1Est-il possible de mener un projet scolaire lorsque le sport est pris au sérieux ? Peut-on raisonnablement cumuler travail scolaire et sportif ? Ce questionnement anime les débats publics en France depuis l’importation du sport moderne. Dès le début du xxe siècle, Georges Hébert, bien connu pour ses charges contre le sport, dénonçait ces « jeunes lycéens [qui] n’hésitaient pas à “tout lâcher” de leurs études pour la vaine gloriole d’être admis aux compétitions futures, et à sacrifier leur avenir » (Hébert, 1927, p. 4). Loin d’être l’unique expression d’un militantisme antisportif, cette inquiétude rencontre une réalité bien repérée par la suite ; celle d’un temps sportif peu compatible avec le maintien d’ambitions scolaires. Au milieu des années 1970, dans une enquête menée sur la pratique du ski de haut niveau, Jean-Michel Faure rappelait ainsi que neuf skieurs sur dix déclaraient donner la priorité au sport sur les études, et ce « quelles que soient les modalités scolaires mises en œuvre par les instances fédérales, cours par correspondance, préceptorat individualisé, section ski-études » (Faure, 2010, p. 214). La formation typiquement française d’un appareil bureaucratique et technique en charge du sport d’élite dans les dernières décennies du xxe siècle – dont l’une des fonctions a été d’inventer et de stabiliser le statut du sportif de haut niveau (Fleuriel, 2004) – s’est accompagnée du souci désormais récurrent d’inscrire la formation scolaire des champions au rang des priorités politiques. La création des sections sport-études en 1974, après plusieurs expériences menées dès les années 1960, témoigne de la volonté institutionnelle de ne pas séparer le sport de l’école. Depuis, cette question est régulièrement portée à l’agenda politique et a été plusieurs fois traduites dans des textes réglementaires. La charte des sports, instituée par la loi du 16 juillet 1984 fixe le cadre général des relations entre les sportifs de haut niveau et leur environnement. Elle pose comme règles de favoriser la réussite sportive des athlètes et de faciliter la mise en œuvre d’un projet de formation en vue de leurs insertions professionnelles. La circulaire du 1er août 2006 et les textes législatifs qui se succèdent, rappellent cette préoccupation et précisent les conditions de mise en œuvre des aménagements de la scolarité dans les établissements secondaires et d’enseignement supérieur. Pourtant, les évaluations récentes de ces politiques publiques pointent l’inefficacité des actions entreprises. Les conclusions de la Cour des comptes (2013), ou celles plus récentes du rapport Karaquillo (2015), insistent conjointement sur la persistance d’une impossibilité à entreprendre avec succès des études supérieures lorsque l’on se trouve engagé à un haut niveau de performance sportive. Sophie Javerlhiac (2014), dans une enquête menée sur les sportifs pensionnaires de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP), renforce l’analyse en ce sens et repère « l’asservissement de l’athlète au projet mono sportif ». Autant d’éléments qui plaident en faveur d’une fatalité de l’échec scolaire dans les mondes de l’élitisme sportif.
2Cet article entend apporter une contribution plus nuancée à la compréhension des mécanismes d’accès, d’orientation puis de maintien des élites sportives dans les études supérieures. Face à l’enracinement social des inégalités scolaires (Bourdieu & Passeron, 1964), la distribution socialement clivée qui organise la hiérarchie symbolique des disciplines dans l’espace du sport de haut niveau (Papin & Viaud, 2018), invite à penser les destins scolaires au prisme des différents mondes de la haute performance, comme autant de placements susceptibles de produire des rapports spécifiques à l’école et à la poursuite d’études. Le Sport de Haut Niveau, en tant que catégorie de désignation puis de traitement d’un groupe d’individus que la pratique intensive du sport rassemble artificiellement, ne doit pas conduire à confondre les réalités sociales distinctes dans lesquelles ces individus sont placés au quotidien. C’est d’ailleurs là ce que montrent les travaux qui s’intéressent aux trajectoires des apprentis champions dans l’enseignement secondaire. Si des auteurs tels que Julien Bertrand (2008) et Nicolas Lefèvre (2010) repèrent dans le cas du football et du cyclisme une fréquentation élevée des filières technologiques et professionnelles du baccalauréat, Joël Laillier (2011) relève à l’inverse la forte proportion de danseurs engagés dans les filières générales et plus particulièrement littéraires. Peut-on s’autoriser à penser que de tels écarts s’annulent dans le post-bac au profit d’un processus unique de déconstruction des ambitions scolaires ? La capacité à se projeter dans une carrière sportive n’est pas également partagée et les ressources familiales ne peuvent se penser indépendamment des profits offerts et espérés dans chacun des sports de haute performance. Selon la nature des bénéfices attendus, la force d’attraction d’une carrière sportive varie donc fortement et est susceptible de peser diversement sur les ambitions scolaires. C’est là tout l’enjeu de ce texte. Il est de mettre en évidence, sur la base d’une enquête réalisée auprès d’une cohorte de sportifs d’élite de la région des Pays de la Loire, combien les trajectoires de ceux qui poursuivent des études supérieures se dessinent au croisement des projections scolaires familiales et des possibles sportifs. Sans perdre de vue le processus scolaire plus général de production et de maintien des hiérarchies (Convert, 2003), il s’agira de montrer que les choix d’orientation vers les filières du supérieur, puis en aval, les réorientations, les poursuites d’études, les sorties du système de formation avec ou sans diplômes résultent de la combinaison entre des dispositions sociales, une offre localisée de formation et des contraintes spécifiques aux différents espaces sportifs. Loin de souscrire au principe d’une fatalité scolaire, cet article insiste sur les perspectives particulièrement discriminantes de réalisation de soi selon les places occupées dans l’espace des sports et autorise une lecture originale et renouvelée des devenirs des élites sportives étudiantes.
Se maintenir parmi les élites sportives et devenir étudiant, une équation à deux inconnues ?
3Comment comprendre la volonté de poursuivre des études supérieures en parallèle d’un travail sportif intense, réalisé à un tel niveau de performance qu’il classe de fait l’individu dans le groupe restreint des élites de sa discipline ? Est-ce à dire que les bénéfices perçus ou attendus sont insuffisants pour que prenne sérieusement corps l’idée d’un arrêt de la scolarité ? Toutes les élites et leurs familles sont-elles également disposées à « miser » sur le sport ? Dans le cas de l’athlétisme, Lucie Forté et Christine Mennesson (2012) repèrent par exemple la manière dont les parents issus des classes favorisées perçoivent en termes de concurrence l’engagement dans des études supérieures et la poursuite de l’entraînement sportif intensif, au moment de la dernière étape de la carrière athlétique. À l’inverse des parents issus des classes populaires qui, par un effet de méconnaissance du monde scolaire doublé d’une vision enchantée des perspectives de la carrière sportive, maintiennent une forte adhésion aux attentes de l’institution sportive et favorisent ainsi la réalisation du travail athlétique. L’attirance des jeunes hommes issus des fractions populaires pour le football (Bertrand, 2011 ; Rasera, 2016) ou le cyclisme (Lefèvre, 2007), deux pratiques sportives qui autorisent des projections vers des carrières « professionnelles », plaident également dans le sens d’un ethos populaire propice à faire du sport un projet exclusif. « Eux » seraient alors plus sensibles que d’autres à la possibilité de transformer le travail sportif en emploi et ainsi de vivre pleinement de la pratique. La provenance populaire des élites et leur appartenance à un monde sportif dont le marché du travail est à la fois étendu et rémunérateur, seraient donc constitutives d’une difficile projection dans des études supérieures. À l’inverse, les élites fortement dotées en capital culturel hérité et engagées dans un univers de pratique où les « chances de faire carrière » sont très faibles voire inexistantes, seraient fondées à tout miser sur l’école. Cette lecture binaire du social, séduisante, mérite d’être interrogée. Dans l’espace des projections possibles, les appréciations socialement situées des diverses formes de gratifications offertes selon les sports imposent la nuance. Cette première partie entend mettre à l’épreuve cette équation, en rapportant les provenances sociales des élites à l’étendue des marchés sportifs. Un tel croisement permet en effet de penser les inégalités d’accès aux études supérieures et de rétablir les effets produits par la différenciation sociale qui organise les écarts entre les mondes du sport d’élite.
Penser les mondes du sport d’élite, méthode et premiers enseignements
4À ce jour, « il n’existe pas d’information statistique fiable sur le niveau de diplôme et la situation socio-professionnelle des sportifs de haut niveau » (Monnereau, 2013, p. 10). D’où la nécessité de construire une base fiable sur une population raisonnablement délimitée. À l’échelle régionale des Pays de la Loire, nous avons fait le choix de travailler sur une cohorte de sportifs nés entre 1983 et 1995, qui tous ont fait l’objet d’un étiquetage par les institutions sportives légitimes dans leurs mondes respectifs (par l’obtention du droit d’entrée en centre de formation de club professionnel, en pôle espoir ou en pôle France et/ou par une inscription sur liste ministérielle en tant que sportif espoir ou de haut niveau). En partenariat avec la direction régionale Jeunesse et Sport, ainsi qu’avec les services statistiques du rectorat de Nantes, il nous a été possible de repérer ainsi 2 414 individus. Au moment de l’enquête, les plus jeunes sont âgés de 22 ans, les plus âgés ont 34 ans. Tous sont donc a priori en âge d’avoir eu à effectuer des choix scolaires ou professionnels à l’issue de leur formation secondaire. Pour en prendre la pleine mesure, nous avons mobilisé les « bases académiques élèves » (BAE) et le « système d’information sur le suivi de l’étudiant » (SISE). L’incomplétude de ces bases a nécessité un très lourd travail de recoupement, en partie réalisable grâce aux nombreuses traces disponibles sur le net (sites personnels, curriculum vitae en ligne, coupures de presse). Nous disposons à ce jour de données consolidées pour 1 858 sportifs parmi les 2 414 repérés [1]. Ils se distribuent dans dix-neuf sports. Avant de resserrer l’analyse sur les seules élites sportives engagées dans des études supérieures, un regard plus global porté sur cet ensemble permet de cerner avec finesse les effets proprement structurels de chacun des univers de pratique. Relativement à la cohorte prise dans sa globalité, un individu sur deux sort de l’espace du sport d’élite entre 17 et 19 ans (Papin & Viaud, 2018). Sur les 1 858 sportifs enquêtés, ils sont ainsi 835 (44,9 %) à s’être maintenus dans l’élite lorsqu’ils ont atteint l’âge de 19 ans. Pourtant, tous les mondes ne sont pas à égalité dans la production de sportifs en âge d’être étudiants et ils se distinguent par la force de l’attrition sportive avant l’accès aux études supérieures. Si, arrivés à l’âge de 19 ans, un footballeur sur deux reste engagé dans l’élite, cela ne concerne en revanche qu’un handballeur sur quatre. De même, le squash se caractérise par un niveau élevé de maintien de ses élites après la scolarité secondaire (trois sur quatre), à l’inverse du karaté dont le degré d’évaporation est élevé (un sportif sur quatre seulement poursuit sa pratique à haut niveau après 19 ans).
5Chaque monde de l’élitisme est ainsi organisé symboliquement selon un âge de « maturité sportive ». Les acteurs s’accordent sur le temps des carrières propre à leurs disciplines et contribuent en cela à fixer les bornes temporelles au-delà desquelles il n’y a « plus rien à espérer ». S’il est admis qu’une gymnaste pourra difficilement poursuivre sa pratique au plus haut niveau au-delà de 18 ans, une joueuse en sport collectif peut en revanche raisonnablement espérer se maintenir dans l’élite jusqu’à 30 ans. Ces bornes n’ont pas de réalité statistique, elles n’ont fait l’objet d’aucune mesure systématique. Pour autant, elles sont à l’origine de projections sportives différenciées selon les mondes sportifs et ont un impact immédiat sur la question des poursuites d’études. La gymnastique produit peu d’élites étudiantes, en partie parce que les filles ne sont plus en âge de l’être, ayant pour une part importante d’entre elles quitté l’espace du haut niveau avant l’obtention du baccalauréat ; à l’inverse de la voile, qui autorise des carrières longues et tardives. Un tel constat invite à formuler l’hypothèse d’un sens des études nécessairement différent selon que la perspective étudiante apparaît comme le lot commun ou à l’inverse l’exception dans les mondes respectifs d’appartenance. Parmi les footballeurs d’élite arrivés à l’âge de 19 ans, un sur quatre seulement poursuit des études supérieures, là où à l’inverse, ce sont neuf rameurs sur dix qui formulent un projet scolaire tout en maintenant un niveau élevé de performances en aviron. La place des études dans l’espace des projections possibles à l’issue de la scolarité secondaire est donc éminemment dépendante des univers de pratiques.
Tableau 1 : Répartition des sportifs enquêtés par disciplines

Tableau 1 : Répartition des sportifs enquêtés par disciplines
6Si l’on sait toutes les précautions que nécessite l’usage des catégories indigènes de professionnels et d’amateurs, face à la tentation de réifier des « modèles » présentés comme irréductibles (Fleuriel & Schotté, 2016 ; Damont & Falcoz, 2016), penser l’emprise des marchés du travail sportif sur les projections scolaires s’avère heuristique. Peu de travaux se sont penchés sur ce que les mondes sportifs ont objectivement à offrir à ceux qui feraient le choix de s’y engager pleinement. Les coûts et les profits ne peuvent être pensés dans leur unique dimension pécuniaire (Zelizer, 1992). Pourtant, en assumant ici une lecture économiste des mondes du travail sportif, les chances de faire des études supérieures seraient susceptibles de se réduire selon que les probabilités de transformer son travail en emploi augmentent. Le niveau de rémunération moyen des hommes dans les sports dits « professionnels », selon les chiffres annoncés par les fédérations et principaux syndicats de joueurs, permet de dresser la hiérarchie des bénéfices financiers espérés. Là encore, il ne s’agit pas de sur-interpréter la valeur de ces données, très peu contrôlées, dont les modalités de calculs basées sur les seuls salaires des « professionnels » les plus consacrés (le peloton professionnel en cyclisme, les joueurs de Ligue 1 en football, de pro A en basket) ne rendent pas compte de l’étendue de marchés segmentés (Duhautois, 2017). Pour autant, lorsqu’il s’agit de penser les projections scolaires de sportifs placés en situation de devoir faire des choix, mesurer la force d’attraction des différents univers sur la base des niveaux de rémunération « atteignables » peut être bienvenu.
7Entrevoir la possibilité de transformer le travail sportif en emploi agirait donc en repoussoir scolaire et ce d’autant plus que le niveau de rémunération espéré est élevé. Pour autant, cette analyse ne permet pas de comprendre comment des marchés sportifs, non rémunérateurs, produisent eux aussi des interruptions d’études dans l’immédiat post-bac. À ce jour, en France, il n’est pas possible de vivre de la pratique du karaté, comme il est très difficile de vivre des courses de roller. Comment expliquer alors l’absence fréquente d’études supérieures dans ces univers ? En ce qui concerne la pratique masculine, un karatéka sur deux ne poursuit pas d’études supérieures et le taux de poursuite pour les pratiquants de roller est similaire à celui des joueurs de handball (68 %). La justification économique des choix réalisés trouve ici sa limite. Le roller et le karaté, qui offrent peu de perspectives de rétributions financières pour leurs élites, sans pour autant que cela ne se traduise par une orientation massive vers les études supérieures, figurent parmi les mondes les plus populaires, au regard de la position sociale des familles. Pour ces deux activités, ce sont ainsi près de 40 % des ménages dont les deux parents sont ouvriers et/ou employés. Ce qui est considérable relativement à d’autres activités (3 % de familles populaires parmi les pratiquants de voile, aucune parmi les joueurs de squash, dont le taux de poursuite d’études dépasse les 93 %). La question des destins scolaires des élites sportives se joue donc dans l’appréhension subjective (largement construite par les dispositions familialement héritées) de possibles sportifs et scolaires objectivement différenciés selon les mondes de l’élitisme. En somme, des partitions originales dans lesquelles les mobilités sociales par le sport, dont il est apparu qu’elles étaient différenciées ne serait-ce que du seul point de vue des rémunérations atteignables, sont passées au cribles d’attentes familialement ancrées qui rendent le projet de vivre de son sport diversement légitime et acceptable.
Tableau 2 : Niveau de formation et rémunération moyenne des hommes dans les sports dits « professionnels »

Tableau 2 : Niveau de formation et rémunération moyenne des hommes dans les sports dits « professionnels »
Resserrer l’analyse sur une population d’élites sportives étudiantes
8Faire le constat d’un accès différencié aux études selon les sports ne résout pas la question des devenirs. Penser les destins nécessite en effet de porter un regard attentif aux parcours empruntés dans les différentes voies de l’enseignement supérieur, ainsi qu’aux niveaux de certifications atteints. Pour atteindre une telle ambition, nous avons fait le choix de resserrer l’enquête sur les seules élites sportives qui se sont engagées dans des études supérieures au sein de l’Académie de Nantes. Sur les 835 sportifs de la population initiale à s’être maintenus dans l’élite de leurs disciplines passé l’âge de 19 ans, et parmi eux les 638 à réaliser des études supérieures sur l’ensemble du territoire français [2], ils sont 412 à être restés sur le territoire ligérien au moment de leurs études. Ce choix répond au souci d’enquêter en terrain « connu ». La maitrise préalable du maillage sportif et scolaire a ouvert la possibilité d’accéder – avec l’accord des agents concernés – aux dossiers individuels d’un nombre élevé d’entre eux. Puis, par la suite, de contacter les sportifs eux-mêmes pour réaliser des entretiens semi- directifs (32 réalisés à ce jour, en faisant varier les sports et le type d’études suivi). Pour autant, l’exhaustivité des données recueillies à l’échelle régionale participe en retour d’un certain nombre d’occultations. Nous nous interdisons par exemple de penser la mobilité de certaines élites qui, du fait de l’implantation géographique des centres d’entraînement hors de la région (c’est le cas de plusieurs pôles France, de l’INSEP), sont amenées à réaliser des études supérieures dans une autre académie. Un tel mécanisme conduit ici à ignorer des espaces de pratiques dont la sélection vers les derniers stades de la carrière sportive contraint les athlètes à se déplacer. C’est ici le cas par exemple du judo et du tennis de table. Ils ne figurent pas parmi les 412 étudiants de l’académie de Nantes, cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne réalisent pas des études ailleurs, sur le lieu de leur pratique. À l’inverse, cela amène à survaloriser certaines activités dont les centres d’entraînement au plus haut niveau permettent de « rester sur place » malgré l’avancée en âge. La présence sur site des pôles France de voile, de roller, d’aviron et de tir, ainsi que l’existence d’équipes professionnelles de football, de cyclisme, de basket-ball et de handball, dessinent ensemble la composition de ce groupe restreint d’enquêtés. Dans ce contexte, neuf sports regroupent près de 80 % de cette population.
Tableau 3 : Répartition par disciplines des élites sportives enquêtées et engagées dans des études supérieures au sein de l’Académie de Nantes
Effectif | |
Athlétisme | 47 |
Aviron | 35 |
Basket-ball | 38 |
Cyclisme | 57 |
Football | 38 |
Handball | 31 |
Roller | 24 |
Tir | 16 |
Voile | 42 |
Autres sports | 84 |
Total | 412 |
Tableau 3 : Répartition par disciplines des élites sportives enquêtées et engagées dans des études supérieures au sein de l’Académie de Nantes
Dans « autres sports » sont représentées les disciplines dont l’effectif est toujours inférieur à 10 : boxe, savate, équitation, football américain, gymnastique, hockey sur gazon, hockey sur glace, karaté, kayak, natation, squash, triathlon, tir à l’arc, volley-ball.Projeter une carrière sportive professionnelle et faire des études supérieures : un impossible défi ?
9Les différences d’accès à l’enseignement supérieur sont visibles selon les sports et opposent en apparence un monde sportif au marché professionnel étendu et un monde dont les probabilités objectives de vivre de son sport sont très faibles. Les étudiants sportifs engagés dans les pratiques qui autorisent des possibles professionnels élevés sont ainsi des « survivants » d’une double sélection scolaire et sportive relativement à la population de ceux qui se sont maintenus dans le jeu sportif au moment de l’entrée dans l’enseignement supérieur. L’analyse comparée des parcours des élites étudiantes masculines engagées dans la pratique des sports collectifs ou du cyclisme permet ici de qualifier les effets de la projection d’une carrière professionnelle sur les destins scolaires dans l’enseignement supérieur. Si les parcours sont susceptibles de varier selon les sports, l’existence d’un marché du sport professionnel féminin plus récent et moins rémunérateur que celui des hommes impose une analyse différenciée selon le genre [3]. L’enjeu est donc ici de décrire et de comprendre les trajectoires du supérieur en analysant les effets des mondes sportifs, les positions sociales et les parcours scolaires secondaires de ces élites sportives.
« Sportif professionnel » ou la limitation des ambitions scolaires dans l’enseignement supérieur
10Prises dans leur ensemble, les données recueillies sur les 127 jeunes sportifs hommes qui pratiquent le basket, le football, le handball, le volley ou le cyclisme permettent d’avoir une idée précise des chemins empruntés. Tous types de baccalauréats confondus, les étudiants sportifs s’orientent majoritairement dans les filières courtes du supérieur : 60,6 % intègrent une section de technicien supérieur (STS) et 8,7 % un institut universitaire de technologie (IUT). L’université est alors le lieu de la première inscription pour les autres (30,7 %). Les premiers choix dans l’enseignement supérieur des sportifs sont ici très marqués et se distinguent de ceux opérés par les bacheliers généraux de la population nationale des étudiants, massivement inscrits à l’université et peu nombreux à choisir une STS (Tableau 4). À diplôme équivalent [4], les étudiants sportifs adoptent en effet une toute autre stratégie. Ils sont ainsi 42,3 % à intégrer l’université et dans la même proportion une STS. Si les premières orientations sont très typées, les données recueillies donnent aussi à voir des parcours dans l’enseignement supérieur plutôt chaotiques. Un sportif sur trois quitte l’enseignement supérieur sans diplôme et moins de un sur quatre valide une formation d’un niveau supérieur ou égal à bac + 3 (23,2 %). Lorsqu’ils détiennent un diplôme de niveau bac + 2, c’est un BTS pour la majorité d’entre eux, le plus souvent obtenu à l’issue de trois ou quatre inscriptions. Des recherches récentes mettent en lumière des relations d’interdépendance entre les échecs dans l’enseignement supérieur, les origines sociales et les dispositions scolaires (Beaud, 2002 ; Duru-Bellat & Kieffer, 2008 ; Garcia, 2010). Ici, ce principe s’applique aux 127 sportifs. À l’entrée dans le supérieur, ce sont les individus d’origine populaire qui sont les plus nombreux à intégrer une STS (76,1 %). Ils quittent aussi en plus grand nombre la formation supérieure sans aucune validation (40,9 %) [5]. Les différences de performances scolaires secondaires anticipent des destins scolaires dans l’enseignement supérieur. Aucun sportif titulaire d’un baccalauréat professionnel n’obtient un diplôme supérieur ou égal à bac + 3 et les détenteurs d’un baccalauréat général, et en leur sein les baccalauréats scientifiques, obtiennent plus souvent que les autres individus de cette catégorie de sportifs ces niveaux de certification.
11Si les effets de l’enracinement social sont visibles dans les parcours de formation empruntés par les sportifs, des éléments proprement structurels jouent un rôle majeur dans les destins scolaires dans l’enseignement supérieur. Le maintien dans le jeu sportif d’élite induit des possibles scolaires typés selon les sports. La situation géographique de la structure d’entraînement, les liens entretenus entre les établissements d’enseignement supérieur dans chacun des mondes du sport d’élite donnent à voir des appariements très marqués entre l’espace des sports et le marché de l’offre de formation. Pour les cyclistes, la construction du projet de formation se fait d’abord au sein des STS offertes dans l’un des deux établissements qui ont fait le choix d’aménagements à destination des sportifs, ensuite à l’université, y compris les IUT. Les trajectoires des footballeurs du FC Nantes engagés dans des études supérieures s’inscrivent dans un processus similaire. En proposant un BTS Management des unités commerciales (MUC), le Centre nantais pour sportifs contraint largement les destins scolaires des lycéens footballeurs [6]. Parmi les 24 pensionnaires du centre de formation du FC Nantes qui accèdent à l’enseignement supérieur après avoir obtenu leur baccalauréat au sein du lycée partenaire, 23 s’inscrivent dans cette filière STS, ce qui laisse entrevoir toute la force des institutions dans le processus d’orientation. Les autres sports collectifs n’échappent pas à ce principe de chemins contraints par l’impératif sportif. Les destins scolaires du plus grand nombre de basketteurs nantais se dessinent au Centre nantais pour sportifs tandis que ceux des spécialistes du même sport dans une autre ville ligérienne est l’université. Les handballeurs nantais s’essaient sur les bancs de la filière STAPS de l’université pendant que leurs homologues d’un club professionnel voisin fréquentent l’IUT. La force de l’institution sportive est visible dans l’orientation de ces jeunes hommes. Elle contraint les ambitions de poursuite d’études supérieures.
Tableau 4 : Taux d’inscription des bacheliers généraux dans les différentes filières de l’enseignement supérieur (en %)

Tableau 4 : Taux d’inscription des bacheliers généraux dans les différentes filières de l’enseignement supérieur (en %)
Les effets différenciés des mondes sportifs sur les destins scolaires
12Pris dans son ensemble, la population de ces sportifs quitte dans une forte proportion les études supérieures sans aucune validation ou réalise une formation professionnelle courte. Mais ce que montrent les données recueillies, ce sont aussi des destins scolaires très différents selon les sports : 43 sur les 48 cyclistes détiennent une certification de niveau égal ou supérieur à bac + 2 quand c’est le cas pour 11 handballeurs sur 19, 16 footballeurs sur 29 et 10 basketteurs sur 26. La thèse de la reproduction, énoncé classique lorsqu’il s’agit de penser la relation entre les origines sociales des étudiants et les poursuites d’études rencontre ici des limites. Alors que les footballeurs et les cyclistes appartiennent aux segments sociaux les plus populaires, l’entrée dans une carrière professionnelle produit l’arrêt des études pour les premiers, ce qui n’est pas le cas pour les seconds. Quand l’origine sociale des basketteurs et des handballeurs est proportionnellement plus favorisée, les arrêts des études supérieures sont significativement plus nombreux que ceux observés chez les cyclistes.
Tableau 5 : Niveau de diplôme obtenu par les étudiants sportifs pratiquant un sport « professionnel »

Tableau 5 : Niveau de diplôme obtenu par les étudiants sportifs pratiquant un sport « professionnel »
13Comparer le football et le cyclisme permet de prendre la mesure des configurations qui organisent les carrières sportives d’un monde sportif à l’autre. L’âge et les contextes d’entrée dans la carrière professionnelle, les appariements entre les institutions scolaires et sportives ou encore la réalité du marché sportif professionnel sont autant d’hypothèses susceptibles d’expliquer les différences observées. L’âge moyen auquel se joue la signature d’un premier contrat professionnel est variable selon les sports. Il se situe entre 18 et 20 ans pour le football. L’inscription des footballeurs dans l’enseignement supérieur et les conditions de formation sont ici ajustées aux exigences sportives des joueurs professionnels. Séquences d’entraînement à raison d’une ou deux séances quotidiennes dispensées de manière irrégulière pour répondre aux contraintes des calendriers de compétition, temps de soin, longs déplacements pour rejoindre les lieux des matchs rythment l’organisation du temps sportif. Ce qui se joue, c’est un avant et un après, c’est le passage d’un état de sportif en formation à celui de sportif professionnel. Le statut du jeune footballeur est essentiellement fixé par une convention qui le lie au centre de formation dans le cadre de contrats-types dont les dispositions sont fixées par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Le principe du dispositif consiste à ce que le centre de formation offre au sportif une double formation sportive et scolaire qui permet à chaque individu de se réorienter en cas d’abandon. Mais la logique qui prévaut est aussi économique. Le but visé est d’assurer la protection des intérêts des clubs professionnels. Les conventions prévoient que le sportif accepte en priorité une proposition de contrat professionnel émanant du club formateur tout comme il anticipe des indemnités de formation dans le cas d’un engagement dans un autre club. Le renoncement à toute ambition scolaire se présente alors comme un élément constitutif du savoir-être des sportifs. Il trouve son expression dans une disponibilité de tous les instants pour respecter les engagements contractuels définis avec le club, y compris répondre aux sollicitations régulières ou impromptues. En adoptant le style de vie des joueurs de l’équipe professionnelle, le temps de travail sportif devient un temps pivot autour duquel s’articule l’ensemble des activités de la vie quotidienne. Le maintien dans une formation de l’enseignement supérieur avec plus ou moins de réussite et d’une durée variable, apparaît tout autant comme une solution d’attente et une mise à l’épreuve sportive. La signature d’un premier contrat professionnel ou le transfert dans un club d’une division amateur avec un contrat fédéral est alors le plus souvent synonyme d’arrêt des études, abandon d’autant plus acceptable au regard du niveau de vie qu’offre la pratique du sport sur le mode professionnel quand la majorité est d’origine populaire (6 sur 10).
Victor est au moment de l’enquête footballeur professionnel (Ligue 1) [7]. Son père est cadre administratif d’entreprise, sa mère, professeur des écoles. Il est titulaire d’un baccalauréat ES obtenu avec mention bien. « J’ai eu mon Bac ES, avec mention bien. L’épreuve éco, j’ai parlé de Marx sur le sujet de la reproduction sociale. J’avais eu 15 en éco. C’est le 18 en maths qui m’a fait du bien. En histoire, je suis une vraie bille, j’ai eu 5. En philo, j’avais eu 14 et de bonnes notes en langues et un bon bac de français. Avec le sport, j’avais déjà 80 points d’avance, donc j’étais plutôt serein. » Malgré des résultats scolaires prometteurs dans le secondaire, il s’inscrit en STS MUC pour embrasser une carrière de footballeur professionnel. « On avait fait une très bonne saison en U19 et le club a commencé à porter une attention particulière aux joueurs de 94, et là, on a compris qu’on avait un coup à jouer. On a alors joué en CFA et le club a décidé de nous faire signer. J’ai compris qu’il y avait un truc à faire. J’avais mon bac, j’avais fait une année BTS et j’ai arrêté ensuite pour jouer le coup du foot à fond ».
15En cyclisme, « les équipes professionnelles recrutent essentiellement leurs futurs coureurs – en moyenne à l’âge de 22 ans – au sein des équipes de division nationale et division nationale espoirs » (Lefèvre, 2010, p. 70). Le frottement des temps scolaires et sportifs des aspirants à une carrière professionnelle est ainsi différent et semble plus propice à protéger le projet scolaire : 24 parmi les 28 cyclistes qui composent notre population ayant signé un contrat professionnel détiennent un diplôme de niveau bac + 2 (20) ou plus (4). Les projections opérées par les acteurs font du BTS, du DUT ou d’une licence professionnelle des filières compatibles avec le maintien des ambitions sportives. Les sportifs ne sont pas dupes du caractère aléatoire et éphémère des devenirs. Le cyclisme professionnel est un marché qui concerne environ deux cents coureurs français chaque année avec un turn-over important et de très nombreux prétendants (Lefèvre, 2012). Tout se passe comme si les agents sportifs, les sportifs et leurs familles s’entendaient tacitement pour faire de cette étape un temps « raisonnable » à consacrer au sport tout en préservant une sortie scolaire valorisée par la validation d’un diplôme du supérieur. Pour emprunter la formule retenue par Cédric Hugrée (2009), ce sont des trajectoires « honorables » qui caractérisent les destins scolaires de ces sportifs issus des catégories intermédiaires et populaires. Si les biographies des coureurs rendent visibles une limitation des possibles scolaires avec une orientation massive en STS, les stratégies adoptées rendent compte d’une forme d’ajustement entre les titres scolaires et la prime orientation dans l’enseignement supérieur. Par une anticipation des placements scolaires probables, tout se passe comme si les possibles scolaires rentraient en résonnance avec les possibles sportifs. Lorsque la première inscription est pour tous les footballeurs, quel que soit le type de baccalauréat ou les éventuelles mentions obtenues, le BTS Management des unités commerciales, les orientations des cyclistes sont plus diversifiées. Les titulaires d’un baccalauréat professionnel ou technique s’inscrivent majoritairement dans l’un des deux lycées partenaires du pôle et du groupement cycliste professionnel local dans le cadre d’une offre de STS diversifiée et ajustée aux spécialités de baccalauréat détenues [8]. Les coureurs bacheliers généraux s’orientent plutôt en IUT ou à l’université. Le recrutement privilégié des élèves du lycée candidats à l’entrée en STS dans le cadre d’un projet encadré dès la scolarité secondaire (Orange, 2010), l’ouverture de spécialités propices à envisager la poursuite d’étude comme une suite logique de la scolarité secondaire, la relative diversité des possibles scolaires dans l’enseignement supérieur sont autant d’indices d’un accompagnement individualisé de la formation des sportifs par les agents des institutions scolaires et sportives.
Bertrand est âgé de 29 ans et est coureur cycliste professionnel au moment de l’enquête (père, ouvrier, mère, employée administrative d’entreprise). Sa trajectoire ressemble à celle de la majorité des cyclistes qui composent notre population d’enquête. Il poursuit une scolarité secondaire sans redoublement et rejoint un des deux lycées privés partenaires du pôle en classe de première Sciences technologique de gestion (STG) l’année où il entre en structure d’entraînement. Titulaire du bac STG, il est admis en STS « Négociation et relations client » dans ce même lycée. Il combine alors avec succès performances sportives (il est vice-champion d’Europe juniors) et validation du BTS en deux ans. À l’âge de 20 ans, Bertrand rejoint une équipe de nationale 1 avant d’être recruté dans une équipe professionnelle en qualité de stagiaire, puis sous contrat professionnel.
17La projection d’une possible carrière professionnelle modère donc les ambitions scolaires des sportifs dans l’enseignement supérieur. Pour ces élites des « sports professionnels », les parcours sont très typés tant pour ce qui est des entrées, des abandons d’études que des diplômes obtenus. Les spécialistes des sports collectifs sont nombreux à quitter l’enseignement supérieur sans diplômes alors même que les cyclistes détiennent majoritairement une certification de niveau bac + 2, voire plus. Au-delà de ce premier niveau de distinction, les effets des appariements entre les institutions scolaires et sportives et les organisations sportives toutes différentes d’un monde à l’autre, apparaissent ici déterminantes pour penser les destins scolaires des élites masculines engagées dans des sports « professionnels ».
Devenir sportive professionnelle et se maintenir dans le jeu universitaire
18L’analyse des parcours dans l’enseignement supérieur des jeunes femmes dans les mondes sportifs professionnalisés donne à voir des performances scolaires différentes. Ces sportives (39) s’inscrivent d’abord à l’université alors qu’elles sont dans le même temps inscrites sur les listes « jeunes » ou « seniors » du ministère de la Jeunesse et des Sports et/ou sont en centre de formation d’un club professionnel. Au terme de leur parcours de formation initiale, 34 sur 39 sont diplômées dont 15 de niveau Bac + 3 et 13 de niveau bac + 5 ou plus [9]. Ici, les performances scolaires secondaires et les positions sociales des familles anticipent les destins dans le supérieur. Les résultats scolaires obtenus dans l’enseignement secondaire renvoient aux rapports différenciés qui se jouent face à l’école et à ses injonctions, l’investissement scolaire des filles étant globalement plus intense et plus heureux que celui des garçons (Baudelot & Establet, 2006) : 31 sur 39 sont titulaires d’un baccalauréat général et 18 sur 39 décrochent une mention. Près d’une sportive sur deux a au moins un des deux parents appartenant aux CPS favorisées et une fille sur quatre est d’origine sociale populaire. La thèse de la reproduction fonctionne ici à plein. Les niveaux de diplôme obtenus sont en effet corrélés aux milieux d’appartenance : 18 sportives ont au moins un des deux parents qui appartient aux CPS favorisés ; 14 obtiennent un diplôme de niveau bac + 3 et plus ; 11 sont d’origine populaire ; 4 détiennent un diplôme de niveau supérieur ou égal à bac + 3.
19L’engagement dans un sport qui ouvre des possibles professionnels ne semble pas altérer la poursuite d’études supérieures abouties. Pour autant, les chemins pour y parvenir sont souvent sinueux. À l’entrée tout d’abord où la première inscription et les parcours empruntés traduisent une forme de déclassement stratégique particulièrement visible chez les sportives qui détiennent une mention bien ou très bien au baccalauréat. Malgré des résultats dans l’enseignement secondaire qui auraient autorisé ces jeunes filles à faire valoir des prétentions scolaires, elles s’orientent en BTS, en DUT, en première année de licence à l’université, le plus souvent en STAPS ou encore dans des études de kinésithérapie [10].
Jennifer (père, cadre administratif, mère, enseignante), âgée de 24 ans, est joueuse professionnelle, internationale A de volley-ball au moment de l’entretien. Baccalauréat S, mention Très Bien. « J’avais une préférence pour faire médecine. Mais les études s’étirent sur huit ans et la formation n’est pas adaptée. Il est difficile de concilier médecine avec une carrière de sportive de haut niveau, c’est trop dur pour réussir la première année de médecine. Les écoles de kiné proposent des dérogations. C’est plus facile. J’ai obtenu le concours normal et la dérogation la même année. J’ai opté pour le statut de sportive afin de mener ma double carrière ».
21Ensuite, l’allongement du nombre d’inscriptions résonne avec les contraintes liées à la pratique sportive professionnelle. Au-delà des temporalités imposées par les entraînements quotidiens, les calendriers de compétition et les longs déplacements pour se rendre sur les lieux des matchs qui imposent certaines années la validation d’une année universitaire en deux ans, les changements de clubs pour signer un meilleur contrat ou relever un défi sportif en phase avec leurs ambitions les amènent à poursuivre des études supérieures dans un contexte de mobilité.
La trajectoire de Cécile illustre les réalités pratiques de parcours sportifs professionnels et scolaires aboutis dans un contexte de forte mobilité. Les parents occupent des fonctions de cadre, l’un dans une entreprise et l’autre dans la fonction publique. Cécile est initiée au basket très jeune et intègre à l’âge de 12 ans le pôle « espoir » de la ville où résident ses parents. Une première mobilité l’amène à rejoindre un autre pôle d’entraînement. À 15 ans, c’est dans un autre environnement, le pôle France de Basket à l’INSEP et le lycée partenaire situé à Vincennes, qu’elle poursuit sa formation sportive et scolaire. Dans ce contexte, elle obtient le bac ES avec mention assez bien. Elle est aussi durant ces années de lycée, sélectionnée en équipe de France cadettes puis juniors pour participer chaque année aux championnats d’Europe. Cécile intègre le centre de formation d’un club professionnel du nord de la France en première année de licence en STAPS. Elle change l’année suivante de club et d’université avant de signer son premier contrat professionnel à l’âge de 20 ans. Elle valide à l’issue de huit inscriptions un master management et stratégie d’entreprise en ayant fréquenté cinq établissements de l’enseignement supérieur et six clubs professionnels. Cécile est au moment de l’enquête âgée de 28 ans et joueuse professionnelle de basket.
23Si les scolarités dans le supérieur sont marquées par des parcours aboutis, celles-ci se réalisent dans des jeux de contraintes proprement sportives. Pour autant, se maintenir dans le jeu universitaire est la logique dominante chez ces jeunes femmes qui se projettent dans une carrière professionnelle. Ces sportives aux capitaux sociaux et scolaires élevés sont conscientes du caractère hypothétique et limité dans le temps des devenirs. Anaïs Déas montre notamment que, parmi les basketteuses professionnelles françaises, huit sur dix ont déjà envisagé une reconversion (Déas & Nuytens, 2015). Nous pouvons voir dans cette attitude qui consiste à ne pas « lâcher » tout investissement scolaire, les signes d’une forme d’anticipation stratégique, d’autant plus marquée que les conditions salariales de pratique d’un sport sur le mode professionnel et l’étendue du marché sont faibles et d’une durée aléatoire.
Entrer dans l’enseignement supérieur avec des ambitions sportives dans les sports « amateurs »
24Les sportifs d’élite pour lesquels les possibilités de vivre de la pratique sont faibles, s’inscrivent très majoritairement dans une formation supérieure : 88,1 % des individus qui sont étiquetés sportifs de haut niveau par leur inscription sur listes du ministère de la Jeunesse et des Sports et/ou en pôle « espoirs », « France Jeune » ou « France » après 19 ans s’orientent dans une formation post-bac. Nos enquêtés, qui ont la spécificité d’être doublement engagés dans la production de performances scolaires et sportives, ne sont donc pas des exceptions, mais représentatifs des sportifs « amateurs » qui sont ainsi presque tous sportifs et étudiants l’année qui suit la fin de la scolarité secondaire. Ils sont aussi nombreux à se maintenir dans le jeu de l’enseignement supérieur. Parmi les étudiants athlètes qui composent notre population d’enquête et qui ont terminé les études supérieures (194 des 246 sportifs dits « amateurs »), 87,6 % ont été inscrits trois années ou plus dans une formation supérieure après le baccalauréat, sans écarts significatifs entre les sportives et les sportifs. À ce stade de l’analyse, l’entrée massive dans l’enseignement supérieur, de même que l’inscription dans la durée dans les études ne disent rien des parcours effectués. Les individus pris dans un ensemble plus large de socialisations sont pourvus de ressources différentes pour appréhender les choix d’orientation ou de poursuite d’études. Dès lors, comme le montrent Romuald Bodin et Mathias Millet (2011), les choix des nouveaux bacheliers se réalisent dans les limites d’espaces de projections possibles, en fonction de l’ensemble de leurs parcours social et scolaire. Les formations privées, les classes préparatoires, les STS, l’université et ses différentes filières, et en son sein les IUT, dressent une carte de possibles face à laquelle les bacheliers sont diversement « équipés » socialement et culturellement. Ici, les étudiants sont aussi des sportifs. Lorsqu’il s’agit de décrire et d’analyser les trajectoires du supérieur, croiser les positions sociales et les parcours scolaires en les rapportant aux effets liés aux spécificités de chaque monde du sport se pose donc en préalable.
Entrer dans l’enseignement supérieur. Tous à l’université ?
25Malgré des parcours secondaires qui pour la majorité les autorisent à se projeter dans les études, les premières inscriptions post-bac des sportifs étudiants ne se font pas dans les filières les plus valorisées et valorisantes de l’enseignement supérieur. 77,2 % (190) ont validé un baccalauréat général et 19,1 % (47) un baccalauréat technologique. Près d’un étudiant sportif sur deux a obtenu une mention. Pour autant, les sportifs titulaires d’un baccalauréat général s’inscrivent majoritairement à l’université et investissent peu les classes préparatoires. À l’université, ces élites sportives prises dans leur ensemble sont peu nombreuses à choisir médecine, droit ou sciences et s’orientent massivement dans la filière sportive. Ici, les socialisations sportives incorporées et l’idée de pouvoir, par les STAPS, faire carrière dans le sport, font de cette filière une orientation privilégiée (41,8 %). Les classes préparatoires, les études de médecine très sélectives apparaissent ainsi comme des filières peu compatibles avec le maintien des ambitions sportives. Les formations universitaires et le cursus STAPS en particulier, semblent plus propices à « protéger » le projet sportif. Tout indique ici que les placements scolaires envisagés sont directement liés à la survie sportive. Les modalités d’accès à l’enseignement supérieur préfigurent en partie les manières dont les étudiants parviennent ensuite à se déplacer et à se maintenir dans leurs espaces respectifs. Bernard Convert (2010) rappelle combien les formes des trajectoires que suivent les étudiants dépendent de la filière à l’entrée. Pour les élites sportives inscrites dans l’enseignement supérieur les parcours scolaires renvoient à des stratégies variées comme autant de réponses pensées ajustées à un rythme de vie doublement contraint par les exigences sportives et scolaires. Les choix d’orientation, modestes à l’entrée au regard de la hiérarchie symbolique des filières de formations (Convert, 2003) ne signifient pas pour autant un abandon de toute projection scolaire. 88,7 % d’étudiants sportifs « amateurs » qui ont terminé leur formation initiale supérieure (84 femmes et 110 hommes) sortent diplômés de l’enseignement supérieur [11]. La tendance généralisée à la procrastination, attitude délétère dénoncée par Jean-Pierre Karakillo (2015) qui conduit les athlètes à adopter des visions à court terme, dirigées vers le résultat sportif immédiat, sans considération pour la construction d’un projet de formation extra-sportif, ne résiste pas à l’épreuve des faits. 44,9 % valident un diplôme de niveau bac + 5 ou plus, 29,4 % une certification de niveau bac + 3 et 14,4 % un BTS, DUT ou un diplôme d’étude universitaire scientifique et technique (DEUST) [12]. Les écarts de performances renvoient au processus plus général de production et de maintien des hiérarchies. Il n’est pas surprenant d’observer que la provenance sociale et le niveau des performances scolaires antérieures sont ici des facteurs déterminants. Bernard Convert (2003) montre la permanence du poids des dispositions dans les stratégies étudiantes. Ici, 58,6 % des élites sportives issues des catégories favorisées valident un diplôme de niveau égal ou supérieur à bac + 5 quand c’est le cas pour 20 % des sportifs d’origine populaire. La possession d’un baccalauréat général, et parmi les baccalauréats généraux un baccalauréat scientifique, augmente les probabilités de la poursuite d’études longues.
Tableau 6 : Taux d’inscription des bacheliers généraux dans les différentes filières de l’enseignement supérieur (en %)

Tableau 6 : Taux d’inscription des bacheliers généraux dans les différentes filières de l’enseignement supérieur (en %)
Tableau 7 : Filières de formation choisies à l’entrée à l’université des élites sportives « amateurs » titulaires d’un baccalauréat général, comparées à la population nationale des étudiants

Tableau 7 : Filières de formation choisies à l’entrée à l’université des élites sportives « amateurs » titulaires d’un baccalauréat général, comparées à la population nationale des étudiants
26Si la plus grande majorité quitte l’enseignement supérieur avec une certification, ils sont aussi 22 sur 194 (11,3 %) à mettre un terme aux études supérieures sans aucune validation. Dans tous les univers sportifs, l’usage intensif du temps est la règle (Papin & Viaud, 2012), mais ne peut expliquer seul les difficultés rencontrées par ces sportifs pour mener de front ambitions sportives et études supérieures. La première inscription de ces échoués du supérieur est le plus souvent l’université (17 sur 22, dont 9 en Licence 1 STAPS). À l’instar des enfants de la démocratisation étudiés par Stéphane Beaud (2002), ils présentent tous les traits d’étudiants qui entretiennent un rapport désarmé aux études supérieures. Majoritairement d’origines populaires ou intermédiaires (16 sur 22), ces élites sportives obtiennent moins souvent que la moyenne des sportifs un baccalauréat général (13 sur 22) et les conditions de réalisation de la scolarité secondaire témoignent de parcours modestes. Un sportif sur deux accuse un retard d’une année ou plus au moment de la validation du baccalauréat. En rejoignant les bancs de l’université, ils n’ont pas les ressources pour faire face à ce monde qu’ils ignorent.
La trajectoire de Morgane (père, contremaitre, mère, ouvrière non qualifiée) illustre la distance de cette spécialiste de roller à l’université. Bien avant son entrée dans l’enseignement supérieur, elle rencontre des difficultés scolaires qui anticipent les conditions d’arrêt des études bien au-delà d’un investissement sportif trop intense qui en serait la cause. Cette jeune fille obtient un baccalauréat technologie (ST2S) sans mention à l’issue d’une scolarité moyenne. « En troisième c’était compliqué parce que mes profs ne me pensaient pas capable d’aller au lycée général. Ils disaient que je n’allais pas y arriver. Ils voulaient que je me réoriente, ils voulaient même que j’aille en bac pro !!! » Elle rejoint cependant un lycée privé de Nantes pour des raisons sportives et intègre une seconde générale. « Et au final, j’ai réussi. Je m’en sortais. […]. J’étais en première, je devais être à 9 de moyenne. Après j’ai eu mon bac de français. Je suis nulle, donc c’était une catastrophe. » Morgane insiste à plusieurs reprises sur l’attitude complaisante des professeurs à son endroit lors de sa scolarité. « Les profs au lycée étaient super cool ! Ils comprenaient que j’avais beaucoup de sport, que des fois j’étais fatiguée. » Elle s’oriente après le baccalauréat en licence STAPS parce qu’elle aime le sport, sans idée précise sur son avenir. Animée de bonnes résolutions, elle ne demande pas la dispense d’assiduité que son statut de sportive de haut niveau lui autorise. « Les examens sont en partiel, il n’y a pas les contrôles continus, ça ne m’irait pas du tout. » Elle rencontre cependant très vite des difficultés. « Au bout de trois semaines, j’étais complètement larguée. En anatomie et en physio, je ne comprenais rien. Le prof il ne se rend pas compte que certains n’ont pas fait S. Les cours de sport ça va. Non c’est les amphis. Le prof de socio, il parle trop vite. Je n’arrive pas à écrire ce qu’il dit. » Au-delà de l’impression de ne pas être à sa place dans cet univers, elle ne comprend pas la distance pédagogique imprimée par les enseignants et surtout leur manque de compréhension de sa situation de sportive de haut niveau. « Je n’ai pas l’impression que tout soit mis en œuvre pour vraiment nous aider. Les professeurs ne font pas de différences entre des cas particuliers comme moi et les autres. » L’emploi du temps de Morgane est objectivement chargé, partagé entre les 24 heures de cours et les 20 heures de préparation sportive par semaine. Pour autant, au-delà de la fatigue qu’elle invoque à plusieurs reprises dans l’entretien pour justifier son incapacité à se mettre au travail scolaire, elle raconte une espèce de lutte intérieure pour se convaincre à s’astreindre à étudier. « C’est dur, j’ai du mal à m’organiser, j’ai entrainement tous les soirs pour préparer le championnat du Monde et les cours, c’est quand même dur… Je suis crevé le soir. Je n’ai pas envie de travailler. Je rentre, je mange, je mène ma petite vie. Je pourrais travailler un peu… mais je n’ai pas envie. Des fois, je me dis, Morgane, il faut que tu reprennes ton cours… et puis je n’y arrive pas, j’écoute de la musique, je fais autre chose. » Une absence de quatre semaines pour participer aux championnats du monde accélère le processus de décrochage qui se traduit à son retour par l’absence progressive aux cours magistraux. Malgré les intentions initiales, les examens de la fin du premier semestre sanctionnent une inéluctable démission. Elle arrête la formation au moment de la reprise du second semestre.
28À l’image de Morgane, ces sportifs se sentent perdus à l’université. L’éloignement avec la culture savante rompt avec le rapport utilitaire ou instrumental à la scolarité. La distance pédagogique entre professeurs et étudiants, l’anonymat face à la masse d’étudiants dans les amphithéâtres, l’absence de cadrage pour le travail à effectuer, s’opposent, malgré les dispositifs d’accompagnement mis en place, à la relation de proximité entretenue avec les enseignants du lycée, aux différentes formes de soutien et d’aides aux devoirs, et ce d’autant que les sportifs ont dans certains cas vécu des situations de scolarité exceptionnelles au bénéfice de leur statut. Les bonnes résolutions d’assiduité et de travail ne résistent pas longtemps au découragement des plus démunis et des plus éloignés de la culture légitime. S’il existe bien un coût en temps pour se consacrer à l’entraînement sportif dans un cadre temporel souvent en décalage avec celui de l’institution universitaire, il manque à ces sportifs étudiants une discipline scolaire qui est d’abord une discipline temporelle (Beaud, 2002). L’impossible projection dans un avenir scolaire et professionnel qui se construit sur la longue durée rejaillit sur leur difficulté à organiser un emploi du temps autour du travail scolaire en dehors des contraintes sportives. Se retrouver débordé, être dans l’incapacité de rattraper le retard, vivre au jour le jour sans parvenir à se projeter en dehors du projet sportif, dénoncer l’absence de la part des professeurs de la prise en compte de leur spécificité, conclure à l’impossible défi de mener de front études et sport de haut niveau constituent les traits caractéristiques de cette catégorie de sportifs décrocheurs.
Une distribution des destins scolaires dans l’enseignement supérieur marquée selon les sports
29Si la provenance sociale et les parcours scolaires durant la scolarité secondaire sont susceptibles d’expliquer en partie les niveaux de diplôme atteints, l’analyse des destins scolaires de cette population singulière témoigne d’une distribution très marquée selon les sports. L’alliance durable entre études supérieures et performances sportives est inégalement répartie et ne tient pas au hasard. Se retrouve dans les niveaux de diplôme des élites sportives la partition sociale des disciplines. En haut des hiérarchies sociales et scolaires, la voile, puis l’athlétisme et l’aviron. En bas, le roller. Pour autant, lorsqu’il s’agit de comprendre le sens du placement scolaire (François & Poupeau, 2009), le milieu social d’origine n’épuise pas à lui seul la compréhension des destins. Être sportif d’élite n’a pas la même signification dans des espaces scolaires et sportifs différenciés par l’accessibilité aux filières de l’enseignement supérieur, les contraintes spécifiques à chaque monde sportifs et les ressources des étudiants et leurs familles. Les spécialistes de la voile ne se distinguent pas seulement de ceux de l’aviron ou de l’athlétisme pour être proportionnellement plus nombreux à détenir un diplôme de niveau supérieur ou égal à Bac +5 , mais aussi par les trajectoires empruntées et le type de titres scolaires obtenus replacés dans la hiérarchie symbolique des formations de l’enseignement supérieur. Quand les premiers sont diplômés d’écoles d’ingénieurs, de commerce ou de management prestigieuses, titulaires d’un doctorat, d’un master de sciences, de droit ou de sciences économiques (19 sur 21) les athlètes valident un master de l’université (14 sur 21) et pour la moitié de ces lauréats universitaires dans le domaine des SHS ou en STAPS. Les trajets empruntés sont aussi typés selon les sports. Les sportifs de l’aviron et de l’athlétisme se caractérisent par la réalisation de tout le parcours de formation à l’université. Les spécialistes de la voile privilégient deux voies d’entrée : l’IUT et l’université. L’analyse des stratégies rend compte de l’aptitude des étudiants à trouver des circuits de scolarisation ajustés à leurs ressources sans altérer les ambitions sportives. L’entrée dans l’enseignement supérieur par la voie professionnelle courte de l’université est privilégiée par près d’un spécialiste de voile sur deux. Si cette orientation semble décalée au regard des capitaux sociaux et économiques dont ils sont dotés, elle autorise, au bénéfice d’aménagements de la scolarité, la poursuite du projet sportif. Huit sur neuf parmi ces étudiants sont ensuite admis à intégrer un cycle d’ingénieur lorsque la voie la plus courante pour y accéder est celle des concours à l’issue des classes préparatoires (Grelet et al., 2010). Au terme de la formation initiale supérieure, ce sont des configurations classées et classantes selon les sports qui se dessinent : aux pratiquants de la voile, les sorties les plus prestigieuses, à l’athlétisme des diplômes moins valorisés.
30Si le sens du placement, socialement situé est ainsi diversement réparti selon les sports, la production durable d’une forme de double excellence impose une maîtrise du temps de la part des individus qui reste liée aux ressources variées des sportifs d’élite qui ont à y faire face. À chaque sport une trame temporelle singulière. Au-delà de la période d’excellence sportive très inégale du point de vue des durées, de l’âge de début ou de l’arrêt, le rythme qui structure le calendrier des compétitions et des temps d’entraînement est très différent selon les sports. La diversité est tout aussi marquée dans l’organisation des temps scolaires ou encore dans les conditions de vie associées selon que les lieux de formation, d’entraînement et d’hébergement sont à proximité ou éloignés.
Le père de Fabrice est cadre administratif d’entreprise et sa mère exerce une profession intermédiaire de santé. Il est en troisième année de formation dans une école de kinésithérapie au moment de l’enquête. Titulaire d’un baccalauréat scientifique, il est admis en première année d’IUT. L’année de son entrée dans l’enseignement supérieur, il devient champion du monde de dériveur en catégorie jeune. Il se réoriente l’année suivante dans le parcours kiné STAPS. C’est un concours sélectif qui autorise l’admission à l’école de kinésithérapie. Moins sélectif que la première année de PACES (année commune aux études de santé), les exigences de cette année de formation amènent pour autant Fabrice à mettre en veille l’entraînement intensif durant cette année pour se concentrer sur son objectif scolaire. Quand dans certains sports, une année de césure serait synonyme de décrochage sportif, cette situation n’altère pas ses ambitions. Classé parmi les admissibles à l’entrée à l’école de kinésithérapie, il intègre ce cursus de formation et reprend l’entraînement intensif au sein du pôle France avec pour objectif de participer aux Jeux olympiques en 2020 à Tokyo.
Marie (père, expert libéral en études économiques, mère, enseignante) réalise dès l’âge de 14 ans des performances en aviron au niveau national. Elle est sur liste senior du ministère de la Jeunesse et des Sports lorsqu’elle entre en Licence 1 STAPS après l’obtention du baccalauréat scientifique avec mention Bien. Elle choisit de réaliser la première année en deux ans pour atteindre les objectifs sportifs visés (les championnats du monde juniors lors de la première inscription et les championnats du monde de moins de 23 ans l’année suivante). Mais c’est aussi dans la gestion quotidienne qu’elle manifeste une capacité à maîtriser le temps. « Par semaine, j’ai onze séquences d’entraînement sur l’eau plus deux séances de préparation physique et un ou deux footing. Donc, je calcule tout. La base d’aviron est dans l’université. Cela permet de ne pas perdre de temps pour aller en cours. Quand c’est possible, je fais le footing pour rentrer chez moi après les cours. Après le soir, je travaille mes cours et je me couche. Si je n’ai pas le temps de tout faire, tant pis. Et puis les cours, ce n’est pas trop dur. » Après la licence STAPS obtenue en quatre années, elle rejoint l’INSEP et le pôle France et valide en deux années le master Expertise et performance de haut niveau. Sixième aux championnats du Monde en 2015, elle se consacre à la préparation des Jeux olympiques de Rio avant de projeter, au moment de l’entretien, des études doctorales.
32La reconstruction des biographies permet de penser des rapports au temps variés selon les univers. Chaque sport renvoie à des modes différenciés de déroulement du temps dans le cadre de durées inégales de maintien possible au plus haut niveau et d’un fractionnement en une succession de périodes de compétitions et d’entraînements plus ou moins favorables à la maîtrise des projections scolaires et sportives. À ce titre, « tous les SHN n’ont pas les mêmes possibilités sociales de maîtrise du temps » (Julla-Marcy et al., 2017). Faire le choix de réaliser une année universitaire en deux ans pour atteindre un objectif sportif à court terme ou, à l’inverse, limiter les ambitions sportives sur une période définie au bénéfice du projet scolaire, adapter les temporalités sportives et scolaires sur la longue durée par la planification de l’examen le plus exigeant ou d’un concours après une échéance sportive majeure, sont autant de stratégies qui éclairent les différentes dimensions pratiques d’une gestion anticipée du temps sur la longue durée. Maîtriser le temps, c’est aussi adopter diverses tactiques dans l’organisation de la vie quotidienne (Darmon, 2013). Fixer des horaires de travail et de repos et s’y tenir, limiter les temps de déplacements ou les rendre productifs, user utilement des temps vides, ne pas consacrer tel moment au travail scolaire ou sportif, minuter la vie quotidienne (les moments passés en famille ou avec les amis, les rendez-vous avec les kinésithérapeutes, les médecins ou autres agents qui entourent la préparation de l’athlète) participent d’une utilisation contrôlée du temps.
Quand être sportif de haut niveau se transforme en ressources pour être maintenu dans le jeu scolaire
33Si des stratégies ajustées permettent d’envisager pour ces sportifs d’élite la poursuite des études, une carrière sportive prometteuse peut favoriser le maintien dans le jeu scolaire. Au moment de l’entrée dans l’enseignement supérieur, les accords entre les agents sportifs et scolaires facilitent parfois une entrée dans une filière. Durant la formation supérieure ensuite, les aménagements de cursus, des emplois du temps ou du calendrier des examens, les heures de soutien encadrées par du personnel des établissements sont autant de dispositifs d’accompagnement mobilisés qui permettent aux sportifs de conjuguer sport d’élite et études supérieures [13].
Nous pouvons voir dans la réussite de Maxime le rôle structurant joué par les environnements sportif et universitaire. Le travail des agents sportifs pour l’admission en IUT, les conditions de réalisation de la scolarité (trois années pour valider le DUT) ou encore la temporalité construite entre carrière sportive et études supérieures (équipe de France au deuxième semestre de la licence professionnelle et après les études supérieures) sont autant de dispositifs pratiques qui contribuent à la réussite de cet international de Roller course. Maxime (père, employé administratif d’entreprise, mère, sans activité professionnelle) est titulaire d’un baccalauréat STI obtenu avec une année de retard. Inscrit sur les listes « jeunes », il intègre après le baccalauréat le pôle France de roller et entre à l’Université de Nantes en première année de DUT Sciences et génie des matériaux. Il valide alors le DUT en trois années dans le cadre d’aménagements de la scolarité, puis obtient l’année suivante, une licence professionnelle « Assistant de projet ». Dans le même temps, son engagement sportif est récompensé par des sélections en équipe de France. Il participe notamment aux championnats d’Europe. Il arrête sa carrière sportive cinq ans après avoir terminé sa formation initiale finalisée par un diplôme de niveau bac + 3.
35Ce travail d’accompagnement et de soutien, organisé conjointement par les agents sportifs et scolaires, est aussi susceptible de participer d’une ouverture de voies de formation inespérées. La pratique de haut niveau se transforme en une ressource pour progresser dans le jeu universitaire. Les cadres institutionnels, scolaires et sportifs, favorisent dans certains cas des réussites improbables. Deux médiateurs participent au soutien des sportifs et contribuent ainsi à créer les conditions favorables à une affirmation des ambitions. Le dirigeant sportif peut ainsi s’engager dans un travail de lobbying important lorsqu’il s’agit de défendre l’inscription dans un établissement d’enseignement supérieur partenaire du pôle ou du centre de formation d’un dossier peu conforme aux normes usuelles d’admission. Mais cette opération resterait sans effet sans l’intervention d’un autre type de médiateur en la personne de l’agent scolaire. Les conditions d’organisation des études, les dispositifs d’accompagnement, le tutorat individuel pris en charge par un enseignant, le traitement spécifique qui leur est réservé, sont clairement susceptibles d’offrir des ressources inédites. Ainsi, pour certains jeunes sportifs d’élite, cette forme d’encadrement renforcé peut jouer un rôle positif dans le sens d’une réassurance scolaire. Les données révèlent ainsi des destins scolaires doublés de carrières sportives remarquables. Les sportifs qui empruntent les voies de formation paramédicale spécifiques dont le statut de sportif de haut niveau autorise l’accès sont les plus visibles [14]. Mais les bénéfices d’une carrière sportive d’excellence sont aussi lisibles dans les trajectoires de sportifs qui usent opportunément des voies qui leurs sont ouvertes.
Victoria (père, monteur chez EDF, mère, employée de commerce) est titulaire du baccalauréat scientifique. Elle entre à l’IUT de l’Université de Nantes pour suivre une première année de DUT Génie mécanique et productique en même temps qu’elle intègre la structure d’entraînement de haut niveau d’aviron. Elle valide dans des conditions aménagées le DUT en trois années. Durant ces années, elle progresse dans la hiérarchie sportive et est sélectionnée en équipe de France (onzième aux championnats du Monde des moins de 23 ans). C’est au bénéfice du palmarès sportif qu’elle est admise dans le cycle d’élève ingénieur à l’ENSGSI de Nancy en même temps qu’elle intègre le pôle France d’Aviron. « Je suis rentrée en tant que sportif de haut niveau. L’école m’a dit ok, tu as fait ton DUT en trois ans, on ne sait pas le niveau que tu as. Nous, on prend rarement des élèves de DUT et que les premiers de promos. Il y avait l’appui de la fédération car la fédération d’aviron voulait regrouper les filles de ma catégorie sur Nancy, donc la fédération a appuyé ma candidature pour rentrer en école d’ingénieur sauf que l’école d’ingénieur m’a dit ok, voilà nous on nous dit de te prendre, on ne sait pas trop ton niveau, donc la première année tu n’as pas d’aménagements, si tu passes ton année on te garde sinon tu dégages. Sauf que la fédération, eux ils m’avaient fait rentrer dans l’école donc c’était voilà nous on t’a fait rentrer, maintenant il faut que tu aies de bons résultats. C’était dur la première année. Avec 32 heures de cours et 20 heures d’entrainement, je n’ai pas tenu longtemps. J’ai quand même fait les championnats du monde et donc après, ils ont accepté de me faire faire une année en deux ans. » Au final, elle obtient le diplôme d’ingénieur en cinq années au lieu de trois et dans le même temps participe à quatre championnats du monde. Elle arrête l’aviron la même année qu’elle stoppe les études.
37Les parcours de ce type dans l’enseignement supérieur ne sont pas exceptions. Ils témoignent de configurations singulières et heureuses entre des établissements de l’enseignement supérieur et des mondes sportifs. Finalement, ériger en principe une incapacité à mener de front projet de formation et carrière sportive ne résiste pas à l’épreuve de la reconstruction des destins scolaires dans l’enseignement supérieur de ces élites sportives « amateurs ».
Conclusion
38L’enquête menée auprès des sportifs d’élite des Pays de la Loire rompt avec les idées reçues qui posent sport et études en termes de concurrences. La tendance généralisée à la procrastination, qui conduit les athlètes à adopter des visions à court terme sans considération pour la construction d’un projet de formation extra-sportif, ne correspond pas à la réalité des faits. 81,1 % des étudiants sportifs sortent diplômés de l’enseignement supérieur. Pour autant, l’analyse des destins scolaires des sportifs d’élite dans le supérieur rend visibles des écarts de performances qui résultent de la combinaison entre des dispositions sociales, une offre localisée et des contraintes spécifiques aux différents mondes sportifs. Les positions sociales et les résultats dans la scolarité secondaire sont déterminants des orientations et des devenirs dans l’enseignement supérieur. Les parcours étudiants des sportifs d’élite ne peuvent être pensés indépendamment des disciplines sportives. Ceux-ci se distinguent par les niveaux et les types de diplômes obtenus qui résultent d’ajustement, de réorientation ou de poursuite d’étude dans la filière initiale dans un jeu entremêlé entre les ressources familiales et les performances scolaires et sportives. Mais le poids du social n’épuise pas l’analyse. Ce que montrent les trajectoires scolaires, ce sont des parcours typés selon les mondes sportifs et autant de chemins empruntés pour faire face à l’impératif sportif. Des effets visibles à l’entrée lorsque les spécialistes des différentes disciplines s’orientent massivement dans les mêmes voies de l’enseignement supérieur au gré des appariements établis localement entre les agents des institutions sportives et des établissements de formation supérieure. Visibles lorsque la projection d’une carrière professionnelle dans les sports collectifs masculins compromet les poursuites d’études, mais aussi à l’inverse lorsque les stratégies ajustées aux doubles contraintes sportives et scolaires autorisent le maintien des ambitions scolaires, voire ouvrent des voies inespérées. L’intérêt de ce travail est de montrer les effets de configurations singulières spécifiques à chaque sport sur les trajectoires étudiantes. En ce sens, il invite à déconstruire les déclarations récurrentes et faussement homogénéisantes sur les échecs ou le déficit de mesures prises pour aider les athlètes à « préparer leurs reconversions ».
Notes
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[1]
Nous avons en effet choisi de ne pas retenir ici les sports à très faibles effectifs (deux pratiquants de water-polo, trois surfeurs, un lutteur…) et d’écarter certains mondes sportifs qui produisent une forte mobilité interrégionale de leurs élites
(par exemple le judo ou le tennis de table). La mobilité rend ces sportifs moins visibles dans les bases académiques et nationales (par le changement fréquent de leurs numéros étudiants) et les données restent souvent parcellaires. -
[2]
Sur les 835 sportifs de la population initiale à s’être maintenus dans l’élite de leur discipline, 638 réalisent des études supérieures (76,4 %),
128 (15,3 %) ne font pas d’études supérieures et nous ne disposons pas de cette information pour 69 d’entre eux (8,3 %). -
[3]
Le journal du Midi Libre du 3 août 2017 permet de prendre la mesure des salaires des sportives professionnelles dans les sports collectifs. Les salaires moyens sont respectivement de 4 500 euros, 3 000 euros, 2 800 euros et 2500 euros pour les basketteuses, les footballeuses, les handballeuses et les volleyeuses.
-
[4]
Parmi les 127 sportifs masculins qui composent notre population et pratiquent le basket, le cyclisme, le football, le handball et le volley, 71 obtiennent un baccalauréat général, 39 un baccalauréat technologique, 17 un baccalauréat professionnel.
-
[5]
À titre de comparaison, 51,4 % des 127 sportifs dont au moins un des deux parents occupe une position favorisée s’inscrivent en STS ; 20 % quittent l’enseignement supérieur sans diplôme.
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[6]
Le Centre nantais pour sportif est une école privée qui accueille exclusivement des sportifs de haut niveau des pôles et des centres de formation
des clubs professionnels locaux et qui aménage les scolarités sur la base des exigences sportives. -
[7]
Il s’agit d’un prénom d’emprunt. Nous adopterons la même posture au fil du texte dès lors que nous exposerons des biographies ou mobiliserons des extraits d’entretiens.
-
[8]
Les deux lycées privés partenaires présentent une offre de BTS dans les filières tertiaires et les filières sciences et industrie. Les orientations des cyclistes se font essentiellement dans quatre sections : « Relation client », « Management des unités commerciales », « Technico-commercial dans
l’industrie du cycle » ou encore « Techniques physiques pour industrie et laboratoire ». Les possibles scolaires sont élargis par des conventions avec une antenne universitaire délocalisée et un Institut catholique d’enseignement supérieur. -
[9]
22 parmi ces sportives s’orientent après le baccalauréat en première année de licence à l’université, 5 à l’IUT, 7 en STS, 3 en classe préparatoire au concours de kinésithérapeute, 1 en classe préparatoire d’infirmière, 1 en CPGE. Au terme de la formation initiale, 5 quittent le supérieur sans diplôme, 6 avec un diplôme de niveau bac + 2, 15 avec une diplôme bac + 3 et 13 avec un diplôme de niveau bac + 5 et plus.
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[10]
Une seule sportive sur les dix qui détiennent une mention bien ou très bien intègre une classe préparatoire.
-
[11]
Les sportives sont légèrement plus nombreuses que les sportifs à quitter l’enseignement supérieur diplômés (90,5 % pour les filles, 88,2 % pour les garçons).
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[12]
Les étudiantes sportives obtiennent des niveaux de certification légèrement supérieurs à leurs homologues masculins : 48,8 % des jeunes femmes valident un diplôme de niveau bac + 5 ou plus (41,8 % pour les hommes).
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[13]
La note de service du 30 avril 2014 adressée aux directeurs et présidents des établissements du supérieur rappelle l’article L.611-4 du code de l’éducation : « Les établissements d’enseignement supérieurs permettent aux sportifs de haut niveau et aux bénéficiaires d’une convention de formation prévue à l’article L.211-5 du code du sport de poursuivre leur carrière sportive par les aménagements nécessaires dans l’organisation et le déroulement de leurs études. » À ce titre, il est précisé que des modalités pédagogiques peuvent être mises en œuvre en direction des sportifs de haut niveau. Parmi celles-ci, l’admission spécifique dans les établissements, une organisation spécifique de l’emploi du temps, l’aménagement des examens et de la durée du cursus.
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[14]
Chaque année, trente sportifs de haut niveau de l’ensemble des fédérations peuvent bénéficier d’une dispense des épreuves de classement pour l’admission aux instituts de masso-kinésithérapie. Cette mesure est d’ailleurs étendue à d’autres formations paramédicales avec un nombre de places variables selon les spécialités (écoles de pédicure podologie, instituts de psychomotricité, instituts d’ergothérapie, écoles d’ostéopathes).