5 fois pour l’accès aux départements les plus demandés (Figures 1 et 2). Néanmoins, ce creusement des inégalités est resté largement invisible pour la société et dans le débat public.

Figure 1 : Probabilités de faire des études universitaires selon le niveau d’éducation des parents (probabilités du candidat moyen = 1)

Figure 1 : Probabilités de faire des études universitaires selon le niveau d’éducation des parents (probabilités du candidat moyen = 1)

Figure 1 : Probabilités de faire des études universitaires selon le niveau d’éducation des parents (probabilités du candidat moyen = 1)

Note : ce graphique porte sur l’accès aux départements universitaires et n’incluent pas les établissements technologiques (ATEI).
Source : ELSTAT (2010 et 2014) ; Maloutas (2016a).

Figure 2 : Probabilités des candidats d’être admis dans les 21 départements universitaires les plus demandés selon le niveau d’éducation des parents (probabilités du candidat moyen = 1)

Figure 2 : Probabilités des candidats d’être admis dans les 21 départements universitaires les plus demandés selon le niveau d’éducation des parents (probabilités du candidat moyen = 1)

Figure 2 : Probabilités des candidats d’être admis dans les 21 départements universitaires les plus demandés selon le niveau d’éducation des parents (probabilités du candidat moyen = 1)

Note : les 21 départements universitaires les plus demandés sur un ensemble de 262 comprennent la totalité des écoles de médecine, plusieurs écoles d’architecture, les départements de droit d’Athènes et de Thessalonique et certaines écoles dentaires, de pharmacologie et d’ingénieurs surtout à Athènes.
Source : ELSTAT (2010 et 2014) ; Maloutas (2016a).

Les examens nationaux d’accès à l’enseignement supérieur public et l’enseignement secondaire privé

16Les questions d’inégalités sociales devant les études supérieures sont ainsi peu débattues publiquement et politiquement en Grèce. Bien souvent cette question se limite à celle du coût élevé de préparation aux Examens Panhélléniques et à sa préparation dans les très nombreux établissements privés en dehors du lycée (Sianou-Kyrgiou, 2008). Les institutions privées d’enseignement supérieur sont certes interdites par la Constitution en dépit des efforts répétés de la Droite et du PASOK pour faire lever cette interdiction. Mais le secteur privé est très présent depuis la crèche jusqu’au lycée. Celui-ci représente un des principaux enjeux dans les stratégies des familles aisées pour s’approprier de manière privilégiée l’enseignement supérieur public et étatique, leur autre stratégie de reproduction étant les études à l’étranger. Les candidats sortants des écoles privées renommées obtiennent systématiquement les scores les plus élevés au concours d’admission et, en conséquence, les places dans les départements les plus demandés. L’école privée – qui n’est pas subventionnée et est donc libre de suivre sa propre politique de recrutement, comme au Royaume-Uni (Dronkers et al., 2010) – est très minoritaire dans le pays – moins de 8 % des élèves – et concentrée dans les grandes villes, notamment à Athènes.

17Pourtant, cette école privée minoritaire agit comme modèle pour les autres écoles. Elle vient légitimer les pratiques de compétition entre écoles et de privatisation partielle de l’école publique. Ces institutions privées – et surtout les plus convoitées – rejettent la majeure partie des candidats. Les recalés cherchent alors d’autres moyens d’accéder aux formations élitistes afin de garantir leur succès au concours d’entrée dans l’enseignement supérieur. L’école privée favorise ainsi l’intensification de la compétition scolaire et se pose en unique modèle vers lequel l’école publique doit se tourner pour « rester compétitive ». Socialement sélectives, ces écoles proposent une série de services marchands aux familles : par exemple, les cours particuliers pour améliorer la performance ou renforcer le curriculum qui vise toujours à accroître la compétitivité des élèves et leurs chances d’accéder aux filières d’éducation les plus sélectives. Une partie de la légitimité de ces institutions vient aussi de leurs innovations pédagogiques et de leur dimension « progressiste ». Par le passé, elles ont souvent contrarié le pouvoir, plus particulièrement pendant les périodes de dictature où l’école publique était sous tutelle du régime autoritaire. Certaines d’entre elles ont, par exemple, recruté un grand nombre d’enseignants progressistes pendant les périodes difficiles, ce qui a influencé la qualité et le contenu de leurs enseignements.

18Le secteur privé joue également un rôle important pour les études supérieures à travers ses cours préparatoires pour les Examens Panhelléniques proposés par des petites unités (frondistriria) que les candidats suivent en moyenne pendant deux ans. Les frondistiria sont présents depuis très longtemps dans le champ de l’éducation en Grèce, profitant de l’opportunité offerte par les services incomplets et inégalement distribués de l’école publique. Ils ne sont pas directement assimilables au privé, entrant directement en concurrence avec les établissements du secteur public. Ils représentent plutôt un secteur privé totalement dépendant des lacunes du secteur public qui, étant durables, constituent un espace limité et protégé pour son activité. Les services relativement coûteux de cette véritable industrie de service qui salarie plusieurs milliers d’employés en Grèce sont répartis socialement et géographiquement de manière inégale et a des effets sur la vitalité démographique des petites agglomérations et la hiérarchie géographique des universités : ces petites agglomérations perdent notamment les ménages avec des enfants scolarisables dans le secondaire (Sianou-Kyrgiou, 2008) car elles ne disposent pas de ce type de services.

Conclusion : les universités grecques face à la crise

19Depuis longtemps et surtout depuis l’entrée de la Grèce dans la crise, les universités ont été accusées par les responsables politiques de Nouvelle Démocratie et du PASOK d’être insuffisamment tournées vers le marché, de ne pas poursuivre l’excellence et de constituer des lieux de désordre et d’anomie. La promotion des universités privées, interdites par la constitution grecque, améliorerait ainsi le niveau du supérieur public à travers la compétition. Le discours contre la qualité des universités est souvent lié à leur placement dans les classements internationaux, bien que les mêmes classements permettent des discours entièrement opposés (Baltzis, 2015) [8]. Le lien insuffisant avec le marché est traité le plus souvent comme une réalité indiscutable, parfois renforcé par des publications d’experts (Tsagloglou, 2018) et d’organisations proches des employeurs (IOBE, 2018 ; Massourakis et al., 2017). Le désordre et l’anomie sont discutés en tant que question d’ordre public dans le débat général [9]. Enfin, l’« excellence » est utilisée pour accuser une partie, imprécise, de l’appareil universitaire et le gouvernement actuel de promouvoir la médiocrité [10]. Opposée à ces discours, la Gauche a défendu les universités publiques et leur effort pendant les années difficiles de la crise en déclarant que la réalité de l’enseignement supérieur est très différente. La prétendue médiocrité des universités grecques n’est pas corroborée si on tient compte des parcours réussis du grand nombre des diplômés de ces universités qui poursuivent leurs études dans des établissements réputés à travers le monde ou mènent des carrières dans des marchés d’emploi exigeants. De plus, ceux qui ont fait leurs études à l’étranger ne sont pas reçus différemment par le marché de l’emploi en Grèce.

20Ces débats, parfois très vifs, n’abordent que de façon indirecte et marginale la question des inégalités sociales et leur reproduction à travers l’éducation et le système d’enseignement privé. Depuis 2015, le gouvernement de SYRIZA suit une politique de relance des établissements d’enseignement supérieur qui ont subi des pertes sans précédent de leurs ressources financières et humaines. Les subventions qu’ils reçoivent actuellement sont nettement accrues ; des nouveaux postes sont créés après un arrêt complet des recrutements pendant huit ans ; des fonds nationaux pour la recherche redeviennent accessibles [11], etc. Cette relance peut être considérée insuffisante ; elle est aussi à comprendre à la lumière de la coalition avec ANEL [12] et de sa supervision dans le cadre des mémorandums européens jusqu’en août 2018. Cependant, ces politiques de relance ainsi que le projet pour un nouveau mode d’accès à l’enseignement supérieur ne répondent pas au besoin de réduire les inégalités sociales produites par les processus de sélection et amplifiées par la crise économique de 2010.

Notes

  • [1]
    Cette loi est actuellement discutée au Parlement et sera votée avant la fin avril 2019. Une présentation synthétique a été faite par le ministre à la conférence de presse du 3 septembre 2018, http://www.minedu.gov.gr/rss/36680-03-09-18-video-olokliri-i-synentefksi-tou-ypourgoy-paideias-erevnas-thriskev maton-kosta-gavroglou-gia-ti-nea-g-lykeiou-kai-to-neo-systima-eisagogis-sta-aei.
  • [2]
    Voir les déclarations du ministère en septembre 2018, https://www.esos.gr/arthra/58573/deite-neo-systima-eisagogis-stin-tritovathmia-ekpaideysi-kai-tis-allages-sto-lykeio.
  • [3]
    Dans les années 1980, Nikos Panayotopoulos (2000) indique la possibilité de formuler 60 vœux.
  • [4]
    Loi 4521, 2018.
  • [5]
    Loi 4559, 2018.
  • [6]
    Nikos Panayotopoulos traduisit les Héritiers en 1996 et dirigea la publication de plusieurs autres travaux de P. Bourdieu en grec. Jane Lambiri-Dimaki traduisit et dirigea le volume Sociologie de l’éducation (2010), suite à une conférence organisée en 1993 et dédiée à P. Bourdieu.
  • [7]
    On a procédé à une classification multivariée k-means où le pourcentage des deux parents par niveau d’éducation et le pourcentage des pères par grandes catégories professionnelles étaient les variables actives – une partie importante des mères (un tiers à peu près) était sans profession. Les chances comparatives des candidats selon le niveau d’éducation de leurs parents correspondent aux quotients calculés entre le pourcentage de candidats issus de parents avec le même niveau d’éducation divisé par la population générale âgée de 40 ans à 70 ans. La performance moyenne pour chaque groupe a été calculée en utilisant la partie concernant les candidats de la région métropolitaine d’Athènes au concours de 2005, voir (Maloutas et al., 2013).
  • [8]
    K. Baltzis (2015), qui argumente pour l’usage plus prudent de ces classements, se réfère à des titres tout à fait différents d’articles dans la presse après la publication du classement QS World University Rankings® de 2014-2015 : « Universités grecques parmi les meilleurs du monde » ; « Aucune université grecque parmi les premiers 400 » ; « Quatre universités grecques parmi les 150 meilleurs ».
  • [9]
    Le chef de la Nouvelle Démocratie, Kyriakos Mitsotakis, a officiellement initié un débat dans cet esprit au Parlement sur « L’anomie et la violence à l’université » en novembre 2018, http://www.kathimerini.gr/995367/article/epikairothta/politikh/epikairh-erwthsh-mhtsotakh-se-tsipra-gia-thn-anomia-sta -panepisthmia) (en grec). Dans la même orientation politique, les déclarations de Georges Babiniotis, ancien recteur de l’université d’Athènes et ministre intérimaire de l’Éducation pour deux mois en 2012, portaient plutôt sur les conséquences de l’anomie dans le fonctionnement de l’université, http://www.kathimerini.gr/991889/article/epikairothta/ellada/mpampiniwths-prwto fanhs-h-anomia-sta-panepisthmia---se-e3wpragmatiko-kosmo-o-k-gavrogloy.
  • [10]
    Kyriakos Mitsotakis déclarait en septembre 2017 que « dans les universités grecques, il y a une tyrannie de la médiocrité qui s’y accommode », https://www.esos.gr/arthra/52787/k-mitsotakis-sta-ellinika-panepistimia-yparhei-mia-tyrannia-tis-metriotitas-poy.
  • [11]
    La politique de recherche de SYRIZA est inspirée par l’approche de Mariana Mazucato (2018). Ainsi, la recherche fondamentale est devenue l’objet d’une attention particulière, son financement étant considéré comme un investissement indispensable, bien que rentable à long terme (Maragkou & Fotakis, 2015).
  • [12]
    ANEL (Anexartiti Ellines) est le parti de droite populaire qui a participé avec SYRIZA au gouvernement de janvier 2015 à janvier 2019. La coopération avec SYRIZA se termina à cause de la divergence sur la question de la Macédoine.
  • Bibliographie

    • Baltzis K. (2015), « La qualité des universités grecques en chiffres – Une approche détaillée/critique », site altherthess, http://alterthess.gr/content/i-poiotita-ton-ellinikon-panepistimion-se-arithmoys-mia-analytikikritiki-proseggisi (en grec).
    • Bourdieu P. (1996), Les Héritiers, Athènes, Kardamitsa (traduit par N. Panayotopoulos).
    • Comité national d’examens – autorité indépendante (2016), Systèmes d’admission aux études supérieures en Grèce 1964-2016, Athènes, http://eoe.minedu.gov.gr/images/greek_histor y_exams_since1964_ISBN.pdf.
    • Dronkers J., Felouzis G. & van Zanten A. (2010), « Education Markets and School Choice », Educational Research and Evaluation, vol. 16, no 2, p. 99-105.
    • ELSTAT (2010 et 2014), Étudiants par département, établissement, niveau d’éducation et profession de leurs parents, http://www.statistics.gr/el/statistics/-/publication/SED34/2010 et http://www.statistics.gr/el/statistics/-/publication/SED34/2014.
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Thomas Maloutas
Professeur à l’université Harokopio, département de géographie
Department of Geography, Harokopio University, 70 El. Venizelou Str., Kallithea-Athens, PB 17671, Greece
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/07/2019
https://doi.org/10.3917/socio.102.0201
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