1 Depuis la parution de La Distinction en 1979, de nombreux travaux ont discuté, développé, amendé, approfondi… l’analyse de l’espace social des styles de vie qui y était proposée. L’ouvrage a ouvert un espace international d’investigation sociologique qui est loin de se tarir, comme en atteste par exemple le colloque Trente ans après la Distinction organisé en 2010 (Coulangeon & Duval, 2013, 2014), et malgré le retrait relatif du langage des classes sociales autour des années 1990. Plusieurs équipes ont même reproduit la démarche globale qui y était mise en œuvre afin d’étudier l’ensemble de l’espace social des styles de vie d’un même tenant au‑delà des seuls goûts culturels, comme c’est le cas dans La Distinction – en Australie (Bennett et al., 1999), en Norvège (Rosenlund, 2000), à Porto (Borges Pereira, 2005), à Aalborg au Danemark (Prieur et al., 2008), en Grande‑Bretagne (Bennett et al., 2009) [1]. Ce n’est pas le cas en France.
2 Pourtant, la connaissance de certaines dimensions des styles de vie ou de certaines régions de l’espace social s’est développée et les données disponibles se sont considérablement enrichies en particulier grâce à la statistique publique. Les enquêtes Budget des ménages conduites sous différentes formes depuis plus d’un siècle [2], ou les enquêtes Pratiques culturelles des Français (PCF) conduites régulièrement, depuis 1973, par le département des études du ministère de la Culture (deps) [3], fournissent en particulier des données solides et des panoramas de qualité, si bien qu’une exploitation secondaire associant plusieurs pratiques peut paraître redondante. Or, une hypothèse essentielle de La Distinction est ainsi laissée en jachère. Les styles de vie présentent une unité relative, d’un domaine de pratique à l’autre, car ils sont l’expression d’habitus proches, produits de conditions de socialisation similaires et réfractés dans l’espace des consommations possibles offert par chaque champ spécifique de production. Cette unité relative s’observe alors en particulier par l’objectivation statistique des homologies qui existent entre la structure des goûts pour chaque domaine de pratique, la structure de chaque espace des consommateurs correspondant et la structure globale de l’espace social. Cette approximation, qui fait nécessairement l’impasse sur la médiation capitale des dispositions ou manières d’apprécier (Roueff, 2015) faute de données quantifiables suffisantes, explique qu’il n’est nullement contradictoire d’observer, à l’échelle individuelle, la fréquence relative de l’hétérogénéité des consommations tout en déduisant, à l’échelle probabiliste des groupes sociaux, la cohérence relative des propensions à partir des régularités observées parmi les consommations [4]. Il est en effet différentes manières de consommer à la fois Amélie Nothomb, Matrix et Céline Dion – mais le fait que ces produits culturels se retrouvent, en termes de régularités statistiques, associés à des régions éloignées de l’espace social indique, d’une part, qu’ils se situent à des échelons différents de l’échelle de légitimité culturelle et, d’autre part, que leur association ne recouvre pas les mêmes manières d’apprécier s’il s’agit d’une employée qualifiée ou d’un cadre de la fonction publique.
3 C’est dans cette perspective que s’inscrit le présent article. D’une part, en se situant à l’échelle de l’espace social et des rapports de pouvoir qui le structurent (capitaux, âge, sexe, en particulier), il s’agit de tester statistiquement l’hypothèse des homologies structurales – avant même, donc, d’en déduire ou pas l’existence d’habitus collectifs expliquant ces homologies entre espace des goûts culturels et espace des positions sociales. Dans La Distinction, les graphiques globaux (Bourdieu, 1979, pp. 140‑141) étaient réalisés à la main à partir de plusieurs analyses partielles (de Saint‑Martin, 2013, pp. 29‑44). S’il semble illusoire de composer un jeu de données couvrant à lui seul l’ensemble des dimensions des styles de vie, les jeux disponibles permettent néanmoins d’envisager des traitements sinon unifiés, du moins articulés, afin de construire empiriquement ce type de graphiques. L’enquête PCF 2008 présente de ce point de vue l’avantage d’offrir un bon point de départ avec un questionnaire qui couvre un grand nombre de pratiques différentes. En effet, grâce aux données du DEPS et à l’analyse factorielle de tableaux multiples (AFM), il est ici possible d’observer la morphologie de quatre espaces de goûts culturels différents (télévision, musique, cinéma, livre), ainsi que celle des espaces gustatifs spécifiques aux classes bourgeoises, intermédiaires et populaires, afin d’évaluer méthodiquement si leurs structures respectives se superposent et – puisque la réponse sera positive – la manière dont elles le font. D’autre part, l’interprétation des principes structurants de ces espaces homologues permet d’actualiser au passage les descriptions de La Distinction qui concernent essentiellement les années 1960. Nous terminerons en remettant à l’agenda l’interprétation du « milieu » de l’espace social en établissant qu’il existe de nombreuses raisons, pour une modalité de goût, de se situer dans la région médiane de l’espace social. Nous interrogeons ainsi la possibilité d’objectiver statistiquement un univers de goûts qui serait spécifique aux classes dites « moyennes ».
Construire un espace des goûts
4 Il existe plusieurs manières de construire un espace des goûts culturels à partir d’un questionnaire tel que celui de PCF 2008 et des techniques d’analyse géométrique des données. Le choix porte en premier lieu sur les variables à retenir pour la construction de l’espace factoriel. Nous avons suivi ici deux hypothèses.
Combiner le maximum de formes d’expression du goût
5 Premier choix : nous avons retenu plusieurs indicateurs de goût pour chaque domaine culturel. Le questionnaire a en effet été conçu pour multiplier les angles d’approche du goût. Les questions portent sur des pratiques de fréquentation d’équipements culturels (musée, concert, radio…) ou de genres de produits culturels (livres, disques…), sur des préférences positives abstraites, pour des genres de produits culturels ou pour des œuvres singulières, sur des préférences négatives (dégoûts) abstraites, pour des genres de produits culturels ou pour des œuvres singulières, sur les modes de consommation de genres de produits culturels (contexte et modalités d’écoute musicale ou de lecture, etc.), enfin sur la connaissance et l’appréciation de certains artistes ou certaines œuvres singulières. Chacune de ces variables peut être conçue comme une forme particulière d’expression d’un même goût entendu comme entité inobservable (dispositionnelle) qu’on impute à partir de ses effets, actualisations ou expressions (les choix déclarés ou pratiqués) : on multiplie alors les chances d’objectiver les goûts en saisissant chacune de ces expressions d’un même tenant plutôt qu’en faisant l’hypothèse que l’une d’entre elles serait un meilleur indicateur que les autres [5].
6 En pratique, nous sélectionnons dans le questionnaire quatre des domaines traités – cinéma, musique, télévision et livre – car ils concernent des contenus spécifiquement culturels (à l’inverse par exemple des choix en matière d’équipement informatique ou audiovisuel) et qu’ils sont les plus détaillés (les loisirs tels que le bricolage ou la broderie sont interrogés mais sans être différenciés selon des genres ou styles internes à la pratique ou selon des modes de fréquentation : patchwork ou tricot utilitaire, expositions d’inventions ou usage fonctionnel du bricolage, etc.) [6]. Pour chacun des domaines, nous retenons les différentes variables possibles en excluant les modalités à effectifs trop faibles [7]. Nous avons fixé un seuil à n = 100, correspondant à 3,4 % de l’échantillon, avec quelques exceptions concernant des modalités aux effectifs plus réduits mais dont l’absence aurait selon nous manqué à l’analyse. Par exemple, seuls 90 individus désignent le jazz comme genre de musique préféré et seuls 86 personnes choisissent le « hip‑hop et rap ». Mais 376 déclarent écouter souvent du « hip‑hop et rap », 514 du « jazz ». C’est un autre avantage de l’utilisation simultanée de plusieurs indicateurs d’un même goût : cela permet de retenir des modalités de goût à faible effectif qu’on estime utiles à l’analyse car elles sont en quelque sorte contrôlées par leur association avec des modalités indiquant d’autres formes d’expression du même goût. Par ailleurs, l’analyse géométrique de données permet de faire sens de traitements qui portent sur des effectifs modestes : s’il peut paraître risqué de considérer que les 376 individus qui écoutent souvent du « hip hop et rap » sont un modèle réduit des centaines de milliers d’auditeurs réels qu’ils sont censés représenter, et ce malgré la solidité de l’échantillonnage et de son redressement [8], l’analyse géométrique traite essentiellement les distances relatives entre individus selon leurs propriétés et/ou leurs goûts, produisant des espaces relationnels où les 376 individus concernés font sens par rapport à l’ensemble des autres.
7 L’échantillon sur lequel portent les traitements statistiques est un sous‑échantillon de l’enquête PCF 2008. Des 5004 individus initiaux, nous ne conservons que 3008 individus qui correspondent approximativement aux actifs : ce sont les individus dont nous disposons de la PCS en 42 postes, et non seulement en 8 postes, ceci dans l’espoir de pouvoir différencier des fractions de classe à l’intérieur de l’espace social. Cela exclut donc essentiellement des 15‑20 ans (dont on ne pouvait retenir la PCS des parents car nous incluons par ailleurs l’origine sociale) et des retraités dont la dernière profession est renseignée trop grossièrement. Cependant, toutes les analyses géométriques réalisées relèvent de « class specific analysis » (CSA) (Le Roux & Rouanet, 2004, pp. 94, 203, 210‑213) [9]. Celles‑ci permettent de construire l’espace pour une sous‑population en tenant compte de la distribution des modalités dans la sous‑population et dans la population totale. C’est donc particulièrement pertinent pour construire l’espace d’une classe sociale avec l’idée que cet espace n’existe pas in abstracto mais est pris dans un espace plus global – comme nous le ferons plus loin. Plus largement, la réduction de l’échantillon étudié aux seuls actifs est donc ici compensée par la CSA : l’espace des goûts des enquêtés actifs est construit en fonction de l’espace des goûts de l’échantillon complet.
Construire séparément les différents espaces de goûts ?
8 Le deuxième choix est lié au fait qu’il ne va pas de soi que les goûts culturels constituent un univers homogène de pratiques car ils sont structurés par domaines, en fonction de l’autonomie relative des champs de production spécialisés dans tel ou tel type de bien symbolique. Par exemple, les goûts en matière de musique ne s’organisent pas nécessairement de la même façon que les goûts en matière de télévision car le fonctionnement du champ musical est assez différent du fonctionnement du champ télévisuel et que les usages sociaux de la musique diffèrent des usages sociaux de la télévision – offre de biens multi‑supports (enregistrements) ou de sorties aux spectacles financés par les ventes (et parfois les subventions publiques) vs offre de programmes visionnés à domicile financés par l’État et les annonceurs publicitaires, chaîne de production et de diffusion dominée par la coopération conflictuelle entre producteurs discographiques et distributeurs (radios, disquaires, tourneurs) vs dominée par les distributeurs télévisuels dépendants des annonceurs publicitaires, etc. Ainsi l’hypothèse d’une homologie structurale entre chacun des champs concernés, corrélative de l’hypothèse d’une cohérence relative des dispositions génératrices des choix dans chaque domaine culturel, mérite d’être testée empiriquement.
9 Plusieurs méthodes sont envisageables. La première consiste à réaliser quatre ACM séparées, c’est‑à‑dire une pour chaque domaine de pratiques, et à en comparer les facteurs structurants et la dispersion des modalités. Cette méthode a l’avantage de respecter les principes de structuration spécifiques à chaque domaine : elle en rend compte sans que les autres domaines n’interfèrent. Elle ne nous paraît vraiment utile que pour une première vérification : les quatre espaces se ressemblent grossièrement [10]. Mais il reste difficile d’aller plus loin que la seule comparaison à l’œil nu des quatre graphiques et séries d’aides à l’interprétation, dans la mesure où les coordonnées des variables de goûts et les corrélations des variables de position sociale avec les axes ne sont pas strictement comparables d’un domaine à l’autre, car issues d’ACM distinctes.
10 La deuxième méthode consiste alors à réaliser une seule ACM mêlant les quatre groupes de variables. Elle a l’avantage de permettre cette fois une comparaison directe et méthodique : les modalités sont dispersées sur le même graphique et les aides à l’interprétation ordonnent les modalités et variables des quatre domaines d’un même tenant [11]. Cependant, on n’est pas assuré que les domaines contribuent aux résultats de l’ACM de manière équilibrée. Un domaine peut avoir plus de poids et prédominer sur les autres – par exemple du fait qu’il comprend un plus grand nombre de modalités –, ce qui ne se justifie pas d’un point de vue analytique : on souhaite au contraire que tous les domaines participent (à peu près) également à la construction de l’espace des goûts.
11 Nous nous tournons dès lors vers une troisième méthode, l’analyse factorielle de tableaux multiples (AFM) mise au point par Brigitte Escoffier et Jérôme Pagès dans les années 1980 (Escofier & Pagès, 2008). Elle combine en quelque sorte les bénéfices des deux précédentes : à partir d’un même jeu de données, elle permet simplement d’équilibrer les contributions de plusieurs groupes de variables (ici, les quatre domaines de goûts) à la structuration de l’espace construit. De cette manière, elle rend compte des liaisons à l’intérieur de chaque domaine et des liaisons entre domaines. Il s’agit donc d’une manière de superposer les quatre espaces gustatifs, mais par un calcul statistique prévu à cet effet plutôt qu’à la main ou par une simple ACM indifférente aux équilibres entre domaines. Techniquement, l’AFM revient ici à faire des ACM séparées pour chaque domaine, à rassembler les coordonnées des individus sur les axes de ces ACM et à réaliser une analyse en composantes principales (ACP) à partir de ces coordonnées en les pondérant par la variance du premier axe de leur domaine [12]. On peut alors comparer les espaces dans un référentiel commun et visualiser un espace isolé en effaçant les autres.
Les quatre espaces de goûts sont‑ils homologues ?
12 Nous proposons donc, dans un premier temps, une description des espaces de goûts pour chaque domaine à partir de l’AFM. Il s’agit d’interpréter les principaux axes de dispersion des goûts en matière de cinéma, de lecture, de musique puis de télévision, afin de disposer d’éléments systématiques de comparaison. Une précision s’impose ici quant au critère établissant l’existence ou non d’une homologie structurale. Selon nous, celle‑ci porte d’abord sur les principes de structuration des espaces de goût, avant de porter sur les frontières entre classes produites par cette structuration. Autrement dit, l’essentiel est que les principes de dispersion, interprétés à partir des coordonnées des modalités du goût et de la position sociale sur les axes des graphiques (et des corrélations de ces modalités avec les axes [13]) soient les mêmes pour les quatre domaines de goût. Ils doivent reposer sur des oppositions identiques – par exemple entre goûts bourgeois ou populaires, masculins ou féminins, émergents ou établis, qualifications qu’il faut entendre comme « goûts plus fréquemment associés aux classes bourgeoises, aux femmes, aux âges élevés… [14] ». Cela assure que chaque espace de goût présente une structure globalement homologue aux autres même si le profil exact de chaque nuage de modalités peut différer par ailleurs de l’un à l’autre – nous verrons que c’est le cas : certaines régions de l’espace gustatif global sont par exemple plus occupées par les modalités d’un domaine que d’un autre, dessinant des nuages un peu différents. On parlera alors d’homologie globale et de variations locales.
Des principes de polarisation homologues
13 L’espace gustatif global construit par l’AFM (Figure 1 [15]) laisse peu d’équivoque sur l’existence d’homologies. Le premier axe, qui « explique » 20,2 % de la variance totale [16], oppose essentiellement des pratiques à des non pratiques et, plus précisément, la familiarité à l’éloignement de la culture bourgeoise (René Char, Arte, La Vie des autres, Brokeback Mountain, Le Monde… vs. jamais Arte, jazz, musique classique, Molière…), cet éloignement étant aussi associé à quelques goûts populaires (TF1, Camping, Les Feux de l’amour, variétés internationales…). Le deuxième axe, qui « explique » 14,5 % de la variance totale, oppose deux groupes de pratiques qu’on peut qualifier a priori d’établies et émergentes tout autant que féminines et masculines : France 3, musique classique, romans d’amour et, avant tout, l’absence de goût pour les modalités qu’on retrouve à l’opposé, soit les films comiques récents ou de science‑fiction, le rap et la techno et, secondairement, la bande dessinée ou les séries telles que Prison Break.
Figure 1 : L’espace des goûts culturels : les deux premiers axes de l’AFM

Figure 1 : L’espace des goûts culturels : les deux premiers axes de l’AFM
14 On peut ajouter que l’AFM équilibre par définition les contributions des quatre domaines à la construction de l’axe 1 : les variables concernant la lecture contribuent pour 29,4 %, la musique pour 27,9 %, le cinéma pour 22,7 %, la télévision pour 20,1 % (Tableau 1). Les axes suivants relèguent en revanche la lecture et la musique à des contributions faibles. On ne retiendra ici que le deuxième [17], qui est essentiellement structuré par les goûts en matière de cinéma (contribuant pour 66,7 % à la construction de l’axe).
Tableau 1 : Contributions des quatre domaines de variables à la construction des axes de l’AFM sur les goûts

Tableau 1 : Contributions des quatre domaines de variables à la construction des axes de l’AFM sur les goûts
15 La projection des variables de position sociale en variables supplémentaires (Tableau 2 [18]) offre à nouveau une interprétation sans équivoque. Le premier axe est corrélé au diplôme, à la PCS et secondairement à la PCS du père et au diplôme de la mère. Les indicateurs de capital économique (revenus ou patrimoine) sont également associés à cet axe mais de manière nettement moins marquée que les indicateurs de capital culturel. Si l’axe 1 est donc lié au volume global des capitaux, la structure du capital est également présente et le capital culturel y joue un rôle prépondérant. Le deuxième axe est corrélé essentiellement à l’âge, secondairement au sexe.
Tableau 2 : Pourcentage de la variance des deux premiers axes de l’AFM sur les goûts expliquée par les variables supplémentaires (eta2)

Tableau 2 : Pourcentage de la variance des deux premiers axes de l’AFM sur les goûts expliquée par les variables supplémentaires (eta2)
16 Une fois l’homologie globale établie à vue d’œil [19], on ne peut manquer d’observer qu’elle reste néanmoins imparfaite. On l’a vu, les modalités de goût pour la lecture et la musique sont plus structurantes sur le premier axe que sur les suivants, alors que les modalités de goût pour le cinéma sont plus structurantes sur le deuxième axe. Ainsi, les modalités concernant chacun des domaines sont plus ou moins présentes dans les différentes régions de l’espace. En particulier, on trouve très peu de modalités de goût lectoral ou musical au sommet de l’axe 2 (c’est‑à‑dire du côté établi/féminin), presqu’exclusivement occupé par des modalités de goût cinématographique. En ce qui concerne le goût bourgeois, dans le quart nord‑ouest, on trouve beaucoup plus de modalités pour la lecture et la musique que pour le cinéma et la télévision. Les modalités concernant la télévision sont fortement regroupées au croisement des axes et dans le quart sud‑est.
17 Nous reviendrons sur ces variations mais, auparavant, il faut s’intéresser aux facteurs de dispersion à partir du détail des coordonnées et corrélations aux axes de chaque modalité, afin de préciser et vérifier l’impression visuelle d’une homologie globale. L’enjeu est en effet de s’assurer que, s’il existe des variations selon les domaines, la distribution, pour chacun d’entre eux, des goûts bourgeois ou populaires, émergents ou établis, masculins ou féminins obéit bien aux mêmes principes. Pour cela, on interprète les résultats chiffrés de l’AFM pour chaque domaine. En pratique, on extrait les modalités les plus associées aux deux premiers axes, réparties par domaine. Les modalités considérées comme « notablement associées » sont celles dont la coordonnée sur l’axe considéré est supérieure à 0,5 ou inférieure à ‑0,5 [20]. Les modalités en gras sont celles dont la coordonnée sur l’axe considéré est supérieure à 1 ou inférieure à ‑1 : on considère alors ces modalités comme « très associées ».
Tableau 3 : Modalités notablement et très associées à l’axe 1, par domaine

Tableau 3 : Modalités notablement et très associées à l’axe 1, par domaine
18 L’axe 1 (Tableau 3) combine, pour les quatre domaines, des modalités d’intensité de pratique (faible à gauche, forte à droite) et des modalités de goût qu’on peut interpréter comme bourgeois (à droite) ou populaires (à gauche). Pour les quatre domaines, les modalités les plus associées sont souvent des modalités qui désignent des œuvres ou des artistes singuliers plutôt que des genres – probable effet de leur rareté, mais indice aussi de la solidité de l’interprétation. Elles sont aussi toutes regroupées à droite, la gauche du plan étant d’ailleurs nettement moins pourvue en modalités notables que la droite. On peut alors affiner l’interprétation de l’axe : il objective la proximité et l’éloignement relatifs à la culture en général et à la culture bourgeoise en particulier – à gauche, les seules modalités notables positives concernent TF1, le feuilleton Les Feux de l’Amour, les émissions de téléshopping et les magazines people.
19 Les seules différences entre domaines concernent la présence, pour le cinéma seulement, de deux modalités de dégoût à droite de l’axe (dégoût pour les séries de films Camping et Les Bronzés) [21], la présence, pour la télévision et la lecture seulement, de modalités positives à gauche de l’axe et, surtout, l’absence de modalités à gauche de l’axe pour le cinéma seulement. Concernant ce dernier point, toutes les modalités cinématographiques à gauche de l’axe ont donc des coordonnées inférieures à 0,5 : le fait d’aimer les films d’amour ou d’action, Titanic ou l’un des films Les Bronzés, est relativement plus fréquent pour les individus éloignés de la culture bourgeoise, mais reste peu significatif, probablement car peu distinctif, à l’inverse du fait de ne pas lire de livres, de ne pas aimer le jazz ou de ne jamais regarder Arte mais souvent TF1, d’aimer les magazines people ou Les Feux de l’Amour.
20 On notera enfin que l’intensité des pratiques oppose sur cet axe la télévision (à gauche) aux autres domaines. En d’autres termes, la proximité à la culture bourgeoise est associée à une forte intensité des pratiques en matière de lecture (nombre de livres lus chaque année), de cinéma (nombre de films vus chaque année) et de musique (fréquence d’une écoute focalisée), alors que l’éloignement à la culture bourgeoise est associé à des durées hebdomadaires élevées de visionnage de la télévision.
Tableau 4 : Modalités notablement et très associées à l’axe 2, par domaine

Tableau 4 : Modalités notablement et très associées à l’axe 2, par domaine
21 Comme le montre le tableau 4, le deuxième axe est peu corrélé à des modalités d’intensité de la pratique (à l’exception de la modalité « jamais ou rarement de télévision »). Il est en revanche notablement associé à des modalités de goût, en particulier pour des œuvres ou artistes singuliers. Les seules différences entre domaines concernent la prédominance des modalités de goût cinématographique – puisqu’il s’agit d’un axe essentiellement structuré par les variables cinématographiques, on l’a vu (Tableau 1). On remarque ainsi, dans cette logique, la présence de nombreuses modalités de non pratique, notamment, en haut de l’axe, pour le cinéma : le fait de ne pas avoir vu ces films apparaît comme « classant » même si on ne peut considérer ces modalités comme des expressions de dégoût. Pour le reste, les quatre domaines présentent un profil global similaire : on a en bas des goûts émergents, en haut des goûts établis.
22 Cependant, cette opposition principale laisse certaines modalités hors du cadre. Au regard des modalités situées en haut pour la lecture et la musique, l’axe pourrait être aussi interprété en termes de bourgeois/populaire (par exemple Char vs Rowling ou classique vs rap). Mais plusieurs indices affaiblissent cette hypothèse : les goûts télévisuels situés en bas ne sont pas les plus grand public mais surtout les plus émergents [22] ; de même pour la BD en matière de lecture, ou les genres « électro », « rap », « hard » et « rock » pour la musique (les variétés internationales et les variétés françaises sont plus spécifiquement populaires) ; enfin, les goûts situés en haut pour le cinéma sont surtout des marques d’éloignement envers les films et genres qu’on retrouve en bas en positif (cinéma d’action, science‑fiction, comédies) et ils incluent certes le goût pour les documentaires et les films historiques, mais aussi pour les films d’amour.
23 Cet axe d’ancienneté relative oppose ainsi simultanément des goûts masculins (du côté des goûts émergents) et féminins (du côté des goûts établis). Ceci est surtout manifeste en matière de cinéma, du fait que beaucoup de modalités sont significatives pour ce domaine. L’absence de fréquentation des films d’amour ou des comédies musicales s’oppose ainsi à l’absence de fréquentation des films de science‑fiction. De même, quand on abaisse le seuil de significativité avec cette interprétation en tête, d’autres modalités genrées apparaissent aussi pour la lecture et la télévision (lecture de romans Harlequin vs goût pour l’émission La Méthode Cauet, par exemple). De fait, les tris croisés distribuent inégalement la quasi‑totalité des modalités notables du tableau selon le sexe.
Des univers de goût homologues
24 Les quatre ensembles de modalités sont donc polarisés selon les mêmes principes. Il y a toute chance pour qu’ils dessinent par conséquent des univers de goûts homologues.
25 La représentation isolée des modalités de goût pour la lecture produit trois pôles (Figure 2) : le nuage des modalités est étiré sur l’axe 1 surtout à droite et sur l’axe 2, surtout en bas. On a ainsi un pôle de goûts bourgeois en haut à droite du plan : Le Monde, René Char, Hugo Pratt, Amélie Nothomb, Jean d’Ormesson, le fait de lire plus de 20 livres par an et tous les genres de lecture à l’exception des magazines people, de télévision et des romans Harlequin. Ces derniers sont situés au pôle des goûts populaires, à gauche du plan, où ils constituent les seules modalités positives – pour le reste, on a un pôle essentiellement défini par l’éloignement de la lecture bourgeoise, y compris sous sa modalité scolaire la plus ordinaire (ne pas connaître ou ne pas aimer Molière) [23]. Enfin, un troisième pôle, en bas du plan, est constitué par le goût pour la bande dessinée ainsi que la fiction policière ou fantasy (Stephen King).
Figure 2 : Les goûts en matière de lecture (visualisation partielle de l’AFM)

Figure 2 : Les goûts en matière de lecture (visualisation partielle de l’AFM)
26 La projection des goûts pour le cinéma montre elle aussi trois pôles (Figure 3), légèrement différents : le nuage des modalités est étiré en haut et en bas sur l’axe 2 et principalement à droite sur l’axe 1. On a là aussi un pôle de goûts bourgeois, à droite du plan : La Vie des Autres et Brokeback Mountain, et secondairement le fait d’aller souvent au cinéma (plus d’une fois par mois), le goût pour les comédies dramatiques et le dégoût pour les comédies grand public (Camping, Les Bronzés) [24]. Les deux autres pôles sont distants de ce pôle bourgeois sans qu’aucun ne se réduise à cet éloignement (comme c’était le cas avec la lecture). L’un des pôles (en bas du plan) est constitué par le goût pour les films d’action et de science‑fiction (du côté bourgeois de l’axe 1), secondairement pour les comédies grand public (du côté populaire de l’axe 1), par le dégoût envers les films d’amour et les comédies musicales et par une fréquentation relativement intense des films : un univers à la fois émergent et masculin. L’autre pôle (en haut du plan) lui est symétrique : goût pour les films d’amour (du côté populaire de l’axe 1) ainsi que les documentaires et films historiques (du côté bourgeois de l’axe 1), dégoûts pour les films d’action et de science‑fiction, ainsi que fréquentation moins intense des films – un univers à la fois plus établi et féminisé (ce qui explique, nous le verrons, qu’il se rapproche en partie du pôle bourgeois).
Figure 3 : Les goûts en matière de cinéma (visualisation partielle de l’AFM)

Figure 3 : Les goûts en matière de cinéma (visualisation partielle de l’AFM)
27 La projection des goûts pour la musique produit quant à elle quatre pôles (Figure 4) : le nuage des modalités est surtout étiré vers le bas sur l’axe 2 et la droite sur l’axe 1 mais aussi, secondairement, dans les deux directions opposées. On retrouve un pôle de goûts bourgeois tout aussi distinct que précédemment : jazz, opéra, musique classique et surtout le goût et le dégoût pour (c’est‑à‑dire la familiarité avec) Pierre Boulez. On retrouve aussi un pôle de goûts à la fois émergent et masculin : musiques électroniques, rap, hard rock, rave parties, rock, ainsi que l’écoute sur ordinateur, à l’extérieur du domicile (sur un appareil mobile) et tous les jours. En revanche, le côté populaire de l’axe 1 se dédouble ici plus nettement que pour la lecture et le cinéma. Un pôle, au sud‑ouest du plan, est défini par le goût pour les variétés internationales et le dégoût pour la musique classique, le jazz et l’opéra. De l’autre côté de l’axe 2, au nord‑ouest du plan, on a un pôle défini par le goût pour les variétés et chansons françaises et le dégoût pour le rock. Si l’on précise que, d’une part, la langue des chansons appréciées (anglais/français) est corrélée à l’âge et que, d’autre part, le goût pour les genres émergents et pour le rock est corrélé au sexe masculin [25], s’esquisse ici la distinction entre deux variantes du goût musical populaire, l’une plus établie et féminine, l’autre plus émergente et masculine.
Figure 4 : Les goûts en matière de musique (visualisation partielle de l’AFM)

Figure 4 : Les goûts en matière de musique (visualisation partielle de l’AFM)
28 La projection des goûts télévisuels produit elle aussi quatre pôles (Figure 5). On distingue sans surprise un pôle de goûts bourgeois, constitué par le goût pour Arte ou des émissions telles que Ce soir ou jamais, Arrêt sur images, Strip‑tease, Les Mercredis de l’histoire, ainsi que par la faible fréquentation de la télévision. On a ensuite un pôle de goûts émergents avec Canal+, Les Guignols de l’info et Desperate Housewives (du côté bourgeois de l’axe 1) ainsi que Prison Break (du côté populaire). Du côté des goûts populaires, on a, comme pour la musique, deux pôles opposés. L’un est constitué de goûts émergents et/ou masculins : M6, La Méthode Cauet, Koh‑Lanta, La Nouvelle Star, Stade 2 – associés à la plus forte fréquentation de la télévision et au rejet d’Arte. L’autre est constitué de goûts établis et/ou féminins : France 3, Dallas, Les Feux de l’amour, Plus belle la vie.
Figure 5 : Les goûts en matière de télévision (visualisation partielle de l’AFM)

Figure 5 : Les goûts en matière de télévision (visualisation partielle de l’AFM)
29 La comparaison précise des quatre univers de goût confirme donc l’homologie globale entre les quatre espaces. Ils sont constitués de trois ou quatre pôles qui chacun révèle une combinaison spécifique de trois jeux d’opposition : bourgeois/populaire, émergent/établi, féminin/masculin. Les variations d’un domaine de pratiques à l’autre sont alors interprétables comme des sensibilités différentes à ces jeux de qualification croisée de la culture : la lecture, pratique en elle‑même plus distinctive, est plus sensible à l’opposition entre snobisme bourgeois et vulgarité populaire que la télévision, pratique en elle‑même plus grand public ; cette dernière est en revanche plus sensible à l’opposition selon la nouveauté relative et selon la sexuation des goûts, de même que la musique et surtout le cinéma [26], etc. [27].
Les homologies entre goûts bourgeois, intermédiaires et populaires
30 Les homologies structurales sont donc vérifiées en ce qui concerne le rapport entre l’espace des goûts culturels et l’espace social, ainsi qu’entre chacun des quatre espaces de goûts en matière de cinéma, de lecture, de musique et de télévision. Mais résistent‑elles aux variations de classe ? Autrement dit, les univers culturels des classes bourgeoises, intermédiaires et populaires sont‑ils structurés par les mêmes principes ? Il se pourrait en effet que la technique factorielle, qui accorde plus de poids aux petits effectifs donc, ici, aux classes bourgeoises, associée à un questionnaire relativement légitimiste car spécialement détaillé sur les pratiques définies comme culturelles du point de vue dominant, conduisent à écraser l’ensemble de l’espace par les propriétés du sous‑espace des classes bourgeoises. Nous voulons montrer que ce n’est pas le cas ou, plutôt, que l’indéniable biais produit par les données et par la technique s’interprète autrement. D’une part, c’est bien essentiellement la distance relative à la culture légitime que l’on mesure même si l’on ne mesure pas que cela – et nous pointerons quelques indices de la relative autonomie des goûts populaires, organisés selon d’autres logiques que la seule relation à la culture légitime ou scolaire (Grignon & Passeron, 1989 ; Fabiani, 1995). Mais, d’autre part, il est possible grâce à ce biais d’observer combien les principes de distribution des goûts culturels sont homologues d’une classe sociale à l’autre, jusqu’aux classes populaires : la culture légitime produit bien une échelle de légitimité qui organise, au moins en partie, les goûts de toutes les classes sociales, y compris au pôle de l’espace social le plus éloigné du foyer de production de la légitimité. À nouveau, l’intérêt d’une telle analyse consiste donc à observer à la fois la réplication globale de la même structure et les variations locales de cette structure d’ensemble.
L’homologie des goûts de classe
31 Un premier indicateur des homologies de classe est fourni par la projection, sur l’AFM globale, des ellipses de concentration des individus correspondant aux trois classes, définies à partir des PCS – soit les cadres, professions intellectuelles supérieures et chefs d’entreprises de 10 salariés ou plus pour les classes bourgeoises, les professions intermédiaires, artisans et commerçants pour les classes intermédiaires, et les employés et les ouvriers pour les classes populaires (Figure 6 [28]).
Figure 6 : Ellipses de concentration correspondant aux classes sociales

Figure 6 : Ellipses de concentration correspondant aux classes sociales
32 Si la dispersion des individus sur l’axe 2 est relativement similaire d’une classe à l’autre, la dispersion sur l’axe 1, axe qui indique à la fois une intensité des pratiques culturelles et une proximité à la culture légitime, s’accroît avec le volume des capitaux. C’est somme toute peu surprenant mais il faut donc relever aussi qu’il existe une dispersion non négligeable au sein même des classes populaires. Celles‑ci ne sont pas que des non‑consommatrices de culture (au sens du questionnaire) puisque des fractions s’y opposent en fonction de leur rapport à cette culture – nous y reviendrons. Deuxièmement, le rapport entre la dispersion sur l’axe 1 et la dispersion sur l’axe 2 s’inverse lorsque l’on va des classes populaires vers les classes bourgeoises (Tableau 5). Plus précisément, alors que les classes bourgeoises sont nettement plus clivées sur l’axe 1 que sur l’axe 2, les classes intermédiaires sont un peu plus clivées sur l’axe 1 et les classes populaires sont légèrement moins clivées sur l’axe 1 que sur l’axe 2, axe principalement structuré par les goûts cinématographiques et, plus largement, opposant les goûts émergents et/ou masculins aux goûts établis et/ou féminins.
Tableau 5 : Dispersion des différentes classes sur les axes 1 et 2

Tableau 5 : Dispersion des différentes classes sur les axes 1 et 2
33 Pour poursuivre l’exploration, les graphiques représentant les modalités de goûts spécifiques à chaque classe – à partir d’AFM spécifiques construites pour chaque sous‑population – confirment que les trois espaces se ressemblent fortement, avec de petites variations de modalités de l’un à l’autre. Certaines modalités apparaissent ou disparaissent mais les principales sont toujours présentes, certaines se déplacent légèrement mais sont toujours situées dans la même zone. Ceci est un indice majeur d’homologie structurale, confirmé encore par les tableaux de modalités significatives.
Les spécificités de chaque classe sociale en matière de goût
34 On compare d’abord les contributions des ensembles de variables constituant chaque domaine culturel aux deux premiers axes des AFM de chaque classe sociale (Tableau 6).
35 S’agissant des classes bourgeoises, les contributions des quatre domaines sont relativement équilibrées sur l’axe 1 : les différenciations internes aux classes bourgeoises se jouent sur l’ensemble des goûts culturels. La prééminence relative du cinéma sur les deux axes est cependant à relever – nous verrons plus loin qu’elle est probablement liée à l’effet clivant de la simple fréquentation ou non du cinéma : la fraction la plus établie des classes bourgeoises se distingue par son éloignement du cinéma. La lecture est le domaine le moins contributeur quel que soit l’axe. L’axe 1 est par ailleurs corrélé essentiellement aux indicateurs de capital culturel (Tableau 7) : la PCS « explique » 10 % de la variance des coordonnées des individus sur la première dimension, le diplôme de la mère 9,8 %, le diplôme 9 % et la PCS du père 6,8 % ; le revenu et le patrimoine sont négligeables. On observe aussi un léger effet de la distinction entre public et privé (3 % de la variance « expliquée »), qui est absent (ou presque) pour les autres classes sociales : il est possible que cela résulte de l’appartenance à cette classe des professions de l’information et du spectacle et des professions scientifiques et d’enseignement (à l’exception de l’enseignement primaire et secondaire). Le second axe, quant à lui, est très nettement associé à l’âge (16,5 % de la variance).
Tableau 6 : Contributions des domaines de goûts aux axes des AFM spécifiques à chaque classe sociale (%)

Tableau 6 : Contributions des domaines de goûts aux axes des AFM spécifiques à chaque classe sociale (%)
Tableau 7 : Variance des deux premiers axes « expliquée » par les variables de position (eta2, en %)

Tableau 7 : Variance des deux premiers axes « expliquée » par les variables de position (eta2, en %)
36 Sur l’axe 1 (Tableau 7), les classes intermédiaires sont d’abord différenciées par les goûts en matière de lecture puis, par ordre décroissant, par la musique, le cinéma et la télévision (mais les contributions sont relativement homogènes). Il y a fort à parier qu’on trouve ici un effet de composition du capital, le volume de capital culturel étant probablement le plus clivant dans cette région médiane de l’espace social – là où les frontières entre bacheliers et non bacheliers et entre durées d’études supérieures sont les plus marquantes. De fait, la variance de l’axe 1 est principalement « expliquée » par le diplôme (17,8 %), puis loin derrière par le diplôme de la mère (8,6 %), la PCS du père (7,4 %) et l’âge (5,9 %). L’axe 2 est construit quant à lui principalement par le cinéma, ce dernier étant donc plus associé aux variations de sexe et/ou d’âge qu’aux variations de capital au milieu de l’espace social : la variance de cet axe est « expliquée » d’abord par l’âge (17,2 %), puis le sexe (9,4 %).
37 Quant aux classes populaires, elles sont d’abord clivées, sur l’axe 1, par le rapport au cinéma, puis par la musique mais aussi la lecture et, sur l’axe 2, principalement par la musique et secondairement par la lecture (Tableau 7). La télévision est le domaine qui contribue le moins, quel que soit l’axe. Le cinéma et la lecture sont des pratiques en elles‑mêmes, avant toute différenciation des genres esthétiques, plus sélectives que la télévision et la musique, pour des raisons en partie différentes (le coût économique et la pratique de sortie nocturne hors domicile pour le cinéma et la maîtrise des codes de lecture et le rapport à la dimension la plus scolaire des goûts culturels pour la lecture). Par ailleurs, la musique contribue ici fortement à l’axe associé à l’âge : musiques juvéniles et musiques anciennes pourraient être particulièrement clivantes au sein des classes populaires. De fait, là aussi, la variance de l’axe 1 est « expliquée » non seulement par le diplôme mais aussi et, en réalité, d’abord par l’âge – qui domine de plus l’axe 2.
38 Il faut remarquer que la télévision apparaît comme la pratique la moins clivante sur l’axe 1, et de moins en moins clivante quand on passe des classes bourgeoises aux classes populaires, comme si des usages (et non usages) distinctifs de la télévision n’existaient que parmi les plus dotés en capital culturel – nous verrons d’ailleurs que les modalités d’intensité de fréquentation de la télévision ne sont pas notablement associées aux axes de l’AFM des classes populaires. Dans la même logique, sur l’axe 1, c’est au sein des classes intermédiaires que la lecture contribue le plus et que le cinéma contribue le moins, comme si les pratiques de lecture, fortement corrélées à l’expérience scolaire, étaient très clivantes dans une zone où les variations de capital culturel sont très fortes [29] et, à l’inverse, comme si le rapport au cinéma, moins encadré par l’institution scolaire et plus corrélé à l’âge (et au sexe) qu’au diplôme, y était comparativement peu différencié.
39 Autre variation intéressante, la différenciation des goûts selon le sexe et l’âge diffère d’une classe à l’autre. L’appartenance de sexe est peu structurante pour les classes bourgeoises (quel que soit l’axe), elle est associée à l’âge sur l’axe 2 pour les classes intermédiaires et est présente, de manière secondaire, sur les deux premiers axes pour les classes populaires. Ces dernières se distinguent donc au final par une forte imbrication des effets de sexe, d’âge et de capital culturel dans la structuration de leurs goûts (via le diplôme sur l’axe 1 et la PCS sur l’axe 2), alors que dans les autres classes le capital culturel se distingue nettement de l’âge (et du sexe dans les classes intermédiaires) [30].
40 Ces premiers enseignements doivent être précisés. Pour cela, on s’appuie sur les modalités les plus associées au premier axe des AFM spécifiques pour chaque classe sociale [31]. Il s’agit en effet de repérer les modalités les plus distinctives au sein de chaque classe sociale en considérant l’axe 1 comme une bonne approximation de l’échelle dominante de légitimité (Tableau 8).
Tableau 8 : Goûts de classes : modalités notablement et très associées à l’axe 1 des AFM spécifiques à chaque classe sociale, par domaine


Tableau 8 : Goûts de classes : modalités notablement et très associées à l’axe 1 des AFM spécifiques à chaque classe sociale, par domaine
41 On observe d’abord que les classes intermédiaires et populaires montrent peu de modalités notables du côté illégitime de l’axe : les goûts peu légitimes y sont l’ordinaire et ce sont les goûts légitimes qui y distinguent des catégories spécifiques. À l’inverse, au sein des classes bourgeoises, la distance à la culture légitime distingue autant que la familiarité – sinon plus, au vu du plus grand nombre de modalités notables à gauche de l’axe –, en particulier en matière de lecture et de musique.
42 On remarque ensuite que les modalités notables des classes bourgeoises et intermédiaires sont sensiblement plus proches entre elles qu’avec celles des classes populaires. D’une part, elles opposent des goûts et dégoûts pour des biens plus ou moins légitimes et non des goûts (et quelques rares dégoûts) à des non pratiques comme chez les classes populaires. D’autre part, leurs pôles légitimes présentent, outre de nombreuses modalités identiques, un profil cohérent du point de vue de la légitimité culturelle, alors que le pôle légitime des classes populaires mêle des goûts et dégoûts que l’échelle dominante de légitimité classe à tous les niveaux de légitimité (par exemple, Le Monde et la bande dessinée, le hard rock et le jazz, ou La Vie des Autres et Star Wars). Ceci est une autre marque de l’éloignement de la culture légitime, qu’on l’interprète comme faible maîtrise ou comme indifférence relative aux classifications légitimes. Ce constat abonde l’hypothèse d’une tripartition de l’échelle des goûts culturels opposant, en premier lieu, l’éloignement et la familiarité avec la culture lettrée en tant que culture valorisée par les fractions cultivées des classes bourgeoises et intermédiaires (Weber, 2010), c’est‑à‑dire celle des populations dotées d’un diplôme équivalent à au moins le bac et celle prescrite par les institutions culturelles, en particulier l’école et le ministère de la Culture [32], et, en second lieu, au sein de la culture lettrée, la culture scolaire à la culture libre, définie comme celle disponible autant aux « héritiers » cultivés jouant le must de leur disposition esthétique sur des biens non soutenus par l’institution scolaire, qu’aux « parvenus » en quête d’honorabilité culturelle qui sont moins capables de distinguer les subtilités de classement légitime ou, à l’inverse, contribuent à légitimer des goûts moyens en les investissant des dispositions les plus scolaires (Bourdieu & Passeron, 1964 ; Bourdieu, 1979). On pourrait d’ailleurs interpréter en ce sens « scolaire » la présence au pôle légitime des magazines d’actualité et des romans historiques, des films historiques et de France 5 (chaîne publique « éducative » et « d’information ») exclusivement chez les classes intermédiaires.
43 C’est au sein des classes bourgeoises, à leur pôle le plus doté en capitaux économiques et culturels, qu’on trouve le foyer de la légitimité culturelle. En matière de lecture, la lecture du Monde et la connaissance de René Char sont les principaux marqueurs, suivis par le goût pour la poésie, les classiques littéraires, les livres d’art, les livres politiques, Jean d’Ormesson ou Amélie Nothomb, par la connaissance d’Hugo Pratt ou, modalités exclusivement bourgeoises, le goût pour les romans contemporains et les « autres romans [33] ». Un bourgeois vulgaire se démarque à l’inverse lorsqu’il lit très peu, ne connaît ou n’aime pas Molière, ou ne lit que des livres pratiques, des magazines télé et des magazines people. En matière de cinéma, aimer Brokeback Mountain et La Vie des Autres ou préférer là aussi d’« autres genres [34] », et secondairement préférer les comédies dramatiques et détester Pirates des Caraïbes, s’opposent au goût pour les comédies et films d’action grand public que sont Camping, Astérix, Les Bronzés ou Pirates des caraïbes. En matière de musique, ne jamais écouter de musique classique démarque de l’ensemble des classes bourgeoises, avec l’éloignement du jazz et de l’opéra, ou le goût pour les variétés internationales et le rap : la légitimité se situe du côté de l’opéra, de la musique classique, du jazz mais aussi de Boulez (aimé ou pas aimé mais donc connu) et de l’écoute focalisée quotidienne sur CD ou radio (et non ordinateur ou appareil mobile). Enfin, en matière de télévision, c’est surtout la parcimonie qui est distinctive, ainsi qu’apprécier Arte ou France 5, et les émissions Ce soir ou jamais, Strip Tease et Les Mercredis de l’histoire : les goûts illégitimes des classes bourgeoises ressemblent a contrario aux goûts de la majorité populaire (pratique intense, préférence pour TF1 et M6 ainsi que les émissions à forte audience – mais aussi la série plus distinctive Prison Break).
44 L’espace des goûts des classes intermédiaires n’est pas très différent du précédent. Comme on l’a déjà noté, le pôle illégitime y est simplement moins fourni car il concerne probablement relativement plus d’individus (il démarque moins des autres membres de la classe) et des modalités qui semblent « scolaires » sont associées au pôle légitime (magazines d’actualité, romans historiques, films historiques, France 5, émission Arrêt sur Images), illustrant probablement la « bonne volonté culturelle » de certaines fractions des classes intermédiaires (Bourdieu, 1979).
45 L’espace des goûts des classes populaires est quant à lui bien différent. C’est essentiellement le fait de fréquenter ou non la culture (telle que définie en gros par le périmètre d’intervention du ministère de la Culture : le tuning, le tatouage, la broderie n’y apparaissent jamais qu’épisodiquement au titre d’objets exotiques) qui distingue les pôles légitimes et illégitimes. La seule exception est la télévision, pour laquelle s’opposent des modalités esthètes ou secondairement juvéniles (mais tout aussi diplômées) et des modalités établies (France 3). En matière de cinéma, ne pas avoir vu les films grand public côtoie, au pôle illégitime, la préférence pour les films d’amour – le pôle légitime étant associé aussi à des modalités masculines (goût pour les films d’action et de science‑fiction, dégoût pour les films d’amour et Titanic), on retrouve ici la corrélation des variables de sexe et d’âge, et pas seulement de capital, à l’axe 1. Ce principe d’opposition implique que le pôle légitime soit relativement hétéroclite du point de vue de l’échelle dominante de légitimité : le simple fait de lire, écouter de la musique ou aller au cinéma étant distinctif, on y trouve certes des modalités légitimes parmi les « très associées » à l’axe 1 mais aussi des modalités illégitimes qui sont moins associées mais nombreuses – bandes dessinées et livres pratiques, scientifiques ou de développement, films d’action et de science‑fiction, rave parties et hard rock, rap et électro. Au final, la culture légitime dominante sert donc bien de référent distinctif principal jusqu’au sein des classes populaires, même si elle y est mêlée secondairement à une série apparemment hétéroclite de goûts qui, illégitimes du point de vue dominant, servent ici de marques distinctives probablement du simple fait qu’elles démarquent de l’absence de participation culturelle. Il reste néanmoins impossible, avec ces données, de trancher entre une explication en termes d’incompétence (faible maîtrise des classements légitimes), d’indifférence (une manière d’échapper aux effets de légitimité) ou d’autonomie relative (ces modalités exprimant alors des principes de hiérarchisation culturelle spécifiques aux classes populaires) [35].
Les goûts du milieu : des goûts moyens ?
46 Les modalités de goût situées au milieu de l’axe 1 de l’AFM globale, c’est‑à‑dire à proximité (à droite ou à gauche) de l’axe vertical sont elles aussi susceptibles de plusieurs interprétations. Si l’on considère, comme nous le faisons, que le premier axe est assimilable à une échelle dominante de légitimité culturelle, ces modalités seraient donc associées à un degré de légitimité modéré, intermédiaire entre culture bourgeoise et culture populaire. On peut s’attendre à y trouver des biens symboliques en voie de légitimation (classiquement le rock ou la bande dessinée) ou au contraire des biens anciennement légitimes dont la diffusion vers le bas de l’espace social contribue à les vulgariser et donc à les délégitimer (c’est l’exemple du Beau Danube Bleu dans La Distinction). Ces goûts du milieu peuvent également être consommés de manière plus fréquente par les classes intermédiaires que par les classes bourgeoises ou les classes populaires. Si cette deuxième interprétation n’est pas incompatible avec la première, elle définit différemment ce qui serait « moyen » dans les goûts moyens : leur position sur l’échelle dominante de légitimité ou la position de leurs consommateurs privilégiés dans l’espace social. Et ce questionnement se complique encore quand on ajoute que les classes intermédiaires peuvent elles‑mêmes être définies comme un ensemble de positions stables (la petite‑bourgeoisie) ou comme un espace de trajectoires mobiles (à l’échelle intra ou intergénérationnelle) – c’est cette seconde approche qui prédomine dans La Distinction à travers l’étude des pentes de trajectoires.
47 Ainsi, en tant que biens plus fréquemment consommés au milieu de l’espace social, les goûts moyens réfracteraient la position intermédiaire de leurs consommateurs majoritaires : 1, les classes du petit encadrement, de la petite propriété, de l’indépendance et de la prescription des bonnes volontés culturelles ou, 2, les mobilités en cours d’ascension ou de déclin. Comme biens en déplacement sur l’échelle dominante de légitimité, les goûts moyens pourraient réfracter soit, 3, le déplacement social de leurs consommateurs majoritaires (un ensemble de trajectoires d’ascension ou de déclin) soit, 4, la position sociale de leurs anciens et de leurs nouveaux (ou futurs) consommateurs majoritaires (classes dominantes et populaires). Dans le premier cas, il n’y a pas de déplacement mais une classe cohésive dotée d’un goût spécifiquement « moyen ». Dans le deuxième cas, ce goût « moyen » est associé à des mobilités en cours. Dans le troisième cas, les consommateurs se déplacent avec les biens qu’ils apprécient et, dans le quatrième, les biens se déplacent seuls et se retrouvent au milieu en attente d’arriver un jour plus haut ou plus bas.
48 De plus, et enfin, d’un point de vue statistique, dans une ACM, une modalité dont la coordonnée sur un axe est proche de zéro est peu associée à cet axe : en d’autres termes, sa corrélation avec le facteur structurant la dimension analysée est faible, voire insignifiante. Dans notre cas, il peut donc s’agir aussi d’une modalité de goût qui est à peu près également partagée par les différentes classes – que ce goût soit rare quel que soit le milieu social ou qu’il soit au contraire présent chez une large majorité d’individus du haut au bas de l’espace social (par exemple la chanson française, que l’on peut alors qualifier de goût omnibus selon le terme de Pierre Bourdieu (1979).
49 Il est difficile de traiter entièrement cette question à partir des données PCF 2008. Cependant, leur richesse permet d’illustrer plusieurs cas de figure et, partant, d’alerter sur l’importance de ce problème en termes d’interprétation des données – tout en battant en brèche l’hypothèse d’une « moyennisation » des pratiques culturelles (voir aussi Coulangeon, 2011).
50 À partir des questions sur les émissions de télévision regardées plusieurs fois en entier, on voit ainsi que l’on retrouve plus fréquemment Capital et, dans une moindre mesure, Thalassa parmi les classes intermédiaires que parmi les autres classes, même si une majorité d’individus consomment ces émissions dans toutes les classes (Tableau 9). Vie privée vie publique, en revanche, a une coordonnée proche de zéro parce que la même proportion de personnes consomme cette émission dans chacune des classes. Enfin, si Les guignols de l’info est une émission plutôt légitime et Les chiffres et les lettres une émission plutôt populaire, cette différenciation sociale n’est pas assez appuyée pour prétendre éloigner ces deux modalités du centre de l’axe.
51 Un autre cas de figure, peu répandu, s’observe dans les données de PCF 2008 : lorsqu’une modalité de goût est moins fréquente parmi les classes intermédiaires que parmi les autres classes. Ainsi du dégoût pour le film Shrek, qui est rejeté par 5 % des membres des classes intermédiaires, contre respectivement 8 % et 7 % parmi les classes bourgeoises et populaires.
52 Enfin, les goûts musicaux présentent l’intérêt de traverser l’espace social, l’intensité de la pratique étant moins contrastée du bas au haut de l’espace social que pour la télévision, la lecture ou le cinéma. Or, ce qui est intéressant à relever, c’est qu’aucun goût spécifiquement « moyen » n’apparaît (Tableau 10) [36]. Si les chansons et variétés françaises, les musiques du monde et traditionnelles et les variétés internationales et R’n’B se situent au milieu de l’axe 1, c’est parce qu’ils sont peu corrélés à cet axe et clivent très peu les classes sociales entre elles – les variétés, car elles sont beaucoup écoutées par tout le monde, les musiques du monde parce qu’elles sont peu écoutées par tout le monde. Le seul genre qui s’avère significativement corrélé au milieu de l’espace social, défini à partir des PCS (classes intermédiaires) ou des diplômes (niveau bac+2, éventuellement bac), est le rock (agrégat de « rock » et de « pop »). Il reste cependant associé aussi, et en réalité plus encore, au sommet de l’espace social (bac + 2 et plus, classes bourgeoises) : on a affaire à un genre en voie de légitimation plutôt qu’à un « goût moyen » qui serait spécifique aux classes intermédiaires.
Tableau 9 : Fréquence de consommation d’émissions de télévision selon la classe

Tableau 9 : Fréquence de consommation d’émissions de télévision selon la classe
Tableau 10 : Association entre genre préféré et diplôme puis CSP (résidus de Pearson)

Tableau 10 : Association entre genre préféré et diplôme puis CSP (résidus de Pearson)
Légende : en gras, les modalités significativement et positivement associées. Dans le cadre de tableaux bivariés, les résidus de Pearson (ou résidus standardisés) mesurent l’écart, dans chaque cellule, entre effectifs théoriques (c’est‑a‑dire sous l’hypothèse d’indépendance parfaite entre les deux variables) et effectifs observés (Agresti, 2002). Ces écarts sont normalisés par les effectifs théoriques, leur distribution suivant alors approximativement une loi normale centrée réduite, ce qui permet de déterminer si le croisement de deux modalités s’écarte significativement de l’indépendance. Le seuil de significativité à 5% est égal à 1,96. Le signe du résidu indique le signe de l’association : attraction (> 0) ou répulsion (< 0). Lecture : les modalités « rock » et « Bac » sont associées positivement, quoiqu’un peu moins que les modalités « rock » et « Bac + 2 » ou « Bac + 3 et plus ».53 Ces derniers résultats ont un intérêt essentiellement « en creux ». Ils montrent combien il est difficile d’interpréter les modalités projetées au milieu d’une ACM. Plusieurs explications de cette position médiane cohabitent, et presque tout converge pour ne pas déduire de celle‑ci l’existence d’un « goût moyen » bien distinct et spécifique aux classes intermédiaires. Les techniques d’analyse géométrique des données ont certes pour principe de produire des polarisations binaires des données sur les différentes dimensions mises au jour, les rendant moins aptes que d’autres techniques à affiner l’exploration des zones intermédiaires. Mais nos constats sont néanmoins corroborés par de simples tris croisés : aucune des modalités de goûts présentes dans nos analyses précédentes n’est sur‑représentée de manière significative (au seuil de 10 %) parmi les classes intermédiaires, à l’exception du fait d’avoir vu le film Camping – qui concerne 67 % des classes intermédiaires contre respectivement 56 % et 61 % pour les classes bourgeoises et populaires.
54 Si cela invite à poursuivre l’exploration de ce « milieu » de l’espace social, en particulier comme ensemble de pentes de trajectoires et de positions d’entre‑deux, cela abonde une nouvelle fois l’idée que la hiérarchie sociale des goûts culturels ne s’est pas affaiblie, ni en termes de « moyennisation » ni en termes de « massification ».
Conclusion : un espace social multidimensionnel au‑delà de la composition du capital ?
55 Les techniques d’analyse géométrique de données, en particulier l’AFM et la class specific analysis, permettent de vérifier l’hypothèse d’homologie structurale : une même structure globale se réplique, au‑delà des variations locales, de la distribution des goûts en matière de lecture, de télévision, de cinéma et de musique jusqu’à celle des goûts au sein de chaque classe sociale – en passant par celle des positions sociales dans l’espace national. Quels que soient les goûts étudiés et l’échelle adoptée, on retrouve les mêmes principes structurants. L’axe 1 est associé au volume des capitaux (et plus au capital culturel qu’au capital économique) et l’axe 2, au sexe et à l’âge. Cette validation empirique de l’hypothèse d’homologie est un indice important de l’hypothèse corrélative d’une cohérence relative des dispositions culturelles partagées à l’échelle des groupes définis par les rapports sociaux de pouvoir, en l’occurrence essentiellement par l’interaction entre capital culturel, capital économique, âge et sexe. De la même manière que la réduction de la focale aux espaces spécifiques à chaque classe sociale fait apparaître une diversité plus grande qu’à l’échelle de l’espace social, poursuivre le zoom jusqu’à observer les goûts individuels, dont la formation renvoie à tous les rapports sociaux déterminant une trajectoire socialisatrice individuelle, ferait mécaniquement apparaître une hétérogénéité relative des goûts plus importante. C’est bien la validité conjointe de ces constats portés à différentes échelles que l’analyse doit prendre en charge. Jouer une échelle contre l’autre, en particulier les constats opérés à l’échelle individuelle contre les constats opérés aux différentes échelles collectives, revient à tronquer la réalité de la genèse sociale des goûts. Les goûts individuels se forgent à partir des probabilités statistiques plus ou moins fortes que déterminent les parcours de socialisation. La réduction statistique de l’information, ramenée à des régularités massives, n’est ainsi pas toujours un appauvrissement : elle permet de dégager, à l’aide de ces indicateurs « grossiers » que sont les variables, les propriétés sociales les plus déterminantes en tant qu’indicateurs des contextes de socialisation les plus structurants.
56 Dans cette logique, en observant de plus près la structure de l’espace social des goûts, on constate que la distribution des variables de capital culturel et de capital économique forme, plutôt qu’une ligne droite parallèle à l’axe 1, une courbe en « U allongé » allant du nord‑est au nord‑ouest en passant par le sud du graphique. Si l’on revient, fort de cette observation, à l’espace des goûts, ce même U apparaît plus clairement : des « non pratiques » ainsi que des goûts les plus divulgués, les plus anciens et les plus féminins dans le quart nord‑est, aux pratiques les plus intenses et les plus légitimes dans le quart nord‑ouest, en passant par les pratiques ni vulgaires ni snobs, émergentes et masculines dans la moitié sud. En bref, l’échelle dominante de légitimité culturelle, définie par l’homologie entre distribution du capital culturel et distribution des goûts, consiste en une courbe en U sensible à la fois à l’axe des rapports de classe et à l’axe des rapports d’âge et de sexe.
57 Nous voudrions conclure sur ce résultat exploratoire, qui pointe l’intérêt de construire cet espace social à partir non pas de la juxtaposition ou de l’addition des dimensions de classe, de sexe et d’âge, mais à partir de leurs interactions. Nous développerons ce point sur la structure multidimensionnelle de l’espace social dans un article ultérieur.
Notes
-
[1]
Voir la discussion qu’en propose Julien Duval (2010).
-
[2]
L’enquête de 2011 est la dernière en date dans la série quinquennale relancée en 1979.
-
[3]
C’est pourquoi les travaux qui vont le plus loin dans la cartographie globale de l’espace social des styles de vie en France sont ceux qui étudient les pratiques culturelles des jeunes (Berthomier et al., 2010 ; Octobre, 2014) et les comptes rendus de l’enquête Pratiques culturelles des Français (Donnat & Cogneau, 1990 ; Donnat, 1998, 2009).
-
[4]
C’est ce court‑circuit entre consommations et propensions que tendent à faire les travaux (Peterson, 1992, 2005 ; Lahire, 2004) contestant le modèle de La Distinction à partir du constat de l’hétérogénéité relative des produits consommés par chaque individu – sans voir parfois qu’établir statistiquement cette hétérogénéité suppose d’avoir au préalable construit ou, plus souvent, postulé une échelle de légitimité culturelle ordonnant strictement ces produits, fondée par définition sur l’hypothèse d’homologie « macro » entre espace des consommations et espace des consommateurs, en guise d’étalon de la dissonance ou de l’omnivorisme relatifs (Robette & Roueff, 2014).
-
[5]
Pour une discussion des effets respectifs de chaque variable sur l’ordonnancement des goûts musicaux et la justification conséquente de ce choix de retenir toutes les variables, voir (Robette & Roueff, 2014).
-
[6]
D’une manière générale, le questionnaire est conçu pour approfondir l’analyse des pratiques culturelles les plus légitimes, c’est‑à‑dire celles qui sont aussi définies comme esthétiques du point de vue légitimiste, ce qui va moins de soi pour les pratiques plus souvent déclarées (aussi) par les classes populaires à l’exception de la télévision : broderie, bricolage, décoration de l’espace domestique, tuning, tatouage…
-
[7]
Voir l’annexe électronique 1 pour l’intitulé de toutes les questions retenues, les effectifs de chacune de leurs modalités et les abréviations de ces dernières utilisées pour les graphiques et tableaux (https://sociologie.revues.org/3275).
-
[8]
Le redressement est important sur la variable du diplôme, les sans diplôme étant par exemple 23 % dans l’échantillon réel, 35 % dans l’échantillon redressé (pour des précisions sur le redressement et plus largement la méthodologie de l’enquête PCF 2008 : http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/08methodologie.pdf).
-
[9]
Nous avons utilisé le logiciel R et le package GDAtools, qui dispose de tous les outils d’analyse géométrique mobilisés ici (AFM, ACM spécifiques, « class specific analysis », ellipses…) : http://cran.r‑project.org/web/packages/GDAtools/index.html
-
[10]
Voir l’annexe électronique 2 (https://sociologie.revues.org/3276).
-
[11]
Voir l’annexe électronique 3 https://sociologie.revues.org/3277).
-
[12]
Par ailleurs, il est utile de préciser que les ACM et AFM réalisées pour chaque domaine sont « spécifiques » (voir Le Roux & Rouanet, 2004, pp. 94, 203‑210). L’ACM « spécifique » permet de rendre passives certaines modalités de variables actives afin qu’elles ne contribuent pas à la construction de l’espace – notamment dans le cas de modalités peu intéressantes, comme « autre » ou « non renseigné », ou à faible effectif et qui de ce fait pèseraient de manière artefactuelle sur la construction de l’espace.
-
[13]
Contrairement aux ACM classiques, l’AFM ne permet pas de calculer la contribution de chaque modalité à la construction des axes mais uniquement leur degré de corrélation avec les axes.
-
[14]
Le choix de ces qualificatifs implique déjà une sorte de réponse à la question de l’homologie entre espace des goûts et espace social. Nous avons d’abord cherché d’autres qualifications ne connotant pas de position dans les rapports sociaux de pouvoir avant même d’avoir testé leurs corrélations. Comme l’indiquent par exemple exo/ésotérique, ancien/nouveau, masculinisé/féminisé, cette tentative était vaine pour ne pas dire naïve. De plus, mettre en scène une forme d’ignorance préalable sur ces corrélations aurait relevé d’une mise en scène de démarche inductive pure, faisant fictivement peu de cas des acquis de plusieurs décennies d’enquêtes. On peut donc lire aussi ces qualifications comme des jugements relativement réalistes sur le goût des autres dans la logique relationnelle de La Distinction. En substance, René Char est vu comme bourgeois par les individus qui ne l’apprécient pas (et parfois par ceux qui l’apprécient), les films d’action comme vulgaires, masculins et/ou juvéniles par ceux qui ne les apprécient pas (et parfois par ceux qui les apprécient), etc.
-
[15]
Une version en couleurs de la figure 1 est disponible en annexe électronique 4 (https://sociologie.revues.org/3278). On en a également réalisé une version « interactive », qui permet de sélectionner les variables visualisées (voir l’annexe électronique 5, https://sociologie.revues.org/3279).
-
[16]
C’est‑à‑dire qu’il résume 20,2 % de l’information.
-
[17]
Les axes suivants ne résument que 8 % (axe 3) et 5,5 % (axe 4) de l’information et leur interprétation est relativement floue et peu informative pour les questions dont nous traitons.
-
[18]
Voir également le graphique en annexe électronique 6 (https://sociologie.revues.org/3280).
-
[19]
La structuration de l’ACM « globale », c’est‑à‑dire sans l’équilibrage des domaines produit par l’AFM, est convergente tant sur la contribution des quatre domaines que sur les corrélations des variables supplémentaires (voir l’annexe électronique 2, https://sociologie.revues.org/3276).
-
[20]
La modalité est donc éloignée d’au moins 0,5 par rapport à 0 : c’est un critère (« rule of thumb ») suggéré par Brigitte Le Roux et Henry Rouanet (2010, p. 59) au sujet des modalités de variables projetées en supplémentaires sur un espace factoriel. Du fait du déroulement en deux étapes de l’AFM (ACM séparées puis ACP), les variables de goûts sont considérées comme supplémentaires d’un point de vue statistique (même si elles sont toujours actives d’un point de vue interprétatif), d’où l’usage du critère des coordonnées des modalités sur l’axe, valable pour des variables supplémentaires, d’où aussi l’expression de variable « notablement/très associée à l’axe » plutôt que « significative », comme le suggèrent ces auteurs.
-
[21]
Le dégoût pour Boulez, à droite de l’axe, s’interprète en effet autrement selon nous : la modalité étant très proche de celle du goût pour Boulez, c’est surtout le fait de connaître Boulez et d’être ainsi capable d’exprimer un goût ou un dégoût pour sa musique qui est distinctif. Julien
Duval (2011) constatait le même phénomène dans le cas d’Éric Rohmer. On retrouve aussi cette interprétation, formulée en termes d’« expertise », dans l’analyse des goûts musicaux au Royaume‑Uni (Savage & Gayo, 2011). -
[22]
En anticipant sur la suite, on peut même préciser que Canal+ et Prison Break concernent préférentiellement des jeunes relativement diplômés. De plus, la série Dallas est située en haut du plan.
-
[23]
Précisons que le questionnaire mesure par définition, pour l’essentiel, la proximité relative à la culture scolaire même si les modalités de genres
dépassent les seules fictions littéraires : quantité de rapports à l’écrit lui échappe – voir (Lahire, 1993 ; Baudelot et al., 1999). -
[24]
On peut ajouter que déclarer choisir la modalité « autres » à la question sur les genres de films préférés peut s’interpréter, du fait de sa position sur le graphique, comme une marque de distinction : « mon goût est trop raffiné pour être saisi par une classification convenue ».
-
[25]
Voir les tableaux A à C en annexe électronique 8 (https://sociologie.revues.org/3282).
-
[26]
Sur la sensibilité des goûts cinématographiques à l’âge – et plus largement une analyse fine de cet espace – voir (Duval, 2011).
-
[27]
Ce n’est pas le lieu de formuler ces interprétations situées en dehors du périmètre de questionnement de cet article ; un article ultérieur y reviendra.
-
[28]
Une version en couleurs de la figure 6 est disponible en annexe électronique 7 (https://sociologie.revues.org/3281).
-
[29]
C’est d’ailleurs, on l’a vu, au sein de ces classes intermédiaires que le diplôme est le plus corrélé à l’axe 1.
-
[30]
L’analyse de cette variation des interactions entre âge, sexe et classe fait l’objet d’un autre article, à paraître. Elle a été mise en lumière dans d’autres travaux (Lahire, 2001 ; Détrez & Renard, 2008 ; Donnat, 2011 ; Octobre, 2011).
-
[31]
Comme dans les tableaux 3 et 4, les modalités considérées comme « très associées » (en gras dans le tableau) sont celles dont les coordonnées sur l’axe sont supérieures à 1 ou inférieures à ‑1 ; les modalités « notablement associées » (en maigre dans le tableau) sont celles dont les coordonnées sont supérieures à 0,5 ou inférieures à ‑0,5.
-
[32]
On y trouve donc aussi des arts en voie de légitimation ou des biens « vulgaires » mais abordés de façon « esthète » par une exposition muséale ou un enseignement (Eloy & Bonnery, 2015) – comme les romans policiers ou de science‑fiction, la bande dessinée esthétisée (Hugo Pratt), des films comme Matrix ou Star Wars, le rock et parfois le rap… On touche ici aux limites d’un questionnaire centré sur les biens culturels : même si leur distribution relative est clairement structurée par les positions sociales, ils ne constituent pas des catégories de biens aux frontières nettes car ils peuvent être investis par des dispositions différentes. Ceci est d’ailleurs une autre dimension des clivages de classe : la propension à se saisir des biens associés à d’autres classes sociales – le « droit de cuissage symbolique » selon l’expression de Claude Grignon & Jean‑Claude Passeron (1989, p. 61) – fait
partie des dispositions et des privilèges bourgeois. Les manières de consommer, pourtant considérées comme les facteurs les plus discriminants des rapports à la culture, sont quant à elles plus difficiles à traduire en indicateurs statistiques. -
[33]
Comme pour le cinéma, la réponse « autres genres » peut ici être interprétée comme l’expression d’une disposition esthète rétive à l’assignation dans des cases prédéfinies – en substance : « mon goût est trop raffiné pour être capté par vos catégories grossières ».
-
[34]
Ne jamais préférer d’« autres genres » apparaît d’ailleurs du côté illégitime des classes dominantes.
-
[35]
Pour une analyse approfondie des pratiques culturelles et de loisirs des classes populaires, mobilisant études quantitatives et qualitatives, voir (Siblot et al., 2015, pp. 179‑220).
-
[36]
Le programme R permettant de réaliser l’ensemble des analyses présentées dans cet article est disponible en annexe électronique 9 (https://sociologie.revues.org/3283).