1 Dans La Culture du pauvre, Richard Hoggart décrit les médecins comme occupant une position ambiguë du point de vue des classes populaires anglaises [1]. Le monde des « autres », « eux », vise les groupes du « dessus du panier » (Hoggart, 1970, p. 117-119), dont les médecins pourraient faire partie : leur niveau de diplôme, leurs revenus, leur statut, tout les différencie des classes populaires. Ils sont également susceptibles d’« emmerder le monde » par le pouvoir qu’ils détiennent sur les conditions d’existence de leurs patients, comme celui de leur faire supporter des « heures d’attente », de ne « jamais rien » leur dire quand ils ont un parent à l’hôpital ou de leur refuser un arrêt de travail. Mais le respect des classes populaires pour le « savant », incarné par le médecin ou le curé, persiste. Les médecins – du moins le « médecin généraliste qui se fait accepter en se dévouant à ses clients » – illustrent enfin l’exception que constituent « ceux que les travailleurs connaissent personnellement » parmi les classes supérieures.
2 Cette perception ambivalente des médecins a-t‑elle toujours cours alors même que la profession médicale s’est diversifiée (Herzlich et al., 1993 ; Bloy & Schweyer, 2010) et que les classes populaires se sont transformées, ne serait-ce que sous l’effet de la démocratisation scolaire et du développement d’une société de services ? Les occasions de contacts se sont en outre multipliées : le financement des soins par la Sécurité sociale a en effet permis la diffusion des biens et services médicaux auprès de l’ensemble de la population, y compris auprès des classes les plus contraintes économiquement. Les premières enquêtes Santé décennales ont mis en évidence la croissance globale des recours à des praticiens de santé depuis les années 1970 (Mormiche, 1995) et la « technicisation » de ces recours, objectivée par l’augmentation de la part des consultations de spécialistes, des analyses et des examens. S’est ainsi opérée une diversification des interlocuteurs de santé consultés, au‑delà du seul médecin de famille. Dans le même temps, les disparités de recours au médecin suivant le milieu social observées lors des toutes premières enquêtes tendaient à se réduire, toutes les catégories, à sexe et âge comparables, se rapprochant de la moyenne jusqu’aux années 1990 (idem), avec une réduction encore notable au début des années 2000 (Jusot, 2013). Si les inégalités perdurent et restent à un niveau important, notamment pour le recours aux spécialistes et pour les soins préventifs (idem), tous les groupes sociaux, sans exclusion des classes populaires, ont connu un accroissement de la fréquentation des institutions de santé et des professions médicales ou paramédicales. Quels sont les effets de ces contacts avec des membres des classes supérieures sur la position sociale des membres des classes populaires et la perception qu’ils en ont [2] ?
3 L’usage tendanciellement plus régulier des services de santé n’abolit pas nécessairement la distance sociale entre médecins et malades. Celle‑ci est au centre de travaux qui, depuis la fin des années 1950, ont analysé la relation entre les médecins et les patients, notamment en France et aux États-Unis. L’hypothèse d’un universalisme de la médecine et d’une neutralité professionnelle (Parsons, 1951) a été mise en cause par des recherches montrant que la pratique médicale ne s’effectue pas en toute indépendance (Freidson, 1984 [1970]). Le contexte thérapeutique place certes le patient, quel qu’il soit, dans un rapport inégal, asymétrique en termes de pouvoir (Lang, 2008), mais les classes populaires font l’objet de différences de traitement par rapport à d’autres malades [3], qu’il s’agisse par exemple des informations sur l’état de santé ou sur les risques d’un traitement, moins précises lorsque le malade est d’un niveau socio-culturel peu élevé (Fainzang, 2006), ou de la prise en charge de l’obésité, la diffusion des conseils de traitement ou d’hygiène de vie variant fortement selon les ressources matérielles et symboliques des patients (Lang, 2008). Ces analyses ont mis en évidence le rôle des interactions entre les médecins et leurs patients dans la production des inégalités sociales de santé et dans le maintien d’une « médecine de classe » (Gelly & Pitti, 2016). D’autres recherches ont plutôt mis l’accent sur la personnalité sociale des médecins, dont les attitudes, « bénéfiques ou néfastes, s’appliquent à l’ensemble de la patientèle » (De Pauw, 2017, p. 122), ou sur la violence symbolique inhérente aux actions de prévention visant à faire intérioriser à tous les patients, quelle que soit leur appartenance sociale, de nouvelles conduites sanitaires (Bloy, 2015).
4 Le point de vue et les pratiques des médecins ne seront pas ici privilégiés : dans la perspective d’une sociologie des classes et des styles de vie, nous analyserons le point de vue d’usagers définis par une appartenance commune aux classes populaires, sans qu’ils souffrent nécessairement d’une pathologie, sur leur relation aux médecins. Ils ne seront pensés ni comme des acteurs rationnels, séparés par des différences strictement individuelles et des contextes exclusivement organisationnels ou techniques, ni comme des patients discriminés par le genre et la race plus que par l’appartenance de classe, ni comme des malades démunis de toutes ressources. Dans le prolongement de recherches qui interrogent et actualisent les notions de « culture somatique » et de « compétence médicale » proposées par Luc Boltanski (1971) pour décrire un espace social où elles sont distribuées de manière très inégale, la diversité interne des groupes populaires, l’hétérogénéité de leurs styles de vie et la différenciation des dynamiques de transformation de leur condition seront prises en compte afin d’étudier des configurations dans lesquelles les patients ne sont pas totalement dominés. Cet angle d’analyse, la médecine de ville [4], occulte vraisemblablement les interactions portant atteinte à la « face » des patients traités dans le cadre d’une médecine institutionnalisée (dans des cliniques et des hôpitaux surchargés), moins dépendante des « clients » que la médecine de ville. Mais il favorise l’étude des relations ordinaires avec les médecins libéraux ainsi que la diffusion de compétences sanitaires et l’appropriation de normes corporelles au sein des classes populaires.
5 La particularité de notre travail réside en effet dans la fraction des classes populaires considérée ici et dans le matériau d’enquête mobilisé, constitué de vingt-cinq monographies de ménages réalisées dans le cadre du programme ANR « Le “populaire” aujourd’hui [5] ». Les enquêtes sur les inégalités de santé soulignent plus particulièrement les difficultés d’accès aux soins des groupes sociaux les plus précarisés. Or l’enquête vise des ménages qui se caractérisent par la relative stabilité de leur vie familiale et de leur emploi, avec ses effets en termes de couverture sociale et d’accès aux biens et services de santé (voir encadré). Couples le plus souvent bi-actifs (employées et ouvriers) et propriétaires, majoritairement titulaires de CAP et BEP, ils vivent avec leurs enfants dans un territoire plutôt périurbain ou rural.
6 S’appuyer sur des monographies de ménages nous a permis de repérer, au travers des discours des enquêtés, le type de relations que cette fraction particulière des classes populaires entretient avec les médecins et, au‑delà, avec les normes qu’ils diffusent. Le dispositif d’enquête vise en effet à saisir les transformations des styles de vie des classes populaires stables et les enquêtés sont donc interrogés sur un ensemble de pratiques (travail, éducation des enfants, loisirs, santé, alimentation, inscription dans l’espace social local et perception de la politique, trajectoires résidentielles, scolaires…). Comparé aux enquêtes centrées sur la santé, ce dispositif présente des limites mais aussi un double intérêt. Les enquêtés rencontrés décrivent de manière moins détaillée leurs « carrières » de malades et les modalités précises de leur prise en charge (Després et al., 2011) ; le dispositif, fondé sur des entretiens répétés au domicile des enquêtés, exclut l’observation des consultations médicales et la collecte de données systématiques sur les propriétés institutionnelles et sociales des médecins consultés, alors qu’il en résulte une diversité de pratiques et de modes de relation avec les patients (De Pauw, 2017). Mais deux caractéristiques du dispositif d’enquête permettent d’accéder, au‑delà des seuls rapports avec les médecins, aux représentations et aux pratiques en matière de santé, au sens qu’elles prennent lorsqu’elles sont réinscrites dans l’ensemble des conditions d’existence des familles. D’abord, les pratiques de santé sont interrogées du point de vue des différents membres d’un même ménage, alors que la plupart des enquêtes sur la santé ou sur le rapport aux médecins saisissent les individus de manière isolée et occultent ainsi les échanges entre conjoints ou entre générations (conseils, tensions, aide pour l’enclenchement d’une demande de soins, importation dans la vie privée de normes et savoir-faire acquis dans un métier hospitalier ou de garde d’enfants, etc.). Or, la famille est une unité pertinente pour comprendre ce qui se joue dans le domaine des soins et de la santé (Cresson, 1997). Ensuite, en raison du caractère transversal du questionnement, les enquêtés ont spontanément évoqué des questions relatives à la santé en abordant les thèmes du travail, de l’alimentation, de la pratique sportive ou de l’éducation des enfants. C’est donc le rapport ordinaire à la santé qui est appréhendé, ainsi que le processus de « médicalisation » du monde au sens d’une hausse des préoccupations en matière de santé (Aïach, 1998), mais aussi d’une « moralisation sanitaire de la vie quotidienne » et d’une montée de la « force interprétative » de la santé dans la rationalisation des conduites individuelles (Demailly, 2013) : le « travail sanitaire profane » assuré essentiellement par les femmes (Cresson, 1991), l’appropriation ou non des normes sanitaires touchant l’alimentation et la mise en mouvement des corps par les loisirs, les atteintes du travail et leurs effets sur la santé.
7 Au-delà d’une analyse des relations entre médecins et classes populaires, il s’agira ainsi d’apporter une contribution à l’analyse d’un processus de médicalisation dont on peut faire l’hypothèse qu’il participe de la réforme des styles de vie populaires. Les pratiques dans le domaine de la santé seront analysées en ce qu’elles peuvent être l’occasion d’une prise de conscience de différences de classes, avec pour effet un renforcement ou non de la perception de sa position, et en ce qu’elles peuvent donner lieu à des confrontations de normes et de pratiques. La plus grande fréquence des interactions entre médecins et enquêtés peut tout aussi bien les rapprocher que renforcer le sentiment de distance avec « eux », suivant que l’on considère ces interactions comme améliorant la relation par une familiarisation réciproque ou comme rappelant la différence de classe du fait du traitement différencié des classes populaires par les professionnels de santé. Les médecins étant prescripteurs de normes légitimes en matière de santé, quels processus d’appropriation de ces normes sont éventuellement à l’œuvre ? Le « nous » populaire est‑il mis en cause par le « je » renvoyant à des normes médicales portées par les « autres » du haut de l’espace social ?
8 Dans un premier temps, on s’interrogera sur l’usage « raisonnable » des biens de santé, revendiqué comme tel par les ménages rencontrés : signifie-t‑il distance ou évitement des médecins ? L’enquête soulignant plutôt une familiarité avec ces professionnels de santé, on pourra ensuite interroger le développement de compétences sanitaires susceptibles à leur tour de favoriser les relations des membres des classes populaires aux médecins, en même temps qu’elles autorisent une certaine distanciation par rapport à la médecine. Enfin, au regard des conceptions et pratiques sanitaires mises au jour par l’enquête, les ménages rencontrés se caractérisent par une « bonne volonté sanitaire » qui indique un travail de démarcation d’avec les fractions précaires et stigmatisées des classes populaires prenant pour objet le corps, mais aussi d’avec l’héritage des générations passées.
Une distance sociale acceptée avec les médecins
9 Si les ménages des classes populaires stables se distinguent à la fois des groupes les plus précaires et des classes moyennes et supérieures s’agissant du recours aux médecins (voir encadré), comment se situent‑ils par rapport à ces médecins que leurs caractéristiques sociales éloignent objectivement des classes populaires (Breuil-Genier & Sicart, 2006 ; Barlet & Marbot, 2016) ?
Des contacts limités aux consultations
11 Pour les enquêtés, les médecins se rangent sans ambiguïté dans un groupe social qui n’est pas le leur et exercent l’une des professions citées pour signifier l’ambition et la réussite sociale, tels qu’ils étaient déjà perçus dans les années 1950-1970 (Leblanc, 2014). Nadège Lancel, vendeuse puis aide ménagère âgée de 39 ans, au foyer, en parle ainsi pour montrer a contrario, et avec humour, que son mari Patrick, chauffeur de poids lourds, en est bien loin : « Mon mari non, il se la coule douce ! Je pense pas que demain il va décider d’être médecin ou avocat ! » Interrogé sur le discours de ses parents à propos de la réussite à l’école quand il était plus jeune, Nicolas, le fils de Daniel et Françoise Cordier (ancien ouvrier devenu cadre par promotion et ouvrière au chômage, tous deux proches de la retraite), se réfère aussi au métier de médecin comme inaccessible, par rapport à celui d’infirmière qu’exerce d’ailleurs sa sœur (il est lui-même surveillant de prison) : « Faire du mieux qu’on peut… Mais pas pousser à fond. […] Fallait pas faire un métier trop “au-dessus” de ce qu’on pouvait faire. […] Infirmière, c’était bien, mais on aurait voulu faire médecin… pas avec les notes que j’avais. Fallait être réaliste par rapport à ce que l’école disait. »
12 Ces discours ne s’appuient pas sur une connaissance précise de la position sociale des médecins : aucun membre de la famille de nos enquêtés n’exerce cette profession et les médecins ne font pas partie de leur sociabilité ordinaire, en dehors de quelques cas. Valentin Dufour, conducteur-livreur de 27 ans, en couple avec une ouvrière au chômage, rencontre, du fait de sa pratique du tennis, un orthodontiste, des enseignants et un proviseur de collège. Il les découvre chez eux, dans leurs « baraques » immenses, comme « marrants » et capables de « picoler » au cours de fêtes associatives. Lui-même originaire d’une famille dont les membres occupent des positions sociales très contrastées, avec des scolarités interrompues, il assimile ces membres des classes supérieures à des dominants « simples ». Myriam Sanatanazefi, femme de ménage à temps partiel de 36 ans, mariée avec un chauffeur de poids lourds, évoque en des termes proches un chirurgien qu’elle côtoie, parmi d’autres « gens haut placés », à travers l’association de parents de l’école de ses enfants. Cette fréquentation d’un médecin en dehors du cadre professionnel la conduit à connaître un peu de son mode de vie quotidien lorsqu’il invite chez lui les parents de l’association pour une fête de fin d’année. Myriam s’étonne de la facilité de ce contact, montrant ici qu’elle le juge peu ordinaire : « Dans la classe à Sylvain, j’ai un chirurgien, c’est un papa et il me parle et il me fait “Salut, ça va”, enfin c’est nickel quoi. David franchement, il est… Mais il est simple quoi. Il te regarde pas… Pourtant, il est très grand hein, il pourrait te regarder de haut mais pas du tout. » Cependant, au moment d’acheter un cadeau pour le remercier de son invitation, elle éprouve un sentiment d’illégitimité sociale qui l’incite à solliciter un autre parent ; le vase coûteux que celui‑ci choisit lui confirme qu’elle n’a « pas les mêmes goûts [de luxe] qu’eux », ne fréquente pas les mêmes magasins et ne dispose pas des mêmes revenus.
13 Le service professionnel est pour tous les autres enquêtés le principal mode de contact direct avec le groupe des médecins et plus spécifiquement avec un médecin. Interrogés sur le sujet, les enquêtés emploient en effet le terme au singulier – « le », « mon » ou « notre » médecin – pour désigner un médecin généraliste, montrant qu’ils l’identifient comme unique référent en matière de soin. Ce qui confirme la valorisation, qui a plus largement cours dans les classes populaires, du « médecin de famille » avec lequel se nouent des relations durables (Fernandez, 2000).
Un recours « raisonnable » aux médecins
14 Le contact ne semble pas pour autant recherché. Les ménages enquêtés rendent tous compte des consultations sur le mode du « besoin », de la nécessité qui s’impose à eux du fait de leur état de santé. Cet argument est cependant employé pour des rythmes de consultation très différents. Certains ménages se présentent comme ne consultant quasiment jamais leur médecin, comme Denis (agent technique en lycée professionnel âgé de 39 ans) et Barbara Marronnier (36 ans, agent comptable à la Sécurité sociale en congé parental) : « Non, on n’est pas très médecin à vrai dire, non. Maintenant, s’il faut y aller, on y va, mais… […] Bah, on n’est pas très malades en fait. » Barbara décrit son conjoint Denis comme n’allant « jamais » chez le médecin. Cela vaut aussi pour les enfants « rarement malades », comme Barbara le dit à propos de son fils : « Mathias, on attend qu’il soit à l’agonie et on l’emmène [rires]. Non mais c’est vrai généralement les mômes, enfin nous, Mathias à 40 de fièvre il est encore debout ! » On pourrait penser que ce discours du recours à la médecine en cas de « besoin » impérieux s’explique par une tendance à « ne pas s’écouter » prêtée aux classes populaires par différents travaux : la perception des sensations morbides, inégalement acérée entre classes sociales, conduirait les individus à ressentir inégalement le « besoin médical » et, donc, à fréquenter le médecin à des rythmes différents suivant leur « culture somatique » propre, entendue comme un système de règles déterminant leurs conduites physiques (Boltanski, 1971, p. 217-222) [6]. Pour autant, ce discours de modération, dans le cas des Marronnier comme dans d’autres, ne conduit pas à un réel évitement des médecins. Le discours du besoin s’articule à une fréquentation des médecins parfois même intense pour les enquêtés touchés par des maladies chroniques. Laurent Douillard (37 ans, régleur de machines, en couple avec un employé de pompes funèbres) explique que sa maladie, une algie vasculaire de la face, est douloureuse et suffisamment invalidante pour l’empêcher régulièrement d’exercer son métier. Elle le contraint à prendre des traitements médicamenteux et à des piqûres ou à des prises d’oxygène en phase aiguë. Il a même tenté récemment une opération. Le suivi de son état et le renouvellement de ses traitements le conduisent tous les trois mois chez le neurologue et chez le neurochirurgien, ainsi que de temps en temps chez le généraliste. Il précise pourtant qu’il « évite » d’aller chez le médecin « pour rien » en rappelant ses pratiques d’« avant » : il pouvait « aller bosser avec une grippe ou un truc comme ça. Fallait vraiment que j’aie très mal pour aller voir [le médecin] ». S’observe ainsi une certaine résistance aux symptômes, qui ne s’accompagne cependant pas d’un évitement de tout contact avec le médecin ou la médecine. Les enquêtés valorisent plutôt un usage que l’on peut qualifier de « raisonnable ».
15 Cet usage raisonnable des services de santé s’inscrit dans une posture de dénonciation des « abus », des « assistés » et des « cas sociaux », que l’on peut associer à la « morale de l’activité » mise au jour par Séverine Misset et Yasmine Siblot à propos des engagements bénévoles des enquêtés [7]. Cette morale alimente la conscience sociale triangulaire des enquêtés (Collovald & Schwartz, 2006), c’est‑à-dire leur sentiment d’être pris en étau entre le « eux » des plus pauvres, qui « ne travaillent pas » et monopolisent à leur profit les soutiens de l’État social, et le « ils » des dominants [8]. Elle est ici directement exprimée par Jean Audouin (55 ans, convoyeur de bus et de poids lourds, marié avec une assistante familiale), acerbe dans sa dénonciation du « social », qui mentionne ainsi un rendez-vous avec le médecin généraliste auquel il s’est rendu sans aller jusqu’à la consultation : « J’arrive là-bas, je vois le bordel que c’est. Je me dis… bon, finalement, j’ai pas si mal. Je me casse. Les gens y vont pour tout, une grippe, un petit truc, c’est remboursé à 100 %… Faut pas déconner, c’est trop simple ! » Par un discours de modération, les enquêtés cherchent donc à se distinguer d’abus prêtés aux fractions précaires des classes populaires et ils se différencient, par leurs pratiques, d’autres « familles populaires […] pour qui “surconsulter” participe de l’adoption des normes définies par les classes moyennes et est une marque d’entrée dans la modernité » (Peneff, 2005, p. 105). Les enquêtés prennent ainsi la peine de justifier leur usage régulier des biens et services de santé dans une logique de démarcation d’avec les plus dominés qu’ils perçoivent comme « surconsommant » et/ou « se laissant aller » et auxquels ils s’opposent en se définissant comme « travailleurs ».
16 On peut cependant se demander si cet usage raisonnable ne renvoie pas dans le même temps à un certain scepticisme face au système de soins et aux médecins prêté aux classes populaires dans des travaux classiques (Rosenblatt & Suchmann, 1971 [1964]), même si, dans les enquêtes quantitatives récentes, les ouvriers et les employés ne se distinguent que très légèrement des catégories supérieures par une moindre satisfaction quant à la qualité des soins offerts par les médecins, les plus insatisfaites de cette qualité comme de leur accès aux soins étant les personnes en difficulté financière ou en mauvaise santé (Castell & Dennevault, 2017).
Des dominants « simples »
17 Dans les entretiens, le rejet explicite des médecins ou la condamnation de leur conduite sont rares, sinon dans quelques cas où sont rapportées des relations de domination trop visibles. Sans nier l’effet positif du traitement qui lui a permis de retrouver le sommeil et l’appétit, Laurent Douillard a ressenti un certain mépris de la part d’une psychiatre consultée suite à une dépression : elle lui a « donné des médocs » et « s’en fout[ait] un peu de ce [qu’il] racont[ait] ». Claudine Fournier a été elle aussi hospitalisée pour une dépression. Coiffeuse puis caissière dans un magasin de bricolage, âgée de 48 ans, divorcée deux fois et en couple avec un coiffeur à son compte, elle est mère de cinq enfants, dont un fils de 20 ans placé un temps dans un foyer puis suivi à domicile par des éducateurs spécialisés. Très sensible à toute forme de « rabaissement », tant au travail avec ses supérieurs hiérarchiques que face au juge des enfants, elle tient un discours explicitement critique qui vise les médecins en général. Elle dénonce des professionnels expédiant les consultations et plus intéressés par l’argent que par la « santé des gens ». De ce point de vue, elle les classe parmi ces « autres » condamnés moralement tels que les responsables politiques [9]. Elle semble également éprouver un sentiment d’infériorité vis‑à-vis d’eux, qu’elle attribue à leurs origines sociales différentes et qui l’amène à limiter les contacts avec eux. Cette hostilité s’explique à ses yeux par des interactions pénibles vécues récemment, par opposition à son expérience avec son ancien médecin généraliste, aujourd’hui en retraite, avec lequel elle ne se sentait pas inférieure : issu, selon elle, d’un milieu populaire, il pouvait lui poser des questions sur sa vie privée (notamment sur les tensions avec son fils) ou lui faire des remarques sur sa prise de poids sans qu’elle le trouve désobligeant. Mais même dans ce cas, minoritaire parmi nos enquêtés qui parlent généralement de manière plus neutre de leurs médecins, les propos n’ont rien de la violence ressentie par les migrants face à certains médecins ou dans certaines institutions de santé (Cognet et al., 2012). Aux enquêtés sont épargnés, au moins en face à face lors des consultations en ville, les propos brutaux, accusateurs et dégradants que certains médecins tiennent sur les patients face aux sociologues, pour rendre compte d’interactions avec des malades qu’ils jugent « incapables » ou refusant de s’inscrire dans les comportements de santé attendus d’eux (Bloy, 2015).
18 Par leurs rencontres successives avec des médecins différents, certains enquêtés ont pu prendre conscience de la diversité du corps médical, même parmi les généralistes dont les pratiques professionnelles différenciées ont été mises en lumière (Bloy & Schweyer, 2010). Certains ménages ne voient qu’un seul médecin, le même sur plusieurs générations, sur le modèle du médecin de famille. D’autres, ayant connu plusieurs médecins au cours de leurs trajectoires, ont fait l’expérience d’une distance avec certains professionnels et apprécient dès lors la proximité avec d’autres. Le rejet de la pénibilité morale induite par une distance sociale trop marquée se repère dans la valorisation inverse des qualités relationnelles d’autres médecins soulignées pour leur caractère exceptionnel. Ainsi, Nadège Lancel qui répond à la question : « T’as un médecin ? » s’exclame : « Oui ! Charmant ! » Puis elle précise : « C’est un amour de médecin ! […] Non franchement il est super ! Il est à l’écoute de ses patients, il rigole… » et s’interroge finalement : « C’est à se demander si c’est un médecin ! », tant ses qualités lui paraissent contradictoires avec son statut de médecin, de profession libérale et d’homme. La plupart des monographies convergent pour dessiner une image assez positive du médecin, « simple » pour Max Torelli (ouvrier dans l’automobile, âgé de 51 ans, marié avec une employée de grande surface) ou « sympa » pour Valentin Dufour, qui « aime bien [son] médecin ». Cécile Pilier, coiffeuse salariée de 30 ans, en couple avec un agent de sécurité, apprécie que la doctoresse de son fils l’« écoute » : celle‑ci prend au sérieux ce que l’enquêtée lui rapporte en consultation et ne s’en tient pas à ses seules observations cliniques. Elle est appréciée aussi parce qu’elle est une « maman d’enfants, donc elle a l’expérience ». Quand bien même les rapports avec tel ou tel médecin sont perçus comme désagréables, la liberté de choix du médecin par le patient proposée en France et la diversité des médecins, dans les zones où leur présence est suffisamment dense, permettent de fuir les médecins trop hautains : les classes populaires stables ne sont pas privées de cette forme de pouvoir du « client » sur le médecin libéral qu’avait mise au jour Eliot Freidson (1984 [1970]). Les propriétés résidentielles des enquêtés, importantes pour comprendre leurs engagements bénévoles [10], les dotent peut-être enfin d’une certaine assurance : ils détiennent pour certains un capital d’autochtonie et par-là, parfois, un pouvoir sur la fabrication des réputations des professions libérales qu’ils côtoient et/ou observent dans l’espace social local.
19 La domination médicale est peut-être ainsi moins ressentie par les enquêtés que par des patients appartenant aux classes moyennes dotées en capital culturel, portés à attendre des médecins des explications détaillées et une attention privilégiée, heurtés s’ils ne les obtiennent pas et s’ils se sentent ainsi renvoyés à leur statut de profanes, leur condition sociale de petits-bourgeois et/ou leur condition de femmes méprisées par des médecins perçus comme arrogants et misogynes. Par réalisme ou par nécessité, nos enquêtés se placent moins dans cette situation où ils pourraient être amenés à « en rabattre ».
Des processus de familiarisation avec la médecine
20 Certains enquêtés font plus régulièrement appel aux médecins en raison de maladies chroniques ou d’une assignation genrée au soin d’autrui. Développent‑ils à travers ces contacts répétés une compétence à interagir avec les médecins, fondée sur l’accumulation de connaissances et une certaine maîtrise des interactions avec ces membres des classes supérieures ? Comme plusieurs travaux l’ont montré, des compétences médicales « profanes » – qui ne sont pas des « versions plus ou moins appauvries » des savoirs médicaux et obéissent à d’autres logiques que celles des médecins (Béliard & Eideliman, 2014, p. 514) – se développent dans l’expérience de la maladie et l’activation de grilles de lecture pour l’expliquer et en contenir les effets dans l’existence quotidienne, même au sein des classes populaires.
Une « compétence médicale » alimentée par la pratique
21 Parmi les enquêtés, les malades chroniques se distinguent par une familiarité plus poussée avec les médecins et les savoirs médicaux. Ils tiennent cependant des discours très variés, allant de la critique radicale à l’expression d’une reconnaissance envers les médecins, parfois chez un même enquêté. L’intensité de leurs relations avec les médecins leur a permis, d’une part, de faire l’expérience de la diversité du corps médical et de rapporter ainsi des interactions négatives comme positives au cours des entretiens. D’autre part, elle leur a permis de développer une « compétence médicale » (Boltanski, 1971, p. 212-216) que leur appartenance aux classes populaires ne semble pas avoir limitée. L’observation de consultations médicales mettait en évidence, pour les générations passées, l’attitude différenciée du médecin suivant la proximité de classe qu’il avait avec ses clients et la manière dont cette attitude était déterminante pour entretenir l’« aptitude à entendre, identifier et exprimer les messages corporels, […] à les verbaliser » chez les classes moyennes et supérieures [11], ou au contraire pour la contenir à un faible niveau pour les classes populaires, auxquelles elle était déniée. Or, les membres des classes populaires d’aujourd’hui en semblent moins démunis, en particulier ceux qui souffrent de maladies chroniques et reprennent à leur compte des catégories médicales précises, comme le fait Alain Rigaux, chauffeur d’autocars de tourisme âgé de 49 ans, marié avec une femme au foyer, à propos de l’hypertension artérielle dont il souffre et du « nœud de Tawara » qui en est à l’origine. La maîtrise de cette maladie et les caractéristiques mêmes de son métier (contrôle régulier de la médecine du travail, consommation d’alcool et de café proscrite pour prévenir toute « hypersensibilité des nerfs »), mais aussi la surveillance médicale dont sa femme fait l’objet en raison d’antécédents de cancer dans sa famille, sont autant de facteurs favorisant l’acquisition d’une compétence en santé et au‑delà une sorte d’auto-contrôle du style de vie.
22 Les voies d’accès à l’information médicale sont diverses aujourd’hui, le médecin n’en détenant plus le monopole. Les malades se documentent et peuvent devenir « spécialistes » de leur pathologie, y compris pour aider d’autres malades, comme le fait Philippe Chapalain. Ouvrier qualifié âgé de 50 ans, marié avec une aide-soignante, il souffre de troubles obsessionnels compulsifs (TOC) et échange informations, expériences et conseils avec d’autres malades sur le forum internet de son association. À la télévision ou sur Internet, les questions de santé occupent désormais une place importante et les classes populaires n’en sont pas exclues (Pasquier, 2018). Ce maniement du vocabulaire médical ne se fait pourtant pas toujours sans difficulté, comme le relève Séverine Misset à propos de Philippe qui, pourtant très investi dans sa maladie, peine à expliquer l’addiction aux psychotropes et à décrire l’effet de la sérotonine. La conversion de son regard par l’expérience de la maladie et de son traitement apparaît plus sûrement dans son discours : « On dit “Ouais les psys… machin, c’est des conneries” […]. Après on réfléchit quand même quand on a un problème. On voit les choses différemment. […] Après je me suis dit, un être humain a le droit… de pas être bien. » De fait, la familiarité avec la médecine se manifeste également dans la reconnaissance de son pouvoir, particulièrement marquée chez ces malades dont la vie a été « changée ». Philippe Chapalain évoque sa prise en charge par des psychiatres comme un tournant biographique : « J’ai eu deux vies en fait. J’ai eu une vie avant, une vie maintenant. » Le diagnostic de TOC et la thérapie comportementale qui s’en est suivie ont, à ses yeux, mis fin aux « problèmes » de sa vie d’« avant », grâce aux médecins « extraordinaires […] qui [l’]ont aidé ».
23 Aux côtés des malades chroniques, les femmes se distinguent dans tous les ménages, comme dans d’autres groupes sociaux, par leur contact privilégié avec les médecins. Elles consultent davantage que les hommes (Aliaga, 2002) et leur plus grande attention à la santé est bien connue, en raison de leur plus forte exposition aux institutions de santé par le processus historique de médicalisation de la maternité et de la petite enfance (Rollet & Morel, 2000). La division du travail familial autour de l’enfant et autour de la prise en charge de la santé (Cresson & Mebtoul, 2010) fait en outre des femmes les accompagnatrices privilégiées des enfants chez le médecin. Plus spécifique à nos enquêtées, l’accompagnement des enfants se double de celui de leurs parents âgés et peu mobiles pour pallier leurs difficultés à se rendre chez certains spécialistes ou dans des centres d’examens médicaux éloignés. Celles qui exercent des métiers peu qualifiés de la petite enfance, qui se caractérisent par un contact direct et continu avec les enfants (Cresson, 1998) (assistantes familiales, assistantes maternelles, salariées peu diplômées des crèches, ATSEM [12]), côtoient en outre des médecins intervenant sur le lieu de travail ou accompagnent d’autres enfants que les leurs chez le médecin.
24 Si l’on a pu observer une certaine remise en cause des rôles sexués dans leur couple parmi les enquêtées (Amossé & Cartier, 2018), celle‑ci ne concerne pas la division du travail de santé. Quelques couples se distinguent en consultant ensemble pour leur jeune enfant, comme Valentin Dufour et Læticia Kergal qui accompagnent leur fille chez le pédiatre. Valentin s’y rend même occasionnellement seul mais on comprend, au commentaire que fait Læticia de ces visites, qu’elle ne lui accorde pas toute confiance lorsqu’elle est absente, parce qu’« il ne sait pas retranscrire mot à mot » ce qu’a dit le médecin, et « ça l’énerve ». Elle accepte volontiers sa présence à ses côtés tout en revendiquant une exclusivité de la relation au médecin par laquelle elle affirme, en même temps, une compétence spécifique et une crainte d’avoir perdu une occasion de l’accroître. Certaines des femmes rencontrées tirent des bénéfices symboliques de cette relation. On l’a vu avec Nadège Lancel citée plus haut à propos de son « amour de médecin », elles parlent en effet avec reconnaissance ou même admiration des hommes médecins qu’elles côtoient régulièrement pour elles ou pour leurs enfants : cumulant tous les attributs des classes supérieures, ils sont décrits, surtout lorsqu’ils travaillent à euphémiser la distance sociale qui en découle, comme protecteurs ou avec cette espèce d’attirance platonique distanciée que l’on retrouve chez certaines conjointes de petits et moyens agriculteurs, étudiées par Christophe Giraud (2004, p. 78), qui reçoivent en chambres d’hôtes des membres des classes moyennes et supérieures urbaines. Mais ce registre ne s’apparente pas à la « déférence » que lisait R. Hoggart (1970, p. 210) dans le comportement des femmes des classes populaires anglaises envers les « autres ». Au moins en France, on l’a souligné, les interactions avec les médecins appartiennent au stock d’expériences sociales des femmes de tous milieux sociaux, à la fois pour leurs enfants, pour leurs parents âgés et pour elles-mêmes, et elles s’accompagnent généralement du pouvoir de choisir son médecin. Cette compétence interactionnelle est renforcée par la fin de la « parenthèse historique de la femme au foyer » (Maruani & Meron, 2012), les trajectoires professionnelles continues et l’exercice de certains métiers de service et/ou de soin peu qualifiés, principalement occupés par des femmes de classes populaires [13], favorisant le recul de cette « déférence ».
25 En raison de cette relation répétée et parfois exclusive, les femmes enquêtées se distinguent par des savoir-faire et des compétences en matière de santé [14] qu’elles évaluent elles-mêmes comme assez étendus. Pour Véronique Delage, 39 ans, mère de deux enfants et assistante maternelle, les enfants qu’elle garde étant souvent malades, « on apprend le diagnostic ». Elle conseille aux parents une série de médicaments classiques, comme de l’Ultra Levure en cas de diarrhée ; elle leur propose des diagnostics du type : « Je ne suis pas médecin, mais je pense qu’il a une mycose, faudrait quand même vérifier. » Plus largement, on l’a suggéré plus haut, les femmes qui s’occupent d’enfants, les leurs ou ceux des autres, ont l’occasion d’observer de nombreux cas de pathologies et de rencontrer des professionnels de santé. Elles développent un ensemble de savoirs et une sensibilité particulière à la santé et au bien-être, qu’elles renforcent par différents moyens : lectures, émissions de télévision, sites internet… Ces compétences sont susceptibles de les rendre moins distantes à l’égard des discours médicaux, c’est‑à-dire tout à la fois moins rétives à se percevoir comme malades, moins réticentes à se tourner vers la médecine en cas de problème et susceptibles d’en maîtriser mieux les recommandations. Elles se distinguent ainsi de la génération des classes populaires de leurs mères observées dans les années 1960-1970, certainement tout autant investies dans le travail domestique de santé, mais moins familières des médecins, soumises à des interactions ne permettant pas de développer ces compétences avec la même assurance (Boltanski, 1971).
Se distancier de la médecine et des médecins ?
26 Le renforcement de compétences médicales profanes va‑t‑il jusqu’à autoriser la critique et ouvrir d’autres voies de recours en cas de problèmes de santé ? Si les enquêtés ne rejettent jamais totalement la médecine, ils manifestent cependant différentes formes de distanciation à son égard. La distanciation est d’abord perceptible quand les médecins s’avèrent impuissants face à des problèmes de santé qui ne sont pas nécessairement graves, mais qui pèsent sur la vie quotidienne, comme l’eczéma ou les maux de tête et de dos récurrents. S’agissant des problèmes d’eczéma de sa fille aînée, Régine Leblanc critique le coût (« on les a enrichis, les médecins »), l’inefficacité et l’inadaptation des remèdes proposés à une « adolescente en rébellion ». Assistante maternelle âgée de 46 ans, mariée avec un conducteur de bus, elle a acquis par son expérience professionnelle une familiarité avec la médecine qui l’a amenée à refuser l’application des crèmes que les médecins continuaient à prescrire : « On mettait tout à la poubelle quand c’était périmé au bout de 2 ou 3 ans, ça coûtait très cher pour rien. » Ensuite, certains enquêtés semblent percevoir les médecins comme méconnaissant ou minimisant les bouleversements que les actes médicaux prescrits pourraient entraîner dans leur vie quotidienne : ils peuvent alors différer ou renoncer à des opérations conseillées par des chirurgiens, comme celle du canal carpien censée soulager des tendinites récurrentes liées aux conditions de travail, avec la hantise de mouvements plus douloureux et plus limités après l’intervention chirurgicale. Les recommandations sont d’autant moins suivies qu’elles émanent de spécialistes avec lesquels les relations sont ponctuelles et que les enquêtés placent clairement au-dessus des médecins généralistes dans l’espace social et médical.
27 Enfin, cette distanciation s’accompagne dans certains cas d’un discours assez critique envers la dépendance des médecins à l’égard des laboratoires pharmaceutiques. La critique ne vise pas la médecine comme science mais bien les médecins pour leur collusion supposée avec des intérêts industriels et financiers. Les médecins s’inscrivent alors dans un « eux » où ils côtoient les laboratoires pharmaceutiques comme les industries agroalimentaires, la grande distribution et la restauration rapide. Cette condamnation d’un « ils » relativement opaque renvoie à une méfiance envers les « gros » (industriels de l’agroalimentaire ou des laboratoires pharmaceutiques) et ce qu’ils produisent en grande série, aliments et médicaments auxquels sont préférés des produits « naturels » et des médecines « artisanales » et « traditionnelles » revisitées, qui sont parfois recherchés sur des forums internet consacrés à la santé. Régine Leblanc explique par exemple que l’une des dimensions qu’elle apprécie dans son métier d’assistante maternelle, dont elle déplore la faible valeur sociale, réside dans la surveillance de la santé des enfants qui l’amène à rechercher des informations médicales sur Internet. Très investie dans des pratiques d’économie et de récupération, elle revient plusieurs fois sur les « gadgets » et le « gaspillage » qu’elle s’efforce de combattre à travers des conseils pris et donnés sur des forums de consommateurs. Santé, consommation, environnement et maîtrise du budget sont articulés dans une vision du monde où s’affirment un certain sens de l’intérêt général et une perception morale des rapports de domination. Les dominants sont certes peu identifiés – « on se fait arnaquer », dit‑elle en s’appuyant sur les émissions télévisées consacrées à la consommation qu’elle aime regarder – mais dénoncés fortement comme imposant leurs intérêts et mettant en danger l’avenir, à travers la menace qu’ils font peser sur l’environnement et la santé. Ces thèmes qui lui sont chers signalent une convergence entre son ethos et des « causes » contemporaines comme la santé publique et la préservation de l’environnement. En d’autres termes, on observe ainsi la réaffirmation, mais sous une forme renouvelée, de cette morale de classe mise en lumière par R. Hoggart : « Ils finissent toujours par vous avoir » (Hoggart, 1970, p. 118-119). Dans la critique d’une partie de la médecine « dévoyée », on retrouve chez certains enquêtés ce sentiment d’être du mauvais côté des rapports de force sociaux.
28 De tels discours peuvent s’accompagner de pratiques alternatives. Des homéopathes, ostéopathes, acupuncteurs, étiopathes, magnétiseurs, hypnotiseurs, rebouteux… sont consultés, en dépit du coût qui reste à charge pour les enquêtés – les ostéopathes étant de loin les plus cités dans les entretiens. Cependant, le caractère critique de ces pratiques et de ces discours doit être relativisé. Tout d’abord, certaines pratiques sont suivies avec l’assentiment du médecin, voire sur son conseil, quand elles ne sont pas le fait de médecins ou de kinésithérapeutes, comme l’homéopathie, l’acupuncture ou l’ostéopathie. Ensuite, le processus concret de recours à des médecines alternatives est davantage raconté sur le mode de l’opportunité fortuite ou de l’évidence que de la théorisation critique. Enfin, la méfiance et les critiques portent en fait davantage sur les traitements et prescriptions que sur l’activité médicale elle-même ou l’attitude du médecin généraliste habituel. Elles renvoient à une diversification des interlocuteurs de santé pour ces classes populaires pouvant accéder à des services variés, y compris lorsqu’elles doivent en supporter le coût. Ce recours à une pluralité de praticiens s’appuie à la fois sur des compétences en santé, issues de sources diversifiées [15], et sur une certaine assurance à en faire usage.
29 Les enquêtés se distinguent ainsi là encore de deux formes d’hostilité aux médecins : celle que l’on peut observer, dans certaines situations, au sein des fractions les plus précaires des classes populaires, qui utilisent peu leurs droits sociaux, limitent le recours aux soins et saisissent dans l’urgence les institutions de santé (Peneff, 2000) ; celle d’une fraction des classes moyennes engagée dans des luttes pour la « reconquête » du corps contre la médecine (accouchement à domicile, allaitement maternel, homéopathie et médecines « douces », refus des vaccinations obligatoires…) [16]. Les ménages rencontrés se montrent même plutôt confiants dans le rôle que peut jouer le médecin face aux maux liés au travail qu’ils sont nombreux à rapporter. Au médecin est en effet parfois attribué un rôle de soutien face aux atteintes du travail et à l’érosion des modes collectifs de défense (précarisation de l’emploi et chômage, concurrence accrue entre salariés, croissance des emplois où les collectifs de travail et les syndicats sont peu présents, comme dans les services directs aux particuliers). La modération affichée par les enquêtés quant au recours aux arrêts de travail incite à ne pas suivre Jean Peneff (2005) pour qui les travailleurs profiteraient aujourd’hui de la « distribution » d’arrêts de travail par mise en concurrence des médecins. Mais on peut noter avec lui une certaine « disparition de la réticence ouvrière face au médecin “bourgeois” », celui‑ci étant en mesure d’offrir – ou pas – des protections individuelles face à la dégradation des conditions de travail et plus généralement de la condition salariée subalterne, tant des hommes ouvriers que des femmes employées.
Une « bonne volonté sanitaire » ?
30 La perception du médecin tient aussi à la manière dont les patients reçoivent ses conseils en matière de santé : les généralistes sont tout particulièrement enjoints de participer à la prévention (Bloy, 2014). Dans ce domaine, les « règles hygiéno-diététiques » sont particulièrement intéressantes à analyser en ce qu’elles supposent, pour le patient, une « transformation de soi et une remise en cause de [son] mode de vie » : l’incursion du médecin, en-dehors de la demande du patient, est de ce fait « moralement délicate » (idem, p. 11). Mais une définition extensive de la santé s’observe chez les enquêtés, associée à une forte attention à celle‑ci, et elle oriente leurs discours à propos notamment de l’alimentation, des activités sportives ou de l’éducation des enfants. Si les pratiques restent très diverses, cela laisse penser à une certaine proximité avec les normes sanitaires dominantes – elles-mêmes diverses – que les médecins contribuent à diffuser, normes qui n’imposent cependant pas nécessairement le « je » de l’homo medicus ou du patient producteur de conduites de santé en conformité totale avec les prescriptions médicales.
De la santé au bien-être
31 L’extension de la définition de la santé se perçoit d’abord dans les demandes adressées au médecin lui-même. S’il est le plus souvent attendu pour un service médical de réponse à une pathologie aiguë, les enquêtés se tournent vers lui pour d’autres requêtes. Les questions psychologiques constituent un bon exemple de l’extension de la définition de la santé traitée par le médecin généraliste. La mise en avant des qualités relationnelles du médecin évoquée plus haut s’appuie aussi sur une mise à l’épreuve de sa capacité à entendre, voire à résoudre, des problèmes qui se posent aux enquêtés et pour lesquels ils recherchent une aide professionnelle. La dimension psychologique n’est donc pas absente de la consultation médicale au sens strict et les discours positifs autour de l’« écoute » du médecin renvoient parfois à des échanges concernant des problèmes familiaux, comme la vie de couple ou l’éducation des enfants. Que le médecin de famille se fasse « médecin des âmes » n’est certes pas nouveau (Muel-Dreyfus, 1984). Cependant, la réceptivité des classes populaires à une définition de la santé incluant la dimension psychologique confirme la « psychologisation » de leurs univers culturels (Schwartz, 2011) en même temps que leur médicalisation.
32 Des enquêtés semblent même se détourner de la médecine en préférant recourir à des professionnels spécialisés en psychologie, par exemple à propos du travail (les situations de « stress » ou de « harcèlement »), de la scolarité des enfants (leurs comportements et résultats jugés inquiétants par les enseignants), des relations de couple ou encore des situations de travail des enfants. Cependant, loin d’une concurrence, il s’agit plutôt d’une division du travail acceptée, voire conseillée par les médecins eux-mêmes. En se superposant à la médecine, la psychologie et le psychologue semblent délivrer le médecin de trop d’attentes dans le domaine de la santé ainsi étendu. En outre, ces thérapies participent de l’entretien d’une compétence à parler de soi, à exposer son intimité, à percevoir son expérience en termes de symptômes, bref concourent vraisemblablement au développement de compétences qui peuvent faciliter les interactions avec les médecins – et avec les sociologues [17].
33 L’élargissement du périmètre des « problèmes » de santé et des réponses qui y sont apportées apparaît comme inscrit dans un processus plus large de médicalisation par lequel « prendre soin de soi » devient une injonction, y compris pour les classes populaires et tout particulièrement pour cette fraction relativement stable. Identifier cette injonction suppose de prendre en compte, comme le permet l’approche par monographies de ménages, un ensemble de pratiques liées à l’apparence, à l’alimentation, aux loisirs. Au-delà des contacts avec les médecins, la médecine et ses références sont présentes dans les normes d’hygiène, de diététique et de santé qui encadrent l’existence ordinaire. On le sait, le marketing de l’industrie cosmétique et pharmaceutique contribue à cette médicalisation du monde avec des slogans tels que « Prends soin de toi [18] ». Cette injonction vise tout particulièrement les femmes, en charge de la santé familiale, et renouvelle leur assignation à cette tâche, y compris par la promotion d’une automédication censée les aider à « tenir » physiquement et psychologiquement. Les femmes des classes populaires rencontrées sont donc elles aussi en première ligne pour « prendre soin d’elles » et diffuser les « bonnes pratiques » de santé dans le ménage. Cette injonction les touche d’autant plus qu’elle rencontre des normes corporelles genrées. La question du poids apparaît dès lors comme une bonne entrée pour interroger la confrontation de normes entre les médecins et les femmes des classes populaires, d’autant que nombre de femmes interrogées considèrent leur poids comme excessif et cherchent à en perdre.
34 Des travaux plus approfondis ont montré comment une partie des classes populaires, surtout du côté des femmes, s’approprient des rapports au corps initialement apparus dans les classes dominantes, comme la surveillance du poids et de l’alimentation (Lhuissier & Régnier, 2005 ; Moreno Pestaña, 2015), et comment cette nouvelle légitimité du soin de soi tend à imposer des pratiques qui auraient été « condamnées du point de vue de l’ancien modèle » culturel associé aux classes populaires – le fait de « trop se regarder » par exemple (Martin-Criado, 2015). Certains médecins évitent ou contournent ces questions précisément parce qu’ils les jugent culturelles ou sociales. La plupart catégorisent leurs patients en fonction de leur capacité à coopérer (Lang, 2008) et, plus largement, les médecins généralistes modulent fortement la directivité de leurs consignes en matière de prévention (Bloy, 2014, p. 18). À travers les propos des ménages rencontrés, on devine que les médecins sont de fait inégalement engagés dans ce travail de « réforme des conduites de la vie ».
35 Chez certains de nos enquêtés, la minceur est plutôt valorisée et l’affichage d’un souci pour l’apparence – au‑delà de la seule question du poids – n’est pas condamné. Mais le diagnostic de « surpoids » ou « surcharge pondérale » et ses conséquences en matière de santé sont parfois suggérés, voire imposés, par les médecins. Claudine Fournier, âgée de 48 ans et en couple avec un artisan coiffeur, attribue sa prise de poids depuis quelques années à sa « pré-ménopause » et à une moindre activité physique. Elle n’en fait pas un problème quant à ses conséquences pour sa santé mais plutôt pour son apparence physique, à laquelle elle accorde cependant moins d’importance depuis qu’elle n’est plus coiffeuse et occupe un emploi de caissière dans une grande surface de bricolage. Appréhendant cette prise de poids comme un problème médical, son médecin lui a recommandé de suivre un régime. Pour d’autres enquêtées, le médecin semble être resté en retrait et elles comptent sur d’autres régulations ou soutiens pour mincir. Chez Nadège Lancel, âgée de 39 ans, mère au foyer après avoir été vendeuse puis aide ménagère, le nombre de kilos qu’elle a pris ou perdus revient souvent dans les discussions informelles avec l’enquêtrice, Maulde Urbain-Mathis, qui suit des cours de zumba [19] avec elle. Associant sa prise de poids à des conflits amicaux et familiaux, elle compte sur cette activité physique en même temps que sur un régime alimentaire Weight Watchers [20] plutôt que sur une assistance médicale.
36 À côté des normes esthétiques auxquelles sont plus exposées les femmes, la valorisation d’une certaine minceur donne également à voir une morale sociale ou un ethos déjà à l’œuvre dans l’usage « raisonnable » des institutions de santé et dans les engagements bénévoles au sein d’associations et de clubs sportifs, par lesquels les enquêtés manifestent une « morale de l’activité » qui enjoint de « faire » et de « ne pas se laisser aller ». L’engagement du corps dans l’épreuve du régime ou dans l’activité sportive est ainsi valorisé – même s’il n’est pas nécessairement réalisé – en ce qu’il doit procurer du bien-être, voire du plaisir, mais aussi témoigner d’une certaine « tenue », tant physique que sociale.
37 La norme de minceur ne paraît donc pas étrangère à ces membres des classes populaires, même s’ils n’adhèrent pas à l’interprétation des origines et des effets du surpoids proposée par les professionnels de santé. Les solutions que propose le médecin sont également jugées difficiles à appliquer par les femmes rencontrées. Chloé Daroin, 27 ans, agent SNCF, ne suit qu’au début les conseils du nutritionniste recommandé par son médecin : ils lui paraissent peu compatibles avec son travail posté en 2x8. Les consignes médicales tendent de même à individualiser les patients et à attendre d’eux une révision de pratiques relativement collectives comme les repas, dont les femmes rencontrées assurent le plus souvent la préparation. Et si certaines d’entre elles proposent plusieurs plats en fonction des goûts de leurs enfants et de leur conjoint, elles ne disposent pas toujours du temps et/ou des dispositions individualistes nécessaires pour imposer, aux autres et à elles-mêmes, un menu spécifique respectant les prescriptions diététiques. La notion de « bonne volonté sanitaire » peut donc être mobilisée, dans un premier sens, pour indiquer l’effort de conformité à des normes peu atteignables : si les femmes des classes moyennes et supérieures ne suivent pas nécessairement plus scrupuleusement les régimes qui leur sont prescrits, les femmes rencontrées sont, de leur côté, placées dans un univers de contraintes professionnelles et/ou familiales qui interdisent ou limitent plus fortement le respect des consignes de réforme des pratiques alimentaires.
« Bonne volonté sanitaire » et « réforme de l’intérieur » de la condition populaire
38 Mais la notion de « bonne volonté sanitaire » suggère aussi une maîtrise relative de certaines de ces normes et les usages spécifiques qui peuvent en être faits parmi les enquêtés. Au-delà de l’attention au poids, on repère dans les entretiens avec ces ménages de nombreux signes de « bonne volonté sanitaire » : notamment la pratique sportive et le souci d’offrir aux enfants des activités de loisirs à la fois ludiques et « bonnes pour leur santé », comme la pratique régulière d’un sport (principalement basket, gymnastique, judo, danse et équitation) et le choix de loisirs le week-end qui les amènent à se dépenser (piscine, patinoire) [21]. Cette « bonne volonté sanitaire » se cultive dans un « nous » constitué a minima du couple et de la famille, dans lequel se construit ou se renforce une interprétation commune des normes alimentaires et sanitaires. Si la charge de leur mise en œuvre repose largement sur les femmes, si celles‑ci ont moins souvent une activité sportive ou seulement lorsque leurs charges domestiques et familiales diminuent, les hommes participent un peu plus à l’encadrement des loisirs sportifs de leurs enfants, en assurant les trajets en voiture ou parfois en assistant aux entraînements et compétitions. La sociabilité des ménages est organisée, sans doute plus que par le passé, autour des enfants, de leurs activités scolaires et sportives, le « nous » de l’entre-soi résidentiel étant moins le produit des relations de voisinage que celui de l’interconnaissance liée au partage d’un même territoire de services pour les enfants.
39 La « bonne volonté sanitaire » peut également être repérée à travers un jeu sur les normes alimentaires : les monographies montrent comment les femmes les maîtrisent et s’y ajustent, même si elles s’en écartent. Claudine Fournier ne suit pas le régime suggéré par son médecin et les enquêteurs ont noté la présence, dans le salon-salle à manger, d’un plat avec des confiseries et des chocolats à disposition pour les « petites faims ». Si elle dit boire énormément de coca-cola (à tous les repas, y compris le matin), elle décrit cependant cette consommation sur le mode de l’addiction et précise avoir limité ses allers et retours la nuit dans le réfrigérateur de la cuisine : « J’ai mon coca. 100 % de ma boisson. C’est horrible. J’avais essayé de ralentir et puis… […] C’est une saleté. J’aimerais m’en passer. Et quand j’arrête, faut voir mon caractère ! » Nadège Lancel a elle aussi intériorisé certaines normes indissociablement sanitaires et esthétiques tout en les adaptant et en les transformant en occasions de sociabilité, en face à face ou à distance, lui permettant de limiter son isolement de femme au foyer. Plutôt coquette, changeant de coupe et de couleur de cheveux très souvent, elle contrôle son alimentation par un nouveau mode de préparation des aliments et par un groupe Facebook où s’échangent des recettes et des encouragements psychologiques. Par l’achat d’un Cookeo [22], elle dit avoir libéré du temps car elle n’est plus prisonnière de la surveillance de la cuisson et peut s’absenter, l’appareil étant connecté à son Smartphone. Lorsqu’elle parle de l’alimentation familiale dont elle s’occupe seule, elle mobilise le vocabulaire légitime de la nutrition et dit cuisiner avec des produits frais, moins de matières grasses et moins de féculents, grâce au Cookeo. Mais elle affirme aussi des goûts populaires plus traditionnels ou en écart avec les normes diététiques, comme le goût pour les plats en sauce et la revendication du fait de ne « jamais » manger de poisson. Dans ses propos, on voit bien le jeu avec les normes alimentaires et avec les réticences face à ces normes qu’elle prête à ses proches, dont sa mère. En plus de l’autonomie temporelle et corporelle qu’il favorise, le Cookeo permet de « sauver les apparences », ici de conserver aux plats qu’elle prépare l’apparence de plats classiques, alors que les normes diététiques sont censées enlever goût et consistance aux aliments : « En rentrant je vais avoir un rôti de porc à la tomate et au chorizo, tout prêt, je n’aurai plus qu’à servir et voilà ! […] C’est sur Facebook, t’as un groupe Weight Watchers mais au Cookeo. […] La plupart des recettes que je fais, c’est de là. Et personne… J’ai fait un bœuf bourguignon à ma mère la dernière fois, elle s’est pas doutée que c’était un truc comme ça. […] Tu mets moins d’huile et tu mets plus de légumes que de féculents mais… mais sinon c’est exactement pareil. Mais les gens ils voient que dalle, là hier le cheddar, ça va vite pourtant avec le fromage […], mais tu manges bien, tu manges sainement. Ma belle-sœur, elle veut se l’acheter, ma mère elle veut se l’acheter aussi ! »
40 Ces signes de « bonne volonté sanitaire » indiquent‑ils un rapprochement entre la condition sociale de nos enquêtés et celle des classes moyennes, comme tend à le suggérer la notion même de « bonne volonté sanitaire », dérivée de celle de « bonne volonté culturelle » utilisée dans La Distinction (Bourdieu, 1979) pour décrire les différents styles de vie de la petite bourgeoisie ? Les ménages rencontrés tentent‑ils de « sortir de leur classe » ? Sans pouvoir ici répondre à cette question qui engage le rapport à la position sociale des enquêtés, on peut s’arrêter sur trois processus que donnent à voir les monographies : une logique de distinction d’avec les fractions stigmatisées des classes populaires, auxquelles les ménages risquent d’autant plus d’être identifiés que leur position sociale est fragile ; des manières de se protéger des jugements relatifs aux normes sanitaires dans leurs univers professionnels ; un travail de démarcation par rapport aux générations antérieures qui prend pour objet le corps et la santé.
41 Lorsque les enquêtés condamnent les fractions précaires et « assistées » des classes populaires, ils visent d’abord le corps. La condamnation touche souvent les proches, dénoncés pour leur laisser-aller corporel et sanitaire (l’immobilité, la prise de poids et la consommation importante d’alcool), perçu comme exposant au risque de chute sociale. Cette stigmatisation du laisser-aller se double de celle d’un relâchement moral, quand les proches incriminés se comportent en assistés au sein de leur propre famille ou dérogent à la « morale de l’activité ». Nadège Lancel critique ainsi sa sœur en ce qu’elle « mange mal », « fait au moins 100 kg », autant qu’en ce qu’elle a pour seule activité le « canapé » et « demande de l’argent à [sa] mère tous les jours ». D’autres enquêtés font part d’une même indignation : faire preuve de bonne volonté sanitaire permet de se démarquer corporellement et moralement du « bas », surtout si ce « bas » relève de la famille. Véronique Delage déplore le comportement de son père, longtemps alcoolique et irascible, sinon violent, et de son ancien conjoint, « avachi dans son canapé » devant la télévision, adepte des « nourritures grasses » et « incapable » de sortir ses enfants depuis qu’ils sont séparés, alors qu’elle les amène à la piscine, à la patinoire… et au McDonald’s. Ayant toujours inscrit ses enfants à des activités périscolaires, suivant de près leur scolarité, membre de toutes les associations de parents d’élèves de l’école primaire au collège, elle démontre, en leur offrant des distractions le week-end, son souci de leur santé et de leur plaisir, contre les distractions « passives » auxquelles ils se livrent chez leur père (jeux vidéo et pizzas).
42 En faisant preuve, face aux sociologues ou pour eux-mêmes, d’une bonne volonté sanitaire, les enquêtés semblent se démarquer d’autant plus du « bas » des classes populaires qu’ils occupent des positions sociales fragiles et/ou sont exposés aux jugements dans leurs univers professionnels. Ayant bénéficié un temps de la banque alimentaire dans son ancienne commune de résidence, Nadège Lancel est femme au foyer, son conjoint chauffeur dans une entreprise de transport et de nettoyage de déchets, licencié plusieurs fois [23] ; Véronique Delage perçoit un salaire faible, le salaire moyen des assistantes maternelles, et le RSA. Ces deux enquêtées se protègent ainsi de la disqualification des « assistés » par ce discours sur la mobilisation de soi à travers la pratique d’une activité sportive (elles font toutes les deux de la zumba) et le contrôle de l’alimentation – Véronique Delage décrit l’organisation assez complexe qu’elle a mise au point pour, à la fois, pratiquer la zumba et faire dîner ses enfants à distance, avec des légumes préparés et placés dans le réfrigérateur qu’elle retrouve régulièrement dans la poubelle le lendemain. Par leur bonne volonté sanitaire, les enquêtés peuvent aussi se protéger des jugements et sanctions auxquels ils s’exposent dans leurs univers professionnels en cas de non-respect de certaines normes corporelles. Élodie Paillé, âgée de 27 ans et en couple avec un facteur contractuel, dit ainsi ne pas avoir été renouvelée dans son emploi de vendeuse au sein d’un magasin de chaussures en raison de sa prise de poids et de son apparence : « [On m’a prolongé mon CDD pour me dire en fait après] que j’avais pas le profil adéquat, je m’habillais mal, je me coiffais mal, je me maquillais mal. Mon travail, y avait pas de problème mais voilà. En clair ça a été ça, ils ont jugé sur mon apparence alors que oui, j’ai pris du poids mais bon je pense que c’est pas un critère d’embauche. » L’importance de la « tenue » est soulignée par d’autres enquêtés, femmes ou hommes, travaillant dans des métiers où la présentation de soi compte, même lorsqu’ils occupent une position plus élevée.
43 Enfin, les propos des enquêtés l’ont suggéré : le travail de démarcation, par la revendication de normes sanitaires légitimes, est fragile parce que les pratiques ne sont pas toujours à la hauteur du discours de mobilisation de soi mais aussi parce que la démarcation ne vise pas seulement les « cas sociaux ». Les enquêtés tentent en effet aussi de se distinguer de proches et de certains des héritages culturels transmis par les générations antérieures. On observe donc moins une logique d’ascension sociale, dont la bonne volonté sanitaire serait un indice, qu’un travail de « conquête des normes » (Verret, 1979) et ce que l’on pourrait appeler une posture de « réforme de l’intérieur » des classes populaires [24].
44 Les enquêtés affirment ainsi un refus de la reproduction de certains comportements qui ont trait au corps, à la santé et à la violence : plusieurs femmes disent ne pas vouloir reproduire un schéma familial avec un père autoritaire et alcoolique et une mère dominée. Ce refus de la reproduction est également un ressort de l’entretien du corps et de la bonne volonté sanitaire de certains hommes : ils disent pratiquer régulièrement un sport et limiter leur consommation d’alcool pour s’éloigner de pères, oncles ou frères aînés violents et/ou offrant aux autres le spectacle de leur déchéance. On devine aussi, tant chez les femmes que chez les hommes, une distanciation envers une autre forme d’utilisation du corps, pratiquée par les générations plus âgées et à laquelle ils tentent d’échapper : l’usure accélérée du corps dans le travail domestique et ouvrier, aux conséquences psychologiques parfois douloureuses. Plusieurs enquêtées ont ainsi verbalisé leur souhait de ne pas être aussi « maniaques » que leurs mères en matière de travail domestique et notamment de ménage, comme si elles luttaient contre un sens pratique qui les met toujours en mouvement et leur interdit tout repos. L’une d’elles, Régine Leblanc, assistante maternelle âgée de 46 ans et originaire d’une famille populaire rurale de sept enfants, décrit de manière suggestive ces dispositions du corps dont elle prend conscience à un moment précis de son cycle de vie, lorsque ses deux filles s’apprêtent à quitter le domicile familial. Évoquant la très inégale répartition du travail domestique, elle incrimine certes la posture corporelle de son conjoint, « à sa place sur le canapé » et « spectateur des choses », mais on devine aussi une tentative de distanciation par rapport à l’activisme populaire féminin dont elle est porteuse : « Je lui fais pas à manger le soir des fois [avec satisfaction]. Il finit par y aller parce qu’il voudrait bien manger [rires]. […] C’est trop facile de se reposer sur l’autre. C’était bien pratique pendant 40 ans, mais là faut que ça cesse… […] Puisqu’on est deux à avoir deux bras et deux jambes, pourquoi c’est toujours le même qui s’agite ? »
45 Une distanciation comparable se joue du côté des hommes, par le refus cette fois d’user son corps dans le travail de construction ou de rénovation de la maison et dans le travail ouvrier, avec les heures supplémentaires destinées à rembourser un prêt immobilier pour l’accès à la propriété. Comme l’avait déjà noté Olivier Schwartz (1990, p. 307-315), on voit donc que la « morale de l’activité » à l’œuvre dans de nombreuses pratiques s’accompagne dans le même temps d’un discours visant à préserver le corps et le temps pour soi. Les propos de Samuel Bidaud, ouvrier qualifié de 35 ans, suivi pendant deux ans pour une dépression qu’il impute au décès précoce de son père, le montrent. Il mentionne le cas de collègues âgés qui « faisaient encore les 3x8 à 50 ou 55 ans » : « Ils tombaient en dépression, des choses comme ça. On apprend aussi […] des parents des copains, des générations du dessus. […] Rien que mon beau-père qui a fait les équipes comme un fou pendant 20 ans, voire 25 ans. […] On se disait “Houlà, faudra que je fasse gaffe quand même”, à pas justement tomber dans ce piège d’accepter un peu tout et n’importe quoi pour avoir de l’argent pour avoir une grande maison, pour avoir… Non, il y a d’abord des choses plus importantes quoi. La qualité de vie, tout simplement. »
46 La notion de posture de réforme de l’intérieur des classes populaires permet ainsi de décrire un travail d’ajustement aux normes légitimes pour une part propre aux fractions relativement stables des classes populaires dont relèvent les ménages enquêtés. Un travail qui s’actualise tout particulièrement dans l’effort de conformité aux normes sanitaires et corporelles, tant pour soi que pour les autres. On vient de le voir, cette posture s’observe dans le refus d’une « surexploitation » du corps, mais elle transparaît aussi dans la façon dont certains enquêtés parlent du rapport au corps de leurs proches et tentent de le réformer sans le juger. Le cas de Véronique Delage le montre ici encore quand elle déplore le surpoids de sa mère. Elle-même en train de prendre du poids au moment de l’enquête, elle ne la condamne pas mais l’a poussée et accompagnée à l’aquagym, tout comme elle a accepté, depuis son divorce, de passer ses vacances d’été avec ses parents, essentiellement pour sa mère puisqu’elle supporte plus difficilement son père, auquel elle peine à pardonner son passé alcoolique : « J’aime bien, j’aime beaucoup ma mère, on s’entend bien. Et si on partait pas ensemble [en vacances], ils feraient rien… Ça les change. Ma mère, elle est… forte et tout ça, elle a pas confiance en elle… Et là, elle va dans la piscine maintenant, elle se met au soleil, elle… elle nage devant tout le monde. »
Conclusion
47 Si les monographies de ménages ne permettent pas d’inscrire les relations des enquêtés aux médecins dans des parcours biographiques plus complets, qui auraient permis de saisir ces relations dans une dynamique en reconstituant la succession de contacts variés de chaque ménage avec les médecins, elles favorisent cependant l’analyse de la place de la médecine et de la santé à partir de thématiques un peu décentrées telles que les loisirs, le travail ou la prise en charge des enfants. Elles invitent à questionner le rapport des enquêtés à leur position sociale à travers la diffusion d’une « bonne volonté sanitaire », qui ne signifie cependant pas conformité au modèle médical d’un patient rationnel et individualisé, en mesure de réformer son style de vie par volontarisme et adhésion aux normes médicales. Dans ces ménages stables où les deux conjoints le plus souvent travaillent, la distance aux médecins consultés couramment et l’absence de compétence médicale semblent moins marquées qu’elles ne l’étaient dans les années 1950-1970, moins présentes que dans les institutions de soins et qu’au sein des fractions les plus précaires des classes populaires contemporaines : la diffusion d’injonctions sanitaires, la place croissante de la santé publique dans le champ médiatique et politique, la diversification des sources d’informations médicales, la prise en charge des maladies chroniques qui multiplie les occasions de contacts avec les médecins, les compétences profanes des femmes – toujours plus présentes que les hommes dans la division du travail de santé et revendiquant peut-être davantage qu’autrefois ces compétences avec leur présence massive dans les emplois subalternes de la santé, de la petite enfance ou de l’aide à domicile –, tendent à accroître l’attention aux questions de santé, à rendre la médecine et le médecin plus familiers.
48 Par rapport aux travaux de R. Hoggart (1970) ou de L. Boltanski (1971), les médecins, en dépit de la distance sociale objective qui les sépare des enquêtés, sont perçus comme éloignés du « nous » populaire sans pour autant être classés dans un « eux » composé de dominants avec lesquels aucune transaction n’est possible. La mise en avant d’un usage « raisonnable » des biens et services de santé, qui renvoie à un ethos à l’œuvre dans d’autres pratiques, ne relève donc pas de l’évitement du médecin mais plutôt d’une logique de démarcation d’avec le « eux » des classes populaires stigmatisées, accusées d’« abus » par les enquêtés. Comme le montrent l’ensemble des articles de ce numéro consacré à la banalisation de la conscience sociale triangulaire, ce déplacement de la division « eux/nous » s’inscrit dans un processus de médicalisation des classes populaires stables qui contribue à orienter leur vision du monde social : les individus dont elles cherchent à se distinguer, qui leur sont parfois proches et dont la mise en accusation est routinisée dans le champ politique, le champ médiatique et l’espace des politiques sociales, sont décriés pour leurs caractéristiques corporelles et leurs pratiques de santé illégitimes.
Notes
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[1]
Nous tenons à remercier l’équipe de l’ANR qui nous a stimulées à chaque présentation de notre travail et les relecteurs exigeants qui nous ont permis d’améliorer chaque version d’étape, en particulier Flora Bajard, Géraldine Bloy, Francine Muel-Dreyfus et Anne Paillet, les relecteurs anonymes et le comité de rédaction de Sociologie. Nous remercions tout particulièrement Julian Mischi et Audrey Richard dont les analyses de la recomposition des sociabilités des ménages enquêtés ont été précieuses pour la dernière partie de cet article. Les imperfections de ce texte restent bien sûr de la seule responsabilité des auteurs.
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[2]
D’autres représentants des classes supérieures auraient pu être choisis pour analyser la division « eux/nous », thème de ce numéro, mais les médecins sont les plus cités et les plus présents dans « l’espace social vécu » des enquêtés.
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[3]
Les médecins ne sont qu’une fraction de ces « travailleurs fortement professionnalisés » chez qui s’observent des pratiques de travail différentes en fonction des caractéristiques sociales des clients (Paillet, 2016).
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[4]
Les médecins hospitaliers et les hospitalisations ont été évoqués ponctuellement par les enquêtés.
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[5]
Voir l’introduction de ce numéro ; la recherche a été coordonnée par Olivier Masclet et a réuni des membres du CERLIS, du CENS, du CMH et du GRESCO.
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[6]
Mais il ne s’agit pas ici d’étudier les différences sociales quant à la perception et à l’expression des symptômes comme ont pu le faire des travaux spécialisés (Barthe, 1990 ; Aïach & Cèbe, 1991).
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[7]
Voir leur article dans ce numéro.
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[8]
Voir l’introduction de ce numéro.
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[9]
Voir l’article de S. Misset & Y. Siblot dans ce numéro.
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[10]
Idem.
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[11]
Mais les classes supérieures sont‑elles « soumises aux points de vue médicaux tandis que les classes populaires résisteraient davantage à la médicalisation des catégories de pensée » ou sont‑elles « mieux armées pour utiliser à leur profit les médecins et leurs catégories ? » (Béliard & Eideliman, 2014, p. 519).
-
[12]
Agent territorial spécialisé des écoles maternelles.
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[13]
Ces métiers sont très présents dans notre corpus qui compte deux assistantes maternelles, une assistante familiale, une femme de ménage titulaire du CAP Petite enfance, une ancienne aide ménagère pour personnes âgées, deux aides-soignantes, une ATSEM, plusieurs femmes de ménage, employées de commerce et coiffeuses ou anciennes coiffeuses.
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[14]
Comme les femmes de générations précédentes ayant fait l’objet d’enquêtes, sans que leur position de classe n’ait forcément été prise en considération, dans un état du champ sociologique où comptait surtout la mise en lumière d’un travail invisible et très peu verbalisé (Cresson, 1991, p. 32 ; Favrot-Laurens, 1995).
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[15]
Dominique Pasquier souligne que l’usage d’Internet dans les familles modestes aboutit rarement à une mise en cause de l’autorité et du crédit accordés aux médecins (Pasquier, 2018, p. 37-43).
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[16]
Assez proches des mobilisations de la « petite bourgeoisie nouvelle » de La Distinction (Bourdieu, 1979), ces mouvements peuvent agréger des membres d’autres groupes sociaux et, tout en contestant le pouvoir médical, ils confortent en même temps, comme le souligne Lise Demailly (2013), l’injonction au bien-être et la norme selon laquelle les individus sont « responsables de leur santé ».
-
[17]
Voir l’article de Gérard Mauger & Marie-Pierre Pouly dans ce numéro.
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[18]
Voir aussi le rôle des industries agroalimentaires souligné par Marie-Clémence Le Pape et Marie Plessz (2017) dans l’ajustement aux normes alimentaires et temporelles du petit-déjeuner auquel se livrent inégalement les familles populaires.
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[19]
Gymnastique chorégraphiée sur des musiques latino-américaines, au rythme soutenu.
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[20]
Régime alimentaire proposé par une entreprise américaine qui commercialise une méthode sur différents supports papier ou numérique et incite à l’organisation de groupes.
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[21]
La pratique sportive des enfants ne constitue pas un fait inédit dans les familles populaires, mais elle se développe et prend un sens un peu différent, avec « l’incorporation d’une nouvelle morale de l’effort » (Génolini & Clément, 2010).
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[22]
Modèle de robot multicuiseur.
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[23]
Il est notamment chargé de vider et de nettoyer les cuves d’eaux usées des toilettes des aires d’autoroute, ce que Nadège est amenée à préciser en évoquant les enquêteurs du recensement : « Moi, pour la profession, j’avais envie d’écrire “nettoyeur de votre merde” ».
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[24]
Cette notion permet de décrire l’un des rapports que les enquêtés entretiennent à leur condition sociale et s’inspire du travail de Yasmine Siblot (2018), qui met au jour une autre modalité possible : à travers la notion de « rapport mobilisé à sa condition », elle montre comment des ouvrières syndiquées dans la blanchisserie hospitalière, migrantes ou originaires des DOM, travaillent à « défendre la valeur des ouvrières tout en restant à [leur] place », à distance d’une aspiration au style de vie des classes moyennes culturelles.