It is obvious, from his stiff, upright posture, and fulsome gratitude to the stewardess serving him a glass of orange juice, that Philip Swallow, flying westward, is unaccustomed to air travel; while to Morris Zapp, slouched in the seat of his eastbound aircraft, chewing a dead cigar (a hostess has made him extinguish it) and glowering at the meagre portion of ice dissolving in his plastic tumbler of bourbon, the experience of long-distance air travel is tediously familiar (David Lodge, 1979, Changing Places. A Tale of Two Campuses, Londres, Penguin Books, p. 8-9).
2Le xxe siècle voit une très large diffusion de l’aviation civile, qui joue un rôle clé dans le processus de mondialisation des personnes et des marchandises. Parce qu’elle accroît la vitesse des déplacements comme nul autre moyen de transport transcontinental, mais aussi parce qu’elle donne corps à des représentations qui lui sont spécifiques, à l’instar de l’automobile (Miller, 2001), l’aviation civile constitue un fait social particulièrement intéressant, d’ores et déjà investigué par plusieurs sociologues, analysant les différentes facettes de l’aéromobilité (Cwerner et al., 2009 ; Kellerman, 2006) ou de l’aerial life (Adey, 2010). Prendre l’avion serait devenu un rite de passage (Centlivres & Hainard, 1986) qu’expérimenteraient de plus en plus d’individus.
3Au-delà du fait qu’elle a rarement fait l’objet de travaux systématiques [1], et notamment historiques, la mobilité aérienne s’avère particulièrement intéressante à explorer dans une perspective de sociologie de la stratification sociale. Le transport aérien est non seulement un service qualifié de supérieur, il est valorisé et valorisable, mais il fait aussi l’objet de discours par les acteurs sociaux – notamment par ses promoteurs et pourvoyeurs – qui nourrissent l’idée selon laquelle il se banaliserait fortement. À partir de concepts issus de la sociologie de l’éducation permettant de qualifier le type de démocratisation qui s’est opérée à l’École, nous cherchons à mettre au jour la manière dont ont évolué – ou n’ont pas évolué – la composition sociale des voyageurs aériens et les chances sociales d’accès au transport aérien.
Prendre l’avion : une pratique distinctive ?
4Si l’on considère le transport aérien comme un service de transport supérieur, c’est qu’il est un moyen de transport spécialement rapide, permettant d’éviter l’encombrement dans les lieux de mobilité particulièrement réglementés que sont les aéroports et les aéronefs [2]. Christophe Studeny (1995) rappelle ainsi que, si la voiture particulière avait privatisé l’accélération de la vitesse que le transport ferroviaire avait mis au profit de tous les citoyens, le transport aérien constituait, en dernière analyse, l’accomplissement de la vitesse, potentiellement accessible à tous. Le transport aérien est à cet égard un service tout spécialement valorisé et valorisable. Utilisé pour parcourir de longues distances, il est le moyen par excellence du déplacement à l’étranger et notamment dans des pays non limitrophes. Le transport aérien peut ainsi s’envisager comme un moyen d’accéder à des services et des biens supérieurs particulièrement valorisés : vacances, loisirs, visite de lieux culturels, participation à des événements exceptionnels (manifestations culturelles ou sportives, par exemple), autant de pratiques inégalement distribuées dans l’espace social [3]. Considéré comme un moyen d’accès à des services et biens supérieurs, le voyage en avion permet ainsi d’entretenir et de faire fructifier le capital culturel :
Le capital culturel s’accumule […] par l’expérience du voyage. La connaissance du monde et de soi que permet le voyage sont valorisables et reconnues comme légitimes dans presque tous les contextes sociaux. […] Le voyage est aussi un moyen d’exprimer des goûts qui renforcent le statut de la bourgeoisie (Randles & Mandler, 2009, p. 253).
6Les souvenirs rapportés de voyage, les visas sur les passeports, la rubrique « voyages » des CV, les participations à des séminaires ou colloques internationaux, le suivi de formations ou de séjours linguistiques à l’étranger sont autant d’indices des formes objectivées et institutionnalisées du capital culturel, bien que les styles de vie marquent fortement les types de voyages et les manières de les vivre et de les valoriser socialement. Aussi note-t-on une forte différenciation entre les pratiques de voyage populaires et les loisirs bourgeois ; pour la bourgeoisie, on peut parler de figure du voyageur de distinction (Réau & Cousin, 2009). Dans le même temps, l’ensemble des interactions advenues pendant les séjours et les voyages que l’avion autorise nourrissent des savoir-être incorporés qui peuvent s’avérer utiles pour les individus. Le transport aérien joue par ailleurs un rôle central dans l’entretien et l’accumulation d’un capital social cosmopolite (Wagner, 2007a), particulièrement prisé de la bourgeoisie (Pinçon & Pinçon-Charlot, 2008) depuis déjà quelques siècles (Wagner, 2007b). C’est sans compter que plus l’on voyage, plus l’on étend son réseau cosmopolite, plus l’on a de chances de voyager à nouveau pour l’entretenir ou de générer, par les visites amicales ou professionnelles réciproques, de nouveaux voyages (Kellerman, 2006). Bref, le recours au transport aérien semble traduire l’appartenance à une position privilégiée dans l’espace des styles de vie [4] et, à l’instar des pratiques culturelles et a fortiori des goûts, il participerait de la construction de la stratification sociale.
7On l’aura compris, le sociologue a tout intérêt à étudier l’ampleur et les variations de l’usage d’une pratique à la fois valorisée et rare. Appréhender le transport aérien sous un angle social est d’autant plus nécessaire que les discours contemporains soutiennent fréquemment la thèse de la banalisation. Ces discours reposent sur une interprétation de plusieurs phénomènes qui nous semble erronée du fait d’un effet de loupe, d’une part, et d’un mécanisme rhétorique parfois observé dans les phénomènes de diffusion, d’autre part.
Discours profanes et scientifiques de la banalisation du transport aérien
8Des discours de sources variées interprètent la croissance du transport aérien comme un phénomène de démocratisation. Ces discours prennent acte – et sur-interprètent nous semble-t-il – des très fortes évolutions de l’offre des compagnies aériennes au cours des trente dernières années [5]. Qu’il s’agisse d’articles de presse [6], de rapports officiels (Beigbeder, 2007), de questions parlementaires (question adressée au ministre des transports, no 04974 de M. René Tomasini, sénateur, le 25 mars 1982) ou bien des discours des professionnels du transport aérien – les personnels navigants et commerciaux reliant souvent les modifications de leurs conditions de travail à un changement dans le recrutement des passagers aériens (Lambert & Virot, 2016) –, le constat semble partagé : le transport aérien connaîtrait une croissance des catégories populaires parmi ses passagers ; c’est la définition de la démocratisation retenue par ces commentateurs.
9La croissance continue du nombre de passagers, la multiplication des compagnies aériennes, la segmentation de l’offre sont tant de facteurs permettant de comprendre l’émergence d’un tel discours. La diffusion des gros porteurs ou encore la saturation de l’espace aérien et des aéroports conduisent les observateurs à relier les phénomènes d’encombrement à la diffusion d’un bien ou d’un service aux classes populaires, une conjonction déjà analysée par Luc Boltanski (1976) dans le cas de la diffusion de l’automobile. En outre, la segmentation récente des passagers (classe économique, classe affaires et première classe) tend à asseoir l’idée que les voyageurs aériens connaissent un recrutement social élargi – d’autant plus que la classe économique accueille la grande majorité des passagers (sauf cas exceptionnels, comme La Compagnie, transportant uniquement des voyageurs en classe affaires sur sa ligne Paris-New York) : le mécanisme qui justifie un tel argument semble être ici que s’il existe une telle stratification sociale des passagers, c’est qu’elle est homothétique à celle qui existe au sol [7]. Le terme-même de low cost [8], désignant un opérateur paradigmatique de la consommation de masse et qui s’applique aussi à la grande distribution discount (voir le rapport remis par Charles Beigbeder, en 2007) tend à faire penser que les passagers peuvent, sous réserve d’un coût faible, prendre l’avion – ce qui élargirait, mécaniquement, la demande. Or, c’est négliger le fait que l’achat du billet d’avion ne consiste qu’en une faible part des dépenses sollicitées pour le voyage et qu’un capital culturel est nécessaire pour organiser son séjour [9]. Bref, à trop observer les mutations, massives, du transport aérien, on en vient à penser que la hausse remarquable de l’offre s’accompagne nécessairement d’une transformation de la demande et, a fortiori, des demandeurs qui, nouvellement recrutés, seraient issus de cette vaste classe moyenne qui caractériserait les sociétés occidentales.
10Ces discours ne sont pas du seul ressort des acteurs du secteur. Des sociologues de renom ont également défendu cette thèse, à l’instar de John Urry, chef de file d’un programme de sociologie de la mobilité à l’université de Lancaster, dont les chercheurs soutiennent que nous vivons un « tournant de la mobilité » (mobility turn) et envisagent l’ensemble des phénomènes sociaux et spatiaux sous l’angle de la mobilité, principe organisateur du monde social (voir par exemple Cresswell, 2006 ; Urry, 2000). Il rappelle ainsi que près d’un Britannique sur deux a eu recours à l’avion en 2002 (Urry, 2007), généralisant rapidement ses résultats à l’ensemble des pays industrialisés, en parlant de banalisation du transport aérien [10]. Étendant la mobilité à de nombreuses pratiques quotidiennes, Zygmunt Bauman, en 1998, décrit une banalisation et une extension de l’expérience de la mobilité (traduction) :
Aujourd’hui, nous sommes tous mobiles. Beaucoup d’entre nous changeons sans cesse de décor, que ce soit en déménageant ou en voyageant depuis ou vers des lieux qui ne sont pas nos foyers (Bauman, 1998, p. 77).
12Sven Kesselring et Gertrud Vogl (2010) semblent aller plus loin. En matière de transport aérien, ils évoquent, plutôt qu’une massification, une véritable démocratisation qualitative [11]. Ce « cosmopolitisme banal », pour reprendre le terme d’Ulrich Beck (2008), serait ainsi permis et entretenu par l’aviation civile à laquelle John Urry consacre un chapitre de son ouvrage (Urry, 2007) défendant, par ailleurs, un tel argument.
Caractériser la diffusion d’une pratique
13Qualifier le mouvement de démocratisation du transport aérien apparaît donc nécessaire. Nous recourons à des concepts issus de la sociologie de l’éducation qui autorisent à caractériser finement les phénomènes de diffusion sociale. Ces concepts, au cœur de notre démonstration, distinguent plusieurs formes de démocratisation (Merle, 2002) : une démocratisation qualitative, une démocratisation quantitative et une démocratisation ségrégative.
14En sociologie de l’éducation, la démocratisation qualitative consiste en l’affaiblissement du lien entre l’origine sociale d’un élève et son parcours scolaire ; pour notre cas, ce type de démocratisation consiste, symétriquement, en la diminution de la corrélation entre différentes propriétés sociales (niveau de revenus, catégorie socioprofessionnelle, mais aussi âge et sexe) et le recours au transport aérien. Pour le dire brièvement, cela consiste en une ouverture croissante des portes des aéroports à un public qui ne s’y rendait pas, ou guère, auparavant : là réside la thèse des travaux des sociologues de la mobilité et de la modernité que nous avons citée précédemment. Il est toutefois à préciser que ces travaux ne concluent pas à une disparition des principes de stratification, qui rendrait caduque toute interrogation sur la démocratisation : Zygmunt Bauman (1998, p. 86) envisage ainsi une forme de polarisation, fondée sur des mobilités de plus en plus différenciées.
15La démocratisation quantitative, elle, consiste, selon les travaux précédemment cités, en l’élargissement de l’accès à des études de plus en plus longues, pour un nombre et une part de plus en plus importante de la jeunesse, sans que ne soient transformées les chances relatives des élèves des différentes origines sociales. Dans notre cas, métaphoriquement, la démocratisation quantitative serait comme une croissance des terminaux aéroportuaires, sans que la structure des passagers ne soit radicalement transformée. C’est ce à quoi aboutissent, par exemple, les travaux de Sally Randles et Sarah Mander (2009, p. 263) sur le cas de la Grande-Bretagne.
16Enfin, nous nous inspirons de la définition de la démocratisation ségrégative, étroitement liée à la démocratisation qualitative : elle désigne le fait que la démocratisation quantitative repose sur une différenciation sociale des voies de scolarisation. Concernant notre objet d’étude, nous entendons la démocratisation ségrégative comme la différenciation sociale des usages du transport aérien, et notamment de l’intensité de cet usage. Cette forme particulière de massification a été constatée pour d’autres pays que la France, comme sur le terrain britannique où Mark Casey (2010) étudie les implications sociales de l’essor du vol à bas prix.
17À l’aide de ces concepts issus de la sociologie de l’éducation, il s’agit donc de répondre à la question suivante : comment caractériser, pour le cas français, la diffusion du transport aérien depuis les années 1970 ?
Les données
18Les déplacements en avion sont des événements à la fois rares (ils concernent au plus 20 % des enquêtés, c’est-à-dire des individus de plus de quinze ans résidant en France) et saisonniers (selon la Direction générale de l’aviation civile, DGAC, les mois d’été représentent plus de 30 % du volume de passagers), que la statistique publique peine à appréhender de façon fine, faute d’enquête ad hoc. À notre connaissance, seule la DGAC commandite une enquête annuelle, sur site, dans les différents aéroports français, afin de connaître les propriétés des passagers et les caractéristiques de leurs déplacements ; il s’agit de l’Enquête nationale sur les passagers aériens (DGAC, 2014). Nos tentatives répétées pour obtenir les données détaillées des enquêtes étant restées vaines, nous avons eu recours aux différents fichiers de la série des Enquêtes nationales transports (ENT), réalisées en 1974, 1981, 1993 et 2008 par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Représentatives à l’échelle de la France métropolitaine, elles se déroulent en huit vagues sur une période d’un an, ce qui permet de prendre en compte les fortes variations saisonnières des déplacements, et cherchent à mesurer la mobilité quotidienne, locale et à longue distance des ménages, quel que soit le moyen de transport utilisé.
19Au sein du dispositif de chaque enquête, on recourt à deux fichiers différents. D’une part, nous exploitons un questionnaire adressé à tous les individus des ménages, pour les enquêtes 1974, 1993 et 2008 (comptant respectivement 23 709, 38 213 et 44 283 individus) qui contient une question sur le recours au transport aérien durant les douze mois précédant l’enquête (pour 1974, la période d’interrogation est de 24 mois). Ce questionnaire ne permet toutefois pas de dépeindre finement les voyages réalisés. C’est pourquoi on utilise, en complément, un autre fichier issu des ENT qui, sur un échantillon restreint, décrit précisément les voyages réalisés par un individu ; l’ensemble des individus composant les ménages pour les enquêtes de 1974 et 1981 ; un individu Kish pour les enquêtes de 1993 et 2008, pour lequel on recense les voyages de longue distance, i.e. de plus de 80 kilomètres effectués au cours des trois mois précédant l’enquête. On retient, dans chacun de ces fichiers, l’ensemble des voyages effectués par avion pour lesquels sont renseignés le lieu d’origine et d’arrivée ainsi que le motif du voyage. Pour les quatre dates d’enquêtes successives, nous disposons successivement de la description de 2117, 1395, 914 et 665 voyages en avion. Chaque enquête informe également des caractéristiques sociodémographiques des individus concernés et des ménages auxquels ils appartiennent. Malgré des différences entre les enquêtes, notamment quant au champ de l’interrogation (ce sont les voyages effectués le mois précédant l’enquête et les deux mois lui succédant qui sont recensés pour 1981, ceux effectués au cours des trois derniers mois pour 1993 et ceux des treize dernières semaines pour 2008) ou quant au champ des répondants, il est toutefois possible de comparer, avec précaution, les résultats obtenus [12].
20Nous mobilisons également les données de l’enquête Eurobaromètre afin de situer le cas français contemporain dans une perspective européenne. L’Eurobaromètre 82.1 sur la qualité des transports interroge 28 050 individus, échantillon représentatif des habitants de plus de 15 ans de 28 pays de l’Union européenne. Menée par TNS en septembre 2014, cette enquête présente une question relative à l’usage du transport aérien.
21Dans un premier temps, nous situons d’abord le cas français dans l’espace européen, à l’aide de l’Eurobaromètre. Ensuite, à partir des données des enquêtes nationales transports, nous discutons l’alternative entre une démocratisation quantitative et une démocratisation qualitative. Enfin, nous montrons que, sur le temps long, les usages du transport aérien, et plus généralement les mobilités de longue distance, amènent à constater des différenciations dans les usages et les pratiques qui peuvent faire penser à une démocratisation ségrégative.
Prendre l’avion : comparaison européenne contemporaine et retour historique sur le cas de la France
22Afin de replacer le cas de la France dans une perspective européenne, les données issues de l’enquête Eurobaromètre sur la qualité des transports réalisé en 2014 s’avèrent utiles.
Un usage très contrasté en Europe aujourd’hui
23Les résultats de l’enquête montrent une très forte variation dans le taux de recours au transport aérien selon des pays pourtant comparables à de nombreux autres égards – notamment les taux de motorisation (voir Schafer, 1998).
24La figure 1 décrit ainsi le pourcentage d’individus ayant pris l’avion au cours des douze derniers mois au sein des différents pays membres de l’Union européenne. Si les niveaux de richesse ou l’insularité apparaissent corrélés positivement et fortement au taux de recours à l’avion, il n’en demeure pas moins que ces pays présentent d’importantes différences de taille dont les effets sur le taux de recours à l’avion ne semblent pas clairs.
Figure 1 : Taux de recours au transport aérien en 2014 dans l’Union Européenne

Figure 1 : Taux de recours au transport aérien en 2014 dans l’Union Européenne
Source : Eurobaromètre 82.1 sur la qualité des transports. Champ : ensemble des individus de 15 ans et plus. Lecture : en Suède, 61 % des individus ont pris l’avion au cours des douze mois précédant l’enquête.25Afin de mieux comprendre les facteurs présidant au recours à l’avion, nous réalisons une régression linéaire [13] modélisant le taux de recours au transport aérien en fonction des variables suivantes : PIB par habitant (en parité de pouvoir d’achat), indice de Gini, superficie (en km²) [14], nombre de pays voisins et insularité (variable dichotomique). Toutes choses égales par ailleurs, l’insularité augmente fortement le taux de recours au transport aérien. Secondairement, le PIB par habitant ainsi que la superficie accroissent la part d’habitants ayant pris l’avion. Le nombre de pays frontaliers ainsi que le coefficient de Gini sont négativement corrélés à la variable expliquée : plus les pays sont accessibles par voie terrestre depuis le territoire national, moins les habitants auront recours à l’avion et, plus intéressant encore, plus le pays est inégalitaire (hausse du coefficient de Gini) et moins l’avion sera utilisé dans un pays donné, ceteris paribus.
26Les variations entre les pays semblent donc informées à la fois par des facteurs géographiques, relativement idiosyncrasiques, mais aussi par des déterminants socio-économiques partagés : la richesse, ainsi que sa répartition, influent sur les probabilités de recours à l’avion.
27Cette hétérogénéité entre les pays se redouble par ailleurs d’une forte différenciation interne des chances sociales d’accès à l’avion (Tableau 1). On retrouve, au sein de l’échantillon des pays présentés, une structure des écarts relativement similaire, en ce qui concerne les variations entre tranches d’âge, entre niveaux de diplôme (des variations par ailleurs liées) et entre sexes. Les taux de recours sont les plus élevés pour les plus jeunes [15] à l’exception de la Grèce tandis qu’ils croissent avec le capital culturel – effet de génération, pouvons-nous penser, lié à la hausse du niveau de scolarisation. Les écarts entre les sexes, bien que de moindre ampleur par rapport aux variables précédentes, sont à l’avantage, très majoritairement, des hommes – dans un mouvement général de mobilité féminine de moindre ampleur (Cresswell & Uteng, 2008).
Tableau 1 : Chances sociales d’accès à l’avion en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Belgique et en Grèce en 2014
Grande-Bretagne | France | Allemagne | Belgique | Grèce | |
Âge | |||||
15-29 ans | 46,1 | 31,4 | 39,1 | 30,1 | 20,5 |
30-39 ans | 44,5 | 27,3 | 37,3 | 17 | 22,5 |
40-49 ans | 49,7 | 26,2 | 26,2 | 18,3 | 25,4 |
50-59 ans | 37,3 | 20,5 | 24,2 | 15,9 | 22,2 |
60 ans et + | 30,1 | 20,6 | 14,3 | 18,6 | 8 |
Niveau de diplôme | |||||
Secondaire court | 23,9 | 9,6 | 13,4 | 10,5 | 12,2 |
Secondaire long | 36,3 | 19,1 | 35,8 | 34,9 | 22,4 |
Supérieur | 60,6 | 33,1 | 46,1 | 50,9 | 36,9 |
Sexe | |||||
Femme | 38,8 | 21,4 | 30 | 33 | 16,9 |
Homme | 42,7 | 28,6 | 36,5 | 33 | 19,8 |
Ensemble | 41,1 | 24,8 | 33,2 | 23 | 18,3 |
Tableau 1 : Chances sociales d’accès à l’avion en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Belgique et en Grèce en 2014
28Après cette brève comparaison dans l’espace, situons maintenant le cas français dans le temps, grâce aux données des enquêtes nationales transports.
La banalisation du transport aérien en France depuis les années 1970 : une démocratisation en trompe l’œil
29De la même façon que l’analyse de la démocratisation scolaire passe par la description de la composition sociale des filières et par le calcul des chances d’accès aux différentes étapes du parcours scolaire, s’interroger sur la diffusion du transport aérien en France nécessite de décrire deux phénomènes : qui sont les passagers prenant place dans les avions ? Quelles sont les chances des individus d’embarquer ? Dans un premier temps, nous détaillerons les propriétés sociales des voyageurs aériens depuis les années 1970 et, dans un second temps, nous décrirons les chances sociales d’accéder au transport aérien.
Les propriétés sociales des voyageurs aériens et leurs évolutions
30Les données à notre disposition pour le cas de la France permettent de dresser le portrait des individus ayant effectué au moins un voyage en avion au cours de l’année précédente (la période étant de deux années pour 1974). Voyons comment la composition sociodémographique des passagers aériens a évolué au cours des trente dernières années – le tableau 2 présente ainsi la répartition par sexe, âge, niveau de revenus et catégories socioprofessionnelles.
Tableau 2 : Propriétés sociodémographiques des passagers aériens en 1974, 1993 et 2008
1974 | 1993 | 2008 | |
Sexe | |||
Hommes | 57,8 | 51,6 | 48,3 |
Femmes | 42,2 | 48,4 | 51,7 |
Âge | |||
Moins de 18 ans | 16,6 | 13,3 | 12,6 |
18-29 ans | 25,4 | 21,7 | 19 |
30-39 ans | 21,1 | 18,9 | 19,3 |
40-49 ans | 17,1 | 19,2 | 16,8 |
50-59 ans | 9,6 | 13 | 17 |
60-69 ans | 6,3 | 8,9 | 10 |
70 ans et + | 3,9 | 5 | 5,3 |
Niveau de revenus | |||
P0-P10 | 4,8 | 5,4 | 5,5 |
P10-20 | 3,3 | 4,5 | 5,1 |
P20-P30 | 4,2 | 4,4 | 5,8 |
P30-P40 | 4,1 | 5 | 6 |
P40-P50 | 5,6 | 5,5 | 7,5 |
P50-P60 | 8,3 | 7,6 | 8,2 |
P60-P70 | 8,2 | 8,1 | 9,8 |
P70-P80 | 11 | 12,3 | 15,8 |
P80-P90 | 22,8 | 15 | 13,6 |
P90-P99 | 23,1 | 28,1 | 19,8 |
P99-P100 | 4,6 | 4,1 | 2,9 |
Catégories socioprofessionnelles | |||
Agriculteurs | 0,8 | 0,8 | 1,1 |
Artisans, commerçants et chefs d’entreprise | 6,7 | 6,8 | 6,5 |
Cadres et professions intellectuelles supérieures | 19,6 | 22,9 | 25,9 |
Professions intermédiaires | 15,3 | 18,4 | 21,8 |
Employés | 12,5 | 17,4 | 19,3 |
Ouvriers | 9 | 8,2 | 10 |
Etudiants | 4,9 | 12,8 | 10,2 |
Autres inactifs | 31,2 | 12,7 | 5,2 |
Tableau 2 : Propriétés sociodémographiques des passagers aériens en 1974, 1993 et 2008
Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1993 et 2008. Champ : ensemble des individus. Lecture : en 1974, sur 100 individus ayant eu recours au transport aérien, 57,8 sont des hommes.31La composition des usagers de l’avion connaît une forte féminisation depuis les années 1970. Alors que les femmes ne constituaient que 42,2 % de notre échantillon de passagers, elles forment, en 2008, 51,7 % des effectifs. Cet essor du recours au transport aérien pour les femmes fait écho à la croissance plus générale de la mobilité féminine depuis les années 1980, notamment en ce qui concerne le moyen de transport le plus fréquent, l’automobile (Demoli, 2014). Alors que la diffusion féminine de l’automobile est liée à des usages relevant du travail domestique, la féminisation des passagers aériens renvoie quant à elle à la part croissante des voyages de loisirs parmi les trajets aériens – 43 % des voyages ont un motif professionnel en 1974, contre 24 % en 2008, les voyages professionnels étant encore aujourd’hui masculins (en 2008, sur 100 voyageurs d’affaires, 73 sont des hommes).
32La répartition par tranche d’âge des passagers connaît également des transformations, bien que de moindre ampleur. Les individus concernés sont de plus en plus concentrés parmi les quinquagénaires, sexagénaires et leurs aînés. En 2008, les plus de 50 ans comptent ainsi pour plus du tiers des passagers, contre un peu moins de 20 % en 1974. Au-delà de l’effet propre de l’âge – la retraite s’accompagnant d’un accroissement du temps libre –, on peut supposer un effet de cohorte puisque les individus concernés, nés au cours du premier baby-boom, sont en effet connus pour être particulièrement mobiles, qu’il s’agisse de leur parcours résidentiel biographique (Bonvalet & Ogg, 2009) ou bien de leurs usages de l’automobile.
33La répartition par niveau de revenus montre des évolutions contrastées : pour les sept premiers déciles, la stabilité est de mise. Toutes dates d’enquêtes confondues, ces déciles représentent 40 % des passagers, soit une forte sous-représentation. Le dernier quintile, s’il concentre apparemment moins de voyageurs (de 50 % à moins de 40 %), face à l’essor des déciles intermédiaires parmi les passagers, reste néanmoins très fortement surreprésenté. De la même façon que les inégalités de revenus et de consommation et a fortiori de patrimoine (Piketty, 2016) s’intensifient dès lors que l’on s’intéresse aux quantiles de plus en plus étroits, le dernier centile occupe dans l’avion une place trois fois plus élevée qu’en population générale.
34Enfin, la composition socioprofessionnelle des passagers aériens connaît également une forte stabilité, qui vient nuancer le constat selon lequel l’avion serait « un mode de transport de moins en moins réservé » (Bouffard-Savary, 2010, p. 155). Les cadres supérieurs, ainsi que les professions intermédiaires représentent, en 1974, en 1993 comme en 2008, près de 40 % des individus ayant eu récemment recours à l’avion. Cette stabilité masque toutefois une tendance à la baisse de la part de ces catégories parmi les passagers aériens, puisqu’elles représentent une partie croissante de la population active [16]. Ouvriers et employés, qui représentent plus de la moitié de la population active, concentrent, à chaque date, moins d’un tiers des voyageurs aériens. On peut ainsi supposer que la banalisation du transport aérien s’opère sous la forme d’une massification, ou démocratisation quantitative : la structure des différences entre les groupes sociaux s’avérerait pérenne, tandis que les chances d’accès à l’avion augmenteraient de façon homothétique pour tous les groupes. Un tel argument peut être testé en analysant non pas la composition sociale des passagers, mais les chances sociales d’accès au transport aérien.
Des chances sociales d’accès au transport aérien toujours inégales
35Indéniablement, les chances sociales de recourir au transport aérien ont largement augmenté depuis les années 1970. Selon les différentes ENT, en 1974, 5,5 % des enquêtés ont pris l’avion au cours des deux années précédentes ; en 1993, ce sont 16,8 % des Français qui sont montés, au moins une fois au cours de l’année écoulée, dans un avion. En 2008, ce taux atteint 22,2 %. Aussi, de prime abord, c’est pendant les deux décennies qui s’écoulent entre 1974 et 1993 que la massification prend place pour une grande part. La banalisation du transport aérien se poursuit, mais à un rythme bien plus faible entre 1993 et 2008. Notons toutefois que cette diffusion n’est pas aussi forte que pour d’autres biens et services de consommation et que, de fait, elle reste minoritaire : l’équipement automobile, quant à lui, se retrouve au sein de 81 % des ménages français en 2008.
Figure 2 : Taux d’accès au transport aérien selon le sexe en 1974, 1993 et 2008

Figure 2 : Taux d’accès au transport aérien selon le sexe en 1974, 1993 et 2008
Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1993 et 2008. Champ : ensemble des individus. Lecture : en 1974, 6,5 % des hommes ont pris l’avion au cours des deux années précédentes.36Comment se distribuent les chances sociales d’accès au transport aérien selon quelques propriétés sociales classiques ? Les figures 2, 3, 4 et 5 renseignent respectivement les probabilités selon le sexe, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle regroupée et le niveau de revenu par unité de consommation des individus interrogés aux différentes dates.
37Les chances d’avoir eu recours à l’avion convergent fortement entre les hommes et les femmes. Si les écarts étaient importants dans les années 1970 (6,5 % pour les hommes, 4,5 % pour les femmes), ils se resserrent progressivement : la mobilité de longue distance des femmes, tout comme leur mobilité quotidienne (Demoli, 2014 ; Vandersmissen, 2007), tend ainsi, de prime abord, à converger vers celle des hommes.
38La distribution par tranches d’âge à chaque date montre une tendance plutôt pérenne : la mobilité aérienne augmente jusqu’aux 30-39 ans puis diminue, mouvement similaire à ce que l’on observe pour les mobilités quotidiennes et de longue distance des Français (Armoogum et al., 2010). Bref, à première vue, l’effet d’âge serait pérenne, tandis que dominerait un effet de période, concernant toutes les tranches d’âge. À l’inverse, un effet générationnel ne se distinguerait pas ici, sans que l’on puisse préjuger de son absence toutefois.
Figure 3 : Taux d’accès au transport aérien selon les tranches d’âge en 1974, 1993 et 2008

Figure 3 : Taux d’accès au transport aérien selon les tranches d’âge en 1974, 1993 et 2008
Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1993 et 2008. Champ : ensemble des individus. Lecture : en 1974, 3,2 % des moins de 18 ans ont pris l’avion au cours des deux années précédentes.39Le taux de recours par niveau de revenus connaît des évolutions plus contrastées pour la période étudiée. Si l’on distingue une corrélation positive massive entre le capital économique (envisagé ici sous l’angle du revenu) et le recours au transport aérien à chacune des dates (rappelons que peu de biens et services de consommation connaissent de telles différences), les écarts se resserrent cependant, ce qui est essentiellement lié à des taux déjà très élevés parmi les plus aisés qui n’augmentent guère entre 1993 et 2008. Un membre du dernier centile avait 16 fois plus de chances d’avoir pris l’avion qu’un membre du premier décile en 1974 ; ce rapport s’établit à 5 trente ans plus tard. Notons que, pour les individus les plus dotés (P90-P99 et dernier centile), l’expérience annuelle du vol devient majoritaire, ou presque, dès les années 1990. Là encore, les changements forts intervenus ces dernières décennies dans le domaine du transport aérien ne s’accompagnent pas d’une modification majeure du côté de la demande.
40Les allures des histogrammes, qui renseignent les taux de recours pour les différentes catégories socioprofessionnelles, sont tout à fait similaires pour les trois dates : la hiérarchie des écarts entre les catégories sociales demeure pérenne tout au long de la période. On remarque cependant que, si l’ordre des écarts reste inchangé, l’ampleur des écarts s’amenuise : certains groupes, comme celui des agriculteurs, des artisans et commerçants, des employés, des ouvriers, des inactifs ainsi que des étudiants ont connu une forte progression de leur taux d’usage du transport aérien. Si les cadres étaient 10 fois plus nombreux que les ouvriers, proportionnellement, à prendre l’avion en 1974, ce ratio diminue à 5 en 2008, ce qui amène à penser une forme de démocratisation qualitative. Cadres supérieurs, professions intermédiaires, indépendants et étudiants restent malgré tout les groupes les plus susceptibles d’utiliser l’avion comme moyen de transport.
Figure 4 : Taux d’accès au transport aérien selon le niveau de revenus par unité de consommation en 1974, 1993 et 2008

Figure 4 : Taux d’accès au transport aérien selon le niveau de revenus par unité de consommation en 1974, 1993 et 2008
Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1993 et 2008. Champ : ensemble des individus. Lecture : en 1974, 2,5 % des individus appartenant aux ménages du premier décile ont eu recours au transport aérien au cours des deux années précédentes.Figure 5 : Taux d’accès au transport aérien selon la catégorie sociale en 1974, 1993 et 2008

Figure 5 : Taux d’accès au transport aérien selon la catégorie sociale en 1974, 1993 et 2008
Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1993 et 2008. Champ : ensemble des individus. Lecture : en 1974, 0,6 % des agriculteurs ont eu recours au transport aérien au cours des deux années précédentes.Prendre l’avion : une analyse toutes choses égales par ailleurs
41L’ensemble de ces indicateurs tendent à faire penser à un déplacement par homothétie plutôt qu’à une véritable démocratisation du transport aérien, qu’elle concerne les sexes, les classes d’âge, les niveaux de revenus ou les catégories sociales. Toutefois, afin de s’assurer que des effets de structure ne viennent pas troubler nos observations, il s’agit de proposer des modèles toutes choses égales par ailleurs. Nous proposons ici de modéliser la probabilité d’avoir recours au transport aérien en fonction de plusieurs caractéristiques des individus et des ménages auxquels ils appartiennent, pour les trois ENT utilisées dans les figures précédentes. Afin de comparer le poids des variables au sein de chaque modèle, nous présentons, en plus des coefficients logistiques bruts, les coefficients standardisés. Le tableau 3 présente les coefficients (bruts et standardisés) d’une régression logistique modélisant la probabilité, pour un individu, d’avoir effectué au moins un voyage en avion au cours de douze derniers mois (vingt-quatre mois pour 1974), pour chacune des trois dates d’enquête. Les variables explicatives sont à l’échelle de l’individu (sexe, niveau de diplôme, âge en tranche, profession et catégorie socioprofessionnelle en huit modalités, nationalité pour les deux enquêtes les plus récentes) et à l’échelle du ménage (niveau de revenus par unité de consommation en onze fractiles, lieu de résidence). Pour chaque enquête, on présente d’abord les coefficients logistiques bruts, permettant de calculer les odds ratios pour les différentes modalités, puis les probabilités critiques associées et, enfin, les coefficients standardisés, ayant pour objectif de comparer, avec précaution, le poids des différentes modalités au sein de chacun des modèles de régression (Bressoux, 2010, p. 248-249). On peut ainsi apprécier l’ordre des différentes variables dans l’explication du phénomène étudié.
42Trois principaux résultats émergent à la lecture de cette analyse.
43Tout d’abord, notons que les principales différences remarquées lors des analyses bivariées sont confirmées : toutes choses égales par ailleurs présentes dans le modèle, et pour chaque date d’enquête, être diplômé du supérieur, appartenir à la catégorie des cadres, faire partie d’un ménage des fractiles les plus aisés sont des modalités qui ont un effet net important sur la probabilité d’avoir pris l’avion récemment. Lorsque l’on observe les coefficients standardisés plus particulièrement, on note que l’effet net de l’appartenance aux fractiles les plus riches figurent toujours parmi les coefficients les plus élevés à chaque date. Le coefficient standardisé relatif à la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures conserve de la même façon des valeurs fortes au fil des ans. Autrement dit, on n’observe pas un phénomène de démocratisation qualitative du recours à l’avion, qui se traduirait par la convergence des coefficients standardisés relatifs au niveau de revenus ou à la catégorie socioprofessionnelle.
44Ensuite, d’autres phénomènes, non décrits par les statistiques bivariées, émergent. Premièrement, la possession d’un capital culturel élevé a un effet net sur le recours à l’avion : le rôle du capital culturel apparaît ainsi important et s’ajoute à celui du capital économique. Cet effet du capital culturel est noté pour le cas de l’Allemagne : les pratiques transfrontalières, aussi bien pour des motifs de voyages à l’étranger que de sociabilité avec des étrangers, augmentent avec le niveau de diplôme (Mau & Mewes, 2009). Également, la proximité d’un aéroport, indiquée de façon imparfaite par la densité du lieu de résidence, s’avère aussi déterminante : à chaque date, habiter en région parisienne, à caractéristiques semblables de l’individu et du ménage, accroît très fortement la probabilité de recours à l’avion. Il s’agit souvent même des coefficients les plus élevés, en valeur absolue – ce qui est relevé par d’autres observateurs (Bouffard-Savary, 2010). La concentration de l’offre aérienne en région parisienne mais aussi les coûts élevés d’acheminement jusqu’aux aéroports parisiens pour les provinciaux, sont souvent évoqués pour expliquer de telles différences. On note toutefois que les coefficients standardisés associés au lieu de résidence ont tendance à prendre des valeurs plus proches des coefficients des autres variables au fil du temps, ce qui traduirait, peut-être, la transformation géographique de l’offre aérienne depuis les années 1990, avec des aéroports régionaux plus actifs (Doganis, 2002). On relève enfin, pour les enquêtes permettant d’aborder cet aspect, un effet net positif de la nationalité, qui nous renseigne sur un des usages particuliers du voyage aérien qui serait celui de la visite au pays d’origine. Ceteris paribus, en 2008, être français par acquisition ou être étranger à plus forte raison accroît le recours à l’avion.
Tableau 3 : Modélisation de la probabilité d’avoir eu recours au transport aérien en 1974, 1993 et 2008 (Modèle 1)

Tableau 3 : Modélisation de la probabilité d’avoir eu recours au transport aérien en 1974, 1993 et 2008 (Modèle 1)
Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1993 et 2008. Champ : ensemble des majeurs. Lecture : les modalités de référence sont indiquées en italique. ***, **, * et ns renvoient respectivement à des coefficients significatifs aux seuils de 1 %, 5 %, 10 % ou non significatifs.45Enfin, troisième résultat, la variable de l’âge ne rend guère compte des différences d’accès au transport aérien. Seuls quatre paramètres estimés sur quinze relatifs à l’âge sont significatifs au seuil de 10 % ou moins. Encore ne faut-il pas en conclure une absence de l’effet de l’âge puisqu’il est possible que la spécification du modèle logistique utilisé ne soit pas apte à rendre compte de cette variable. Aussi, afin de mieux saisir les effets ambigus de l’âge, nous construisons deux modèles emboîtés de régressions logistiques [17]. Les modèles essaient de capter deux phénomènes : d’une part, l’effet de l’âge ne serait pas linéaire ; d’autre part, il existerait une interaction entre les variables d’âge et de niveau de diplôme. Pour ce faire, nous construisons deux modèles distincts pour chaque date d’enquête : le premier (modèle 2, tableau B en annexe électronique) emprunte la même structure que les modèles précédents hormis que la variable d’âge est désormais introduite sous forme continue et non catégorielle et qu’est ajoutée la variable d’âge au carré afin de distinguer une éventuelle non-linéarité de l’effet de l’âge ; le second (modèle 3, tableau C en annexe électronique) introduit l’âge sous cette même forme et une interaction entre l’âge et le niveau de diplôme, afin de tester l’hypothèse que le niveau de diplôme est particulièrement prégnant dans l’accès au transport aérien pour les plus jeunes classes d’âge. Par souci de concision, nous présentons ici uniquement les probabilités prédites des deux modèles. À l’aide des résultats issus du premier modèle, nous calculons les probabilités prédites de recours à l’avion en fonction de l’âge, pour un individu ayant renseigné les modalités de référence, à chacune des dates : ce traitement nous renseigne sur les évolutions de l’effet de l’âge au fil du temps (Figure 6).
Figure 6 : Probabilités prédites (issues du modèle 2) du recours au transport aérien en fonction de l’âge en 1974, 1993 et 2008

Figure 6 : Probabilités prédites (issues du modèle 2) du recours au transport aérien en fonction de l’âge en 1974, 1993 et 2008
Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1993 et 2008. Champ : ensemble des majeurs. Lecture : de haut en bas se trouvent respectivement les probabilités prédites pour 2008, 1993 et 1974.46Mieux appréhendés, les effets de l’âge connaissent une évolution au fil du temps : si en 1974 le recours à l’avion semble assez stable avec le cycle de vie, connaissant une baisse, peu prononcée, après 60 ans, en 1993 et en 2007 se dessinent des effets moins linéaires. Aux plus jeunes âges, le recours est assez important, s’élevant durant la trentaine puis baissant au milieu de la quarantaine : les classes d’âge les plus jeunes sembleraient bien en 1993, et a fortiori en 2008, toutes choses égales par ailleurs, recourir davantage au transport aérien. Le second modèle (Figure 7), uniquement pertinent pour 2008, montre quant à lui que l’effet de l’âge varie fortement en fonction du niveau de diplôme, indiquant bien que si la jeunesse est plurielle, la vieillesse est plus uniforme du point de vue du voyage : un diplôme élevé amplifie largement le recours au transport aérien aux plus jeunes âges, tandis qu’il a peu d’effet différenciateur pour les plus âgés. Autrement dit, si un tel mouvement n’est pas visible pour les autres enquêtes, il semblerait bien que le recours contemporain au transport aérien soit modulé par des effets de cohorte, touchant particulièrement les jeunes gens les plus diplômés. Cet effet reste toutefois à expliquer : s’il est commode, mais un peu rapide, d’évoquer un effet Erasmus (EuRopean Action Scheme for the Mobility of University Students), il s’agit plutôt de s’interroger sur les effets de la socialisation familiale à l’avion, les cohortes les plus jeunes ayant peut-être plus souvent voyagé en avion avec leur famille – sachant que la socialisation à la mobilité est essentielle dans la construction de sa propre mobilité, en particulier pour l’automobile (Demoli, 2018).
47L’observation plus fine, à l’échelle notamment de certaines catégories de cadres et professions intellectuelles supérieures, suggère que le recours au transport aérien doit être approfondi, principalement dans ses usages. En effet, alors que les professeurs et professions scientifiques sont 40 % à prendre l’avion en 2008, les ingénieurs et cadres d’entreprise y recourent à plus de 60 %. De tels écarts amènent à penser le rôle respectif des voyages privés et professionnels dans la démocratisation du transport aérien, ce que permet l’analyse d’autres fichiers de données des ENT.
Les usages sociaux des voyages aériens en France depuis les années 1970
48Si les données disponibles portant sur la description des voyages effectués par les individus sont relativement pauvres, elles permettent toutefois de dessiner plusieurs tendances affectant les usages du transport aérien. Plus encore, en élargissant le champ de l’analyse aux longs déplacements, nous pouvons soutenir qu’il existe une certaine forme de démocratisation ségrégative affectant les voyages des Français ces quarante dernières années.
Figure 7 : Probabilités prédites (issues du modèle 3) du recours au transport aérien en fonction de l’âge et du niveau de diplôme en 2008

Figure 7 : Probabilités prédites (issues du modèle 3) du recours au transport aérien en fonction de l’âge et du niveau de diplôme en 2008
Source : Enquête nationale transport et déplacements 2008. Champ : ensemble des individus majeurs. Lecture : on calcule la probabilité prédite de l’accès au transport aérien, pour la situation de référence, en fonction de l’âge et du niveau de diplôme.Diffusion des voyages de loisirs et différenciation des pratiques
49Où voyage-t-on et pourquoi ? Existe-t-il une différenciation sociale des destinations et des motifs du voyage en avion selon les catégories sociales ? Cette différenciation reste-t-elle stable ou devient-elle plus aiguë ? Les données dont nous disposons permettent de décrire les motifs (Figure 8) ainsi que les destinations (Figure 9) des voyages en avion pour quelques catégories sociales.
Figure 8 : Motif des voyages en avion pour les cadres, les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers en 1974, 1981, 1993 et 2008

Figure 8 : Motif des voyages en avion pour les cadres, les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers en 1974, 1981, 1993 et 2008
Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1981, 1993 et 2008. Champ : ensemble des individus majeurs. Lecture : en 1974, 71 % des voyages en avion effectués par les cadres ont la France pour destination.50Notons tout d’abord que les destinations des voyages font écho aux transformations de l’offre des transporteurs : la France est ainsi une destination fréquente au début des années 1970 puis perd de l’influence jusque dans les années 1990 où les compagnies low cost, privilégiant les courts et moyens courriers, font concurrence aux chemins de fer, dont le coût va par ailleurs croissant (Dobruzskes, 2013 ; Finez, 2014). Un autre constat est remarquable : les destinations des cadres supérieurs et des professions intermédiaires apparaissent relativement variées tout au long de la période. Pour les salariés les moins qualifiés, ouvriers et employés, l’Afrique est une région de destination particulièrement privilégiée – souvent liée à un retour au pays d’origine, chez des proches, ou bien dans une résidence secondaire.
51Deux phénomènes se dégagent de l’analyse de la figure 8 décrivant la distribution des motifs des voyages aériens selon les catégories sociales en 1974, 1981, 1993 et 2008 : le voyage professionnel devient progressivement minoritaire, alors que le voyage pour loisirs devient la forme majoritaire du voyage aérien – ce même constat est dressé à l’échelle internationale, voir (Kellerman, 2006, p. 169). Seules deux catégories, en 2008, ont un usage intense du voyage de travail – les professions intermédiaires et les cadres supérieurs. Le voyage professionnel, qui concerne en France désormais presque exclusivement les salariés les plus qualifiés, apparaît ainsi de plus en plus distinctif, montrant une certaine forme de polarisation. Ces voyageurs d’affaires font ainsi écho à l’émergence d’une classe de salariés particulièrement qualifiés et aisés, voyageant à travers le monde, catégorie désignée comme les manipulateurs de symboles par Richard Florida (2002) [18]. Plus précisément, les fractions les plus qualifiées des salariés du secteur privé sont les plus susceptibles d’avoir réalisé un vol pour motif professionnel : c’est le cas de 68 % des voyages réalisés par les cadres administratifs et techniques des entreprises, contre moins de 40 % pour les cadres du public et les enseignants. Face à ce voyageur professionnel, auquel est symboliquement attaché un statut supérieur au voyageur privé [19], le touriste est défini par opposition comme l’« idiot du voyage » (Urbain, 2002). À cette différenciation symbolique, s’ajoute une concentration auto-entretenue de la mobilité de ce groupe. Des travaux soulignent la part considérable des déplacements professionnels dans la mobilité de longue distance des ménages (Aguilera, 2008), tandis que les programmes de fidélité des compagnies aériennes, développées dès 1981 par American Airlines, augmentent la mobilité des plus mobiles (Gössling & Nilsson, 2010) [20] : un article publié dans The Economist, qui s’appuie sur une enquête réalisée par WebFlyer, site Internet de gestion des programmes de fidélité et des points « miles », estime qu’environ 8 % des passagers en 2005 ont voyagé grâce à un ticket procuré par de tels programmes (The Economist, 2005). Ce cumul de la mobilité se déploie également dans les déplacements privés, qui bénéficient des programmes de fidélité. Dans un paradoxe que l’on retrouve aussi pour la mobilité automobile, subventionnée par l’employeur et l’État pour les salariés les plus qualifiés mais coûteuse pour les plus populaires (Demoli, 2015a), le coût de la mobilité aérienne est ainsi amoindri pour les groupes les plus favorisés. Cette concentration des voyages se retrouvent en effet pour la France en 2008 : sur 100 voyageurs qui ont effectué plus d’un voyage en avion au cours des trois derniers mois, plus de 55 sont des cadres.
Figure 9 : Destination des voyages en avion pour les cadres, les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers en 1974, 1981, 1993 et 2008

Figure 9 : Destination des voyages en avion pour les cadres, les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers en 1974, 1981, 1993 et 2008
Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1981, 1993 et 2008. Champ : ensemble des individus majeurs. Lecture : en 1974, 76 % des voyages en avion effectués par les cadres sont des voyages professionnels.Multiplication des voyages ou multiplication des voyageurs ?
52Alors même que le nombre de passagers aériens se multiplie, les propriétés sociales des voyageurs gardent une certaine pérennité. Ce paradoxe s’explique par des éléments esquissés précédemment, qui peuvent être systématisés dans l’argument suivant : la massification dissimule en réalité une intensification de la mobilité des plus mobiles, une multiplication des voyages plutôt que des voyageurs. Grâce à une enquête réalisée à Newcastle, composée d’une douzaine d’entretiens et de questionnaires, Mark Casey (2010), cherche à comprendre le rôle joué par la position sociale dans l’appropriation du voyage low cost. Discutant l’hypothèse selon laquelle la diffusion du low cost ferait converger les styles de vie, il montre que l’usage du transport aérien à bas prix encourage plutôt les membres des classes moyennes à multiplier les séjours courts dans des lieux plus éloignés.
53Pour l’auteur, le volume de capital culturel et économique de la population enquêtée lui permet d’envisager un recours fréquent au transport aérien à bas prix, amplifiant sa mobilité. Exploitant des données issues de plusieurs enquêtes nationales de mobilité, des travaux montrent une forte concentration des voyages internationaux : par exemple, si 47 % des Suédois (Cohen & Gössling, 2015) n’ont pas voyagé à l’étranger en 1999, 3 % des Suédois ont réalisé au moins six voyages internationaux, concentrant à eux seuls 20 % de la distance totale parcourue par les ménages en Suède, ce qui indique une polarisation très nette.
54Les données fournies par les ENT réalisées en 1981, 1993 et 2008 nous permettent de tester l’existence d’un tel mouvement de concentration, en élargissant le champ de l’enquête à l’ensemble des déplacements de longue distance. Pour ce faire, au sein de chaque enquête, nous utilisons les données des voyages de longue distance (plus de 80 kilomètres) réalisés par les individus, tous modes de transports confondus. Après avoir réalisé la somme des déplacements de longue distance par individu, nous construisons une courbe de Lorenz pour chacune des dates, grâce à laquelle nous calculons un indicateur de la concentration des déplacements de longue distance. Restreindre l’analyse aux déplacements en avion aurait entrainé, par construction, une distribution de la distance parcourue particulièrement inégalitaire, avec une majorité d’individus n’ayant pas voyagé (comme nous l’avons vu en première partie) et une minorité captant l’ensemble de la distance parcourue dans les airs. Étendre l’analyse à l’ensemble des déplacements de longue distance permet symétriquement de proposer un champ plus large – puisque près de 60 % des individus ont en 2008, comme aux autres dates, réalisé au moins un déplacement de longue distance – de telle sorte que l’hypothèse de la concentration des voyages est plus à même d’être rigoureusement testée. Cette modification du champ de l’analyse permet par ailleurs de mieux comprendre la place du transport aérien dans l’ensemble des longs déplacements.
55Cet indicateur de concentration revêt la forme d’un coefficient de Gini, dont nous pouvons observer l’évolution au fil du temps à la figure 10.
Figure 10 : Courbes de Lorenz de la distance cumulée des longs déplacements en 1981, 1993 et 2008

Figure 10 : Courbes de Lorenz de la distance cumulée des longs déplacements en 1981, 1993 et 2008
Source : Enquêtes nationales transports 1981, 1993 et 2008. Champ : ensemble des individus ayant renseigné au moins un long déplacement. Lecture : la bissectrice indique une situation, fictive, de distribution égale des déplacements au sein de la population. La courbe composée de tirets, la courbe grise et la courbe noire renvoient respectivement aux années 1981, 1993 et 2008. En 1981, le coefficient de Gini est de 0,51 ; en 1993, 0,65 et en 2008, il atteint 0,69.56L’évolution de ces indicateurs confirme bien un mouvement de concentration des déplacements de longue distance auprès d’une minorité d’individus – le coefficient de Gini diminuant continûment à chaque période, montrant une concentration de plus en plus prononcée. En 1981, les 10 % des individus les plus mobiles (dont 8 sur 10 avaient pris au moins une fois l’avion) parcouraient un peu plus de 30 % du volume de la mobilité de longue distance parcourue par les Français ; en 1993, cette population cumule plus de la moitié de la mobilité de longue distance. En 2008, enfin, les 10 % des Français les plus mobiles voyagent pour 60 % de l’ensemble des kilomètres réalisés par les Français lors de leurs voyages. Parmi eux, près de 95 % avait pris au moins une fois l’avion. Si l’ensemble des moyens de déplacement de longue distance (automobile, voie ferrée et transport aérien) sont de plus en plus utilisés par les ménages, cette diffusion ne s’accompagne pas d’une répartition plus égale des mobilités des uns et des autres, mais prend plutôt la forme d’une polarisation.
Conclusion
57Pratique dont l’intensité varie fortement entre pays comparables, la mobilité aérienne est également fortement différenciée au sein même des pays. Le cas de la France depuis les années 1970 permet de répondre de façon nuancée à la question de la massification d’une pratique autrefois élitiste. On repère bel et bien un mouvement fort de massification du transport aérien, correspondant à une démocratisation quantitative : la composition sociale des Français ayant pris l’avion reste relativement stable, qu’elle soit envisagée sous l’angle des catégories sociales, des niveaux de revenus, des tranches d’âge ou des sexes. Cette banalisation ne semble s’entendre qu’à la marge comme une démocratisation qualitative, tant les chances sociales d’accès connaissent des écarts qui restent assez stables entre les différents groupes. A fortiori, une analyse plus fine des usages semble plutôt indiquer une démocratisation ségrégative, avec des usages qui seraient de plus en plus différenciés, sous la forme d’une polarisation, opposant des groupes utilisant le transport aérien de façon irrégulière et ponctuelle à d’autres qui y recourent de façon intensive et régulière. La banalisation s’effectue essentiellement par l’ouverture du marché des loisirs ; c’est donc dans l’accès différencié des groupes aux loisirs, et particulièrement aux vacances, que se joue la ségrégation. Si ces dernières sont plus ou moins fréquentes parmi les différentes catégories socioprofessionnelles (Rouquette, 2001), constituant un facteur d’hétérogénéité fort entre les ménages (Chauvel, 1999), on peut percevoir une nouvelle forme de pratique distinctive, qui consisterait à multiplier les séjours, quel que soit le moyen de transport associé.
58Si nous avons montré qu’il existe des inégalités sociales pérennes d’accès au transport aérien, dans un contexte de bouleversement des conditions de l’offre, il convient de souligner que les inégalités n’opposent pas seulement ceux qui prennent l’avion à ceux qui ne le prennent pas. Elles concernent aussi l’ensemble du public tant les externalités du transport aérien sont importantes. À l’échelle locale, les externalités négatives des aéroports sont particulièrement élevées pour les riverains (nuisances sonores et risques liés aux décollages et aux atterrissages mais aussi prégnance du transit routier), qui sont inégalement dotés pour en contester les nuisances – comme le montre l’exemple de l’aéroport de Bruxelles, analysé par Frédéric Dobruszkes (2007). À l’échelle de la planète, les externalités de l’aviation civile sont particulièrement fortes, puisque le transport aérien a une empreinte carbone élevée. Lucas Chancel (2014) reporte ainsi que l’avion concentre 10 % des émissions du dernier décile. Tout comme pour les externalités propres au transport automobile (Demoli, 2015b), les externalités environnementales dues à l’aviation civile sont inégalement distribuées dans l’espace social.
59Ce travail présente cependant plusieurs limites et pourrait connaître des développements pertinents. Tout d’abord, les traitements réalisés, en cela tributaires des données à disposition, ne considèrent que des déterminants purement individuels au recours à l’avion (au-delà du lieu de résidence et du niveau de revenus du ménage), alors même que le voyage aérien est encastré dans – et dépend donc – de nombreux liens sociaux : comprendre les déterminants du recours à l’avion d’un enfant est ainsi hors du champ de notre analyse, quand bien même ce phénomène, informant de la socialisation à la mobilité, peut être particulièrement différencié selon les périodes et les catégories sociales (Frändberg, 2008 ; Lassen, 2006 ; Schwanen et al., 2012). Il serait tout à fait intéressant d’aborder la question de la socialisation à la mobilité, ainsi que des usages socialement différenciés des voyages en avion, à partir d’enquêtes qualitatives par entretiens. Un autre dispositif d’enquête, en cours de proposition, consiste à établir des fiches biographiques de mobilité aérienne, qui indiqueraient à la fois les trajets aériens tout au long de la vie, mais aussi les accompagnateurs de voyage. Enfin, il apparaît que les informations issues des Enquêtes nationales transports demeurent à la fois frustes quant à la description des voyages, tant en termes qualitatifs que quantitatifs, et mériteraient d’être actualisées. Si des travaux qualitatifs réalisés ailleurs en Europe ont permis de mettre au jour les implications sociales de l’essor du transport low cost (Casey, 2010), ce type de recherche mériterait d’être menée sur le cas français.
Notes
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[1]
Outre les travaux des sociologues de la mobilité, à la tête desquels John Urry (2000), la sociologie a consacré plusieurs travaux au monde aérien. En particulier, la sociologie du travail et de l’emploi s’est intéressée aux personnels navigants commerciaux et techniques (Barnier, 1999, 2011 ; Lambert & Virot, 2016), et à la spécificité de tâches relevant du travail émotionnel (Hochschild, 2017).
-
[2]
Pour le cas français, Jean-Baptiste Frétigny a montré combien l’aéroport est un territoire fortement hiérarchisé (Frétigny, 2013), différemment vécu par les passagers selon leur position sociale et leurs usages du transport aérien (Frétigny, 2015). D’autres travaux, issus de la science politique, étudient les dispositifs de gestion, de contrôle et de tri des passagers effectués dans les aéroports étrangers (Salter, 2008).
-
[3]
Pour la stratification sociale des pratiques culturelles, voir une synthèse dans (Coulangeon, 2005). Pour la persistance des inégalités de départ en vacances, voir (Chauvel, 1999 ; Rouquette, 2001).
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[4]
Dans le graphique 6 de l’espace des styles de vie de La Distinction (Bourdieu, 1979), le voyage en avion apparaît à proximité immédiate des ingénieurs, des cadres du privé ainsi que des professions libérales.
-
[5]
Les années 1990 mènent en effet à un contexte fortement renouvelé, notamment en Europe, dans un double mouvement de dérégulation et d’ouverture du marché aérien à la concurrence internationale. Fruit d’une volonté de libéralisation du transport aérien fondée sur le modèle étasunien, actée en 1987 par la législation européenne, la « déconstruction » des législations nationales a accompagné l’expansion du transport aérien (Fayolle, 2003). Pour des développements relatifs à la libéralisation du trafic aérien en Europe, et plus généralement à une économie de l’aviation commerciale, se reporter à (Doganis, 2002).
-
[6]
Entre autres exemples, Le Figaro du 15 novembre 2012 titre « 2,8 milliards de personnes voyagent en avion », assimilant les voyages à des voyageurs uniques ; Les Echos, le 28 juillet 2016, propose un article intitulé « Le Jumbo, outil de la démocratisation du ciel ».
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[7]
Cette thèse est ainsi formulée par David Bowen (traduction) : « La séparation des classes de passagers dans les airs reflète leur séparation sur le sol, où la stratification sociale de l’espace est par ailleurs ancienne. » (Bowen, 2010, p. 12).
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[8]
Le modèle des compagnies low cost a été analysé par Frédéric Dobruszkes (2013) et se caractérise ainsi : maximisation du temps de vol de chaque avion avec la réduction des temps au sol, desserte d’aéroports secondaires, vols courts et point-à-point, flotte standardisée, maximisation du remplissage des avions et du personnel navigant, réduction des prestations de vol, ou encore réservations par Internet (Graham et Vowles, 2006).
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[9]
À cet égard, Mark Casey (2010) rappelle l’importance des coûts de séjour lors des voyages, de l’hébergement aux repas en passant par les transports sur place. C’est sans compter que l’organisation des voyages requiert des compétences logistiques propres.
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[10]
Au-delà de la spécificité insulaire de la Grande-Bretagne, qui tendrait à faire augmenter le recours à l’avion, d’autres observateurs évoquent une « démocratisation illusoire » du transport aérien outre-manche, les classes les plus aisées bénéficiant en outre bien davantage des vols low cost que les classes moyennes et populaires qui, elles, ont un accès au transport aérien très limité (The New Economics Foundation, 2009).
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[11]
Traduction : « Les réseaux sociaux cosmopolites ne sont désormais plus l’apanage d’une élite riche et éduquée. De plus en plus, des individus de tout niveau de vie sont de fréquents voyageurs. La mondialisation s’est démocratisée et elle s’est installée dans les routines personnelles et professionnelles de tout un chacun. Même le travail domestique est devenu transnational avec la division internationale du travail, des employés de maison hautement mobiles faisant des allers-retours entre leur pays d’origine et leur pays d’installation. Une telle mobilité atteste de l’émergence de phénomène du cosmopolitisme banal. » (Kesselring & Vogl, 2010, p. 146).
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[12]
Il est à noter que les ménages ne résidant pas de façon permanente en France métropolitaine, comme les expatriés, ne sont pas concernés par les Enquêtes nationales transports bien qu’ils soient sans aucun doute d’intenses usagers des transports aériens. En raison de leur absence au domicile du ménage dont ils dépendent, les étudiants en échange universitaire ne sont pas davantage pris en compte – alors même que de telles pratiques se sont intensifiées depuis les années 1980 (Karady, 2002).
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[13]
Voir les résultats de cette régression linéaire dans le tableau A en annexe électronique, https://journals.openedition.org/sociologie/5349.
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[14]
Nous standardisons les variables quantitatives afin de mieux saisir l’ordre des effets sur la variable dépendante.
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[15]
Toutefois, l’ampleur de la classe d’âge des 15-29 ans, regroupant des mineurs voyageant souvent en famille, avec des jeunes majeurs, qui peuvent partir seuls, amène à approfondir ce constat – ce que nous faisons plus tard.
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[16]
Selon les enquêtes Emploi, les cadres, professions intellectuelles supérieures et les professions intermédiaires constituaient 23,2 % de la population active en 1975, et 36,6 % en 2005.
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[17]
Les résultats détaillés de ces régressions logistiques sont présentés dans les tableaux B et C en annexe électronique, ainsi que la spécification des modèles, les estimations des paramètres et les statistiques d’ajustement, https://journals.openedition.org/sociologie/5349.
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[18]
Rappelons qu’il existe toutefois une hétérogénéité de ces voyageurs professionnels. James Wickham et Alessandra Vecchi (2010) proposent une typologie des voyageurs d’affaires croisant deux critères, le nombre de lieux visités et le nombre de nouveaux lieux visités. Ils recensent les commuters (voyages réguliers vers une ou deux destinations), les explorers (des voyages aux nouvelles destinations, souvent pour ouvrir des filiales ou conquérir de nouveaux marchés), les nomads (des voyages très fréquents, avec des destinations régulières et nouvelles) et les visiting tradesmen (des voyages très fréquents, plutôt de longue durée, avec une faible autonomie), quatre catégories connaissant une mobilité plus ou moins intense, plus ou moins subie.
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[19]
Il est en effet remarquable que la classe « affaires » naisse avec l’essor des gros porteurs (Bowen, 2010) au début des années 1960. Dans de nombreuses compagnies, la classe « économique » est aussi appelée la classe « touriste ».
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[20]
Le rôle distinctif des programmes de fidélité de grand voyageur a été finement analysé par Crispin Thurlow et Adam Jaworski (2006), qui identifient plusieurs procédés stylistiques communs à ces programmes : le langage performatif, via l’affirmation de l’appartenance à une élite avec des noms de programmes qui évoquent l’exclusivité et le privilège ; l’usage d’épithètes mélioratifs (« spécial », « exclusif », « prioritaire »…) ; la personnalisation permettant au voyageur de se sentir unique et choisi ; le recours au statut symbolique, en utilisant des hiérarchies (basic, silver, gold, platinum). Pour les auteurs, le confort et les avantages matériels procurés par ces programmes restent relativement minces par rapport à leurs bénéfices symboliques.