1Une récente série de réformes (loi Rebsamen en 2015, loi Travail en 2016, ordonnances Macron en 2017) a été à l’origine de nombreux débats en matière de relations professionnelles en France, donnant lieu à un important mouvement social et une vague de manifestations entre février et septembre 2016. Du côté gouvernemental et d’un certain nombre d’acteurs (comme ceux de la commission Combrexelles en 2015) et de chercheurs (Barthelemy & Cette, 2015 ; Thuderoz, 2017 par exemples), l’appel insistant à une « culture de négociation » plus décentralisée, donnant le primat au niveau des entreprises pour produire les règles du travail, s’est traduit dans ces projets législatifs. De l’autre côté, plusieurs syndicats et les manifestants de 2016, ainsi que d’autres chercheurs, ont dénoncé le « détricotage » historique d’un droit du travail conquis de haute lutte et de sa logique protectrice. Ces deux points de vue se sont principalement exprimés au regard des intentions politiques et idéologiques que les uns et les autres se prêtent, en réformant de cette manière le Code du travail, pour certains, ou en dénonçant un immobilisme qui serait pour une part responsable du chômage de masse que connaît la société française depuis plusieurs décennies, pour d’autres.
2Si ces réformes ont fait l’objet de nombreux échanges et réflexions, interrogeant par exemple la notion de dialogue social et ses évolutions (Mias et al., 2016), ce sont les termes mêmes du débat que cet article entend interroger, en s’intéressant aux points de vue des représentants d’employeurs et de ceux des salariés. Dans quelle mesure existe-t-il, entre ces deux acteurs-clés positionnés au cœur de ces réformes, un consensus sur l’état des relations professionnelles ? Quels points de vue partagent ces acteurs sur des événements qui structurent la nature de leurs relations ? En particulier, les déclarations des uns et des autres et des uns sur les autres convergent ou diffèrent-ils et avec quelle ampleur quant aux rôles des représentants du personnel, au climat social ou à la conflictualité ? Notre article montre ainsi que leurs points de vue, et donc les termes mêmes de leur échange, sont traversés de fortes divergences. Ce résultat est important puisqu’il signifie que les constats communs et les diagnostics partagés sur la nature des relations entre acteurs, et les enjeux qui les voient s’affronter et négocier, font pour une part défaut, rendant plus difficile le dialogue et le développement de cette culture de la négociation appelée par de nombreux acteurs.
3Pour analyser ces divergences, nous nous appuyons sur l’enquête REPONSE (Encadré 1), qui permet de comparer les points de vue d’un représentant du personnel (RP) et de celui de la direction (RD) à l’échelle d’un même établissement. En effet, représentants de la direction et représentants du personnel (appartenant à l’organisation qui a obtenu le plus de voix aux dernières élections du comité d’entreprise) des mêmes établissements font l’objet d’une interrogation indépendante et c’est en utilisant cette caractéristique qu’on se propose ici de revenir sur les différences de déclaration entre ces deux acteurs. Nous reprenons et prolongeons ainsi un article de Thomas Coutrot (1996) fondé sur la première enquête REPONSE en 1993 qui s’intitulait « Voir midi à sa porte ». Ce dernier examinait les différences de déclarations de ces deux acteurs sur l’existence de dispositifs participatifs, les pratiques salariales, l’appréciation du climat de l’entreprise et certaines formes de conflit, en particulier les grèves. Il soulignait l’importance de ces désaccords et proposait trois pistes d’explications pour en rendre compte : l’asymétrie d’information, liée à des effets de taille des établissements, de qualité de la diffusion de l’information au sein de ces derniers ou à l’ancienneté des répondants en était une première. Les deux autres pistes passaient par la prise en compte des différences de positionnements culturels ou institutionnels des répondants (CSP du RP, fonction du représentant de la direction, niveaux de diplômes, appartenance syndicale, etc.), et l’analyse des contextes sociaux spécifiques des établissements, repérés par leur climat social, l’existence de négociations plus ou moins fréquentes, de conflits ou de sanctions. Thomas Coutrot concluait alors sur le fait que « l’ampleur des désaccords est remarquablement forte entre employeurs et délégués syndicaux et traduit la faiblesse des normes communes aux acteurs, cette “idéologie” du système des relations professionnelles à laquelle John T. Dunlop attribuait le rôle de ciment dans un édifice » (Coutrot, 1996, p. 85).
4Vingt ans plus tard, dans un contexte de promotion du dialogue social justifiant des évolutions profondes du droit du travail, il s’agit donc de se demander quel est l’état actuel de ces divergences et ces désaccords de déclarations entre directions et représentants du personnel. On cherchera ensuite comment on peut les expliquer, puis comment ils ont évolué depuis le début des années 1990. Dans un premier temps, on se concentrera sur les questions d’opinion des deux parties quant au rôle des représentants du personnel. Dans un deuxième temps on s’intéressera aux appréciations du climat social qui règne, selon chacun, dans l’établissement [1]. Un troisième temps, enfin, portera sur des déclarations factuelles, qui concernent l’existence et l’occurrence ou non de conflits au cours des trois dernières années ayant précédé l’enquête. Dans chacune de ces parties, après le constat de ces accords ou désaccords plus ou moins importants, les explications possibles et leurs évolutions seront présentées. On pourra ainsi proposer quelques constats et pistes d’interprétation de l’évolution des relations professionnelle en France : les divergences et convergences des points de vue entre acteurs constituent en effet, à nos yeux et dans le contexte actuel, une dimension centrale des évolutions et éventuelles difficultés des modes de régulation du travail dans les entreprises à prendre en compte pour analyser les présupposés, les conditions sociales et les conséquences possibles des réformes récentes en la matière.
Des désaccords d’opinions sur le rôle des représentants du personnel
6L’enquête REPONSE comporte un volet sur le rôle des représentants du personnel, en leur demandant ainsi qu’aux représentants des directions s’ils sont d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas d’accord (modalités que dans tout ce qui suit nous avons systématiquement regroupées en deux avis opposés, ce qui minore les possibilités de réponses différentes) sur une série de propositions à partir desquelles on peut examiner l’ampleur des écarts. [2]
RD\RP | Oui | Non | |
Oui | X1 | X2 | Z1 |
Non | X3 | X4 | Z2 |
Z4 | Z3 | T |
Constats : des désaccords variables et qui peuvent être importants
9Le tableau 1 (p. 118) et sa note de lecture présentent un cas appliqué de l’encadré 2 (page suivante), à propos des opinions sur le rôle des syndicats et des représentants du personnel en 2011. On peut y noter que les désaccords ne concernent jamais plus de la moitié des établissements. Ainsi, les questions sur la bonne traduction des aspirations des salariés par les représentants du personnel, l’idée que les syndicats rendent services aux salariés, ou celle selon laquelle les représentants du personnel prennent en compte les possibilités économiques de l’entreprise lors des négociations révèlent une opinion plutôt partagée du rôle des représentants ou syndicalistes en entreprise : les désaccords concernent entre un quart et un tiers des établissements. Sur la première question, si 96 % des représentants du personnel disent (plutôt logiquement) bien traduire les aspirations et revendications des salariés, une forte proportion des directions le déclare aussi (81 %). Les taux de désaccords sont donc assez faibles (22 %). Toutefois, en neutralisant des effets de structure (voir encadré 1), l’odds-ratio montre que les accords ne sont pas plus probables que les désaccords, et que cela est dû aux opinions négatives, certes minoritaires, mais non marginales des représentants de la direction face à la quasi-unanimité des représentants du personnel.
Tableau 1 : Taux de désaccords et odds-ratios concernant les opinions sur les RP en 2011
Opinions | Accords selon le RD (2011) | Accords selon le RP (2011) | Taux de désaccords (2011) | Odds-ratios (2011) |
Les représentants du personnel traduisent bien les aspirations et les revendications des salariés | 81 % | 96 % | 22 % (99 %\82 %) | 0,7 [0,4-1,4] |
Les syndicats gênent le déroulement des activités de l’entreprise | 25 % | 20 % | 31 % (10 %\41 %) | 1,7 [1,3-2,2] |
Les syndicats rendent des services aux salariés | 69 % | 85 % | 33 % (92 %\72 %) | 1,3 [1-1,7] |
Dans les négociations les représentants de salariés prennent en compte les possibilités économiques de l’entreprise | 72 % | 86 % | 33 % (94 %\73 %) | 1 [0,7-1,4] |
Chez nous, les salariés sont en mesure de défendre directement leurs intérêts | 89 % | 57 % | 42 % (90 %\12 %) | 1,6 [1,2-2,2] |
Les syndicats jouent un rôle irremplaçable dans la représentation des salariés | 41 % | 70 % | 45 % (62 %\82 %) | 2,2 [1,8-2,8] |
Dans les négociations les représentants de salariés influencent les décisions de la direction | 61 % | 45 % | 46 % (56 %\33 %) | 1,4 [1,2-1,7] |
Les syndicats font passer leur mot d’ordre et leur intérêt avant ceux des salariés | 55 % | 29 % | 49 % (37 %\22 %) | 1,1 [0,9-1,4] |
Tableau 1 : Taux de désaccords et odds-ratios concernant les opinions sur les RP en 2011
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011.Lecture : en 2011, 25 % des RD et 20 % des RP déclarent être d’accord avec l’affirmation selon laquelle les syndicats gênent l’activité de l’entreprise (ligne en gras), le taux de désaccords est de 31 %. Lorsqu’il existe une concordance (« oui/oui » ou « non/non »), elle est due dans 10 % des cas au fait que le RD et le RP répondent tous deux par l’affirmative. Lorsqu’il existe une discordance (« oui/non » ou « non/oui »), elle est due dans 41 % des cas au RD qui répond négativement et le RP positivement. En 2011, l’odds-ratio sur ce thème est de 1,7 compris dans un intervalle de confiance à 95 % entre 1,3 et 2,2 : lorsque le RP répond par l’affirmative, cela accroît de 1,7 fois la probabilité du RD de faire de même.
10Toutefois les autres questions sont marquées par des désaccords plus importants. Concernant l’idée que les syndicats gênent le déroulement de l’activité de l’entreprise, le taux de désaccord et l’odds-ratio sont certes similaires aux questions précédentes, mais le sens de ces désaccords n’est pas le même : 41 % des désaccords sont dus à des cas où le représentant de la direction répond négativement mais le représentant du personnel positivement. Autrement dit, l’accord plus probable entre RP et RD sur cette question, que met en évidence l’odds-ratio, vient d’une partie critique des représentants du personnel (peut-être les non syndiqués ou certains syndiqués contre les syndicats en général) qui rejoint l’opinion de certains représentants des directions. Cela n’empêche pas des accords nombreux entre directions et représentants des salariés à l’égard des syndicats, lorsque les deux acteurs réfutent cette opinion.
11De même, les odds-ratios plus importants constatés pour l’idée que les salariés peuvent se défendre seuls et que les syndicats sont irremplaçables dans l’entreprise (deux idées qui paraissent contradictoires) tiennent manifestement à une polarisation de deux types d’établissements où directions et représentants du personnel sont d’accord : les plus critiques sur les syndicats et ceux qui, au contraire, ne le sont pas. Une part importante d’établissements comprend néanmoins des opinions moins tranchées en la matière, favorisant alors les désaccords qui concernent plus de 40 % des établissements sur ces deux questions. Finalement, s’il y a systématiquement accord dans plus de la moitié des établissements, les taux de désaccords sont élevés : jusqu’à 45 % ou 49 % sur certaines questions, en particulier celles qui portent sur le rôle des syndicats.
Comment expliquer ces désaccords ?
12Pour tenter d’expliquer ces désaccords, des régressions logistiques ont été menées, modélisant la probabilité d’un désaccord en fonction de plusieurs variables explicatives, en reprenant les hypothèses étudiées par T. Coutrot en 1996 (Tableau 2). A d’abord été testée l’hypothèse d’asymétrie d’information, avec les variables taille, multi-établissements, ancienneté de l’établissement, nombre de points sur lesquels le représentant du personnel s’estime bien informé et des variables de formalisation des relations sociales (taux de syndicalisation et existence de dispositifs participatifs). Puis, ont été pris en compte les effets de position liées aux caractéristiques des répondants (avec les variables ancienneté dans l’établissement, niveau de diplôme, fonction du répondant de la direction dans l’établissement, syndicalisation du représentant des salariés) et enfin les effets du contexte économique (en prenant en compte les variations des effectifs) et plus généraux (via les variables de secteur et de statut de l’établissement – indépendant ou dépendant d’un groupe – ou de contrôle des temps de délégation des représentants du personnel par les directions).
13Le premier constat que l’on peut tirer de ces régressions descriptives et non causales (de nombreuses variables étant susceptibles d’être endogène, avec un double sens possible de causalité), est qu’il est difficile de relier statistiquement ces variables à l’occurrence d’un désaccord : pour chacune des huit questions, de nombreux coefficients apparaissent non-significatifs. Il est donc difficile de bien rendre compte des désaccords. Toutefois, certaines modalités sont statistiquement significatives pour plusieurs items, dont nous présentons dans le tableau 2 trois parmi les huit proposées aux uns et aux autres : celui sur la traduction des aspirations du personnel par les RP, sur la défense autonome de leurs intérêts par les salariés et l’opinion selon laquelle les syndicats rendent service aux salariés.
Tableau 2 : Régressions logistiques sur l’occurrence d’un désaccord
Les représentants du personnel traduisent bien les aspirations et les revendications des salariés | Chez nous les salariés sont en mesure de défendre directement leurs intérêts | Les syndicats rendent des services aux salariés | |
Moins de 3 dispositifs de participation | ref. | ref. | ref. |
De 3 à 5 dispositifs de participation | 0.61** (0.01) | 1.87*** (0.00) | 1,03 (0.87) |
Au moins 6 dispositifs de participation | 0.82 (0.33) | 1.98*** (0.00) | 0.84 (0.37) |
Nombre de points sur lesquels le RP s’estime bien informé | 0.84*** (0.00) | 0.89*** (0.00) | 0.96 (0.00) |
RP majoritaire non-syndiqué a | ref. | ref. | ref. |
RP majoritaire CFDT | 1.04 (0.87) | 2.35*** (0.00) | 0.49*** (0.00) |
RP majoritaire CFE-CGC | 1.19 (0.64) | 2.11** (0.03) | 0.73 (0.37) |
RP majoritaire CFTC | 0.59 (0.16) | 0.70 (0.27) | 0.48** (0.02) |
RP majoritaire CGT | 1.75** (0.04) | 1.31 (0.27) | 0.61** (0.04) |
RP majoritaire FO | 0.96 (0.90) | 1.93** (0.01) | 0.72 (0.22) |
RP majoritaire autre | 0.78 (0.54) | 1.62 (0.17) | 0.36*** (0.01) |
Moins de 5 % des salariés syndiqués (selon le RP) | ref. | ref. | ref. |
De 6 à 10 % des salariés sont syndiqués | 1.06 (0.74) | 1.34* (0.08) | 0.88 (0.48) |
De 11 à 20 % des salariés sont syndiqués | 1.11 (0.65) | 1.42* (0.08) | 0.56*** (0.01) |
Plus de 20 % des salariés sont syndiqués | 1.07 (0.76) | 0.93 (0.72) | 0.61** (0.02) |
Tableau 2 : Régressions logistiques sur l’occurrence d’un désaccord
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011.Lecture : les coefficients présentés sont des odds-ratios (entre parenthèses leur écart-type), qui doivent donc se lire de la manière suivante : l’existence de 3 à 5 dispositifs participatifs (réunions d’atelier, enquêtes de satisfaction, etc.) plutôt que moins de trois multiplie de 1,87 fois la probabilité d’un désaccord quant à la capacité des salariés à défendre directement leurs intérêts. * significatif au seuil de 10 % ; ** significatif au seuil de 5 % ; *** significatif au seuil de 1 %.
a. La notion de majorité renvoie ici uniquement à l’idée qu’il s’agit du représentant du personnel qui appartient à l’organisation qui a eu le plus de voix ; pas forcément à une organisation majoritaire, au sens où, depuis 2008, elle peut signer seule des accords (selon les thèmes) dans la mesure où elle a eu plus de 30 % ou 50 % des voix.
14Un deuxième résultat saillant est que plus le nombre de points sur lesquels les représentants du personnel estiment être bien informés par la direction augmente, moins ces représentants sont enclins à déclarer des opinions différentes de leur direction. On peut penser que c’est parce qu’ils communiquent mieux avec la direction que les représentants du personnel adhèrent aux mêmes opinions. Mais l’effet inverse est également possible : les employeurs développant des politiques d’information et de participation des salariés et de leurs représentants seraient plus favorables aux représentants du personnel, diminuant ainsi les situations de désaccords avec ces derniers sur l’importance de leur rôle d’intermédiation. L’influence du nombre de dispositifs participatifs va dans le même sens : plus ils sont nombreux, plus ils favorisent l’accord entre les deux acteurs quant au fait que les représentants du personnel prendraient en compte les possibilités de négociation ou que les syndicats seraient considérés comme irremplaçables dans la représentation des salariés ; mais à l’inverse, plus ils sont nombreux, plus ils favorisent les désaccords quant au fait que les représentants des salariés influenceraient les négociations ou que les salariés seraient en mesure de se défendre seuls – les dispositifs participatifs visant parfois bien à contourner les fonctions de représentations du personnel en s’adressant ou en engageant directement les salariés. On retrouve ici un résultat identifié par Sophie Béroud et al. (2008, p. 113-117) quant à l’effet ambivalent des dispositifs participatifs dans les entreprises. Au final, la qualité des échanges d’information et de participation semble donc bien jouer sur l’existence d’accords ou de désaccords plus ou moins importants entre les deux acteurs.
15Un dernier facteur clé concerne les taux de syndicalisation et l’appartenance syndicale des représentants du personnel interrogés. Lorsque les représentants du personnel sont syndiqués, les désaccords sont moins probables avec les directions que lorsqu’ils ne le sont pas concernant le fait que les syndicats rendent service aux salariés ; mais les désaccords sont plus probables quant à l’idée que les salariés peuvent se défendre seuls. Autrement dit, la syndicalisation des représentants du personnel ne constitue pas toujours un facteur de clivage renforcé. Il reste que la syndicalisation influence systématiquement les opinions des uns et des autres concernant le rôle des représentants du personnel, renforçant le fait, comme Mathilde Pak et Maria-Teresa Pignoni (2014) le montrent à partir de l’enquête REPONSE de 2011, que les délégués syndicaux et les élus syndiqués se distinguent toujours notablement des représentants du personnel non syndiqués, aussi bien dans leurs pratiques que dans leurs perceptions. Leur présence au sein des établissements pèse donc toujours significativement sur la nature des relations qui lient employeurs et représentants du personnel.
Des désaccords persistants, malgré les changements législatifs et de contextes
16En termes d’évolution, entre 1999 et 2011, observable au travers des trois questions qui ont été posées de manière identique lors des différentes vagues d’enquête, on peut pointer dans un cas un maintien des désaccords (concernant le rôle irremplaçable des syndicats) et dans les deux autres un accroissement statistiquement significatif des désaccords (Tableau 3).
17La stabilité du taux de désaccord autour de 45 % pour le premier item suggère que la réforme de 2008, qui poussait à plus de représentativité des syndicalistes, ne les a pas rendus plus irremplaçables, aux yeux des directions notamment (même si cette réforme ne s’est que progressivement mise en place et ne l’était pas complètement en 2010). Ce résultat contredit l’étude en cours menée par Philippe Askénazy et Thomas Bréda (2017), à partir de l’enquête REPONSE également, qui ont testé grâce à cet échelonnement dans le temps de la réforme, son effet propre sur ces variables d’opinion des représentants des directions. Selon leurs résultats, les employeurs semblent davantage considérer, après la réforme qu’avant (une fois mise en œuvre dans leur établissement) que les syndicats jouent un rôle irremplaçable ou défendent les intérêts des salariés et ils sont moins enclins à déclarer qu’ils gênent le déroulement des activités de l’entreprise ou font passer leur mot d’ordre avant de défendre les intérêts des salariés. Toutefois, cela n’implique pas forcément que les taux de désaccords diminuent : si plus d’employeurs se déclarent d’accord avec ces idées, les représentants du personnel déclarent peut-être eux aussi encore davantage être en accord avec ces idées, ce qui ne ferait pas diminuer les désaccords qui sont au cœur de notre analyse. Autrement dit, il n’est pas sûr que cette augmentation générale de la satisfaction que décrivent P. Askénazy et T. Bréda se traduisent, comme ils l’interprètent, par une confiance plus grande et en voie de généralisation entre les acteurs, sous l’effet de la réforme de 2008 sur la représentativité syndicale. Il n’en reste pas moins que les évolutions que nous identifions – un maintien des désaccords quant au caractère irremplaçable des syndicats, qui cache peut-être, une fois la réforme effectivement mise en œuvre, une diminution de ces désaccords, et une augmentation des désaccords sur les deux autres items – ont lieu semble-t-il au tournant des années 2000 plutôt qu’en lien avec la réforme de 2008. En effet, l’évolution pour les deux autres questions est marquée par le fait que l’inflexion s’est plutôt jouée entre 1999 et 2005, comme si elle était surtout liée à la période de négociations conflictuelles sur la réduction du temps de travail, durant laquelle se sont durcies les positions patronales et affirmées les positions syndicales. Autrement dit, il est possible que depuis le tournant des années 2000 où culminent les désaccords, ces derniers n’augmentent plus, voire, peut-être, sur certaines dimensions, diminuent suite à la réforme de 2008… tout en restant élevés.
Tableau 3 : Évolution des taux de désaccords et des odds-ratios pour différents items dans le temps
Opinions | Taux de désaccords et odds-ratios | ||
(2011) | (2005) | (1999) | |
Les syndicats gênent le déroulement des activités de l’entreprise | 31 % 1,7 [1,3-2,2] | 34 % 1,5* [1,2-2] | 27 % *2,7 [2-3,6] |
Les syndicats jouent un rôle irremplaçable dans la représentation des salariés | 45 % 2,2 [1,8-2,8] | 42 % 2,5 [2-3,2] | 46 % 2,4 [1,8-3,1] |
Les syndicats font passer leur mot d’ordre et leur intérêt avant ceux des salariés | 49 % 1,1 [0,9-1,4] | 50 % 1,2** [0,9-1,5] | 42 % **2,1 [1,6-2,8] |
Tableau 3 : Évolution des taux de désaccords et des odds-ratios pour différents items dans le temps
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011-2005-1999.Lecture : en 2011, le taux de désaccords entre RD et RP concernant le fait que les syndicats gênent l’activité de l’entreprise est de 31 % (ligne en gras). En 1999, l’odds-ratio sur ce thème est de 2,7 compris dans un intervalle de confiance à 95 % entre 2 et 3,6 : lorsque le RP répond par l’affirmative, cela accroît de 2,7 fois la probabilité du RD de faire de même. Il décroît de 1999 à 2005, la différence étant statistiquement significative au seuil de 10 %. * écart entre vague d’enquête significatif au seuil de 10 % ; ** significatif au seuil de 5 % ; *** significatif au seuil de 1 %. Trois questions sont présentées car ce sont les seules communes aux trois vagues de l’enquête, les autres n’ayant pas été posées lors de l’enquête de 1999.
18Au final, malgré les injonctions et réformes promouvant un dialogue social « fort » au cours de ces vingt dernières années, les désaccords sur les rôles d’intermédiaire que jouent les représentants du personnel, et plus encore les syndicats, touchent un quart à la moitié des établissements, selon les questions. Ce constat d’une permanence de désaccords importants, sur la représentativité ou les manières dont agissent ces représentants, pose question quant aux conditions et au type de dialogue social qu’il est réaliste de promouvoir en entreprise. Ceci va du reste dans le sens des récents travaux soulignant la persistance et parfois la subtilité des formes d’entrave, de discrimination, voire de répression syndicale, que rencontrent les représentants du personnel, et plus encore les délégués syndicaux (Travail et Emploi, 2016).
Des désaccords d’appréciation sur le climat social : des clivages (qui restent) importants
19Dimension centrale dans l’analyse de T. Coutrot en 1996 tant les différences d’appréciation et les désaccords en la matière pesaient sur les autres dimensions étudiées, les appréciations du climat social constituent un autre indicateur précieux des manières dont les acteurs décrivent la nature de leurs relations dans les établissements. Bon nombre d’indicateurs de pilotage des directions d’entreprise visent d’ailleurs à objectiver cette notion de climat social (Giraud, 2007). L’interprétation des réponses des uns et des autres n’est pourtant pas évidente : si l’on peut s’attendre à ce qu’un climat social « calme » soit a priori valorisé par les directions, surtout face à un enquêteur venu du ministère du Travail, et qu’un climat social « tendu » puisse l’être par des syndicalistes pour justifier leurs activités revendicatives, rien d’automatique ici. Un directeur des ressources humaines peut a contrario souligner la dimension tendue des relations qui justifie son poste et son activité, tandis que des représentants du personnel et des syndicalistes peuvent valoriser la bonne qualité du dialogue social en soulignant l’absence de tensions.
Quels désaccords en matière d’appréciation du climat social ?
20Les résultats issus de l’enquête REPONSE en la matière conduisent à un constat assez robuste : les désaccords sont importants entre les acteurs à ce sujet. Sur cet item, les déclarations des uns et des autres apparaissent fortement clivées (Tableau 4).
Tableau 4 : Déclarations, désaccords et tendance des déclarations concernant le climat social
Dans votre établissement, le climat social est calme ou plutôt calme… | selon le RD | selon le RP | Taux de désaccords | Odds-ratio |
2011 | 88 % | 53 % | 40 % (84 %\ 94 %) | 5,5 [3,9-7,9] |
2005 | 86 % | 54 % | 40 % (84 %\ 91 %) | 3,6 [2,6-4,9] |
1999 | 84 % | 52 % | 42 % (80 %\ 89 %) | 3,2 [2,3-4,3] |
Tableau 4 : Déclarations, désaccords et tendance des déclarations concernant le climat social
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011, 2005, 1999.Lecture : en 2011, 88 % des RD déclarent que le climat social est calme, 53 % des RP font de même, le taux de désaccord est de 40 %. L’odds-ratio est de 5,5 compris dans un intervalle de confiance à 95 % entre 3,9 et 7,9. L’écart est significatif uniquement entre celui de 1999 et de 2011.
21En 2011, 88 % des directions jugent le climat social calme ou plutôt calme quand seulement 53 % des représentants du personnel en font autant. Les désaccords concernent 40 % des établissements et proviennent dans plus de neuf cas sur dix des situations où, alors que le représentant de la direction déclare un climat calme ou plutôt calme, le représentant des salariés le qualifie de tendu ou plutôt tendu.
Comment expliquer ces désaccords ?
22La régression modélisant la probabilité de désaccord (Tableau 5) souligne l’importance des deux mêmes types de facteurs que précédemment.
Tableau 5 : Régression sur la probabilité de désaccords
Désaccord sur le climat social | Au moins une forme de conflit | Grève courte | |
Unique établissement dans l’entreprise | ref. | ref. | ref. |
Plusieurs établissements dans l’entreprise | 1.57*** (0.00) | 0.94 (0.67) | 1.16 (0.37) |
Moins de 3 dispositifs de participation | ref. | ref. | ref. |
De 3 à 5 dispositifs de participation | 1.10 (0.60) | 0.83 (0.30) | 1.62** (0.03) |
Au moins 6 dispositifs de participation | 1.24 (0.26) | 0.77 (0.17) | 1.59** (0.05) |
RP ouvrier | ref. | ref. | ref. |
RP employé | 0.84 (0.38) | 1.05 (0.82) | 1.78** (0.01) |
RP technicien | 0.81 (0.27) | 0.57*** (0.00) | 0.81 (0.35) |
RP cadre | 0.38*** (0.00) | 0.75 (0.25) | 0.46** (0.02) |
RP autre | 1.37 (0.41) | 0.78 (0.53) | 0.36** (0.05) |
RP non-syndiqué | ref. | ref. | ref. |
RP CFDT | 1.87*** (0.01) | 1.43 (0.11) | 1.66* (0.10) |
RP CFE-CGC | 1.73 (0.14) | 0.92 (0.81) | 1.76 (0.20) |
RP CFTC | 2.15** (0.01) | 0.98 (0.96) | 0.96 (0.93) |
RP CGT | 2.74*** (0.00) | 1.11 (0.66) | 2.05** (0.02) |
RP FO | 2.55*** (0.00) | 0.91 (0.72) | 1.45 (0.28) |
RP autre | 1.77 (0.11) | 0.92 (0.81) | 2.54** (0.02) |
Nombre de points sur lesquels le RP s’estime bien informé | 0.77*** (0.00) | 0.99 (0.67) | 0.92** (0.01) |
Secteur : industrie | ref. | ref. | ref. |
Secteur : autre | 0.74 (0.20) | 1.53* (0.06) | 0.78 (0.34) |
Secteur : santé | 0.54** (0.01) | 1.20 (0.44) | 0.56** (0.04) |
Secteur : services | 1.04 (0.85) | 1.76*** (0.01) | 0.80 (0.36) |
Secteur : social | 0.49*** (0.00) | 0.95 (0.85) | 0.54** (0.03) |
Secteur : transport | 0.56** (0.02) | 0.78 (0.31) | 0.41*** (0.00) |
Moins de 5 % des salariés syndiqués (selon le RP) | ref. | ref. | ref. |
De 6 à 10 % des salariés sont syndiqués | 1.25 (0.18) | 1.00 (0.99) | 1.37 (0.12) |
De 11 à 20 % des salariés sont syndiqués | 1.12 (0.56) | 0.87 (0.47) | 2.20*** (0.00) |
Plus de 20 % des salariés sont syndiqués | 0.85 (0.42) | 0.70* (0.07) | 1.81*** (0.01) |
Tableau 5 : Régression sur la probabilité de désaccords
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011. N = 1407.Lecture : l’existence de 3 à 5 dispositifs participatifs, plutôt que moins de trois, augmente de 1,62 fois la probabilité d’un désaccord concernant l’occurrence d’une grève de moins de deux jours. p-value entre parenthèses. * significatif au seuil de 10 % ; ** significatif au seuil de 5 % ; *** significatif au seuil de 1 %.
23Elle montre d’abord que l’information joue ici un rôle : toutes choses égales par ailleurs, les désaccords ont plus de chance de s’exprimer lorsque l’établissement est multi-site (indice d’une circulation de l’information probablement moins fluide que dans un seul site) et ils ont moins de chance d’être déclarés lorsque le RP se déclare bien informé sur de nombreux points par la direction.
24Un second facteur joue à nouveau significativement : la syndicalisation du représentant des salariés. Celle-ci favorise en effet, quelle que soit l’organisation syndicale (sauf pour la CFE-CGC dont le coefficient est non significatif), l’expression d’appréciations antagonistes quant à la qualification du climat social. Les écarts sont ici particulièrement saillants, les désaccords passant de 33 % dans les établissements où le représentant du personnel n’est pas syndiqué à 47 % dans ceux où le répondant l’est (qu’il soit délégué syndical ou élu). Même si réduire la CFE-CGC à la seule défense des cadres est pour une part abusif (Béthoux et al., 2013), la singularisation de ce syndicat va d’ailleurs de pair avec le fait que lorsque le représentant du personnel est cadre, les chances de désaccord avec l’appréciation du climat social par la direction diminue significativement. La proximité statutaire plus probable dans ce cas entre les répondants direction (le plus souvent cadre) et les représentants du personnel pourrait être une explication de ces accords plus probables, montrant l’importance des positions et statuts des uns et des autres sur leurs appréciations du climat social dans les entreprises qui les voient interagir au quotidien.
La stabilité prévaut, malgré les réformes promouvant un meilleur dialogue social
25En termes d’évolution, les désaccords apparaissent stables d’une enquête à l’autre (Tableau 4) : les taux de désaccord et les odds-ratios restent similaires d’une vague à l’autre de l’enquête. Cette stabilité apparaît remarquable tant les contextes sociaux sont fluctuants sur la période : réduction de la durée du travail, optimisme et forte croissance entre 1998 et 2001 ; atonie économique durant les années 2000, s’accompagnant d’une baisse progressive du chômage et un gel du processus de réduction de la durée du travail ; puis crise et contraction de l’activité, au niveau économique, en 2008-2009, avec une multiplication des plans sociaux (notamment dans l’industrie), malgré une timide reprise en 2011, sachant que ces contextes se différencient aussi sur d’autres plans (politiques, institutionnels, législatifs, ainsi que technologiques et organisationnels).
26Ces évolutions invitent donc à s’intéresser aux déclarations des uns et des autres en matière de conflits collectifs, celles-ci apparaissant à la fois fortement corrélées avec la déclaration d’un climat social tendu ou plutôt tendu, et centrales pour analyser les divergences de vue entre directions et représentants du personnel. En effet, ces désaccords marquent non seulement les opinions des uns sur les autres et leurs appréciations de relations tendues ou calmes, mais aussi des déclarations factuelles, qui portent sur des événements qui se sont produits, ou non, dans l’établissement au cours des trois dernières années.
Des écarts et désaccords factuels en matière de conflits collectifs : entre asymétrie d’informations et enjeux cognitifs et idéologiques
27Représentants du personnel et directions s’accordent-ils pour déclarer l’existence d’une grève, pétition ou manifestation ? À la différence de ce que nous avons vu jusqu’à présent, les déclarations en matière de conflits collectifs constituent des indicateurs factuels. On peut ainsi partir des écarts agrégés entre ce que disent les uns et les autres, avant d’analyser l’importance ou non des désaccords qui traversent leurs points de vue au sein de chaque établissement.
Quels constats ? Entre écarts importants et désaccords minoritaires mais non négligeables
28Un premier ensemble de données montre à ce sujet que les directions déclarent beaucoup moins de conflits que les représentants du personnel. Alors qu’en 2011, 45 % des directions d’établissements déclarent l’occurrence d’au moins une forme de conflit collectif entre 2008 et 2010, 69 % des représentants du personnel en font autant. Quant au nombre de conflits durant ces trois années (une question introduite dans l’enquête de 2011), ils s’élèvent en moyenne à 1,3 selon les directions et 2,3 selon les représentants du personnel [3].
29Ces écarts varient selon la forme de conflit considérée, les écarts les plus importants entre directions et représentants des salariés se rapportant aux formes les plus courantes que sont les pétitions, manifestations, débrayages et grèves de moins de deux jours (Figure 1).
Figure 1 : Déclarations des RP et des RD pour les différentes formes de conflits en 2011

Figure 1 : Déclarations des RP et des RD pour les différentes formes de conflits en 2011
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011.Lecture : en 2011, 19 % des RD déclarent un débrayage dans les trois dernières années au sein de leur établissement, contre 28 % des RP.
30Au-delà de ces différences agrégées, il y a toujours plus d’accords que de désaccords. Mais ces derniers, présents dans plus d’un établissement sur quatre, varient selon les formes de conflit. L’odds-ratio (Tableau 6) atteste que cela n’est pas seulement dû au fait que certaines formes sont plus répandues que d’autres.
Tableau 6 : Proportion et évolution des désaccords concernant les formes de conflits collectifs
Formes de conflit | Taux de désaccords (2011) | Odds-ratio (2011) | Odds-ratio (2005) | Odds-ratio (1999) |
Occurrence d’au moins une forme de conflit | 24 % (50 %\70 %) | 10,5 [8,3-13,4] | 7 [5,5-8,8] | 9,2 [7-12,2] |
Occurrence d’un débrayage | 19 % (82 %\75 %) | 14,9 [11,2-19,9] | 21,3 [15,6-29,1] | 17 [11,9-24,4] |
Occurrence d’une grève de moins de deux jours | 18 % (84 %\69 %) | 12,3 [9,3-16,2] | 15,9 [11,7-21,7] | 14,9 [10,5-21,2] |
Occurrence d’une grève d’au moins deux jours | 5 % (97 %\80 %) | 60,2 [33,7-107,4] | 36,2*** [21,3-61,8] | ***193 [88,1-423,1] |
Occurrence d’une pétition | 25 % (86 %\84 %) | 8 [5,9-10,8] | 7,4 [5,6-9,8] | 5,9 [4,3-8] |
Occurrence de refus d’heures supplémentaires | 16 % (97 %\68 %) | 4** [2,7-5,8] | **1,8 [1,2-2,5] | 3 [1,6-5,6] |
Occurrence d’une manifestation | 19 % (87 %\82 %) | 14,3** [10,4-19,8] | **7,1 [5,2-9,6] | 6 [4,2-8,6] |
Occurrence d’une autre forme de conflit | 12 % (98 %\65 %) | 4,7* [3-7,6] | *1,6 [0,8-3,2] | ND |
Tableau 6 : Proportion et évolution des désaccords concernant les formes de conflits collectifs
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011. Les grèves perlées et grèves du zèle n’ont pas été gardées en raison de leur rareté dans la déclaration des uns et des autres.Lecture : en 2011, le taux de désaccords concernant les débrayages entre RD et RP est de 19 %. L’odds-ratio sur ce thème est de 14,9.
L’odds-ratio de 193 en 1999 dans le cas des grèves longues est étonnant tant il tranche avec les autres chiffres. La faiblesse des effectifs peut expliquer ce chiffre très élevé, qui signifie un très fort accord entre RD et RP quant l’un ou l’autre déclare l’existence d’au moins une grève de plus de deux jours dans l’établissement au cours des trois dernières années.
Quelles explications ? Le poids de l’engagement et de la socialisation syndicale
31Comment peut-on expliquer ces désaccords entre les uns et les autres sur les conflits ? Les régressions logistiques calculées pour chacune des formes de conflit indiquent que les deux principaux facteurs évoqués précédemment restent valables (Tableau 5).
32Ainsi, l’hypothèse d’asymétrie d’information est corroborée par le nombre de points sur lesquels le représentant du personnel s’estime bien informé, qui est corrélé négativement avec la probabilité d’un désaccord sur l’occurrence d’un débrayage ou d’une grève. À l’inverse, il est intéressant de noter, après la mise en lumière dans l’enquête de 2005 du fait que le nombre de dispositifs participatifs était corrélé positivement à l’occurrence de conflits avec arrêt de travail (Béroud et al., 2008), que ce même facteur est positivement lié à l’occurrence d’un désaccord entre représentant du personnel et représentant de la direction quant à la déclaration de survenue de grève. Ceci renforce l’idée que ces dispositifs ne s’accompagnent pas nécessairement d’un apaisement des relations sociales, bien que cela puisse être un de leurs objectifs.
33Le second ensemble de facteurs saillants est à nouveau lié à la syndicalisation des salariés et des représentants du personnel : toutes choses égales par ailleurs, une forte syndicalisation dans l’établissement (plus de 10 % ou 20 %) et le fait que les représentants soient syndiqués favorisent systématiquement l’occurrence de désaccord quant à la déclaration de conflit, de grèves ou de pétition, en particulier lorsque le représentant est membre de la CGT ou de la CFDT (voir tableau 5). L’absence de présence syndicale s’accompagne de visions plus consensuelles quant à la survenue, ou non, de conflits collectifs. Il existe, bien sûr, des contre-exemples et parfois les syndicalistes contribuent plus à freiner des mobilisations ou la cristallisation de mécontentements collectifs qu’à les attiser, dans une logique de négociation institutionnelle qui repose sur l’idée que la convergence des intérêts est préférable – voir Béthoux et al. (2013) à propos des militants CFE-CGC, ou plusieurs des monographies analysées par Baptiste Giraud et al. (2014). Mais même dans ces cas, la présence syndicale contribue souvent à la constitution d’un collectif de travail autonome (Brochard, 2005) conscient d’intérêts différents de ceux de la direction et capable de mobiliser au moins l’un des répertoires d’action identifiés dans l’enquête REPONSE. La surdétermination idéologique évoquée par Daniel Furjot (1996) apparaît ici en pleine lumière, soulignant l’importance de la socialisation syndicale dans la capacité des représentants du personnel à développer des points de vue autonomes, ou même différents de ceux des directions, contribuant à ce que « les uns et les autres ne parlent pas le même langage ». De ce point de vue, analyser l’évolution dans le temps de ces désaccords n’est pas sans enjeu quant à l’influence que pourrait avoir la promotion continue depuis les années 1990 d’une modernisation du dialogue social, appelé à se dérouler avant tout au niveau des entreprises.
Conflits ou pas ? Évolutions des désaccords en matière de conflits depuis la fin des années 1990
34Depuis une quinzaine d’années, la conflictualité au travail a en effet repris une certaine actualité, qui se manifeste aussi dans le domaine académique (Denis, 2005 ; Béroud et al., 2008 ; Giraud, 2009 ; Pélisse, 2009 ; Joint-Lambert et al., 2011 ; Quijoux, 2014 ; etc.), non sans se transformer. Les directions d’entreprise ont développé des politiques de gestion des relations sociales de plus en plus sophistiquées (Giraud et al., 2014). Dans un contexte politique qui valorise systématiquement, au moins depuis les lois Aubry, les vertus du dialogue social et l’établissement d’accords gagnant-gagnant au niveau des entreprises, les désaccords entre les uns et les autres quant à l’existence et au déroulement (ou non) de conflits évoluent depuis l’enquête qui porte sur les années 1996-1998. Toutefois, aucune tendance univoque et claire ne se dégage. Concernant l’occurrence de conflit, la stabilité est de mise, ces désaccords passant de 28,2 % à 24 % entre 1999 et 2011. L’examen détaillé des évolutions met toutefois en évidence des désaccords variables selon les formes qu’ont pris ces conflits : concernant les grèves longues, grèves du zèle, pétitions, manifestations et refus d’heures supplémentaires, les années 2002-2004 y apparaissent globalement comme celles où les acteurs ont le moins été d’accord entre eux. À l’inverse, les désaccords concernant les débrayages et grèves courtes augmentent assez significativement au cours des années 2008-2010, même si, dans l’ensemble, les variations apparaissent limitées. La prise en compte des effets de structure, tels que le permettent le calcul des odds-ratios représentés dans la figure 2, confirme d’ailleurs ces évolutions de faibles ampleurs.
Figure 2 : Évolution des odds-ratios entre 1999, 2005 et 2011 à propos des formes de conflits

Figure 2 : Évolution des odds-ratios entre 1999, 2005 et 2011 à propos des formes de conflits
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011, 2005 et 1999.Lecture : les odds-ratios calculés pour estimer les taux de désaccords en tenant compte de la fréquence de chacune des formes de conflit déclarés par les RD et les RP passent de 9 en 1999 à 6,5 en 2005 puis 10,5 en 2011 quant à l’existence d’au moins un conflit collectif au cours des trois dernières années. Cela signifie que les désaccords entre RP et RD augmentent à ce propos entre 1999 et 2005 puis diminuent entre 2005 et 2011 (en effet, plus les odds-ratios sont élevés, plus les acteurs sont d’accord).
35Ces résultats montrent, de manière générale, un maintien des taux de désaccords au cours de la période. Cette stabilité, là encore, pose question. Non seulement parce que les contextes ont, eux, considérablement changé comme on l’a noté, mais aussi parce que les deux explications identifiées pour expliquer ces désaccords ont aussi potentiellement vu leurs impacts se modifier.
36Du côté de l’explication par les asymétries d’information, on aurait pu penser, en effet, qu’elles auraient significativement diminuées, aussi bien avec la révolution des NTIC (et la facilitation et l’accélération des échanges d’informations qu’elles ont permises) qu’avec la diffusion de certaines réformes organisationnelles (aplatissement des lignes hiérarchiques, lean management, traçabilité systématique…). Surtout, l’augmentation systématique de tous les dispositifs d’information et d’incitation à la participation auprès des salariés et de leurs représentants que souligne l’enquête REPONSE entre 1999 et 2011 devrait être un facteur de réduction des asymétries d’informations entre directions et représentants du personnel. Les établissements de plus de 50 salariés comprenant 4 dispositifs de participation et plus passent en effet de 43 % à 55 %, chacun des dispositifs enquêtés augmentant globalement sa présence dans les établissements pendant la période (Figure 3).
Figure 3 : Évolutions des dispositifs de participation dans les établissements (%)

Figure 3 : Évolutions des dispositifs de participation dans les établissements (%)
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011.Lecture : en 2011, 51 % des RD déclarent l’existence de chartes dans leur établissement. Ils n’étaient que 38 % en 2005 et 32 % en 1999 à le faire.
37De même, la diffusion de l’information aux salariés se généralise à l’ensemble des établissements, si l’on en croit les représentants de directions, qui déclarent systématiquement et significativement de plus en plus informer l’ensemble des salariés sur de nombreux thèmes depuis la fin des années 1990 (Figure 4).
Figure 4 : Diffusion régulière ou occasionnelle aux salariés de l’information, selon les directions (%), en matière de…

Figure 4 : Diffusion régulière ou occasionnelle aux salariés de l’information, selon les directions (%), en matière de…
Champ : établissements du secteur marchand non agricole de plus de 50 salariés, ayant au moins un représentant du personnel, pondération normalisée de la base RP, enquête REPONSE 2011.Lecture : en 2011, 91 % des RD déclarent diffuser de l’information aux salariés sur les changements technologiques ou organisationnels. Ils n’étaient que 86 % en 2005 et 70 % en 1999.
38Certes, des études récentes ont montré qu’on assistait à une centralisation des instances au niveau des sièges ou des groupes, notamment dans les multinationales, contribuant à une dépossession de l’information économique et des décisions du côté des représentants du personnel (IRES, 2016). Maria-Teresa Pignoni et Émilie Raynaud (2013), à partir de l’enquête REPONSE de 2011 évoquaient déjà cette tendance à la diminution du nombre et à la centralisation des instances représentatives. De ce point de vue, les réformes récentes (loi Rebsamen de 2015 et surtout ordonnances Macron imposant la fusion des instances de représentation du personnel) ne sont pas sans interroger sur cette question des asymétries d’information – et les relations de pouvoir qui vont avec – dans les années récentes et surtout à venir. Pour autant, en matière d’informations concernant l’occurrence de conflits (plutôt que d’éléments économiques), dans la période 1996-2010 et pour la majeure partie des établissements enquêtés qui sont loin de tous appartenir à ces grandes entreprises, c’est plutôt, à notre avis, une réduction des asymétries d’information qui s’est développée, aussi bien pour des raisons technologiques que de diffusion renforcée des dispositifs d’information et de participation dans la plupart des établissements.
Conclusion
39Il est donc frappant de constater que, globalement, entre la fin des années 1990 et le début des années 2010, les écarts de déclaration entre représentants des directions et représentants des salariés en entreprise se maintiennent. Bien que toujours minoritaires, ils demeurent à des niveaux assez élevés, qu’il s’agisse d’opinions sur le rôle des représentants des salariés, d’appréciation du climat social ou de déclarations concernant l’existence et les modalités de conflits dans les établissements. Cette stabilité est frappante parce que le contexte a considérablement changé. Ainsi on pouvait penser que les progrès technologiques (diffusion d’internet, des messageries, des téléphones portables, etc.) auraient participé à réduire les asymétries d’information. Le maintien des désaccords au sein de chaque établissement relève donc manifestement toujours, pour une part, d’explications à chercher du côté de l’existence de positions institutionnelles et de visions idéologiques antagonistes. La permanence de la dimension syndicale comme principal facteur, toutes choses égales par ailleurs, des désaccords en témoigne.
40Durant ces vingt années, les positions des uns et des autres tout autant que les institutions qui encadrent ces rôles (institutions représentatives du personnel et surtout organisations syndicales d’appartenance des représentants du personnel) continuent manifestement à cadrer les points de vue et, au-delà, la définition des situations et des événements, comme les conflits, qui rythment et structurent les relations entre les uns et les autres. « L’idéologie commune » chère à J.-T. Dunlop (Dunlop, 1958 ; Mias, 2012), du moins au niveau des établissements qui est aussi celui du lieu et du quotidien du travail, n’apparaît pas moins fragile en 2011 qu’en 1993, comme le relevait alors T. Coutrot (voir supra). Certes, directions et représentants des salariés sont majoritairement d’accords et il ne va pas forcément de soi qu’ils le soient, selon les questions posées aux uns et aux autres. Mais l’importance des désaccords et leur maintien global entre 1996-1998 et 2008-2010, y compris à propos d’événements factuels comme les conflits, soulignent une forme de fragilité fondamentale de cette idéologie commune, forme de « régulation conjointe » (Reynaud, 1979) ou « super-règle » du jeu (Paradeise, 1984) a priori indispensable au fonctionnement du dialogue social. Au final, c’est peut-être parce que « la grève froide » que décrivait Christian Morel (1980) pour caractériser les relations professionnelles française est toujours d’actualité (Pélisse, 2019), même si les contextes économiques, politiques, juridiques, sociaux et institutionnels ont changé du tout au tout entre les années 1970 et les années 2000.
Notes
-
[1]
Les différences entre opinions et appréciations sont ténues, elles désignent principalement ici le fait que les premières peuvent être émises potentiellement en toute généralité, contrairement aux secondes. Ainsi, les questions d’opinion sur les représentants du personnel sont posées dans un bloc introduit par cette phrase : « Nous allons maintenant aborder la représentation des salariés d’un point de vue plus général. » Ces questions sont posées à tous les représentants de direction, y compris ceux qui n’entrent pas en interaction avec des représentants du personnel ou des syndicalistes car il n’y en a pas dans leur établissement. Dans ce cas, que nous avons exclu puisque notre échantillon est restreint aux situations où il y a au moins un représentant du personnel, la question précise : « S’il n’y a pas de représentant du personnel dans l’établissement, donnez-nous votre opinion en général. » A contrario, les appréciations portées sur le climat social qui sont demandées aux acteurs ne peuvent pas être énoncées en toute généralité car il est demandé aux uns et aux autres d’évaluer le climat social dans leur établissement. Il reste que les deux notions d’opinion et d’appréciation sont très proches et reposent toutes deux sur l’expression de points de vue et de représentations, contrairement à des questions portant sur l’occurrence de faits ou la présence de dispositifs.
-
[2]
Nous aurions pu rassembler ces opinions et appréciations en trois modalités (tout à fait d’accord ; plutôt d’accord et pas d’accord ensemble ; et pas du tout d’accord). Cette forme de moyennisation des opinions aurait néanmoins posé des problèmes de traitement (variables à trois modalités et non dichotomiques, rendant encore plus complexe l’analyse de désaccords), tout en conduisant à des regroupements pas forcément plus justifiés. Ainsi, en matière de climat social, il nous apparaît plus respectueux du sens que les acteurs donnent à leurs réponses de regrouper dans une catégorie « calme » les appréciations « calme » et « plutôt calme » plutôt que de mettre ensemble les modalités « plutôt calme » et « plutôt tendu ». Si nos regroupements contribuent à des choix tranchés (tout en minorant les possibilités de désaccord), le choix alternatif de regrouper les deux modalités « plutôt », structurellement déjà plus souvent choisies en général, aurait a contrario sans doute gonflé artificiellement un constat d’accord général. Afin que le lecteur puisse se faire une idée des implications de notre choix en matière de regroupements de modalités, on trouvera en annexe électronique les tableaux relatifs à ces opinions, puis appréciations, dépliées à partir des quatre modalités qui étaient proposées aux acteurs, https://journals.openedition.org/sociologie/5281.
-
[3]
Sur la question des statistiques et mesure des grèves, une riche littérature existe. On peut citer, parmi d’autres, celles de Sophie Camard (2002), Alexandre Carlier (2008) ou Étienne Penissat (2009) car elles ne sont pas si récentes.