1Cet article présente une partie des résultats d’une recherche réalisée en collaboration entre un groupe de chercheurs, des professeurs de sciences économiques et sociales et les élèves de seconde et de première de ces derniers. Le thème central de cette recherche, les goûts musicaux, a été choisi à la suite de discussions entre les chercheurs, intéressés par les relations personnelles, les usages du numérique et les pratiques culturelles, et les professeurs, attentifs au fait que le programme de seconde intègre précisément la question des pratiques culturelles. Nous reviendrons plus loin sur les choix de méthode, liés bien sûr à la configuration particulière de cette recherche, mais il est nécessaire d’exposer succinctement dans un premier temps les travaux relatifs aux goûts musicaux.
Les goûts musicaux
2Les enquêtes portant sur les goûts musicaux ont connu un essor notable durant les dernières décennies. Cette profusion s’explique en partie par l’impulsion donnée à ce thème de recherche par les travaux de Michèle Lamont (1992), Paul DiMaggio (1987 ; DiMaggio et al., 1996 ; DiMaggio & Moktar, 2004) et ceux de Richard Peterson (1992a, 2004 ; Peterson & Kern, 1996). Leurs recherches avaient pour ambition de tester le modèle théorique de La Distinction de Pierre Bourdieu (1979), tant du point de vue de sa validité intrinsèque, que de son éventuelle limitation historique et géographique.
3Richard Peterson propose une structuration des goûts selon l’opposition « omnivore » (apprécier plusieurs genres, qu’ils soient élitistes ou populaires) / « univore » (se limiter à des genres populaires ou élitistes) à mesure que l’on passe des classes supérieures aux classes populaires. Les travaux de Michèle Lamont (1992) suggèrent pour leur part que le passage d’une différenciation sociale à une inégalité dépend de la force des barrières symboliques. Philippe Coulangeon (2003) a proposé une actualisation du modèle de la distinction en mettant en avant la légitimation de certains genres et le maintien de corrélations entre le goût pour des genres « élitistes » (musique classique, jazz) et des positions sociales favorisées. Enfin, Hervé Glévarec et Michel Pinet (2009, 2013) remettent en question de façon plus radicale la thèse de la distinction en proposant le modèle de « la tablature des goûts musicaux » dans lequel les pratiques au fil des générations effacent les hiérarchies entre les genres et amènent toutes les classes sociales à converger vers les genres « populaires » (notamment le rock). Cependant, une approche intra-genre, par les artistes par exemple, permet de mettre en lumière des logiques différenciées selon le sexe, le milieu social ou l’âge au sein d’un même genre musical (Laffont & Tudoux, 2017). Qui veut étudier les goûts en matière de musique se trouve donc face à des modèles explicatifs à la fois très convaincants et contradictoires.
4Récemment, Nicolas Robette et Olivier Roueff (2014) ont suggéré que les divergences concernant le concept d’éclectisme sont partiellement dues à des questions de méthode. Faute de données suffisamment précises, la recherche est limitée à un éclectisme au niveau des genres musicaux.
Une enquête expérimentale intégrant les modes de découverte et les conditions d’écoute
5Cette réflexion sur les méthodes nous a incités à compléter les enquêtes classiques en y ajoutant trois éléments : une identification ouverte des musiques appréciées par les personnes, le contexte d’écoute, les canaux par lesquels les personnes découvrent les musiques qui les intéressent. En effet, alors que, dans la plupart des enquêtes, l’identification des musiques s’effectue par des genres construits en amont par le chercheur, nous avons cherché à nous situer au plus près des indications de goûts données par les enquêtés eux-mêmes, sans présumer dans la phase de recueil des données des catégorisations qu’ils pourraient effectuer concernant les genres. Ce point de départ et le traitement ensuite appliqué visent à permettre le repérage d’univers de goûts musicaux dont la structuration et les contours dépendraient le moins possible d’une construction en amont par les chercheurs. L’hypothèse est ici que cette attention aux choix des enquêtés, à leurs références et leurs catégories, peut fournir des éléments pour approfondir la question de la diversification des références culturelles pointées dans certains travaux (Donnat, 2004 ; Bergé & Granjon, 2007).
6L’autre élément qui nous a paru devoir être pris en compte simultanément est celui du contexte d’écoute. En effet peu d’enquêtes prennent en compte ces contextes que les enquêtés associent aux différents choix musicaux. Chacun sait, pour l’avoir vécu, que l’on ne choisit pas nécessairement les mêmes types de musique pour une écoute concentrée, une musique de fond durant des périodes de travail, dans les transports ou dans un cadre festif. Il s’agissait ici de le vérifier. Au-delà, l’hypothèse était aussi que la diversification des contenus n’est pas sans lien avec les circonstances dans lesquelles la musique peut désormais être écoutée et que la combinaison des contenus et des contextes d’écoute peut induire des types de rapport différents à la musique.
7Enfin, il existe très peu de travaux sur les modes de découverte des musiques. Le fait qu’elles soient diffusées dans des médias généralistes, proposées sur des plateformes spécialisées ou suggérées par des personnes avec qui on entretient des relations interpersonnelles multiplie pour l’individu les possibilités d’accès et de préférences. En matière de découverte musicale, il paraît essentiel aujourd’hui de mieux évaluer le rôle des médias ainsi que celui des réseaux personnels afin d’inclure dans l’approche la complexification des socialisations musicales et les influences opérant sur le goût. Notre analyse de la distribution des préférences musicales s’intéresse aux musiques auxquelles les enquêtés ont accès, aux influences qu’ils subissent ou qu’ils exercent à travers leur réseau personnel. Notre hypothèse est qu’intégrer ces influences médiatiques ou personnelles dans une approche quantitative peut éclairer la diversité des rapports à la musique.
Encadré 1. Caractéristiques de l’enquête
Les questions portaient sur les musiques écoutées par les enquêtés et leur mode de découverte, le rôle de ces musiques dans les relations avec les pairs, et enfin les contextes d’écoute [2]. Les enquêtés devaient citer des morceaux de musique (quatre au maximum) qu’ils avaient appréciés dans la période récente. Le morceau pouvait être identifié par un titre, un nom d’artiste et un genre, l’enquêté pouvant ne documenter qu’une partie de ces informations. Si le morceau leur avait été conseillé par une personne de leur connaissance ou si eux-mêmes l’avaient conseillé, l’enquêteur notait le prénom de la personne (huit au maximum).
Le choix des musiques appréciées récemment s’explique par notre souhait de documenter les modes de découverte (plus faciles à se rappeler pour des découvertes récentes) et il nous a également semblé que cela faciliterait une certaine complicité entre nos jeunes enquêteurs et leurs enquêtés. En effet, nos enquêteurs n’avaient évidemment pas l’expérience de sociologues professionnels. En revanche, nous pensons que leur proximité avec les enquêtés a facilité une expression moins contrainte par ce que des jeunes peuvent percevoir comme des attentes sociales de la part d’adultes chercheurs en sciences sociales. Par ailleurs, leurs enquêtes ont été suivies et guidées avec une grande attention par leurs professeurs, dont nous saluons le professionnalisme, l’implication et l’enthousiasme.
Les choix de réponses proposées pour les questions posées pour chaque morceau résultent d’une discussion avec les professeurs (lesquels avaient travaillé en amont avec leurs élèves). Ils tiennent compte des contraintes de durée de passation et du souhait de distinguer ce que les jeunes écoutent pour eux-mêmes et ce qu’ils partagent avec leurs pairs.
Les analyses qui suivent portent sur une population spécifique de 1 447 enquêtés ayant cité au moins deux artistes [3]. Nous avons fait figurer en annexe électronique des tableaux présentant la répartition des enquêtés par âge, sexe et niveau d’études de la mère. Ces comptages montrent que nos enquêtés sont plutôt jeunes, l’âge médian est de 17 ans, les 23-25 ans ne représentent que 13 % de l’échantillon (Annexe 1, https://journals.openedition.org/sociologie/3633). Les filles sont légèrement surreprésentées (55 %) par rapport aux jeunes du même âge vivant en France. Ils sont également d’une origine sociale plus favorisée – deux tiers des enquêtés ont une mère diplômée de l’enseignement supérieur, ce qui est un effet du recrutement social des filières auxquelles appartiennent les lycéens-enquêteurs. Toutefois, les différentes catégories d’âge, d’études ou de profession sont suffisamment représentées pour permettre des comparaisons entre ces catégories [4].
8Notre enquête porte sur la tranche d’âge des 15-25 ans, période de la vie où se développent et se stabilisent les goûts en matière de musique. Si les raisons de ce choix sont partiellement contingentes, comme nous l’expliquons plus loin, l’intérêt est aussi de limiter les effets de génération qui complexifient les travaux présentés plus haut. La focalisation sur cette période de transition vers l’âge adulte permet également de questionner à nouveaux frais la persistance de la polarisation des goûts en fonction des catégories sociales et la dimension genrée chez les jeunes qui a été particulièrement étudiée par Sylvie Octobre (2004, 2010, 2011).
9Nous commencerons la présentation des résultats par les genres et les artistes cités. Nous montrerons dans une première section que les enquêtés attribuent de façon écrasante les musiques citées à des genres qui étaient naguère considérés comme peu légitimes, la musique classique et le jazz étant réduits à une présence quasiment anecdotique. Nous verrons également que, si les artistes les plus cités dans notre enquête correspondent aux succès du moment (janvier et février 2014), ils ne représentent qu’une infime partie de ceux qui apparaissent dans les réponses [5]. L’analyse des variations de ces réponses selon le sexe et l’origine sociale des enquêtés permet de mettre au jour des types d’artistes plus ou moins consensuels (c’est-à-dire dont le taux de citation n’est corrélé avec aucun de ces deux critères) ou différenciants (présence d’une corrélation). Dans une deuxième section, nous présenterons les résultats d’une classification des enquêtés selon leurs proximités dans les choix musicaux exprimés. Six classes permettent de résumer certaines des régularités repérées dans la première section. Dans la partie conclusive nous discuterons les différentes théories au regard de nos analyses. Proche des résultats de certaines enquêtes sur les adolescents, notre étude suggère que chacune de ces théories apporte un éclairage partiel sur une réalité qui s’est complexifiée et que la diversité des usages et des fonctions de la musique relève tendanciellement d’autres logiques que celle de la différenciation sociale.
Convergences et variations
10Nos enquêtés pouvaient citer les musiques par le genre de musique, l’artiste ou le titre du morceau. Il arrive que nous ayons le titre mais pas le nom de l’artiste (167 cas) ou l’inverse (753 cas). Cela nous a conduit à nous concentrer sur les artistes cités, en considérant que ce niveau fait plus souvent sens pour les enquêtés que celui des titres.
Des genres musicaux populaires et une grande diversité d’artistes
11Commençons par une analyse des genres musicaux tels qu’ils apparaissent dans les réponses. Lors de la saisie des données par les enquêteurs-lycéens, le genre était la seule rubrique obligatoire, les enquêteurs saisissant éventuellement des espaces ou le terme « inconnu », toutes réponses que nous avons regroupées sous ce dernier label (24 occurrences sur 4 369 morceaux). Ils pouvaient aussi saisir le terme « aucun » si l’enquêté considérait que le morceau cité ne correspondait à aucun genre qu’il connaissait (20 occurrences). 328 désignations de genres ont été saisies, mais beaucoup sont des graphies différentes renvoyant à un genre identique (par exemple « k pop », « Kpop » et « k-pop » désignent sans ambiguïté la « Korean Pop », c’est-à-dire la musique populaire coréenne) ou des genres très peu cités (par exemple le « Néo-métal » est cité deux fois), seules 25 désignations recueillant plus de 20 citations (prises ensemble, elles rassemblent 78,1 % des citations). En coopération avec les enseignants, et après diverses recherches sur Internet et écoute de nombre des morceaux cités, nous avons procédé au regroupement des désignations en 26 « genres [6] » dont les catégories « Inconnu » et « Aucun » déjà évoquées et un genre « Divers », regroupant des désignations rares que nous n’avons pas pu regrouper avec d’autres (ce genre rassemble 32 citations), soit 23 genres identifiés et regroupant 4 293 citations (98,3 % du total). Voici la nomenclature que nous avons finalement retenue :
Tableau 1 : Genres musicaux retenus pour l’analyse
Genre musical | Effectifs | Pourcentage |
Pop | 894 | 20,5 |
Électro | 737 | 16,9 |
Rock | 714 | 16,3 |
Rap | 689 | 15,8 |
Rap français | 216 | 4,9 |
Soul | 186 | 4,3 |
Reggae | 159 | 3,6 |
Chanson française | 138 | 3,2 |
Hip hop | 90 | 2,1 |
Variétés internationales | 81 | 1,9 |
Métal | 60 | 1,4 |
Dance | 57 | 1,3 |
Classique | 47 | 1,1 |
Jazz | 39 | 0,9 |
Dub | 38 | 0,9 |
Folk | 38 | 0,9 |
K pop | 26 | 0,6 |
World | 18 | 0,4 |
Alternatif | 17 | 0,4 |
Latino | 16 | 0,4 |
J pop | 12 | 0,3 |
Bande originale | 11 | 0,3 |
Blues | 10 | 0,2 |
Inconnu ou Aucun ou Divers | 66 | 1,5 |
Total | 4 369 | 100,0 |
Tableau 1 : Genres musicaux retenus pour l’analyse
12S’agissant des artistes, nous disposons de 4 369 citations de morceaux de musique pour 1 447 enquêtés ayant cité deux morceaux au moins et ayant identifié un artiste. Sans surprise, les artistes les plus cités sont ceux qui figuraient dans les classements des radios ou des ventes de disques à l’époque de l’enquête, ce qui est d’une certaine manière rassurant sur la similarité de notre échantillon par rapport à la population des consommateurs de musique enregistrée.
13Comme nous le verrons plus loin, les artistes les plus cités ne sont pas nécessairement les plus consensuels. Il conviendrait plutôt de parler de « zones de consensualité ». Ainsi, les différences concernant le sexe des enquêtés sont peu marquées en ce qui concerne le niveau de popularité des artistes cités, même si les garçons dont la mère a un niveau d’études d’au moins bac + 4 citent légèrement plus que les filles de la même catégorie des artistes en dehors de notre « top 80 ». En revanche, les jeunes dont les parents ont le plus haut niveau d’éducation se rassemblent autour du rejet des artistes les plus populaires du classement, lesquels sont au contraire plébiscités par les enquêtés dont les parents ont un niveau d’éducation moyen.
14L’un des résultats de notre enquête est que, au-delà du groupe de 50 à 100 artistes dont les musiques étaient les plus populaires dans la période de passation du questionnaire, il y a une très grande diversité des références, puisque nous avons recensé en tout 1 084 artistes cités au moins une fois. Toutefois, les 100 artistes les plus cités captent 63,3 % des citations, dans une distribution statistique de type « loi de puissance ». Cette convergence des choix sur un petit nombre d’artistes peut s’interpréter comme le caractère plutôt conformiste de l’échantillon, mais il est probable qu’elle est due également à notre choix de centrer le questionnement sur les artistes appréciés récemment.
Encadré 2. Des convergences avec l’enquête sur les pratiques culturelles des Français
Une fois prises en compte les différences liées au sexe, on retrouve en partie chez les garçons et les filles les mêmes tendances relativement à l’origine sociale (captée ici par la catégorie socio-professionnelle du père) : le r’n’b est corrélé avec une origine ouvrière, le rock plutôt avec le fait d’avoir un père cadre ou chef d’entreprise. Pour d’autres genres musicaux, en revanche, les corrélations avec l’origine sociale varient selon le sexe. Ainsi, la pop a plutôt tendance à être privilégiée par les filles dont le père est cadre ou chef d’entreprise et le rap par les garçons enfants d’ouvriers.
Sur le plan de la langue, les jeunes dont le père est cadre ou chef d’entreprise écoutent plus que les autres de la musique en anglais, ceux dont le père est ouvrier ayant tendance à préférer de la musique chantée en français.
(Calculs effectués sur la base du ministère de la Culture en sélectionnant les enquêtés de 15 à 25 ans
Tableau 2 : Les 20 artistes les plus cités

Tableau 2 : Les 20 artistes les plus cités
Des artistes générationnels et des artistes clivants
15Y-a-t-il des liens entre les caractéristiques sociales des enquêtés et les artistes qu’ils citent ? La figure 1 présente les écarts à l’indépendance standardisés et ajustés pour les tableaux croisant trois éléments : les artistes (les 80 plus cités, plus un regroupement des autres), le fait d’avoir une mère dont le niveau d’études est supérieur ou égal à quatre années après le baccalauréat (en abscisse), le fait d’être un garçon (ordonnée). Cette figure permet de repérer un ensemble d’artistes pour lesquels il n’y a pas de corrélation significative avec le sexe ou le niveau d’études de la mère (Michael Jackson par exemple), regroupés dans le rectangle central. Les autres rectangles correspondent à des écarts significatifs pour l’une ou l’autre de ces variables : des artistes plus appréciés par les filles (One Direction) ou les garçons (Eminem), les enquêtés dont la mère est plus diplômée (les Beatles) ou moins diplômée (Maître Gims). Peu d’artistes se distinguent sur les deux variables à la fois (Kaaris pour les garçons dont la mère est peu diplômée, le groupe des artistes peu cités pour ceux dont la mère est plus diplômée).
16La figure 1 fait apparaître trois informations importantes : l’existence d’« artistes-rassembleurs » qui ne différencient pas les enquêtés sur le plan du sexe ou du niveau social (appréhendé par le diplôme de la mère), celle « artistes-genrés » qui sont cités plus souvent par des filles ou par des garçons, et enfin l’existence d’« artistes socialement-situés » qui sont cités plutôt par des enquêtés dont la mère a un niveau élevé d’études ou au contraire par ceux dont la mère est moins diplômée. Les « artistes-rassembleurs » (Stromae par exemple), extrêmement présents sur les médias au moment de l’enquête, forment une sorte de fond musical générationnel [7], constitué des morceaux et des icônes qui, partagés par toute une génération, fourniront un repère temporel commun. Si le fond musical générationnel est commun à tous les jeunes de l’enquête, l’existence d’un univers musical féminin s’opposant à un univers musical masculin apparaît nettement, ce qui nous a conduits à identifier des « artistes-genrés » (par exemple Beyoncé pour les filles et Eminem pour les garçons). Les artistes « socialement situés » sont choisis préférentiellement soit par les jeunes issus de milieux éduqués (Red Hot Chili Peppers, Green Day, les Beatles, d’autres artistes peu cités) soit par ceux qui sont issus de milieux moins éduqués (Maitre Gims). Les trois artistes corrélés avec un niveau d’études élevé de la mère relèvent tous du genre rock, lequel est globalement le plus corrélé avec cette caractéristique sociale.
Figure 1 : Corrélations entre les artistes les plus cités et les caractéristiques de ceux qui les citent (sexe et diplôme de la mère)

Figure 1 : Corrélations entre les artistes les plus cités et les caractéristiques de ceux qui les citent (sexe et diplôme de la mère)
17S’il existe des artistes que l’on pourrait qualifier d’artistes au féminin, au sens où ils sont tout particulièrement cités par les filles, il est intéressant de souligner qu’ils ne sont pas source de clivage de classes : les jeunes filles se retrouvent plus souvent autour de ces artistes, indépendamment de leur catégorie sociale d’origine. Il n’en va pas de même pour les garçons : les artistes au masculin polarisent au contraire des différences de classe.
18Comment expliquer le rôle contrasté de la classe sociale dans les choix musicaux ? Nous pouvons avancer plusieurs hypothèses :
19– chez les filles, la musique est un faible marqueur de classe, les différences sociales se manifestant autour de l’apparence physique (le maquillage, les vêtements, les accessoires) ;
20– chez les garçons, il existe bien une cristallisation autour d’artistes différents, mais elle obéit à deux logiques distinctes : les garçons de classe populaire, et en particulier les plus jeunes, se rassemblent plus que d’autres autour d’artistes tels que Kaaris ou Booba, ce qui laisse supposer une représentation de la virilité très classique chez eux. Les garçons de classes supérieures pour leur part se distinguent par leur propension à citer des artistes rares, ce qui suggère chez une partie d’entre eux une logique d’amateur à la recherche de nouveaux artistes.
21Enfin, même si cela semble être plus discret, ce graphique fait apparaître que c’est autour du genre rock que se construisent les différences de classe, que celui-ci soit classique (Pink Floyd, Queen) ou nouvelle scène (Artic Monkeys et Green Day).
Réseaux personnels et contextes d’écoute
22Nous nous sommes intéressés aux modes de découverte et de partage des artistes (chaines de relations personnelles [8], médias, réseaux numériques) et aux circonstances dans lesquelles la musique était écoutée (écoute attentive en solo, pendant une fête ou une activité…).
23Les enquêtés découvrent essentiellement la musique par leurs proches (36 %), mais aussi par les médias généralistes – télévision, radio, presse – dans 28 % des cas [9]. Les réseaux numériques interviennent aussi dans le processus de découverte (Facebook, Youtube…), 21 % des musiques citées ont été découvertes en ligne, 8 % par des médias spécialisés (en ligne). Le concert est un lieu plus marginal de découverte (2 %), probablement parce que, le plus souvent, on va voir en concert ce que l’on connaît déjà et que beaucoup d’enquêtés, encore très jeunes, ne fréquentent pas (encore) les concerts. Il y a enfin 4 % de situations « autres » : musiques entendues dans des lieux publics ou à des occasions diverses. La découverte par les médias – presse, télévision, radios – est plus fréquente chez les 23-25 ans ou chez les enquêtés dont les parents sont les moins diplômés, alors que le concert et surtout les médias spécialisés sont une circonstance de découverte plus fréquente chez ceux dont les parents sont les plus diplômés. Les réseaux sociaux numériques sont plus prisés par les 15-18 ans (23 %) alors que cet usage est moins fréquent chez les 23-25 ans (13 %). Indépendamment du niveau d’études des parents, les filles découvrent la musique plus souvent par les médias – presse, télévision, radios – et les garçons par tous les autres canaux. Les relations personnelles qui sont citées comme étant à l’origine des découvertes musicales concernent très majoritairement des personnes de la même génération : 47 % sont présentés par les enquêtés comme des amis proches, 13 % comme des frères ou sœurs, 13 % comme des « copains », 7 % comme des relations amoureuses, 3 % comme des camarades d’études, soit 83 % au total pour les personnes dont on peut penser qu’elles ont des âges proches de ceux des enquêtés. Mais les parents ne sont pas absents (8 % des personnes citées). Les autres catégories (« autres membres de la famille » et « autres ») sont plus générales.
24Pour chaque préférence musicale, les jeunes pouvaient renseigner un ou plusieurs contextes d’écoute [10]. Une majorité des réponses mentionnent des écoutes pendant une activité physique ou lors de déplacements (56 %), ou encore une écoute attentive et solitaire (55 %). La dimension relationnelle est également évoquée, 51 % des musiques sont écoutées avec des amis et près de 30 % sont diffusées lors de moments festifs. Si moins de 30 % des écoutes se réalisent dans un seul contexte, 44 % ont lieu dans deux ou trois circonstances différentes et 25 % dans au moins quatre circonstances. Les contextes d’écoute varient peu en fonction du sexe de l’enquêté, nous remarquons seulement que les garçons citent un peu plus que les filles le contexte des fêtes (33 %). L’origine sociale marque plus les pratiques d’écoute, avoir une mère diplômée de l’enseignement supérieur augmentant la probabilité d’écouter de la musique entre amis (53 %), en musique de fond (50 %) ou de manière attentive (57 %). Nous constatons aussi un effet de l’âge sur ces pratiques, les plus jeunes citent plus que les autres les écoutes entre amis (55 %) ou en solo (57 %).
25Écouter de la musique est une pratique sociale : les relations personnelles interviennent dans près de trois quarts des réponses, soit comme source de découverte (35 %), soit dans le fait de partager ses morceaux préférés du moment avec une personne de son entourage (47 %) [11]. Si la musique peut s’écouter seul de manière attentive ou pendant une activité, les enquêtés l’écoutent également en groupe avec des amis ou lors de fêtes. La relation entre les choix musicaux et la sociabilité fonctionne ainsi dans les deux sens : nos données permettent de montrer les effets des relations interpersonnelles sur les découvertes musicales. Mais il va de soi que ces échanges de recommandations contribuent à maintenir et construire les liens, ce que confirme également le fait que beaucoup de morceaux soient écoutés avec des amis.
Six univers musicaux
26Nous avons demandé aux enquêtés de renseigner leurs préférences musicales à l’aide d’une question ouverte répétée quatre fois. L’analyse de ce type de données renvoie généralement à deux grandes orientations : regrouper les réponses dans une ou plusieurs variables avec un nombre restreint de modalités ou exploiter les réponses à l’aide des outils classiques de l’analyse de données (analyse factorielle de tableaux croisés ou juxtaposés). Dans notre cas, cette approche n’est pas forcément intéressante, les artistes peu cités (moins de cinq citations) étant très nombreux dans nos données. Nous avons analysé les co-citations d’artistes afin de détecter des univers musicaux, au sens de musiques qui fonctionnent ensemble. Plus des artistes sont associés dans les réponses, plus nous avons considéré qu’ils appartiennent à un même univers musical. Techniquement, nous avons constitué un réseau bipartite (two-mode network) avec un niveau « individu » et un niveau « préférence musicale ». Si des individus ont cité un même artiste, ils sont alors liés par cette préférence musicale. Nous avons utilisé la méthode de Louvain (Blondel et al., 2008) pour constituer les classes d’enquêtés sur la base des goûts musicaux qu’ils avaient en commun. Cette méthode qui repose sur un algorithme qui optimise la modularité (recherche de groupes cohésifs) est tout à fait adaptée aux données traitées ici. Nous avons regroupé les enquêtés en fonction des co-citations d’artistes, choisissant de privilégier la cohérence des univers musicaux pour analyser ensuite les caractéristiques socio-démographiques et les pratiques des individus qui les écoutent.
27Les six classes obtenues sont des univers musicaux qui peuvent être plus ou moins corrélés avec des caractéristiques sociales, des contextes d’écoutes, des sources par lesquelles la musique parvient aux personnes et des réseaux de conseils. Si l’interprétation s’en trouve complexifiée, cet arbitrage a pour avantage de préserver la richesse des goûts exprimés. Il permet également de faire apparaître l’importance plus ou moins grande de la musique dans la vie des enquêtés, centrale pour certains, réduite à un rôle de support des activités ou de marqueur générationnel pour d’autres, selon sa place dans les sociabilités et la construction de l’identité sexuée des individus.
28Dans la classification retenue, six classes se distinguent nettement [12]. Nous les présentons par ordre de taille.
Une relation sélective à la musique
29Cette classe totalise un peu plus de 43 % des artistes mentionnés par les enquêtés et concerne à peu près la même proportion de nos enquêtés (Tableau 3). Même si le rock, la pop, l’électro, le rap sont les plus cités, cet univers se distingue surtout par des goûts plus divers et rares pour cette génération : kpop [13], métal, reggae, alternatif, folk, classique [14]. Les enquêtés qui y sont regroupés citent plus que d’autres des références artistiques rares : la majorité des artistes cités par les 15-25 ans de cette classe (60 %) ne figure pas parmi le « top 80 » de l’enquête. De même, si l’on retrouve des artistes populaires chez tous ces enquêtés, ils ont tendance à citer de préférence des artistes plus confidentiels situés dans la seconde partie de la liste des 80 plus cités.
30Cette relation à la musique que l’on peut qualifier de sélective se traduit également dans un rapport intense à cette consommation culturelle qui accompagne leur vie, à la fois dans des moments d’écoute en solo (86,3 % possèdent des musiques enregistrées), mais également comme fond sonore au cours de leurs activités quotidiennes. Cet intérêt pour la musique s’étend aux modes de découverte. Ce sont les plus variés de notre enquête [15], ils indiquent une démarche active en direction de la musique et cela se traduit par des échanges de conseils et le partage des musiques aimées : en effet, c’est dans cette classe que la musique passe le plus par des prescripteurs qui font partie de l’entourage amical ; de même, ces jeunes conseillent plus volontiers des artistes qu’ils apprécient. Associée à l’existence d’un répertoire familial déclaré, on peut supposer que la musique est pour eux à la fois importante pour elle-même et partie intégrante des relations affinitaires et affectives. C’est également la seule classe où l’on trouve une corrélation positive avec la pratique amateur (35,7 % pratiquent un instrument de musique).
31Le milieu social auquel ces enquêtés appartiennent n’est pas étranger à cette relation sélective à la musique puisqu’ils sont plus nombreux dans ce groupe à être issus de familles fortement diplômées (plus de pères d’un niveau bac + 4 et/ou appartenant à des catégories professionnelles plus favorisées). Par ailleurs cette classe comprend plus de filles (60 %), ce qui confirme une tendance forte soulignée par Olivier Donnat (2005) : la féminisation des pratiques culturelles, quel que soit le type d’activités, est placée sous le signe de l’assiduité et de l’engagement dans les pratiques, y compris s’agissant des cultures légitimes (lecture, spectacle vivant…). De façon indirecte, cette forte présence des filles dans ce groupe pourrait aussi expliquer l’implication dans la relation à la musique : déjà existante chez les 6-14 ans (Octobre, 2004), cette relation peut également être mise en relation avec la propension des filles à échanger beaucoup plus facilement que les garçons (Octobre, 2005). Celle-ci se prolongerait chez les 15-25 ans et expliquerait en partie la caractéristique de ce groupe d’enquêtés à échanger autour de la musique et à inclure ces échanges dans leurs réseaux affinitaires.
Tableau 3 : Caractéristiques de la classe 1

Tableau 3 : Caractéristiques de la classe 1
Une relation romantique à la musique
32L’effectif de cette classe est bien plus réduit que celui de la précédente : les nombres d’artistes cités et d’enquêtés y sont trois fois moins importants (Tableau 4).
33Cet univers s’organise autour des artistes les plus populaires chez les garçons. Le rap arrive en tête à travers les figures que sont Maître Gims, Booba et Kaaris, même si la pop et la Soul sont également des genres qu’ils apprécient. Une explication peut être avancée s’agissant de cette préférence pour des artistes et des genres populaires : la musique qu’ils écoutent est portée par les réseaux numériques qui jouent un rôle important dans la façon dont ils accèdent aux informations sur les artistes. Cela favorise des goûts orientés vers la musique commune à tous les jeunes de leur génération, celle-ci ne faisant pas pour ces enquêtés l’objet de beaucoup d’échanges entre eux, de même que l’on trouve peu chez eux ce qui serait de l’ordre d’une transmission familiale. La musique d’ailleurs ne les suit pas dans leur quotidien puisqu’ils l’écoutent plus rarement que les autres en fond sonore et elle n’est pas centrale dans la relation qu’ils entretiennent avec leur famille et leurs pairs. Ceci conduirait à penser que, à l’opposé d’une relation sélective-distinctive à la musique qui caractérise le groupe précédent, les enquêtés qui se rattachent à cet univers musical – du rap d’abord et de la pop ensuite – entretiennent avec elle une relation plus distante.
34Les textes en langue française sont tout particulièrement présents dans les morceaux et l’ensemble des genres appréciés. Une hypothèse peut être esquissée au regard d’une caractéristique de cette classe : les parents de nos enquêtés ont une formation courte et occupent plus que les autres une position basse dans la stratification sociale. Issus de familles dont le capital économique et culturel est faible, ces jeunes auraient plus tendance que les autres à associer de la langue anglaise à l’univers scolaire et à préférer des paroles en français.
35Le penchant pour des textes exprimés dans la langue natale peut aussi trouver une explication que nous pourrions qualifier de besoin de se trouver : les paroles des chansons, comme le roman ou la poésie, offrent un potentiel imaginaire ouvrant sur des hypothèses d’expériences qui permettent de se chercher dans les émotions, les histoires et les situations qui y sont décrites. Cette projection trouverait à se prolonger dans une caractéristique propre à ce groupe : l’intérêt qu’ils portent à la vie de leurs stars du moment dont ils suivent l’actualité régulièrement. On pourrait résumer ces tendances en disant que cette pratique culturelle comporte une dimension « romantique », au sens littéral du terme.
Tableau 4 : Caractéristiques de la classe 2

Tableau 4 : Caractéristiques de la classe 2
Une musique générationnelle
36Dans cet univers qui réunit 189 enquêtés voisinent neuf genres musicaux significativement présents (Tableau 5). En dépit de cette variété, les corrélations montrent un centrage particulier autour du hip-hop, de la chanson française, de la pop et des variétés internationales. Ces différents genres ont en commun d’être incarnés par les artistes les plus cités dans notre enquête, artistes qui plus tard symboliseront pour les enquêtés à la fois une période de leur vie mais aussi une décennie si le marketing s’en empare. Pour ces enquêtés qui sont parmi les plus âgés de notre population, la musique provient largement des médias classiques (télévision, radios). Si certaines radios peuvent se révéler très spécialisées, la musique diffusée par l’ensemble des radios (toutes regroupées dans notre analyse) est moins diversifiée que celle qui transite par les réseaux personnels ou certains sites Internet. Aussi, c’est sans surprise que l’on trouve dans cet univers la concentration la plus importante d’artistes appartenant au « Top 20 » de notre population. Dans cet univers, aucun contexte d’écoute n’est privilégié : le bain musical est celui du moment et la musique fait peu l’objet d’échanges entre pairs, ce qui se conçoit facilement puisqu’il n’est pas besoin d’échanger des musiques déjà connues de tous. C’est un univers musical plutôt féminin (plus de 61 % de l’effectif de ce groupe), centré autour du Top 20 de l’enquête, plutôt celui de jeunes issus des classes moyennes et populaires.
Tableau 5 : Caractéristiques de la classe 3

Tableau 5 : Caractéristiques de la classe 3
Une musique diversifiée autour d’une base partagée
37Cet univers regroupe des enquêtés appartenant plutôt à des catégories supérieures (diplôme et profession du père), sans caractéristique de genre ou d’âge (Tableau 6). Comme ceux de la classe 3, ces jeunes partagent le goût pour des artistes qui font consensus dans leur génération – les artistes très cités et les musiques du Top 20 – que beaucoup écoutent en musique de fond, mais ils s’en distinguent en y adjoignant des artistes moins connus et des genres musicaux plus rares dans cette tranche d’âge (jazz et classique), manifestant ainsi ce qui peut être interprété comme des indices d’éclectisme.
38Si dans cet univers le Top 20 est aussi écouté que dans la classe 3, ces jeunes s’en distinguent par un répertoire plus vaste puisqu’ils apprécient également des artistes moins cités ainsi qu’un peu de jazz et de classique. Alors que la majorité des jeunes de cet univers ne semble pas entretenir un rapport particulièrement fort avec la musique, celle-ci participe pourtant à la construction et l’entretien des liens affinitaires au regard des conseils et discussions dont elle fait l’objet : en effet, que ce soit en amont (on leur a conseillé) ou en aval (ils ont conseillé), ces enquêtés citent beaucoup de personnes avec lesquelles ils échangent dans le domaine musical. Pour ces jeunes qui tendanciellement appartiennent aux classes aisées, la musique constitue un thème de discussion parmi d’autres.
39Cette classe, qui partage avec la précédente une faible implication dans le rapport à la musique mais s’annonce plus éclectique dans les références musicales, semble réunir autour d’un rapport à la musique des catégories sociales différentes : les filles des classes supérieures et les garçons des milieux populaires. Ainsi, cette consensualité autour des artistes les plus reconnus, résultant de la faible implication de ces jeunes dans l’écoute de la musique, est contrebalancée par une diversité des références musicales qui tient à deux groupes socialement distincts dont la co-présence dans cette classe produit à la fois une mixité sexuelle et un effet relatif de diversité en matière de goûts.
Tableau 6 : Caractéristiques de la classe 4

Tableau 6 : Caractéristiques de la classe 4
Le Rap américain
40Cet univers musical est clairement celui du rap dont la caractéristique est d’être mâtiné de pop, pour peu qu’on écoute les musiques citées (Tableau 7). Sans qu’il s’agisse d’un genre musical exclusif puisque l’électro, la pop et le rock font également partie des genres que ces enquêtés apprécient, le rap en anglais – même si cela n’exclut pas le français – domine largement leur répertoire musical.
41Ce sont plus souvent des garçons et parmi les plus jeunes. Ils sont particulièrement utilisateurs d’internet et les musiques qu’ils citent ont été souvent découvertes via les réseaux numériques et en ligne. Même si leurs repères musicaux sont légèrement plus larges que les enquêtés des classes 3 et 4, les enquêtés de cette classe citent des artistes figurant parmi les plus connus et il est vraisemblable que leur pratique de l’ordinateur les expose aux recommandations algorithmiques des plateformes musicales. Peu reliée à un patrimoine musical familial, leur musique s’inscrit dans les sociabilités avec les pairs puisque ces enquêtés l’écoutent plus que les autres avec des amis. De ce point de vue, on peut penser que ces échanges de musiques sont le prolongement de comportements adolescents qui s’inscrivent sous le registre du « faire ensemble » (Delaunay-Téterel & Metton-Gayon, 2009), spécifique aux modalités de construction de l’identité masculine. Ils semblent entretenir avec la musique un rapport étroit si l’on en juge par leur tendance à posséder chez eux les enregistrements des artistes qu’ils écoutent.
Une musique festive et fonctionnelle
42Centré exclusivement sur notre Top 20, cet univers est celui d’une musique consommatoire qui accompagne les moments festifs et dans laquelle l’électro tient une place importante (Tableau 8). La radio et la télévision sont les sources qui permettent à ces enquêtés de se tenir au courant de l’actualité musicale du moment. Ces enquêtés – qui ne sont pas caractérisés par une identité sexuée, un âge ou un milieu social – ont légèrement plus que les autres grandi dans un environnement rural. Cet usage essentiellement récréatif de la musique explique qu’elle n’apparaît pas centrale dans la vie de cette classe : la musique n’est pas le support de relations personnelles (ils conseillent moins que les autres leurs musiques à une relation) et ces jeunes ne manifestent pas d’investissement particulier autour de cette pratique culturelle. Pour eux, il est probable que la construction de l’identité et les modes de sociabilités se nouent autour d’autres activités et repères.
Tableau 7 : Caractéristiques de la classe 5

Tableau 7 : Caractéristiques de la classe 5
Tableau 8 : Caractéristiques de la classe 6

Tableau 8 : Caractéristiques de la classe 6
Conclusion
43Cette enquête présente bien sûr des limites. Constitué par des enquêteurs lycéens des filières générales, notre échantillon laisse de côté une partie des couches les plus populaires. Par ailleurs, fondée sur les goûts du moment (les morceaux appréciés récemment), notre enquête n’explore pas les préférences plus générales. Enfin, le choix d’une tranche d’âge particulière (15-25 ans), s’il permet de neutraliser l’effet de génération, présente évidemment le défaut de laisser de côté les âges dans lesquels peut parfois s’affirmer le goût pour des musiques habituellement jugées plus « légitimes ».
44Cependant, en laissant les enquêtés libres de leurs choix, l’enquête permet de mieux discerner la diversité des morceaux et des artistes. Ensuite, pour chaque morceau sont posées des questions qui en précisent les conditions de connaissance et d’écoute. Enfin, et surtout, c’est la première fois à notre connaissance que l’on inclut de façon aussi précise la dimension des relations sociales dans une enquête sur les goûts musicaux.
45Ceci posé, nous pouvons avancer un certain nombre d’enseignements que ce travail permet de tirer.
46Le premier est la quantité élevée de références musicales et de genres cités par les 15-25 ans. La source de cette multiplicité peut être la diversité des productions musicales consécutive à l’explosion de cette consommation culturelle depuis les années 1980. Elle est également liée à la méthode que nous avons choisie, qui éclaire la partie immergée de l’iceberg des références musicales, au-delà de la partie émergée des artistes très connus qui font en général l’objet des enquêtes de ce type.
47Le deuxième enseignement est la variété des dimensions des univers musicaux. Trois principales dimensions ressortent de cette étude : festive, générationnelle et distinctive. La dimension festive fait apparaître la place de la musique durant cette période du passage de la jeunesse vers la vie adulte : elle déclenche, accompagne et soutient des moments de convivialité intense. Elle est particulièrement représentée par la classe 6 qui montre l’existence d’un univers musical contextuel et fonctionnel dans la mesure où ce qui compte est sa capacité à provoquer et soutenir des moments partagés, caractéristiques de cette période de la vie. La seconde dimension – générationnelle – est constituée par des musiques et artistes consensuels qui rapprochent les individus d’une même génération autour de morceaux largement diffusés. Peu marqué socialement, ce fond musical regroupe indistinctement les filles et les garçons. La troisième dimension – distinctive – est celle des musiques socialement marquées dans lesquelles des choix musicaux laissent clairement apparaître des différences de classe ou de genre. Les classes 1 et 2 sont celles où se lisent le plus distinctement les oppositions de goûts socialement marquées : la relation sélective à la musique est tendanciellement celle des jeunes issus de catégories sociales supérieures et la relation romantique à la musique plus souvent l’expression des catégories populaires. Les identités sexuées apparaissent nettement dans les classes 2 et 5, à dominante masculine.
48Le dernier enseignement est la difficulté de rattacher ces résultats à une seule des théories habituellement proposées. La thèse de l’éclectisme des couches supérieures portée par Richard Peterson peut trouver à s’alimenter dans le nombre considérable d’artistes cités par nos enquêtés (plus de 1000), même si pour cet auteur, l’éclectisme est d’abord une diversité des genres, qui n’apparait pas dans ces données. Le modèle de la tablature avancé par Hervé Glévarec trouve dans notre enquête un certain étayage empirique dans la mesure où nous voyons des différences importantes entre des artistes inscrits dans un même genre en ce qui concerne les caractéristiques sociales de ceux qui les citent. Nous avons cependant observé des différences sociales significatives entre certains genres. Au regard de nos résultats, les différences sociales de goûts en matière de musique, mises en évidence naguère par Pierre Bourdieu, continuent d’exister, même si elles se présentent sous un jour nouveau lié à des évolutions inter-genres, voire intra-genre, qui déplacent l’expression de ces différences. Au caractère marginal de la musique classique dans la classe d’âge que nous avons étudiée s’oppose l’importance prise par le rock, qui a connu une diffusion massive et une montée en légitimité importante depuis les années 1970. Si l’on considère que l’expression des goûts musicaux est pour les individus et les groupes sociaux une modalité de la distinction, il est vraisemblable que le rock peut constituer aujourd’hui un support de distinction équivalent de ce que pouvait être la musique classique jusqu’aux années 1960-1970, ce qui était suggéré par Philippe Coulangeon (2003, 2010). Par ailleurs, les différences notables apparues dans notre enquête au sein même des genres – le rap en anglais ne séduit pas tout à fait le même public que le rap chanté en français qui est plus fréquent chez les garçons des couches populaires – suggèrent que ces distributions plus fines à l’intérieur des genres peuvent être également lues comme le déplacement de logiques de distinction qui auraient pu sembler aplanies dans la tranche d’âge des 15-25 ans.
49Cet émiettement en univers distincts se combine avec la variété des usages de la musique. Les classes que nous avons dégagées montrent en effet que les regroupements autour d’univers de goûts relèvent de logiques différentes dont les dimensions festives, générationnelles et distinctives rendent compte. Elles esquissent également deux grandes formes de relations – une faible implication, ou un rapport étroit – que les jeunes entretiennent à la musique ; celles-ci se ne confondent pas complètement avec les trois dimensions et s’avèrent relativement transversales. Cela suggère que des logiques diverses sont à l’œuvre et l’on peut supposer que si, dans certains cas, une distinction discrète se joue encore dans la musique, il est également probable que celle-ci n’est plus aujourd’hui le lieu où la distinction au sens de Pierre Bourdieu s’exerce le plus.
50Une des conséquences de cette diversification est l’accroissement des réseaux personnels par lesquels circule la musique et par lesquels les individus s’entendent sur sa valeur. Si le processus de distinction subsiste, celui-ci est moins que par le passé appuyé sur des instances de légitimation surplombantes et « imposantes », il résulte plutôt de ces réseaux plus réduits d’interconnaissance et reconnaissance. L’enquête montre en effet que les chaines de recommandation complètes [16] sont plus fréquentes chez les jeunes issus de classes supérieures et concernent tendanciellement les artistes plus confidentiels. Cela permet de penser que, selon les situations, les individus peuvent passer ou non de logiques de différenciation à des logiques de distinction.
51Utilisant une approche inédite sur les goûts en matière de musique, notre étude fait apparaître une réalité complexe qui suggère une certaine complémentarité des théories les plus courantes dans le domaine [17].
Notes
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[1]
Ce travail, réalisé dans le cadre du LABEX SMS portant la référence ANR-11-LABX-0066, a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la recherche au titre du programme Investissements d’avenir portant la référence no ANR-11-IDEX-0002-02. Le groupe de chercheurs de SMS comprend : Martine Azam, Marianne Blanchard, Johann Chaulet, Caroline Datchary, Julien Figeac, Michel Grossetti, Laurent Laffont, Benoît Tudoux. Le groupe des 38 professeurs de sciences économiques et sociales était animé par Jean-Pierre Malrieu et Roxanne Saur.
-
[2]
Voir le questionnaire en annexe électronique 5 https://journals.openedition.org/sociologie/3633.
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[3]
Nos jeunes « enquêteurs » ont collecté 2 462 questionnaires que nous avons analysés en détail pour écarter tous ceux qui étaient incomplets, ceux qui présentaient des problèmes de cohérence des réponses ou encore ceux que les professeurs jugeaient peu fiables, réduisant le corpus à 2 261 cas. Nous avons ensuite écarté pour cette analyse les questionnaires ne citant qu’un artiste après avoir vérifié que cela ne modifiait pas significativement la répartition des principales variables, ce qui réduit notre population d’analyse à 1 447 enquêtés.
-
[4]
Nous ne cherchons pas en effet à inférer des probabilités d’occurrence de choix dans la population de référence, ce pourquoi nous n’avons pas eu recours à des pondérations, mais à analyser des corrélations entre des choix musicaux et des caractéristiques des enquêtés et de leurs pratiques.
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[5]
Les 100 premiers artistes cités, qui totalisent 63 % des citations, ne représentent que 9,3 % des artistes cités.
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[6]
Ces 26 genres regroupés agrègent des genres cités spontanément avec une faible fréquence par les enquêtés autour de l’un de ceux qui se trouve parmi les plus cités. Par exemple au genre « Métal » cité trente-deux fois, nous avons agrégé « Heavy métal » cité sept fois, « Métal symphonique » cité cinq fois, « Folk Métal » cité deux fois, etc.
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[7]
Le terme désigne en général ce qui marque les membres d’une génération et pas seulement ce qu’ils apprécient. Nous l’utilisons en faisant l’hypothèse que ce qui marque plait à un nombre important de personnes (sans quoi ces musiques ne seraient pas connues de ceux qui ne les apprécient pas), ce qui est le cas des artistes évoqués ici.
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[8]
On utilise ici cette expression dans la tradition de l’analyse des réseaux sociaux et plus particulièrement dans l’analyse des chaines relationnelles (Grossetti et al., 2011).
-
[9]
Les modes de découverte selon le sexe, l’âge et le diplôme de la mère sont détaillés en annexe électronique 3 https://journals.openedition.org/sociologie/3633.
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[10]
Les contextes d’écoute selon le sexe, l’âge et le diplôme de la mère sont détaillés en annexe électronique 2 https://journals.openedition.org/sociologie/3633.
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[11]
Le partage d’une préférence musicale selon le sexe, l’âge et le diplôme de la mère sont détaillés en annexe électronique 4 https://journals.openedition.org/sociologie/3633.
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[12]
13. L’algorithme utilisé produit 32 classes, mais 26 d’entre elles comptent très peu de citations (moins de 20, alors que la plus petite des six premières en compte 310). Nous avons donc regroupé ces petites classes en une seule, qui totalise 82 citations et 30 enquêtés. Les analyses qui suivent ne tiennent pas compte de cette classe.
-
[13]
14. Korean Pop qui connaît depuis le début des années 1990 un fort développement chez les jeunes générations.
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[14]
15. Bien que ce genre soit très peu présent, il faut tout de même souligner que c’est la seule classe avec la classe 4 à citer significativement la musique classique.
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[15]
16. C’est d’ailleurs le seul groupe dans lequel on trouve une corrélation positive avec la variable « musique découverte lors d’un concert » et la consultation de médias dédiés pour la découverte de musiques.
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[16]
17. Un même morceau a été conseillé à l’enquêté par une de ses relations et lui-même l’a conseillé à une autre relation.
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[17]
18. Nous mettons à disposition des lecteurs les données qui ont servi à rédiger cet article en annexe électronique 6 https://journals.openedition.org/sociologie/3633.