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1 Comment les mobilités résidentielles et les pratiques de sociabilité interagissent‑elles dans le contexte de l’installation de ménages populaires dans la maison dont ils ont fait l’acquisition ? Par l’expression « mobilités résidentielles », nous désignons ici, de manière restrictive, ces mobilités géographiques exceptionnelles qui résultent de l’installation d’un ménage – populaire en l’occurrence – dans la maison qu’il vient d’acquérir, à l’exclusion de toute autre mobilité. Sont alors en jeu, en amont de la mobilité résidentielle, les liens sociaux, amicaux et familiaux que ces ménages ou certains de leurs membres avaient tissés ou entretenus sur les lieux qu’ils quittent, liens susceptibles d’être menacés par leur mobilité résidentielle et, en aval, les liens sociaux qu’ils sont amenés à établir avec les résidents de leur nouvel environnement tout comme les liens amicaux et familiaux qu’ils sont incités à ajuster ou à redéfinir. Nous entendons donc la sociabilité non en son sens strict de « forme ludique de la socialisation » (Simmel, 1981, p. 125), mais plus largement comme l’ensemble des relations sociales affectées par la mobilité résidentielle. C’est pourquoi nous parlons plutôt de « pratiques de sociabilité », incluant dans l’expression les interactions qui se produisent tant avec les voisins du ménage ou toutes autres personnes rencontrées à l’occasion du changement de résidence qu’avec les proches ou amis de l’un ou l’autre de ses membres, c’est‑à-dire les échanges tournés tant vers l’intérieur que vers l’extérieur du cercle familial ou amical (Forsé, 1981a, p. 44). Poser la question des effets réciproques entre pratiques de sociabilité et mobilités résidentielles demande ainsi de prendre en compte deux moments distincts : celui qui précède la mobilité elle-même, parce que les pratiques de sociabilité antérieures sont susceptibles de participer à la décision de mobilité, et celui qui la suit, puisque la mobilité entraîne vraisemblablement des effets sur les pratiques de sociabilité développées dans le nouveau cadre de vie. Il s’agit ainsi de cerner non seulement ce qui, des relations sociales, amicales voire familiales dans lesquelles les ménages populaires étaient pris, se défait ou se maintient mais aussi ce qui se fait ou se refait à l’occasion d’un changement de résidence principale, dans les circonstances sociales qui ont présidé à cette mobilité.

2 Les mobilités résidentielles des ménages ne relèvent, en effet, ni du seul choix rationnel des agents ni des seules lois du marché (Bourdieu, 1974) ; elles attestent aussi, par-delà les « arbitrages complexes » entre les contraintes et les ressources dont les ménages disposent (Authier et al., 2010, p. 7), de l’inscription de leurs trajectoires sociales dans un espace géographique socialement hétérogène. Infléchies sinon orientées par les politiques publiques en faveur du logement, que celles‑ci concernent d’ailleurs le secteur locatif ou l’accès à la propriété (Groux & Lévy, 1993 ; Girard et al., 2013), et par la segmentation de l’offre de logements sur le marché immobilier, voire par le ciblage explicite de catégories sociales particulières (Bourdieu, 2000), leurs trajectoires résidentielles n’en sont pas moins déterminées par leurs appartenances sociales. Ainsi, la probabilité pour un ménage donné de s’installer dans un lotissement aménagé dans une zone périurbaine plus ou moins proche plutôt que dans un quartier résidentiel de centre-ville varie considérablement selon la profession et le revenu des membres du ménage, c’est‑à-dire selon leur catégorie sociale, ou encore en fonction de leur origine sociale et/ou géographique ou de leur âge. Dans le sillage des politiques visant à faire de la France un pays de propriétaires (Lambert, 2015), le développement d’une offre pavillonnaire et la gentrification des centres-villes (Collet, 2015) ont, avec les aménagements de l’offre de crédit, contribué à reconfigurer les espaces sociaux et favorisé l’homogénéisation de zones d’habitation plus nettement différenciées les unes des autres. Les catégories populaires urbaines ont ainsi été poussées à s’éloigner progressivement des centres-villes (Magri & Topalov, 1989) et amenées à s’installer, quitte à s’endetter lourdement malgré tout, dans des zones périurbaines sinon rurales, parfois très loin des centres-villes (Bacqué et al., 2016). Au cours de ce processus, la mobilité résidentielle parait tenir autant à la volonté d’échapper à une certaine promiscuité sociale dans les lieux dont les ménages tendent à s’éloigner, le grand ensemble en constituant l’exemple archétypique, qu’à la recherche d’un entre-soi (Tissot, 2014). Des formes de compatibilité ou d’incompatibilité (Lambert, 2015, p. 209) tendraient dès lors à régler les pratiques de sociabilité nouvelles, pendant que les pratiques de sociabilité antérieures sont affectées par l’éloignement.

3 La thèse que nous souhaitons défendre ici découle de ces observations. Nous pouvons la résumer en ces termes : les mobilités résidentielles des ménages, déterminées par les conjonctures économiques et sociales dans lesquelles elles se produisent, sont susceptibles d’induire un redéploiement ou, du moins, un réajustement des pratiques de sociabilité dans le nouveau contexte, généralement jugé plus propice, alors même que les pratiques de sociabilités antérieures – notamment certains comportements d’évitement dans des contextes de promiscuité sociale ou de tension familiale par exemple – ont contribué à l’élaboration et à la réalisation du projet de mobilité résidentielle. Prendre en compte tant l’avant que l’après de la mobilité proprement dite, consiste donc à envisager tant les nouvelles pratiques de sociabilité, développées lors de l’insertion dans le contexte d’accueil et marquées par l’éloignement ou l’endettement des ménages, que les pratiques antérieures déterminées notamment par les aspirations sociales des ménages. C’est pourquoi notre exposé s’organisera en deux parties : une première partie consacrée aux circonstances dans lesquelles les ménages populaires accèdent à la propriété de leur maison individuelle, la seconde portant sur les modalités d’insertion dans le nouveau cadre de vie et les pratiques de sociabilité que les ménages y développent. Pour étayer notre thèse, nous prendrons appui sur les monographies familiales réalisées dans le cadre d’une recherche portant sur les classes populaires actuelles, financée par l’Agence nationale de la recherche, intitulée « Le “populaire” aujourd’hui. Les recompositions sociales et culturelles des mondes ouvriers et employés contemporains (désignée par l’acronyme CLASPOP) [1]. Parmi les vingt-cinq ménages enquêtés, appartenant pour la plupart aux fractions stables des classes populaires, quatorze étaient, au moment de l’enquête, propriétaires de leur maison, deux autres avaient été propriétaires avant de se voir contraints à vendre tandis qu’un autre envisage de se porter acquéreur dans un avenir plus ou moins proche. Quelques ménages, enfin, n’ont jamais envisagé l’achat d’un logement [2].

Accéder sans (trop) tarder à la propriété de sa maison… Des enjeux économiques aux soucis de positionnement social

4 Alors qu’en 2013 près de six ménages sur dix sont propriétaires de leur logement et que la propriété d’une maison est devenue un « rêve » plus accessible du fait de l’enchaînement, dans le sillage de la réforme de 1977, des politiques d’aide à destination des primo-accédants (Bonvalet & Bringé, 2013), les ménages populaires ont continué de se porter acquéreurs de leur domicile tôt dans leur existence, malgré l’augmentation des prix de l’immobilier au cours des années 1990 et un renforcement des inégalités d’accès à la propriété (Girard, 2015). Pierre Bourdieu (2000) soulignait cette précocité dans le livre qu’il a consacré aux structures sociales de l’économie, dont le propos porte plus précisément sur l’analyse du marché de la maison individuelle : la transmission directe de la maison d’une génération à l’autre, par héritage notamment, se faisant plus rare, l’achat à crédit a tendu à constituer « le mode d’acquisition de la résidence principale le plus fréquent et le poids des annuités moyennes de remboursement [a pesé] de plus en plus sur le budget des ménages qui [devenaient] propriétaires de plus en plus jeunes » (Bourdieu, 2000, p. 41). Le taux d’accès des moins de 30 ans a continué d’osciller, malgré un creux à 8,7 % au début des années 1990, autour de 10 % des années 1980 à la période actuelle et le taux des 30-39 ans est passé de 19,3 % en 1992 à 23,2 % en 2001 et s’est maintenu à 22,1 % en 2013 (Arnold & Boussard, 2017, p. 42). L’achat d’une maison – plus rarement d’un appartement – entraîne ainsi, outre l’éloignement des centres-villes, un endettement précoce des ménages, envisagé d’autant plus tôt qu’il pèsera pendant de nombreuses années [3], produisant par ricochet des effets plus ou moins durables sur d’autres consommations, les dépenses les moins obligées, celles liées aux loisirs et aux pratiques de sociabilité par exemple. S’il peut certes se produire à différentes étapes du cycle de vie, l’achat répond le plus souvent au « souci de “fonder”, comme on dit, une “famille”, c’est‑à-dire au moment du mariage ou dans les années qui suivent, en liaison avec l’apparition des enfants » (idem, p. 50). Tout semble ainsi se passer comme si une nécessité urgente, à la convergence de prédispositions diverses, sédimentées tout au long de leur socialisation familiale, poussait les jeunes ménages à s’engager très tôt dans l’aventure de l’achat d’une maison, malgré son coût et les risques encourus, afin de se conformer à une norme sociale implicite mais d’autant plus efficace qu’elle enchâsse la contrainte du remboursement dans le désir de conforter un projet étayé sur un idéal familialiste qui perdure (Siblot et al., 2015, p. 177) [4].

Entre poids du crédit et éloignement des centres urbains

5 La maison se donne dès lors comme le lieu par excellence de la « maisonnée » – pour reprendre ce mot dont Pierre Bourdieu, après Guy Groux et Catherine Lévy, fait usage et qui fut récemment réintroduit par Florence Weber (2013) – où la cohabitation dans une demeure stable voire pérenne concrétise les liens établis par le mariage et renforcés par l’arrivée des enfants. Les ménages interrogés lors de notre enquête ont, dans leur grande majorité, accédé à la propriété de leur domicile, généralement une maison, très rapidement après la constitution du ménage, approximativement au moment de l’arrivée des enfants, et ce constat est particulièrement net lorsque l’attention se porte sur les ménages les plus jeunes. C’est à ces ménages que nous nous intéresserons plus particulièrement, à commencer par Cécile et Jean-Marc Pilier [5] : la trentaine au moment de l’enquête, ils viennent d’accéder à la propriété de leur maison. Nous sommes dans la périphérie d’une ville moyenne (un peu plus de 100 000 habitants) ; la maison est située dans un petit bourg, R. sur A., qui compte un peu plus de 3 000 habitants, proche du bourg où Cécile a vécu son enfance et sa jeunesse. Jean-Marc est né dans une petite ville située à une cinquantaine de kilomètres du lieu où le couple a acheté sa maison, mais il avait trouvé à s’employer non loin de R. sur A. ; ce sont des amis communs qui ont permis la rencontre. Le couple s’est installé d’abord dans un petit appartement qu’il louait dans le bourg qui jouxte la petite ville où Cécile a grandi mais, très vite, tous deux ont décidé d’acheter une maison à R. sur A., dans la perspective de fonder un foyer. Primo-accédants à la propriété de leur logement, ils en ont ainsi les caractéristiques majeures [6] : ils sont jeunes, travaillent tous les deux, viennent de s’installer en couple et accueillent leur premier enfant juste après être entrés dans leur maison. C’est bien la constitution d’une maisonnée que scelle l’achat de la maison ! Mais le couple a dû s’endetter. Il a bénéficié d’un prêt à taux zéro en complément d’un autre prêt, le montage financier ayant été négocié avec la conseillère de l’organisme de crédit. Cécile et Jean-Marc n’ont contracté aucun autre crédit auprès d’une quelconque institution de prêt ; en effet, quand il a fallu changer la voiture de Cécile, ils ont bénéficié du soutien de ses parents qui ont mis la somme à disposition, son remboursement dispensant notamment d’avoir à payer des intérêts. Bien qu’ils disposent de deux salaires – lui travaille comme agent dans une société de surveillance, elle est salariée dans un salon de coiffure –, ils n’en sont pas moins contraints de gérer attentivement leur budget familial. Ainsi, le couple ne s’autorise guère qu’une sortie au restaurant de temps à autre et il a dû renoncer aux vacances l’année de l’installation dans la maison. Le couple est toutefois fier de s’en sortir : entre remboursement des traites, dépenses liées aux travaux dans la maison ou frais de garde de leur fils, ils se « débrouillent » dit Cécile, quitte à réduire certaines dépenses liées aux pratiques de sociabilité externe. Assurer de bonnes conditions d’existence pour leur fils justifie l’effort financier consenti et les renoncements qu’il impose.

6 Si Cécile et Jean-Marc Pilier ont évolué en zone périurbaine tout au long de leur vie, d’autres couples, venus des centres urbains, décident de s’installer dans ces zones, voire en zone rurale : dans ces cas, l’accès à la propriété du domicile entraîne un exil du centre-ville et l’éloignement s’ajoute à l’endettement. La mobilité résidentielle de Chloé Daroin et Jérémy Griviaud [7] s’avère ici intéressante. Primo-accédants en zone rurale alors qu’ils atteignent la trentaine, comme Cécile et Jean-Marc – un peu moins de trente ans pour Chloé et tout juste trente ans pour Jérémy qui a quatre ans de plus que sa compagne –, ils ont toutefois suivi un parcours différent, du fait d’un passé scolaire différent et de l’accumulation d’un capital culturel plus important. Tous deux ont, en effet, entamé des études supérieures, qu’ils n’ont pas conclues par l’obtention d’un titre susceptible de leur permettre d’accéder à des emplois intermédiaires ou supérieurs. Chloé avait entamé la préparation d’un BTS dans le secteur de la vente avant de bifurquer vers des études d’histoire de l’art qu’elle n’a pas menées loin ; elle prépare et obtient finalement un CAP de fleuriste. Jérémy s’était inscrit en faculté de sociologie mais n’a pas passé les examens en fin d’année. Ils travaillent tous deux à la SNCF au moment de l’enquête, lui comme aiguilleur et elle comme agent d’accueil. Ils avaient vécu en ville à l’époque de leurs études supérieures, une ville moyenne d’un peu plus de 100 000 habitants. Après leur rencontre, ils continuent, pendant une année encore, d’habiter au centre-ville ; mais ils décident rapidement de louer une maison dans la toute proche banlieue, dont le loyer est plus accessible puisqu’il s’agit d’un logement géré par une filiale de la SNCF, qui agit comme bailleur social et indexe les loyers sur les revenus des ménages. Or, cette maison est située dans une zone pavillonnaire d’une banlieue ouvrière, dont les maisons standardisées sont mitoyennes, construites en ligne autour d’une rue centrale. Chloé, qui souhaite plus d’espace dans sa maison et autour d’elle, plus de calme également, pousse rapidement à l’achat d’une maison plus éloignée encore du centre de la ville où ils ont été étudiants : le couple finit par acheter une maison en zone rurale, dans un village distant de la ville de 16 kilomètres. Chloé et Jérémy n’ont pas encore d’enfant mais Chloé n’en rêvait pas moins d’un cocon familial, lieu intime de refuge du couple. Elle a aussi redouté de ne pas obtenir les crédits nécessaires à l’achat de la maison dont le prix s’élevait à un peu moins de 173 000 euros alors que le couple ne disposait d’aucun apport. Ses craintes n’étaient pas sans raison du fait des difficultés rencontrées par les ménages populaires pour accéder au crédit – certains ménages de notre corpus qui ont sollicité des emprunts auprès d’organismes bancaires n’ont pas obtenu le prêt – et du fait des réticences suscitées par les « accidents » susceptibles d’en rendre difficile sinon impossible le remboursement (Perrin-Heredia, 2009). La trajectoire résidentielle de Chloé et Jérémy témoigne ainsi de l’éloignement du centre-ville consenti par les ménages populaires malgré leur endettement et Chloé « stresse » par crainte de ne pouvoir faire face aux remboursements. « Je ne vais plus sur Vente privée [8] » dit‑elle, ajoutant : « Là, en ce moment, je dépense que dalle ! » Mais elle laisse aussi entendre, au‑delà de la revendication d’un chez-soi protecteur et même en l’absence d’enfant, le désir de quitter un quartier ouvrier, en l’occurrence celui où le couple s’était installé après avoir quitté le centre-ville et avant d’acheter à la campagne.

S’éloigner des zones d’habitat populaire collectif…

7 Régine et Hervé Leblanc [9] n’ont pas acheté leur maison aussi précocement que Cécile et Jean-Marc ou Chloé et Jérémy ; ils ne s’en sont pas moins endettés pour trente ans. C’est en 2008 que le couple et leurs deux filles se sont installés dans une petite ville (14 000 habitants), en périphérie d’une grande ville de l’ouest de la France. La maison elle-même, de plain-pied, est située dans une zone pavillonnaire prise entre les quartiers plus aisés, à l’est de la ville, et les quartiers plus populaires, à l’ouest. La population globale est toutefois caractérisée par la prédominance des cadres et des professions intermédiaires alors que les catégories populaires sont nettement sous-représentées. Régine et Hervé ont atteint la quarantaine au moment où ils acquièrent leur pavillon : à propos de leur accès tardif à la propriété de leur maison, elle déclare ainsi qu’ils ont dû « patienter pendant quinze ans ». Mais le couple a toutefois suivi une trajectoire résidentielle longue, voire mouvementée, qui le ramène vers sa région d’origine après un détour par la banlieue parisienne ; ce détour n’est pas anodin dans leur parcours. Régine et Hervé, la vingtaine lorsqu’ils quittent l’Ouest pour la région parisienne, s’installent à Tremblay-en-France, au nord de la Seine-Saint-Denis, en 1989, d’abord dans un appartement loué dans le secteur privé puis, rapidement, dans un logement HLM. Dix ans plus tard, ils reviennent dans l’Ouest et s’installent dans la grande ville en périphérie de laquelle ils achèteront par la suite leur pavillon, d’abord dans un logement HLM et trois ans plus tard dans l’appartement qu’ils avaient acquis dans un quartier que Régine décrit comme « chic, BCBG » ; en fait, un ancien quartier ouvrier qui se gentrifie au fur et à mesure de l’afflux de cadres et de professions intermédiaires. C’est à ce moment-là que le couple s’endette pour trente ans. Outre les traites, la taxe foncière et les charges de copropriété grèvent leur budget. Le couple se sent aussi à l’étroit dans l’appartement et Régine souhaite disposer de plus de place pour mener son activité d’assistante maternelle. Hervé, conducteur de bus et de tramway au service de transport de la ville, peut envisager de s’éloigner quelque peu de celle‑ci pour s’installer à sa périphérie. Le couple met donc son appartement en vente et achète un pavillon en recourant à un prêt-relais ; la vente de l’appartement s’avère plus difficile que prévu, dans le contexte de l’époque, et les traites du prêt-relais mettent la famille en difficulté. Régine ne ménage pas sa peine pour hâter la vente de l’appartement et tente par la suite de renégocier les conditions des prêts que le couple avait contractés initialement pour acheter l’appartement. Si ces péripéties illustrent la fragilité économique des ménages exposés à l’endettement, nous nous intéresserons ici davantage à la trajectoire du couple qui témoigne de sa volonté de s’éloigner des zones d’habitat collectif, des logements HLM en particulier.

8 Régine et Hervé ont donc habité en résidence HLM à deux moments, la première fois en banlieue parisienne, un peu plus de cinq ans, et une seconde fois, pendant trois ans, à leur retour dans l’Ouest. Régine évoque notamment sa vie en cité HLM à Tremblay et rapporte un épisode qui l’amène à expliciter son désir de quitter ce type d’habitat. Elle raconte qu’elle avait emmené ses deux filles au centre de loisirs : « Je n’ai pas aimé l’ambiance ! » dit‑elle et elle s’en explique : « Je n’ai pas supporté ça pour mes filles ! Je ne voulais pas que ma fille me réponde à 8 ans… Je ne voulais pas qu’elle me dise : “Ta gueule !” Je ne voulais pas qu’elle dise : “Nique ta mère !” Tout ça ! Donc… J’ai tenu… J’ai bien bridé les mômes… Chaque fois qu’il y avait besoin de les reprendre… Et, au bout de trois ans de tout ça, en fait… Mon mari et moi, nous ne voulions plus rester là-bas… » Elle conclut : « De la société HLM [10], de là-bas, on n’en pouvait plus… » Régine rejette une forme de promiscuité lourde de menaces, pense-t‑elle, pour ses filles. Pour leur éducation d’abord mais aussi pour leur sécurité. Elle évoque ainsi la situation lorsque, de retour dans l’Ouest, elle a habité à nouveau en HLM : « On avait peur… Ça… Ça nous a beaucoup inquiétés, c’est clair… » Elle étaie ce qu’elle ressentait par un événement qui s’est produit plus tard, après que la famille a quitté le quartier HLM : « La preuve, là, caillasser des bus dans lesquels mes filles auraient été, adolescentes, pour aller à un lycée ou à un collège… Elles se seraient fait caillasser dans leur bus pour aller à leur journée de cours… N’importe quoi ! C’était la rue à côté de celle qu’on habitait que ça s’est passé… Là, en 2010, donc mes filles elles ont 16 et 19 ans… Imaginez-les au milieu de… de cailloux, de projectiles, dans un bus quoi… Il y avait des gars cagoulés tout autour du bus pour le bloquer complètement… Avec des battes de baseball et tout… » Ses craintes, laisse-t‑elle ainsi entendre, ne relevaient donc pas d’un fantasme. Elle rapporte aussi l’histoire de l’aîné d’une famille voisine, lorsqu’elle habitait encore en HLM à Tremblay, qui, alors qu’il était en classe de sixième, avait commencé à se droguer. Les parents ont décidé immédiatement de quitter la résidence HLM et Régine ajoute : « Ils ont dit : “Il y en a d’autres derrière, il ne faut pas que ça continue…” Et nous on a voulu faire pareil. » À ces éléments s’ajoute, enfin, le fait que Régine a subi la concurrence de « nounous au noir », nombreuses dans la cité HLM, alors qu’elle, elle était déclarée. Ce dernier point paraît toutefois moins décisif dans son argumentaire ; le couple, dans le souci de préserver l’éducation et plus généralement la socialisation de leurs filles, s’est peu à peu fixé l’objectif de s’éloigner des zones d’habitat collectif et donc de quitter des quartiers populaires dans lesquels les circonstances de la vie sociale induisaient des risques pour leurs enfants. Régine en vient à utiliser l’expression de « zones de non-éducation ». Revenant sur l’épisode du centre de loisirs à Tremblay : « Je n’ai pas aimé le comportement des autres gosses avec mes filles… Entre eux… Entre eux tous, hein, pas contre mes filles, mais leur comportement. […] C’était la non-éducation… Je n’ai pas supporté ça pour mes filles ! » La socialisation de ses filles, telle que souhaitée et promue par Régine, lui rend insupportables les formes de sociabilité du voisinage HLM et, l’enjeu primordial de l’accession à la propriété du logement, en immeuble urbain d’abord, en zone pavillonnaire par la suite, a tenu avant tout à la volonté du couple de creuser une distance d’avec les populations qui habitent dans les cités HLM.

… ou éviter d’y retourner !

9 Barbara et Denis Marronnier [11] sont issus l’un et l’autre de familles populaires stables, leurs parents ont connu une certaine mobilité sociale ascendante mais tous deux ont passé leur jeunesse en banlieue parisienne et vécu en résidence HLM. Barbara, qui a fait des études supérieures et accumulé un capital culturel plus important que Denis, est particulièrement virulente lorsqu’elle évoque les lieux de son enfance et de son adolescence : elle parle de « banlieue pourrie » et précise qu’elle tenait, elle aussi, à ce que ses enfants échappent à ce milieu. Si les deux commencent cependant leur vie commune dans un logement HLM, ils louent rapidement un appartement dans le secteur privé et décident d’acheter un logement lorsque Barbara apprend qu’elle est enceinte. Ils auraient aimé trouver près de Paris mais leurs ressources financières ne le leur permettaient pas : pas d’héritage et des revenus salariaux modestes bien que les deux aient un emploi. « Budgétairement parlant, on pouvait pas rester proche de la région parisienne tout en étant dans des quartiers sympas. » Barbara tenait toutefois à s’installer dans une zone urbaine pour avoir à disposition tous les services nécessaires et, par-dessus tout, pour le confort des enfants. Elle voulait qu’ils puissent vivre « dans une banlieue tranquille ». Mais, faute d’avoir pu trouver plus près de la région parisienne, ils ont donc fait construire dans une petite ville à 80 kilomètres à l’ouest de Paris, au‑delà des confins de l’Île-de-France. Barbara qui, du fait de cette mobilité, s’était ainsi éloignée de son lieu de travail, quittera son emploi après la naissance de son deuxième enfant. La volonté d’échapper à la banlieue HLM apparaît ainsi comme une constante des comportements résidentiels des ménages populaires rencontrés, y compris lorsqu’ils ne peuvent accéder à la propriété du logement ; mais ce comportement prend une valeur plus prégnante dès lors que l’achat de la résidence entre en jeu. Cécile Pilier, dont nous avons rapporté certains éléments de l’itinéraire résidentiel plus haut, a, elle aussi, vécu quelques années de son enfance dans un logement HLM d’une ville nouvelle stigmatisée, proche de la petite ville d’où ses parents étaient originaires et où ils sont rapidement retournés vivre. Elle aurait pu envisager de s’y installer lorsque le couple s’est formé ou lorsqu’il a décidé d’acheter. Si Cécile et Jean-Marc décident finalement d’acheter à R. sur A., c’est sans doute parce que Cécile tient à rester proche des lieux de sa jeunesse, où elle dispose d’un large réseau de sociabilité, mais aussi parce que le couple, pas encore préoccupé par la socialisation de leur fils à venir, est toutefois soucieux de l’image du lieu où il va s’installer. Lors de l’entretien, Cécile écarte d’emblée l’hypothèse de la ville nouvelle : « C’était pas trop notre secteur de recherche. » Si la déclaration peut être interprétée d’un point de vue pratique, c’est‑à-dire de commodité, elle témoigne aussi de ce que Cécile souhaitait éviter, à savoir un endroit stigmatisé, décrié dans l’opinion, perçu comme un territoire d’exclusion du fait de la densité de logements HLM et du taux de chômage élevé dans la population résidente. Cécile souhaite au contraire vivre, comme elle dit, au milieu de « gens comme nous, avec des enfants », disposer d’un jardin dans lequel son fils pourrait jouer avec ses camarades du voisinage sans qu’elle ait à s’en soucier.

10 Derrière ces propos anodins se révèlent « la très forte charge symbolique dont elle [la maison] est investie et sa relation déterminante à l’espace » (Bourdieu, 2000, p. 59-60). Sa localisation dans l’espace géographique, toujours connoté socialement, et ses caractéristiques physiques, elles aussi connotées socialement, ont partie liée avec un « style d’existence » (Groux & Lévy, 1993, p. 64). C’est donc une manière d’affirmer une affiliation à un groupe social qui est, dès lors, en jeu. Cette affiliation marque, pour Cécile, la rupture avec un bas, avec des catégories sociales situées plus bas dans l’espace social – les catégories populaires qui ne peuvent prétendre à la propriété de leur logement – mais témoigne aussi, parfois, d’un itinéraire social et, dans de nombreux cas, d’une réussite sociale. Laeticia Kergal et Valentin Dufour [12], qui approchent la trentaine, n’ont pas (encore) accédé à la propriété de leur logement mais il y pensent ; si leurs revenus actuels leur permettent de « s’en sortir », ils restent trop justes pour pouvoir « mettre de côté » et envisager l’achat d’une maison, d’autant que Laeticia est actuellement au chômage tandis que Valentin travaille comme chauffeur-livreur. Accéder à la propriété de leur maison n’en est pas moins important pour tous les deux : elle signerait leur « réussite ». Laeticia, anticipant son futur accès à la propriété de sa maison, qu’elle imagine en Provence, s’exclame : « Ça prouve[rait] que j’ai réussi, ouais ! » La trajectoire résidentielle de Mireille et Roger Monteil [13] en témoigne à sa manière. Elle témoigne plus précisément des stratégies résidentielles de « restauration » progressive d’un rang social perdu et d’accession progressive à une position sociale analogue à celle occupée par la famille d’origine de Mireille. Tous deux ont quitté la campagne où ils avaient vécu leur enfance et leur jeunesse pour, après leur mariage, s’installer à la ville toute proche, ville qui comptait alors – nous sommes au début des années 1960 – un peu plus de 130 000 habitants. Grâce au soutien de la famille de Mireille, issue d’une fraction paysanne plus aisée que Roger, ils achètent un petit appartement, qui s’avère rapidement trop petit, notamment à partir du moment où le couple attend son premier enfant. L’appartement est alors vendu et la famille s’installe dans un logement de fonction, mis à sa disposition par l’employeur de Roger contre services : surveillance des lieux le week-end, ménage dans les locaux tous les soirs de la semaine et le samedi. Il s’agit d’une agence Renault, composée d’un service de vente de véhicules et d’un atelier de réparation. Roger a, en effet, été embauché comme mécanicien, sur un statut d’ouvrier qualifié, tandis que Mireille, qui n’a aucun diplôme professionnel, va de petit boulot en petit boulot. Elle dit d’ailleurs, de cette période de sa vie, qu’elle a travaillé « comme une forcenée », sans doute pour avoir cumulé plusieurs activités à certains moments. Quelques années plus tard, le couple décide d’acheter un pavillon dans un lotissement en cours de réalisation, dans un quartier en proche périphérie du centre-ville : il dispose d’un apport, lié à la vente du petit appartement dans lequel il s’était installé à son arrivée en ville, apport qu’il complète par un emprunt. Il s’agit d’un pavillon en ligne dans un quartier populaire, à dominante ouvrière. Ce pavillon est en bout de ligne, bénéficiant de ce fait d’un terrain un peu plus grand que les autres pavillons et d’un jardin, auquel Roger tient ; mais la rue débouche sur une artère passante, le long de laquelle ont été construits de grands immeubles de type HLM. Le quartier fait donc coexister deux populations, l’une qui réside en HLM et l’autre, en retrait de l’avenue, qui a accédé à la propriété de son logement. Roger aurait bien continué de vivre dans cette maison ; Mireille, au bout d’une dizaine d’années, souhaite au contraire changer d’habitation et quitter le quartier. Elle entraîne alors le couple dans l’achat d’un nouveau pavillon. La nouvelle résidence est sise dans une zone pavillonnaire récemment aménagée dans une commune qui jouxte la ville ; il s’agit de pavillons isolés, plutôt cossus, en tous les cas d’un standing supérieur à ceux du quartier que le couple quitte, et la population qui s’y installe appartient davantage aux classes moyennes, voire supérieures.

Affirmer un reclassement social par l’habitat

11 Pour rendre compte de la trajectoire résidentielle des Monteil, il convient de rappeler les caractéristiques sociales des deux protagonistes. Mireille est issue d’une famille d’agriculteurs aisés, propriétaires de leur ferme et des terres qu’ils cultivent. Elle n’a pourtant pas voulu rester à la campagne et continuer l’exploitation familiale ; bien qu’elle n’ait suivi aucune formation professionnelle après sa scolarité obligatoire et ne disposait donc d’aucun diplôme professionnel valorisable sur le marché du travail urbain, elle a voulu « aller à la ville ». Elle n’a d’ailleurs accepté d’épouser Roger qu’à la condition qu’il accepte lui aussi de quitter la campagne et l’accompagne à la ville. Son entrée dans la vie active s’est avérée chaotique, elle connaît un parcours qui s’apparente davantage à ce qui, à une époque ultérieure, sera désigné par le mot « galère » (Dubet, 1987). Bien que Roger ait accédé assez rapidement à un poste d’ouvrier qualifié, qui plus est dans une grande entreprise puisqu’il s’agit de Renault, Mireille connaît donc une sorte de déclassement social. L’achat du premier pavillon lui permet certes de se rétablir quelque peu et de réduire la distance entre la position sociale de ses parents et la sienne ; un écart n’en subsiste pas moins. Au bout de sa « galère », Mireille réussit finalement à stabiliser sa situation professionnelle. Alors qu’elle est au chômage, elle réussit le concours que la conseillère professionnelle qui s’occupe de son dossier lui suggère de passer et entre à l’Agence nationale pour l’emploi [14] : elle y occupera un poste d’agent administratif, sans évolution ultérieure notable. La position est donc modeste mais elle lui convient : elle dispose désormais de la sécurité d’emploi et peut se consacrer « aux écritures », dit‑elle, activité plus valorisante et mieux ajustée à ses vœux. C’est dans la foulée de cette stabilisation qu’elle manifeste son désir de changer d’habitation. Elle est, dans cette perspective, soutenue financièrement par sa mère qui est en mesure de lui faciliter la réalisation de son projet. Roger aurait, en revanche, bien continué de vivre dans leur première maison ; il n’accepte qu’à contrecœur de quitter un quartier ouvrier où il avait pris ses marques et se sentait à son aise. Mireille, qui déclare pourtant s’être sentie bien dans le quartier qu’elle finit par quitter, trouve toutefois davantage son compte dans le quartier qu’elle choisit, dont la population appartient majoritairement aux classes moyennes, voire supérieures. Elle a réussi à se hisser dans une position sociale plus conforme, voire homologue en milieu urbain de la position sociale de ses parents en milieu rural. Ainsi, la mobilité résidentielle des Monteil peut être analysée comme portée par le souci de reclassement de Mireille : la valeur symbolique du logement, en tant qu’elle classe ses propriétaires dans l’espace social autant qu’il les situe dans l’espace géographique, l’emporte sur toute autre considération (Lambert, 2015, p. 213). Et le choix de la résidence fonctionne simultanément comme principe de distinction et d’affiliation.

Où il est question de styles de sociabilité

12 Si l’endettement et l’éloignement des centres-villes liés à l’achat de la maison entravent bien souvent la sociabilité en limitant les dépenses afférentes, il n’en reste pas moins que l’installation dans des quartiers plus conformes aux aspirations des ménages l’emporte largement. La plupart des couples dont nous venons de retracer les trajectoires évoquent le souvenir d’une expérience de vie en cité HLM, qui fonctionne dans leurs récits comme une expérience résidentielle pénible, à laquelle ils souhaitaient par conséquent mettre un terme, fût-ce au prix de l’endettement et de l’éloignement. Que ces souvenirs remontent à l’enfance, comme c’est le cas pour Cécile Pilier, pour Barbara et Denis Marronnier ou qu’ils renvoient à une période de la vie du ménage, comme c’est le cas pour Régine Leblanc, ils pointent une situation insupportable. Insupportable en ce que les pratiques de sociabilité dominantes dans ces zones résidentielles contrarient les pratiques de sociabilité souhaitées par les ménages : Régine ne voulait surtout pas que ses filles reprennent les manières de parler ou de s’adresser aux adultes fréquentes dans sa résidence HLM, elle s’est efforcée de limiter les contacts de ses filles avec d’autres enfants du quartier et s’est montrée très stricte sur leurs manières de s’adresser aux autres. C’est un style de sociabilité, plus encore qu’un style d’existence (Groux & Lévy, 1993, p. 64), qu’elle rejette et dont elle s’est efforcée de préserver ses deux filles, au profit d’un style de sociabilité plus ajusté à sa conception des relations sociales. Cette revendication s’exprime, à l’envers du rejet de l’habitat collectif, dans le projet de s’installer dans des zones résidentielles où la maison individuelle domine, où le voisinage devrait rendre possible un style de sociabilité plus conforme aux attentes de ces ménages. S’exprime ainsi la volonté de marquer une distance symbolique plus que spatiale, cette « distance qu’il faut marquer d’autant plus nettement que les conditions objectives sont plus proches et que le rapprochement dans l’espace expose davantage à la confusion avec des catégories sociales qui fournissent ici une image-repoussoir de la condition populaire » (Chamboredon & Lemaire, 1970, p. 32). Quitter ces espaces de promiscuité insoutenable constitue alors la solution, au prix de l’endettement et de l’éloignement mais au bénéfice d’une sociabilité possible dans un environnement social plus conforme aux attentes. Cette aspiration est, à sa manière, présente aussi dans le désir exprimé notamment par Mireille Monteil de rétablir une position sociale compromise en restaurant, dans l’espace résidentiel, une position équivalente à celle que ses parents avaient occupée dans l’espace rural. Cette exigence est formulée plus ou moins clairement quelle que soit la fonction accordée par le couple à la vie familiale, à moins qu’il ne faille considérer vie familiale et sociabilité comme intimement liées : Cécile, qui émet le souhait d’un habitat plus conforme à sa position sociale, à l’écart des formes d’habitat collectif, susceptible d’offrir des perspectives de sociabilité conforme à sa vision des relations sociales, n’en accepte pas moins un certain repli sur la cellule familiale.

Entre réserve et convivialité… Aléas d’une sociabilité de proximité sous condition de compatibilité entre voisins

13 Dans un article qui rend compte notamment d’une étude menée par Nicole Haumont (1966) sur le mode de vie pavillonnaire dans les années 1960, Yves Tugault (1968) abordait les relations de voisinage. Quel que soit le type d’habitat, les rapports avec les voisins étaient alors, le plus souvent, frappés du sceau de la réserve. « À l’égard du voisin, la plupart des enquêtés disent utiliser la même stratégie : il y a un minimum de convenances à respecter, on converse à l’occasion, on se rend quelques services à titre exceptionnel, mais la plupart déclarent qu’il faut rester en deçà de certaines limites » (idem, p. 15). Dans le cadre pavillonnaire les relations s’avéraient toutefois plus ouvertes : « Les voisins apparaissent moins comme des “gêneurs” qui font irruption dans la vie familiale […]. En pavillon, le jardin favorise les relations sociales et les codifie. Ces relations s’établissent à un certain niveau, le plus souvent celui des conversations plus ou moins occasionnelles, sans que le voisin perturbe l’intimité du logement » (idem). Or les habitants des zones pavillonnaires étaient, dès l’époque évoquée par Y. Tugault, généralement propriétaires de leur maison et durablement installés dans leur quartier. Si la maison pouvait bien constituer, dès lors, une sorte de territoire protégé, le territoire de la maisonnée dont l’accès est strictement réglé, les espaces périphériques à la maison elle-même n’en ouvraient pas moins des occasions de contact avec les voisins, allant du simple échange de civilités à des formes d’échanges inscrits dans des pratiques de solidarité ou des relations de bon voisinage. Les pratiques de sociabilité induites plus récemment par l’installation dans une maison individuelle, en zone pavillonnaire ou en zone plus traditionnelle, seraient‑elles, par-delà la fonction de refuge toujours attribuée au logement considéré comme un chez-soi protecteur ou par-delà les contraintes économiques qui pèsent sur le ménage dès lors qu’il a contracté un crédit qu’il faut rembourser, toujours modelées par les opportunités qu’offre les alentours immédiats de la maison ? À cette détermination pourraient s’ajouter celles liées aux caractéristiques des personnes, qu’il s’agisse de leur sexe ou de leur âge mais aussi de leur appartenance sociale, comme le soulignaient Michel Forsé (1981b) ou François Héran (1987, 1988). Nous envisagerons ici leur appartenance à diverses fractions des classes populaires mais aussi leur plus ou moins grande insertion dans le milieu local, saisie en termes d’autochtonie (Retière, 2003 ; Renahy, 2010), que celle‑ci repose sur un ancrage résidentiel ancien ou, plus souvent, qu’elle s’élabore et se concrétise à travers l’engagement suivi dans des relations avec le milieu local, affichées ou revendiquées par les membres du couple.

Un difficile réajustement des pratiques de sociabilité antérieures

14 L’endettement et, plus encore, l’éloignement induisent un réajustement des pratiques de sociabilité antérieures. Revenons à Chloé Daroin et Jérémy Griviaud, que nous avons déjà rencontrés plus haut. Jérémy a cherché, depuis qu’il s’est installé en couple avec Chloé, à maintenir les relations qu’il entretenait auparavant avec ses amis et leur mode de rencontre, soucieux, en quelque sorte, de préserver un entre-soi masculin. Chloé, non sans un certain dépit : « Moi, au début j’allais avec lui pendant ses sorties mais tu sens bien que t’es la seule meuf… Parce que personne ne vient avec sa meuf, quoi ! » Ce qui fait qu’elle a fini par ne plus savoir quoi dire lors de ces réunions et qu’elle a cessé d’y participer. Chloé souhaite, au contraire, développer une sociabilité de couple : elle souhaite en quelque sorte convertir la distance géographique instaurée par l’achat de leur maison en distance symbolique d’avec le passé de chacun, afin de rompre avec les sociabilités antérieures et réorganiser la sociabilité du couple autour du foyer conjugal. Dans cette perspective, la maison acquise constitue pour elle, en tant que chez-soi, une ressource : elle permet à Chloé d’y accueillir des collègues de travail, éventuellement des ami(e)s d’avant, accompagné(e)s de leur conjoint(e)s, et d’entériner une sociabilité commune entre couples et autour du couple, installé dans leurs maisons comme en leur chez-soi. Chloé et Jérémy n’ont pas d’enfant, ce qui leur laisse de fait une plus grande liberté ; les choses n’en sont pas allées de même pour Cécile et Jean-Marc Pilier. Si ce dernier fréquente ses collègues de travail, des hommes pour l’essentiel, « mais sans plus » précise-t‑il, il paraît avoir accepté que la vie sociale du couple s’inscrive dans l’espace de sociabilité de sa compagne. R. sur A. est tout proche tant du bourg où Cécile a grandi que de celui où elle travaille : « Partout où je vais, je vois des gens que je connais ! » dit‑elle. La proximité des lieux favorise ainsi l’ancrage du couple dans les réseaux de relations professionnelles et familiales de Cécile, tandis que les liens de Jean-Marc avec ses anciens amis semblent distendus au point qu’il n’en parle plus, sauf à dire, en creux, qu’il se sent comme un « expatrié » à R. sur A. Ces formes d’enracinement du couple, pour reprendre un terme utilisé par P. Bourdieu (2000, p. 36), diverses d’un cas à l’autre, renvoient à un usage social de la maison, que manifestent précisément les pratiques de sociabilité. Cet enracinement peut, toutefois, induire une forme de repli sur le domicile, notamment lorsque les conditions de travail des membres du couple ne leur permettent pas d’élargir le cercle de sociabilité ou même de l’entretenir et les poussent à réserver au couple les rares moments où l’un et l’autre sont disponibles l’un pour l’autre. C’est ainsi que la maison de Cécile et Jean-Marc paraît fonctionner comme un refuge, voire comme une coulisse (Goffman, 1973 [1959]).

15 L’endettement et l’éloignement jouent aussi un rôle dans les relations des membres du couple avec les parents de chacun. Si Cécile et Jean-Marc Pilier rendent fréquemment visite à la mère de celui‑ci, qui vit seule dans la petite ville où Jean-Marc a passé son enfance et sa jeunesse, à une cinquantaine de kilomètres de R. sur A., la proximité de la maison du couple avec celle des parents de Cécile favorise, nous l’avons vu, les relations avec ces derniers. Si le moindre éloignement des parents de Cécile paraît ainsi jouer un rôle non négligeable, l’endettement du couple, lié à l’achat de la maison, intervient également. Avant l’achat de la maison, parce que le père de Cécile s’était montré très sévère avec elle et contrôlait ses sorties davantage que celles de son frère, lui imposant par exemple une heure de retour les soirs où elle s’en allait, les rapports entre Cécile et son père s’étaient tendus. Cette tension avait d’ailleurs précipité l’installation de Cécile avec Jean-Marc dans un premier appartement en location : « Mon père était très “je suis sa fille, j’étais à lui”. Donc voilà… » Si l’installation avec Jean-Marc permet de rompre l’emprise paternelle, l’achat de la maison induit un réajustement des relations entre le père et sa fille et façonne la relation du père avec le couple. Le père de Cécile contribue aux travaux que le couple engage pour rénover et aménager la maison ; les parents prêtent l’argent nécessaire pour acheter la nouvelle voiture dont Cécile a besoin ; ils prennent en charge la garde de leur petit-fils les samedis où Cécile et Jean-Marc travaillent, etc. Les relations entre la fille et son père s’apaisent et les tensions finissent par laisser place à une certaine solidarité intergénérationnelle. Cette forme de solidarité intergénérationnelle, qui vise à faciliter l’accès à la propriété du logement alors que les enfants « débutent dans la vie » et disposent de ressources économiques limitées, constitue un trait saillant de la plupart des ménages rencontrés. Marianne et Philippe Chapalain [15] ont ainsi aidé leur fille aînée à accéder à la propriété de sa maison. Philippe : « Ma fille est venue pendant un an et demi ici [c’est‑à-dire dans la maison de Marianne et Philippe] avec son copain. Pour pas payer de loyer, pour pas payer de nourriture, pour pas payer… Ça c’est de l’aide ! Comme ça, ça leur a permis de terminer leur maison… » Si cette solidarité intergénérationnelle prend plus rarement la forme d’un apport financier direct, passant par d’autres relais, elle ne s’en avère pas moins indispensable à la plupart des couples de milieu populaire pour leur permettre de faire face au coût de l’accession à la propriété du domicile. Elle l’emporte sur les autres aspects des relations intergénérationnelles et permet, selon les cas, de restaurer une relation antérieurement perturbée.

Se tenir à bonne distance d’un certain voisinage…

16 Les relations sociales avec le voisinage semblent marquées plus nettement par les mobilités résidentielles : le désir de s’éloigner des zones d’habitat collectif exprimé par la plupart des ménages trouve comme un écho dans l’évitement de ceux des nouveaux voisins qui sont perçus comme « assistés », suspectés de profiter d’un système de solidarité trop généreux ou trop laxiste, dont les enfants, à l’instar de ceux des logements collectifs, ne sont pas assez « tenus », et dans la recherche d’une plus grande proximité avec des membres des classes plus aisées, même lorsque ces derniers habitent plus loin que les premiers. La recherche de compatibilité semble dès lors primer dans les relations de voisinage. Manou et Jean Audouin [16] se sont installés à C. il y a une dizaine d’années. C. est un bourg industriel du Centre-Ouest de la France, d’environ 5 000 habitants, mais proche du village où Jean a vécu son enfance. Jean a rencontré son épouse alors qu’il vivait et travaillait dans le Sud-Est de la France ; le couple change ensuite plusieurs fois de lieu de résidence, achète d’abord une maison en zone urbaine qu’il revend rapidement, puis achète un premier pavillon à C. qu’il revend également pour acquérir enfin le pavillon que le couple occupe désormais. Également situé à C., il est proche du premier mais plus grand et plus confortable. En face de leur pavillon, sont alignées des maisons en bande : accolées les unes aux autres et plus modestes que les pavillons individuels du quartier, elles sont aussi gérées par un bailleur social. Jean et Manou parlent de leurs « voisins d’en face » comme d’individus d’un autre milieu que le leur ; ils évoquent l’un d’entre eux en particulier qui « abuserait » du système d’assistance sociale. Plus globalement, ils distinguent les « assistés », parfois désignés comme « profiteurs », qui bénéficient des aides sociales, et ceux qui, comme eux-mêmes, s’en sont « toujours sortis par le travail ». L’argument, énoncé par Jean plus que par Manou, n’est pas de même nature que celui qu’avançait Régine Leblanc pour expliquer pourquoi elle et son mari avaient décidé de quitter les résidences HLM dans lesquelles ils avaient vécu pour s’installer dans leur propre maison ; mais il renvoie à une rupture homologue, qui cette fois traverse le quartier de résidence et produit des formes de distinction similaires. Manou assure ainsi que, alors même qu’elle s’entend très bien avec ses voisins, que ceux‑ci occupent un pavillon ou un logement social, elle « ne fait rien avec eux ». Elle interpelle son mari qui confirme : « On s’entend bien avec nos voisins mais on reste à bonne distance, et ça me va très bien. »

17 Le « cercle social » du ménage, outre les amis que Jean a pu retrouver du fait de l’installation du couple dans un village proche des lieux de son enfance, a davantage été constitué par Manou, tant du fait de son travail que de son engagement dans l’association locale des parents d’élèves. Manou a été représentante des parents d’élèves et c’est à cette occasion qu’« elle s’est fait le plus de copines », qu’elle a rencontré la plupart des personnes que le couple fréquente aujourd’hui. Mais elle a aussi rencontré des personnes par le biais de son travail d’assistante familiale ou ses activités bénévoles au centre socio-culturel. Manou et Jean distinguent toutefois deux groupes parmi les personnes qu’ils fréquentent : les amis qu’ils reçoivent à leur domicile pour des « dîners à thèmes » ou des « soirées jeux », qualifiés de « baba-cools bourges » par Manou – il s’agit principalement des personnes que Manou a connues à l’occasion de son activité dans l’association de parents d’élèves, dont la position sociale est plus élevée que la leur et qui ne résident pas dans le quartier – et leurs « autres fréquentations » – qui résident dans le quartier mais dont la position sociale est moins favorable que la leur. Ce clivage recoupe une division ethnique. Le second groupe d’amies de Manou, socialement moins avantagé, se compose certes de femmes blanches mais aussi de femmes d’origine antillaise, à l’instar de Manou, voire africaine. Manou avoue d’ailleurs avoir besoin de retrouver certaines femmes noires du quartier pour ne « pas trop blanchir ». Énoncée sur le ton de l’humour, cette remarque n’en pointe pas moins l’articulation des rapports inter-ethniques avec celle des rapports de classe (Palomares, 2013). Manou, en ascension sociale bien que soucieuse de ne pas trop blanchir, contrarie son origine ethnique. Or, le fractionnement des classes populaires et la construction de clivages ethniques ne sont pas sans lien. Celui‑ci ne joue-t‑il pas dans la mise à distance « des habitants des HLM », à la promiscuité desquels les enquêtés souhaitaient échapper ? [17]. Quelques enquêtés – certes pas tous – expriment une volonté de distanciation d’avec des plus pauvres qu’eux, désignés en termes qui les ethnicisent. Laeticia, que nous avons rencontrée plus haut, énonce clairement son rejet des « immigrés » ou des « arabes » de la cité HLM proche de chez elle, qui profiteraient du système d’aide sociale. Si ce discours relève du racisme hostile (Guillaumin, 2002 [1972]), la remarque de Manou qui craint de « blanchir » laisse entendre que les membres des fractions stables des classes populaires se perçoivent délibérément comme majoritaires, éloignées d’un en-bas, souvent objet d’une catégorisation ethnique. Ainsi, dans le « cercle social » très clivé de Manou et Jean, les voisins qui sont tenus à « distance », pour reprendre le mot de Jean, sont aussi moins dotés socialement et perçus comme des membres de minorités ethniques. Cette distance, affirmée avec certains voisins interroge dès lors la convivialité villageoise dont font état d’autres ménages rencontrés. Françoise et Daniel Cordier [18] n’entretiennent, de même, que peu de relations avec leurs voisins proches alors qu’ils sont, pourtant, insérés dans un réseau de sociabilité dense. Tous deux participent à l’organisation d’une manifestation théâtrale d’ampleur, qui a lieu chaque année dans leur village : il s’agit d’un spectacle de plein air, qui mobilise plus de 200 acteurs dont de nombreux habitants du village même mais aussi des résidents venus des alentours. Françoise et Daniel sont depuis le début, il y a plus de vingt ans, membres de l’association qui organise le spectacle ; ils y rencontrent des personnes de milieux très hétérogènes, ce qui leur a permis non seulement de s’inscrire dans un réseau de relations ouvert et diversifié mais aussi de se risquer à des pratiques culturelles – assister à des spectacles de théâtre notamment – que le couple n’aurait pas envisagées sinon.

18 Si, par ailleurs, Françoise et Daniel Cordier organisent ou participent parfois à des repas à leur domicile ou « chez les uns les autres », il n’en reste pas moins qu’ils continuent de se tenir à distance de leurs voisins immédiats. Tous les deux ouvriers, ils se sont installés dans le bourg peu après leur mariage, dans une maison qu’ils ont fait construire après un bref passage dans un logement loué. Françoise, évoquant le voisinage immédiat, parle notamment d’un couple, dont l’un des enfants aurait, à un moment donné, entrainé son fils dans des pratiques peu convenables : elle parle d’une « connerie » que son fils aurait commise sur l’instigation du fils du couple voisin. Rien de bien grave, toutefois, sauf que le couple voisin ne correspond pas tout à fait à l’image du « bon ménage » tel que le conçoit Françoise : le père est alcoolique et, si la mère est décrite comme quelqu’un de bien, Françoise réprouve les comportements des enfants. Elle en parle comme d’un ménage qui « ne marchait pas » ; le couple était d’ailleurs, à l’époque, en instance de divorce. Or, Françoise et Daniel sont particulièrement soucieux de leur respectabilité sociale. Parce qu’ils tenaient à éviter que leur fils ne s’engage dans des comportements déviants, ils ont veillé, plus généralement, à ce qu’il reste à l’écart de certaines fréquentations : « J’aimais mieux qu’il fréquente les gars du foot que les gars du voisinage qu’étaient plutôt… » explique Françoise. Le raisonnement tenu par Françoise s’avère ainsi très proche de celui tenu par Régine Leblanc : toutes deux désignent une ligne de fracture entre ce qui leur paraît socialement convenable et ce qui leur paraît inacceptable, dont il faut préserver les enfants afin de garantir leur bonne intégration sociale. Il convient dès lors de s’éloigner des lieux et circonstances susceptibles d’entretenir le risque ou d’éviter des promiscuités défavorables. Cette ligne de fracture se superpose à celle, exprimée par de nombreux ménages, qui distingue ceux dont les adultes travaillent régulièrement et ceux qui ne travaillent pas, qui vivent d’aides sociales, dont les enfants ne sont généralement pas fréquentables, ménages qu’il convient de tenir à distance. Ainsi pourrait s’expliquer le paradoxe qui fait que certains ménages populaires, bien qu’insérés dans le système de relations locales, entretiennent finalement peu de relations avec leur voisinage immédiat. Mina et Michel Carry [19] ont quitté un logement HLM pour s’installer dans une première maison de ville, qu’ils ont achetée puis revendue rapidement parce qu’ils la trouvaient trop bruyante, pour acquérir finalement une autre maison, toujours dans la même petite ville, qu’ils occupent depuis. Leur trajectoire s’explique notamment par la relative aisance matérielle atteinte par le couple dont les deux membres travaillent, lui comme coiffeur à son compte et elle comme aide-soignante. Mais eux-mêmes rapportent leur trajectoire résidentielle et sociale à leur engagement dans le travail. Mina Carry pose le travail comme valeur fondamentale et disqualifie ceux qui ne travaillent pas : la participation au travail séparerait ainsi deux fractions des classes populaires (Schwartz, 2011) et dessinerait comme une incompatibilité entre elles.

… mais tirer parti des avantages des opportunités de sociabilité

19 Si l’installation en zone périurbaine ou rurale ne permet pas toujours d’éviter certaines promiscuités, l’option, qui implique un éloignement des centres-villes, ne comporte pas que des inconvénients et les ménages évoquent aussi les avantages qu’ils en retirent. Parmi ceux‑ci : la tranquillité des espaces périurbains et ruraux, les équipements scolaires et de loisirs mis à la disposition des enfants, le fait d’avoir un jardin, des impôts locaux moins élevés, ce qui adoucit certaines dépenses occasionnées par l’éloignement, etc. Cécile et Jean-Marc Pilier, qui ont toujours évolué dans des zones périurbaines, rejettent la ville : elle ne correspond pas à leur mode de vie. Cécile précise : « On aime bien être dehors, on aime bien faire du vélo, on aime bien… là, quand on a des enfants, jouer au ballon dans la cour. Enfin ouais, je me vois pas en ville. Ça va aller cinq minutes d’aller au parc mais pas tout le temps. » Contre l’anonymat de la ville, Cécile préfère conserver les avantages de son ancrage dans les lieux de son enfance, à proximité de ses proches. Barbara et Denis Marronnier, qui se sont au contraire installés loin de Paris pour des raisons financières, valorisent aussi l’aspect paisible de la vie villageoise, les possibilités offertes aux enfants dans le cadre de leur petite ville, le confort de leur maison ; ils évoquent de même des formes de convivialité plus manifestes avec certains voisins, qui passent par des formes d’entraide et de partage. Ainsi, Barbara et Denis entretiennent des relations plus étroites avec trois couples du voisinage, qui ont des enfants comme eux et approximativement les mêmes âges. Barbara passe beaucoup de temps avec sa voisine Nathalie, par exemple, chez qui elle va souvent boire le café ; comme Nathalie garde des enfants à domicile, les deux femmes se relaient pour amener les enfants à l’école ou les chercher. Les trois couples se donnent des coups de main pour certains travaux ou s’échangent des fruits et légumes de leurs potagers, selon la saison. Il leur arrive de s’inviter « pour des barbecues » et de « prendre l’apéro » ensemble. Il arrive aussi que Barbara et Denis prennent l’« apéro » avec un couple de voisins plus âgés et même échangent avec eux de menus services mais ils se sentent moins proches d’eux. Barbara considère que ces pratiques d’entraide sont liées au fait d’habiter à la campagne ; la proximité des âges et la présence d’enfants jeunes semblent toutefois influer davantage sur les pratiques de sociabilité, en tant qu’elles déterminent une sorte de « compatibilité sociale », selon la formule proposée par Anne Lambert (2015, p. 209). À l’inverse, les rapports que Manou et Jean Audouin entretiennent avec leurs « voisins d’en face » relèveraient, sinon d’une incompatibilité sociale, d’une moindre compatibilité ou d’une compatibilité partielle : celle qui lie Manou aux femmes d’origine antillaise ou africaine du quartier. À moins qu’il ne convienne ici de parler d’accointance sociale, voire d’affinités sociales [20] variables selon les configurations socio-spatiales. Chloé Daroin semble peu encline à répondre à certaines sollicitations du voisinage depuis qu’elle s’est installée, avec Jérémy, dans un village éloigné du centre-ville. Une voisine, celle‑là même qui a vendu au couple la maison qu’il occupe désormais, a invité Chloé à une « soirée Tupperware » ; mais si Chloé souhaite avoir « de bonnes relations » avec ses voisins, elle ne tient pas à s’investir davantage dans ce type de soirées. Son désir de sociabilité bute, en la circonstance, sur une sorte d’incompatibilité. La réserve de Barbara Marronnier à l’égard de ses voisins plus âgés pourrait relever des mêmes raisons.

20 La convivialité villageoise, voire pavillonnaire, relèverait‑elle donc du mythe (Cailly & Dodier, 2007) ? S’il s’agit sans doute d’une fiction régulièrement réactivée, notamment dans les sciences sociales, qui renvoie à « l’image de la communauté paysanne comme société égalitaire et unanimiste » (Chamboredon, 1980, p. 110), les ménages populaires impliqués n’en tendent pas moins à la faire vivre. La trajectoire résidentielle de Vanessa Le Coz et Samuel Bidaud [21] s’avère ici révélatrice : ils achètent rapidement, après s’être installés en couple, une maison dans le petit village d’enfance de Vanessa alors que Samuel a grandi dans un hameau tout proche du village. Celui‑ci regroupe à peine plus de 900 habitants et est rattaché, du point de vue administratif, à une commune voisine. Vanessa et Samuel se connaissent depuis l’adolescence ; tous deux ont été très mobiles au début de leur vie adulte : Vanessa passe un an au pair en Angleterre avant de vivre quelques années à Paris puis à Rennes, alors que Samuel alterne grands voyages de plusieurs mois vers des destinations lointaines et périodes d’emploi à durée déterminée dans les environs du village. Lorsqu’ils se mettent en couple, ils effectuent un dernier grand voyage d’une année en Thaïlande et en Australie, avant de s’installer brièvement en location et, avec l’arrivée de leurs deux enfants, dans un petit pavillon qu’ils rachètent à la mère de Samuel, dans le village même. L’emprunt qu’ils font n’est pas trop important et les remboursements sont d’autant moins lourds qu’ils sont tous deux en emploi sur contrat à durée indéterminée, elle comme « technicienne approvisionneuse » dans une entreprise fabriquant du mobilier de bureau et lui comme « agent de maîtrise » dans une entreprise de mécanique. Leurs situations professionnelles les situent donc en haut des classes populaires avec, pour tous deux, des perspectives d’accès à des positions plus élevées encore. Mais Vanessa et Samuel disposent aussi d’un fort ancrage local. Lorsque l’enquêtrice se présente au village pour rencontrer le couple, elle a d’abord du mal à trouver leur maison ; elle finit par demander son chemin à quelqu’un qui lui répond : « Ah, c’est chez Samuel ! Ah bah, je le connais bien, je le connais bien. C’est chez Vanessa en fait ! » À quoi fait écho la réponse de Vanessa lorsque l’enquêtrice lui raconte les péripéties de son arrivée : « On connaît tout le monde ici ! » Le village semble même en capacité d’accueillir les nouveaux venus, installés dans les zones pavillonnaires : « Il y a quoi, il y a 900 habitants, hein ! Donc on connaît les anciens et les nouveaux, du coup. » Vanessa et Samuel habitent en effet à la jonction des anciens et des nouveaux quartiers. Leurs parents aussi habitent le village ou les environs et Vanessa insiste : « On avait la famille aussi, pas loin. La famille et puis le fait qu’on s’y sente bien. Qu’on connaisse l’entourage, le monde, le monde qui peut vivre sur la commune, quoi ! Le fait de connaître les habitants de la commune. Le fait qu’on soit à l’aise dans la commune. Le fait qu’on s’entende bien aussi avec le reste de la commune. C’est ça ! » Vanessa et Samuel sont, en conséquence, soucieux de maintenir des lieux de convivialité dans le village : c’est ainsi qu’ils ont adhéré à l’association constituée après la fermeture du dernier bar du village, afin de le maintenir en vie malgré le départ des derniers gérants. Ils disent ne pas aller souvent au bar et ne jouent pas un rôle moteur dans l’association mais ils ont tenu à participer à l’initiative. Leurs pratiques de sociabilité s’organisent essentiellement autour de leur maison : Vanessa et Samuel reçoivent tous les week-ends des amis et voisins à manger ou, pour le moins, au moment de l’apéritif. Vanessa : « Quand on a des enfants, c’est plus simple d’inviter les amis à venir à la maison, ceux qui n’en ont pas en l’occurrence. » Samuel retient d’ailleurs souvent ses invités pour jouer à des jeux de société ; « c’est une bonne façon de finir le repas ! » précise-t‑il en riant.

Une sociabilité engagée mais contrainte par le temps disponible

21 Malgré les diverses recompositions socio-spatiales qui se sont produites au fil des dernières décennies, l’ancrage local demeure une ressource importante des classes populaires (Vignal, 2014). Comme Vanessa et Samuel, Laurent Douillard et Thomas Guillet [22], installés récemment dans la maison qu’ils ont fait construire dans un village, à la périphérie d’une grande ville de l’ouest de la France, accordent ainsi une grande importance aux pratiques de sociabilité. Ils invitent souvent des amis proches à manger chez eux alors que leurs relations avec les voisins passent davantage par « des apéros ». Ils envisagent aussi d’organiser prochainement une « fête des voisins ». Si ces pratiques de sociabilité attestent, dans leur diversité, d’une certaine permanence de la convivialité villageoise ordinaire, elles reposent aussi sur des formes d’engagement dans la vie associative ou politique locale. Celles‑ci constituent du reste, dans les espaces périurbains et ruraux, des signes de respectabilité sociale pour les fractions stables des classes populaires et autorisent à croire, dans certains cas, à la constitution d’un capital d’autochtonie (Girard, 2014). C’est ainsi que Vanessa Le Coz, à l’instar de Manou Audouin, s’est engagée dans l’association locale des parents d’élèves, qui regroupe une quinzaine de parents. Elle y trouve, outre les activités spécifiques de l’association, une autre raison d’y participer : rencontrer des parents d’élèves des nouveaux quartiers, qu’elle ne connaissait pas auparavant. Vanessa Le Coz donne ainsi consistance à ses propos sur l’inclusion des nouveaux venus dans la sociabilité locale ; elle précise qu’elle passe beaucoup de temps avec la mère d’une camarade de classe de sa fille. Jean Audouin, le mari de Manou, prend part à la vie locale de deux manières différentes : il a été élu conseiller municipal et s’est occupé pendant un temps du club de natation de la ville. Il dit servir de « tampon » ou de « relais » entre la mairie et les habitants du quartier. Il exprime toutefois le regret de ne pouvoir s’engager davantage dans son rôle d’élu : s’il disposait de plus de temps, il organiserait, à l’instar de Laurent et Thomas, une fête des voisins. « On pourrait faire un pot sympa. J’y arrive pas… Je prends pas le temps de m’occuper de ça. » La question du temps disponible paraît en effet cruciale : Cécile et Jean-Marc Pilier s’appuient certes sur les réseaux de sociabilité apportés par Cécile mais ils n’ont guère développé de pratiques de sociabilité nouvelles en direction de leurs voisins à R. sur A. Cécile regrette certes de n’avoir aucun voisin qui leur ressemble : « J’aurais aimé avoir des jeunes (dans le voisinage), avec des enfants… » et signifie par là qu’elle n’entrevoit pas d’accointance facile avec ses voisins. Mais elle invoque aussi la même question du temps : leurs emplois du temps professionnels ne leur laissent guère de temps disponible l’un pour l’autre ou à partager ensemble avec leur fils. « On a aussi besoin de se retrouver ! » dit‑elle, ce qui la pousse à réserver leur temps disponible non pour créer un réseau de sociabilité dans leur nouvel environnement mais avant tout pour entretenir leur vie familiale et leur vie de couple [23].

22 La maison chèrement acquise tend alors à constituer une sorte de coulisse (Goffman, 1973) dans laquelle le couple ou la famille trouvent refuge pour se ressourcer. Ce repli se traduit par une limitation des pratiques de sociabilité du couple sauf à tirer parti des relations de proximité socialement compatibles. Les conditions objectives d’existence – en premier lieu les contraintes imposées par l’activité professionnelle des membres du couple – ont tendance à favoriser le repli du ménage sur lui-même et à constituer la maison comme maisonnée, comme le foyer dans lequel les membres du ménage peuvent enfin se retrouver et jouir de leur réunion. Coulisse, disions-nous, dans laquelle les protagonistes peuvent retrouver la force et l’énergie nécessaires pour continuer d’affronter les conditions objectives de leur existence extérieure, avant même d’envisager d’en consacrer une part à l’engagement dans les relations de voisinage ou à la construction d’un réseau amical nouveau. Les relations qui s’établissent peu à peu semblent dès lors suivre d’autant plus volontiers la pente des compatibilités possibles : celles‑ci paraissent reposer sur la correspondance des âges, un souci commun de gérer les obligations liées aux enfants – les chercher à l’école, les amener sur les lieux d’activité, etc. –, des proximités qui favorisent des échanges de menus services ou le partage de surplus résultant d’un potager par exemple. Les compatibilités ou incompatibilités pourraient ainsi être rapportées à des ensembles de dispositions produites par une socialisation antérieure commune, celle‑là même qui induit les comportements d’accès à la propriété et les formes d’organisation de l’existence quotidienne qui en résultent. Nous pouvons dès lors avancer cette hypothèse : les pratiques de sociabilité qui se constituent dans le sillage des mobilités résidentielles des ménages seraient surdéterminées par les conditions objectives d’existence des individus qui composent ces ménages mais aussi modelées par des socialisations convergentes et les comportements incorporés dans leurs cadres familiaux et sociaux antérieurs. Cette socialisation antérieure ne détermine pas seulement leurs pratiques de sociabilité dans le cadre de vie qu’ils se sont choisis mais aussi le choix même de ce cadre de vie. Elle a ainsi amené les ménages à faire en sorte de pouvoir accéder à ces lieux distinctifs mais aussi à s’y établir dans des pratiques de sociabilité à la fois fonctionnelles sinon utilitaires mais aussi façonnées par une connivence issue de leur histoire sociale.

Où l’on revient sur les styles de sociabilité

23 Par-delà les contraintes objectives qui les limitent ou les enserrent, il semble bien que les compatibilités ou incompatibilités sociales jouent un rôle décisif dans l’établissement et la durabilité des pratiques de sociabilités dans lesquelles les ménages s’engagent après leur installation dans la maison dont ils ont fait l’acquisition. Ces compatibilités ou incompatibilités tiennent certainement au processus de socialisation antérieure des individus, qui a façonné et sédimenté leurs comportements sociaux, de la manière de s’exprimer ou de s’adresser aux autres, aux pratiques sociales partagées avec eux. Ce n’est pas par hasard que Régine Leblanc invoque d’abord, lorsqu’elle explique pourquoi elle a voulu quitter son logement HLM en banlieue parisienne, les manières de parler ou de s’adresser aux adultes des jeunes du quartier. Elle ne voulait pas que ces filles en viennent à lui dire un jour : « nique ta mère ! ». Dans la différence qu’elle exprime ainsi entre elle et son voisinage lorsqu’elle habitait un quartier HLM en banlieue parisienne – entre sa famille et les familles du quartier – se dit surtout une différence de style produite par des socialisations différentes, la socialisation des jeunes générations en particulier. Elle en vient d’ailleurs à dire très explicitement que tout cela tient sans doute à l’éducation : elle emploie ce mot-là mais désigne plus largement des modalités de socialisation dans lesquelles les uns ou les autres baignent et les contraintes qu’elles visent à inculquer : il faut tenir de près ses filles pour leur assurer une éducation conforme aux exigences de sa propre socialisation. C’est, dans un autre contexte et un autre registre, une même différence de style qu’exprime Barbara lorsqu’elle dit entretenir avant tout les relations avec des ménages de sa génération ; elle ne néglige pas ses relations avec des voisins plus âgés mais investit davantage dans ses relations avec une voisine qui partage avec elle les mêmes soucis – amener ou chercher les enfants à l’école, les déposer sur les lieux de leurs activités, etc. – et les mêmes manières d’être. Les compatibilités ou incompatibilités tiennent ainsi à des manières de voir et de faire bien davantage qu’aux actions ou aux activités elles-mêmes. C’est pourquoi il nous semble que les pratiques de sociabilité développées dans leur nouveau cadre de vie tiennent non tant aux raisons des pratiques qu’aux manières – au style – de ces pratiques.

Conclusion

24 Pour les promoteurs de l’accès populaire à la propriété du logement, celle‑ci devait permettre de réduire les antagonismes sociaux et garantir des relations plus harmonieuses entre les diverses composantes de la société. « La propriété ouvrière adoucit les rapports sociaux » écrivait le juriste Bernard Manceau au début des années 1930 [24]. Si les mesures adoptées dès cette époque, relayées par les politiques en faveur de l’accès à la propriété mises en œuvre dans les années 1970-1980, organisent ainsi l’accès à la propriété ouvrière – et, plus largement, populaire – du logement dans un souci explicite de pacification de l’espace social, elles n’en ont pas moins contribué, paradoxalement, à un durcissement, au sein des classes populaires elles-mêmes, du clivage entre propriétaires et non propriétaires. Ce durcissement devient d’autant plus visible qu’il se superpose de plus en plus souvent au clivage entre ceux que la faiblesse de leurs ressources économiques contraint à louer leur logement dans les zones d’habitat collectif dense, les cités HLM en périphérie des grandes villes notamment, et ceux que des ressources moins modestes ou plus régulières mettent en situation de pouvoir accéder à la propriété de leur logement, une maison individuelle dans la plupart des cas, mais au prix de l’éloignement des centres-villes et de l’installation dans des zones périurbaines ou rurales, de plus en plus souvent dans des lotissements créés à leur intention. Cet état de fait, en tant qu’il manifeste une distance symbolique entre deux fractions des classes populaires, ne menace-t‑il pas la pacification des rapports sociaux que l’accès à la propriété devait favoriser ?

25 Si les ressources économiques des ménages jouent un rôle décisif dans l’évitement de l’habitat collectif dense, son rejet parait tenir davantage au refus de la promiscuité qu’il favorise et, plus exactement, aux risques que celle‑ci fait courir notamment aux plus jeunes, c’est‑à-dire aux enfants de familles populaires attachées à un certain style de sociabilité, revendiqué dans des comportements dans l’espace social plus policés, qu’il s’agisse de manières d’être ou de parler. L’accès à la propriété de son domicile et l’installation dans les zones pavillonnaires sinon dans des zones rurales parfois éloignées des centres-villes qu’elle implique, correspond dès lors à la tentative de préserver un style de sociabilité, d’autant plus fortement affirmé par ces fractions des classes populaires qu’il permet de marquer leur différence – leur respectabilité ? – d’avec les fractions moins bien loties. L’accès ou non à la propriété du logement ne sépare plus, dès lors, le « eux » et le « nous » que Richard Hoggart (1970) repérait dans la société anglaise des années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale ; il sépare davantage, au sein du nous, ceux qu’une sécurité de destin, pour reprendre ici la formule de Jean-René Tréanton (1960) toujours effective, préserve des aléas d’une exposition aux formes de précarité, leur permettant d’accéder à un chez-soi protecteur, de ceux que la remise en cause de la société salariale (Castel, 1999 [1995]) expose de plus en plus aux formes diverses de précarité, qu’il s’agisse d’emploi ou de logement. Le clivage entre propriétaires et non propriétaires au sein des classes populaires sépare ainsi des fractions des classes que leurs conditions économiques distinguent et, plus nettement encore, leurs lieux de vie et leurs styles de sociabilité.

26 Sans soute convient‑il alors, comme le suggère Olivier Schwartz (2011), de sortir du modèle « hoggartien ». Au modèle bipolaire se serait substitué, dit‑il, un modèle triangulaire : les machinistes auprès desquels il a mené l’enquête s’éprouvent ainsi « lésés à la fois par les plus puissants et les plus pauvres » (Schwartz, 2009, p. 5). De nouvelles frontières sociales seraient ainsi apparues. Nous avancerons ici que la frontière entre propriétaires de leur logement et non propriétaires constitue désormais une nouvelle frontière – pour utiliser l’expression d’Olivier Schwartz –, d’autant plus marquée qu’elle s’appuie sur une frontière géographique et qu’elle met en œuvre le rejet du style – ou peut-être des styles – de sociabilité qui caractériserait, parmi les classes populaires, celles qui louent leur logement et se trouvent souvent contraintes d’habiter les grands ensembles des banlieues urbaines. Tandis que le rejet des formes d’habitat collectif vertical se résout dans l’horizontalité des offres de logement pavillonnaire, une distance symbolique se creuse entre deux fractions des classes populaires, que les conditions d’emploi tendent déjà à éloigner l’une de l’autre. Cette distance ou cette frontière menace, en tant que telle, de mettre en péril la cohésion sociale et, partant, la paix sociale visée par les politiques en faveur de la propriété du domicile.

27 L’analyse des relations réciproques entre pratiques de sociabilité et mobilités résidentielles permet ainsi d’attirer l’attention sur cette autre frontière, qui ne tient donc pas seulement aux sentiment de payer pour les autres – pour les assistés que vilipendent aussi certains membres des ménages que nous avons rencontrés – mais se dresse au fur et à mesure du départ de ceux des membres des classes populaires qui peuvent s’échapper des zones d’habitat collectif dense et s’installer dans les zones d’habitat pavillonnaire. L’entre-soi ainsi favorisé risque dès lors de pousser au rejet des autres, au risque d’une ethnicisation de ce rejet. Les trajectoires résidentielles des ménages propriétaires ne sont toutefois pas associées systématiquement à un rejet des fractions moins stables des classes populaires – prise de distance ne signifie pas forcément rejet – et ces propriétaires n’inclinent pas nécessairement à soutenir les thèses du Front national ou à stigmatiser les banlieues et leurs habitants (Girard, 2015). À l’image des « petits-moyens » (Cartier et al., 2008), ni la frustration sociale ni le rejet de l’autre ne caractérisent, a priori, l’attitude des ménages populaires. La frontière entre propriétaires et non propriétaires ne s’en durcit pas moins…

Notes

  • [1]
    Le lecteur trouvera dans l’article introductif à ce numéro une présentation détaillée de l’enquête.
  • [2]
    Pour plus de précision, nous invitons le lecteur à se reporter au tableau qui présente les ménages et leur rapport à la propriété du logement en annexe électronique 1, https://journals.openedition.org/sociologie/4942).
  • [3]
    Voir l’annexe électronique 2 (https://journals.openedition.org/sociologie/4942).
  • [4]
    Catherine Bonvalet et Arnaud Bringé ont montré, en prenant appui sur l’enquête logement de l’Insee, la plus grande probabilité pour les couples mariés d’accéder à la propriété en raison des logiques idéologiques qui gouvernent les politiques d’aide, adressées en priorité aux familles nucléaires (2013).
  • [5]
    Monographie réalisée par Maulde Urbain-Mathis.
  • [6]
    Voir en annexe électronique 2 (https://journals.openedition.org/sociologie/4942), le document portant sur les caractéristiques des accédants au logement : les ménages du corpus ont des caractéristiques proches des primo-accédants dont les revenus sont modestes.
  • [7]
    Monographie réalisée par Audrey Richard.
  • [8]
    Il s’agit d’un site de vente sur Internet.
  • [9]
    Monographie réalisée par Marie Cartier.
  • [10]
    Entendre non l’organisme mais la société de ceux qui vivent en HLM.
  • [11]
    Monographie réalisée par Marjorie Tilleul.
  • [12]
    Monographie réalisée par Adèle Baraud.
  • [13]
    Monographie réalisée par Henri Eckert.
  • [14]
    L’Anpe, aujourd’hui Pôle emploi.
  • [15]
    Monographie réalisée par Séverine Misset.
  • [16]
    Monographie réalisée par Clément Degout.
  • [17]
    La question du racisme et des relations inter-ethniques est difficile à aborder car les enquêtés ne souhaitent généralement pas être taxés de racisme. Il n’en est pas moins légitime de se poser la question de savoir si les contours des catégories sociales évités ne restent pas flous pour cette première raison. De plus, les enquêtés ne précisent pas leur appartenance ou celle de leur voisins quand ils se sentent appartenir de toute « évidence » au groupe majoritaire. Pour ces deux raisons nous ne savons pas toujours qui sont les enquêtés et qui sont leurs voisins ni les découpages inter-ethniques en jeu. Il est donc difficile d’étayer cette question qui semble pourtant importante dès lors que l’on interroge les fractionnements socio-spatiaux au sein des classes populaires.
  • [18]
    Monographie réalisée par Matéo Sorin.
  • [19]
    Monographie réalisée par Anne-Marie Arborio.
  • [20]
    Un peu au sens où Max Weber parle d’« affinité élective » (Löwy, 2004).
  • [21]
    Monographie réalisée par Sarah Delcroix.
  • [22]
    Monographie réalisée par Matéo Sorin.
  • [23]
    Sur ces engagements, voir l’article de Séverine Misset et Yasmine Siblot dans ce même numéro.
  • [24]
    Citation rapportée par Guy Groux et Catherine Lévy dans leur ouvrage consacré à La possession ouvrière, 1993, p. 10.
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Français

Comment les mobilités résidentielles et les pratiques de sociabilité interagissent‑elles dans le contexte d’installation de ménages populaires dans la maison dont ils ont fait l’acquisition ? Que la maison achetée, généralement à crédit, se situe en zone pavillonnaire ou résidentielle plus traditionnelle, l’installation procède habituellement d’une volonté de s’éloigner des formes d’habitat collectif, l’enjeu étant de marquer une distance avec les fractions moins stables des classes populaires, quitte à s’éloigner des zones urbaines denses pour des zones périurbaines, voire rurales. Les pratiques de sociabilité dans le nouveau cadre de vie s’ajustent alors aux compatibilités/incompatibilités entre voisins et aux rapprochements qu’elles permettent ou entravent. L’analyse des effets réciproques entre pratiques de sociabilité et mobilités résidentielles démontre ainsi un clivage entre une fraction protégée des classes populaires et des fractions plus exposées aux aléas économiques.

  • mobilités résidentielles
  • pratiques de sociabilité
  • style de sociabilité
  • classes populaires
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Henri Eckert
Professeur émérite de sociologie à l’Université de Poitiers et membre du GRESCO (Groupe de recherche et d’études sociologiques des sociétés contemporaines)
Laboratoire GRESCO, Université de Poitiers, UFR SHA, 8 rue René Descartes, TSA 81118, 86073 Poitiers cedex 9, France
Maulde Urbain-Mathis
Doctorante en sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CETCOPRA (Centre d’étude des techniques, des connaissances et des pratiques)
Cetcopra, 17 rue de Tolbiac, 75013 Paris, France
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/03/2019
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