1 Si de nombreuses études ont décrit et analysé, depuis plus de vingt ans, le travail des surveillants [1], l’activité des directeurs de prison a suscité un moindre intérêt (Liebling & Crewe, 2012, p. 283). Quelques auteurs relèvent bien que la stratégie de ces « acteurs de passage », mutés en cas de problème (Combessie, 1996), consiste surtout à tolérer les comportements discrétionnaires de leur base (Liebling, 2000), laquelle est censée appliquer des règlements peu cohérents (De Coninck & Lemire, 2011). Ces constats contrastent avec le style de management « autoritaire » de certains directeurs américains charismatiques, trônant au sommet d’une hiérarchie pyramidale et faisant régner l’ordre dans des univers clos (Barak‑Glantz, 1981 ; Dilulio, 1987). Ils s’inscrivent toutefois dans un processus historique marqué, notamment, par l’affirmation croissante des normes actuarielles (Feeley & Simon, 1992) et de responsabilisation des détenus (Hannah‑Moffat, 2000).
2 Davantage de travaux traitent des technologies politiques et des rationalités qui les sous‑tendent. Ainsi, Michael Adler et Brian Longhurst (1994, pp. 34‑45) distinguent les discours « bureaucratiques » et « professionnels [2] » des directeurs écossais cherchant à rencontrer les finalités – répression, dissuasion, réhabilitation, normalisation et contrôle – assignées à l’enfermement (Carrabine, 2000, p. 317). Plus récemment, Alison Liebling (2004) et Leonidas Cheliotis (2008) ont étudié les effets des réformes inspirées par le nouveau management public (NMP). Au‑delà des annonces désormais classiques – optimiser et légitimer les coûts de l’emprisonnement par un mouvement de décentralisation et de modernisation –, des politiques similaires ont contribué à réduire l’autonomie de décision des directeurs de prison néerlandais (Boin et al., 2006) et britanniques (Bryans, 2007) notamment.
3 Malgré leur richesse analytique et l’intérêt des types idéaux qu’ils proposent, ces différents travaux peinent à décrire avec précision les collectifs d’acteurs dirigeant les prisons : qui sont‑ils et que font‑ils ? De plus, en considérant comme variables indépendantes les mutations de leurs contextes de travail, ces analyses ne permettent pas de saisir la contribution effective de ces équipes au fonctionnement des organisations et des politiques pénitentiaires. C’est précisément là que réside l’objectif du présent article [3] : rendre compte des capacités d’action – limitées mais réelles – des directeurs de prison. Soulignons ici que, dans cette contribution, le terme de « directeur » désigne chaque membre des équipes de direction, quelque soit leur niveau hiérarchique (chef d’établissement, directeur adjoint ou directeur « junior ») et leur(s) attribution(s) (gestion du régime des détenus, du personnel, du greffe, de la comptabilité, du service psychosocial, etc., voir encadré).
4 Cet article s’appuie sur un matériau empirique récolté en Belgique entre 2012 et 2015 [4]. Quarante entretiens semi‑directifs ont été réalisés à cette occasion avec trente membres des équipes de direction de cinq établissements francophones contrastés, six cadres de l’administration centrale et quatre chefs surveillants. Diverses notes issues de huit journées consacrées à l’observation du travail de quatre directeurs, dans quatre établissements différents, ainsi que divers documents officiels (textes législatifs, arrêtés exécutifs et judiciaires, coupures de presse, plans de management, etc.) complètent le matériau empirique. Les discours des directeurs se situent au centre de ce matériau et traduisent leur perception rationnelle dont le sens dépend notamment de leurs contextes de travail. Ils offrent ainsi une voie heuristique permettant d’accéder aux pratiques et interactions des directeurs de prison (Pinson & Sala Pala, 2007).
Qui sont les membres des équipes de direction pénitentiaire en Belgique ?
Relevons également certains effets induits sur ces équipes par le plan de réforme administrative Copernic adopté en 1999 (De Visscher et al., 2011), qui privilégie la mobilité interne par rapport aux recrutements externes. Ce plan a ainsi permis à plusieurs consultants en justice réparatrice et à divers membres des services psychosociaux – souvent féminins – d’intégrer les équipes de direction. Les flux de départs à la retraite (plutôt masculins) et de recrutements internes (plutôt féminins) ont progressivement alimenté un renversement de « la pyramide des grades » analogue à celui observé au sein de la police française, où « il y a proportionnellement plus de femmes au sommet qu’au bas de la hiérarchie » (Pruvost, 2007, p. 86). Dans les prisons, des organisations qui restent majoritairement masculines (Britton, 2003), les femmes ne représentent en effet que 36 % du personnel de surveillance, mais 66 % du personnel de direction.
La gestion de la détention « au cœur du métier »
5 Chaque établissement propose aux personnes qui y vivent et y travaillent un cadre singulier en fonction, notamment, de sa taille, de sa population (prévenus, détenus, détenues, internés, etc.), de sa localisation géographique (Combessie, 1996), de son histoire, de son architecture et du régime carcéral, lequel est situé dans un espace d’action publique (Dubois, 2008). Au‑delà des particularismes relatifs aux organisations dans lesquelles ils travaillent, les directeurs interviennent tous dans des contextes marqués par l’imprévisibilité des faits pouvant survenir et de leurs conséquences. [5]
Quand on pousse la porte le matin, on ne sait jamais ce qu’il va se passer. Un mouvement d’humeur du personnel, un incident avec un détenu, un courrier désagréable d’un avocat, un problème avec un visiteur, une émeute, un suicide, une évasion ? Ça, j’en ai eu une samedi dernier (directrice, trois ans d’expérience).
7 La structure bureaucratique des prisons vise à garantir la sécurité. Comme le précise la loi de principes du 12 janvier 2005 (art. 2, 8o à 10o), garantir la sécurité consiste non seulement à protéger la société en neutralisant les individus ayant enfreint la loi (sécurité externe), mais aussi à maintenir l’ordre entre les murs (sécurité interne). La loi de 2005 (art. 9, § 2) précise également que « l’exécution de la peine privative de liberté est axée sur la réparation du tort causé aux victimes par l’infraction, sur la réhabilitation du condamné et sur la préparation, de manière personnalisée, de sa réinsertion dans la société libre ». La fonction sécuritaire prime sur l’objectif de réinsertion qui reste, en pratique, « résiduel et utopique » (Chauvenet et al., 1994, pp. 35‑48). En d’autres termes, le directeur et les surveillants, doivent prévenir évasions, émeutes, suicides, règlements de compte et autres faits de violence, c’est‑à‑dire éviter le désordre en détention (Sparks et al., 1996, p. 119). Pour y parvenir, le règlement est leur principal outil. Il réside essentiellement dans la loi de 2005 ou, à défaut, dans le règlement général des prisons (arrêté royal du 21 mai 1965)5, là où la loi de principes n’est pas encore entrée en vigueur, ainsi que dans les notes de service ou dans le règlement d’ordre intérieur. Responsables de l’application de ces textes, les directeurs ne peuvent contrôler leur application ni directement, ni totalement. Par manque de temps (nous y reviendrons) d’abord, pour cause de distance ensuite puisque les couloirs administratifs où se trouve leur bureau sont souvent séparés par plusieurs centaines de mètres du cellulaire. Relativement éloignés du cellulaire, ils dépendent des chefs surveillants.
Les chefs surveillants doivent tenir leurs hommes. Ils doivent gagner leur confiance. C’est pour cela qu’ils ne nous font pas remonter tout ce qui se passe sur section (directeur, neuf ans d’expérience).
9 La discrétionarité caractérise la fonction des chefs surveillants (Liebling, 2000). Comme les brigadiers de police (Monjardet, 1985, p. 404), ils ménagent leur marge de manœuvre vis‑à‑vis des directeurs, en filtrant la remontée des informations, et vis‑à‑vis de leur base, en filtrant les consignes. [6]
[Leur fonction de transmission des consignes] est valorisée par les personnels de direction car [ces derniers] entretiennent une double dépendance à l’égard des premiers surveillants : d’abord, de nature cognitive, car sans eux ils seraient (en partie) « coupés » des réalités du terrain ; ensuite, de nature opérationnelle car la mise en œuvre des consignes et, plus généralement, de la politique de fonctionnement de l’établissement ne pourrait s’effectuer sans cette étape incontournable de diffusion (Cambon‑Bessières, 2006, p. 47).
11 La « régulation autonome » – dans le cellulaire (Dubois, 2007) – prime donc sur la « régulation de contrôle » (Reynaud, 1988) – par les équipes de direction – dans des établissements où la prolifération de sources réglementaires alimente un « cercle vicieux bureaucratique » : plus les règles sont nombreuses, plus des « zones d’incertitudes » (Crozier, 1963) apparaissent et sont investies par les jeux de pouvoir et les décisions arbitraires. Incertitude et imprévisibilité caractérisent donc ce que les directeurs définissent comme « le cœur de leur métier » : la gestion de la détention. Mais en quoi consiste celle‑ci ?
12 Les missions de sécurité (interne et externe) et de réinsertion assignées à la détention sont traduites par les directeurs et par les surveillants en deux logiques d’action. Georges Benguigui (1997, pp. 5‑6) qualifie l’une de bureaucratique – il s’agit de veiller à l’application stricte du règlement et de (menacer de) sanctionner les écarts par rapport à la règle – et l’autre de relationnelle – il s’agit de construire une relation avec les détenus en prenant le temps de les écouter.
La gestion de la détention, pour moi, c’est d’abord la gestion du régime : exécuter les décisions de justice. […] Accueillir les « entrants », signer des billets d’écrou ; préparer les rapports pour les demandes de permission de sortie, de congé pénitentiaire, de placement sous surveillance électronique, de libération conditionnelle ; gérer les procédures disciplinaires, les citations à comparaître ; communiquer les décisions de la chambre du conseil, etc. En général, je fais cela chaque après‑midi. Le matin, je réponds aux courriers d’avocats et de détenus : certains veulent pouvoir téléphoner, obtenir une visite hors surveillance avec leur compagne, obtenir un travail, etc. Il faut suivre toutes ces demandes, vérifier les listes de visiteurs, visiter les détenus placés en cellule nue (directrice, cinq ans d’expérience).
14 Outre le contrôle hiérarchique du respect des règles et procédures formelles, qu’ils effectuent de manière partielle et indirecte, la gestion bureaucratique de la détention implique, pour les directeurs, diverses tâches administratives et routinières. Ces tâches exigent une connaissance « technique » du droit pénitentiaire6, du droit pénal, du code de procédure pénale, des lois de défense sociale, des règles concernant les motivations d’actes administratifs, etc. Le traitement des procédures disciplinaires requiert, lui aussi, des connaissances techniques, mais si les directeurs qualifient cette activité de « périlleuse », c’est parce qu’elle nécessite également une approche individualisée et des aptitudes relationnelles.
Il ne faut pas oublier que les rapports disciplinaires sont écrits par les surveillants comme des rapports de force. Ils se protègent. Cela suppose de bien connaître les détenus et les agents. On doit sentir tous les enjeux qui entourent les rapports disciplinaires : tout ne s’y trouve pas écrit. Et pour ça, il n’existe aucune formation spécifique. Il faut aller sur section. Mais on manque de temps (directrice, dix ans d’expérience).
16 La coordination des activités pédagogiques (les cours), des formations professionnelles et du travail effectué par les détenus (travail domestique et dans les ateliers), de même que la préparation des audiences du tribunal d’application des peines (TAP), les conférences du personnel [7], la gestion de l’urgence (tentatives d’évasion, suicides, émeutes, etc.) et des problèmes individuels des détenus nécessitent une connaissance « sensible » et personnelle des détenus, des surveillants (en contact permanent avec les détenus), des partenaires (formateurs, enseignants, animateurs) et de l’établissement (la culture organisationnelle locale). L’acquisition de telles connaissances passe par les rencontres interpersonnelles et demande du temps, « une denrée de plus en plus rare » selon les directeurs. C’est pourtant là que résident les tâches qu’ils valorisent et auxquelles ils sont attachés. Les interactions régulières avec les détenus et le personnel contribuent en outre au maintien de l’ordre dans la mesure où l’écoute et le dialogue permettent de désamorcer les tensions latentes. Les relations entre directeurs et détenus permettent également de prévenir les effets désocialisants de l’emprisonnement, de favoriser le maintien des liens sociaux et d’aider à préparer la réinsertion (Rostaing, 1997, p. 185). [8]
17 Les logiques d’action bureaucratiques et relationnelles caractérisent les pratiques quotidiennes des directeurs et contribuent au maintien de l’ordre en détention. Toutefois, les objectifs de sécurité et de réinsertion assignés à la peine d’emprisonnement sont hiérarchisés entre eux. De fait, œuvrer en faveur de la réinsertion n’est possible que si les exigences de sécurité sont satisfaites. L’objectif de sécurité prime pour tous les directeurs en matière de gestion de la détention. Il convient toutefois de souligner que le fonctionnement des établissements repose sur des équilibres extrêmement sensibles. En effet, chaque mesure prise par un directeur et considérée comme excessivement sécuritaire par les détenus risque d’entraîner des incidents : violence, refus de réintégration de cellule, émeutes ou tentatives de suicide. D’autre part, chaque décision considérée comme trop laxiste ou « pro‑détenu » par les agents pénitentiaires peut entraîner des arrêts de travail ou des déclarations d’incapacité de travail. La gestion de l’ordre en détention constitue donc un enjeu toujours immédiat, dépendant d’équilibres si fragiles qu’il tend la plupart du temps à occulter les autres considérations, comme l’écrit Sabine Riguel, directrice :
Personnellement, je vis souvent la pratique du disciplinaire comme une sorte d’exercice de funambule, en équilibre sur son fil qui, pour poursuivre sans encombre, doit tantôt pencher d’un côté, tantôt de l’autre. En matière disciplinaire, le directeur fera souvent au moins un mécontent. […] Dans certains cas, le maintien de l’ordre et de la sécurité passe par une sanction dont la justification ultime est un message plus à destination du personnel que du détenu… et il faudra un changement profond dans les mentalités pour que les directeurs se sentent véritablement, dans tous les cas, réellement libres de sanctionner ou non et comme ils l’entendent (Riguel, 2007, p. 222).
19 Sans cesse « sur le fil du rasoir », la stratégie de nombreux directeurs consiste à suivre l’avis des chefs surveillants, du moins lorsque ceux‑ci convergent (Dubois, 2007). Le pouvoir déjà considérable, on l’a vu, des [chefs] surveillants est tel qu’il arrive fréquemment aux directeurs d’estimer qu’un doute devrait bénéficier au détenu. Mais la culture pénitentiaire ne permet pas toujours aux directeurs de prendre les décisions qui leur semblent justes. Elle ne leur permet pas davantage d’œuvrer de manière satisfaisante aux différents objectifs de la peine que sont, en plus du maintien de l’ordre, la réinsertion, la réparation et la réhabilitation des personnes détenues. Ce tableau souligne, de nouveau, les limites d’une « régulation de contrôle » (Reynaud, 1988) que les directeurs sont supposés incarner au niveau local.
Recomposition des contextes de travail : discours et réalités
20 Si plusieurs auteurs ont traité, sous divers angles, le double mouvement de résistance au changement et de mutation permanente de la prison8, les directeurs emploient régulièrement le registre des mutations pour décrire leurs pratiques : « on a moins de temps », « on a plus de réunions », « il y a plus de procédures à respecter », « le métier est de plus en plus complexe », etc. Une question se pose alors : quel statut accorder à leurs discours ? Stratégies d’argumentation, perceptions subjectives, points de vue idéologiques, revendications ou dénonciations ? L’analyse stratégique des organisations (Crozier & Friedberg, 1977) qui considère les acteurs insérés dans des systèmes d’action permet de répondre à cette question.
Pour maintenir ou accroître ses marges de liberté, […] l’acteur doit pouvoir concevoir et donc verbaliser le système et ses évolutions possibles. […] Ainsi le langage stratégique de l’acteur‑en‑acte devient, dans l’entretien, le langage expressif de l’acteur en situation de recul, de réflexivité, de distance par rapport aux jeux de pouvoir. […] Le langage naturel est donc à la fois langage de l’action, stratégique et instrumentale, contextuelle et collective, et celui de la connaissance, réflexive et située, spécifique et généralisant (Dubar, 2007, p. 33).
22 Ainsi appréhendé, le discours des directeurs permet de saisir les formes de rationalisation de la bureaucratie carcérale, les effets de la surpopulation et les (inter)dépendances inter‑organisationnelles qui caractérisent les recompositions de leur contexte de travail.
Bureaucratisation et rationalisation néomanagériale et juridique
23 Centralisation de l’information et communication ascendante caractérisent la position subordonnée des directeurs vis‑à‑vis de la direction générale des établissements pénitentiaires (DGEPi). Ils interagissent quotidiennement, par exemple pour solliciter l’autorisation de poser certains actes (comme certaines demandes urgentes de transfert) ou de prendre certaines décisions (comme la mise en place de mesures provisoires de sécurité en cas de soupçon de tentative d’évasion). De plus, les directeurs régionaux (l’un néerlandophone, l’autre francophone) entendent être informés continuellement de tout événement survenant au sein des établissements, par téléphone d’abord, par un rapport écrit ensuite. [9]
24 Ces injonctions au reporting s’inscrivent dans un mouvement de « modernisation » se traduisant moins, dans les prisons belges comme dans d’autres administrations, « par un affaiblissement que par un plus net accomplissement de la bureaucratie » (Guillemot & Jeannot, 2013, p. 83). En Belgique, les directeurs sont tenus, depuis 2008 et le Masterplan 2008‑2016, d’élaborer un plan opérationnel. Ces plans consistent en des documents de trente à cinquante pages dans lesquelles les équipes de direction doivent définir leur « objectifs stratégiques et opérationnels » pour l’année à venir en s’inspirant des « missions et visions » de l’administration centrale, d’une part, d’une analyse SWOT, d’autre part. Les staffs de direction devront ensuite mesurer trimestriellement le degré d’atteinte de ces objectifs à l’aide d’indicateurs de couleur : « on met du bleu, du vert, de l’orange ou du rouge selon que chaque objectif est atteint à 100 %, 95 %, 90 % ou 85 % », précise un directeur. La rédaction des plans définissant les résultats à atteindre s’effectue tous les deux ans. Elle s’inscrit dans une temporalité que les directeurs qualifient de « longue » et qui contraste avec l’urgence rythmant leur travail quotidien, imprévisible.
25 On observe également un renforcement de l’autonomie gestionnaire des chefs d’établissements. Faute de maîtriser suffisamment les compétences requises, ils délèguent fréquemment cette tâche à un directeur plus jeune chargé de veiller au respect des normes comptables et de vérifier l’imputation des recettes et des dépenses pour les différents postes de comptabilité : ceux liés aux dépenses quotidiennes, aux dépenses d’investissement, aux comptes des détenus et au travail de ceux‑ci. Ils vérifient les procédures d’appel d’offres, contrôlent et signent les bons de commande, règlent les factures, établissent un budget annuel qu’ils présentent et défendent devant l’administration centrale.
26 Un second processus de rationalisation que nous qualifierons de juridique accentue la bureaucratisation du contexte de travail des équipes de direction. Réputées de longue date pour leurs modes de fonctionnement arbitraires, la négociation des faveurs et le pouvoir discrétionnaire des surveillants (Liebling, 2000), les prisons belges se sont vues indiquer de nouvelles règles du jeu depuis une dizaine d’années. L’avènement d’un double cadre légal (lois de 2005 et 2006) est supposé redéfinir les rouages stratégiques et normatifs d’une institution réputée pour sa résistance au changement9.
Avec la loi de principes, on doit de plus en plus informer les détenus, voir avec eux s’ils veulent un avocat. On a des documents à leur remettre, des copies de ces documents à faire. On demande de plus en plus de formalisation (directrice, sept ans d’expérience).
28 La loi du 17 mai 2006 a également modifié les pratiques des directeurs en instaurant le tribunal d’application des peines (TAP) et la direction de gestion de la détention (DGD) [10]. Ces deux organes décisionnels fixent les modalités d’exécution des peines privatives de liberté en statuant sur les demandes que les détenus introduisent par l’intermédiaire des directeurs.
On a perdu beaucoup de responsabilités au profit de la DGD. Avant, l’administration centrale suivait les avis des directeurs dans la majorité des dossiers. Mais avec la DGD, cela a été de moins en moins le cas. Aujourd’hui, je me heurte de manière quasiment systématique à des rejets pour toutes mes demandes de permission de sortie (directeur, vingt‑quatre ans d’expérience).
30 Pour tout type de demande (congé pénitentiaire, surveillance électronique, libération conditionnelle, etc.), l’avis du directeur est nécessaire. C’est alors l’écrit qui structure les relations entre directeurs et DGD.
C’est difficile quand il faut formaliser les choses par écrit. On sait moins bien expliquer que quand c’est de vive voix. Parfois la DGD a des positions fermées, elle ne veut pas comprendre notre point de vue. Le TAP, on y va. Donc on peut expliquer nos dossiers et ça peut aider. Avec la DGD, c’est impersonnel. On n’a pas souvent les mêmes points de vue : nous, on voit les détenus ici, on les connaît. Eux ils ne voient que des dossiers (directrice, deux ans d’expérience).
32 Nombreuses sont les décisions rendues par la DGD qui, en plus d’être négatives (refus d’octroi de la mesure), ne sont pas comprises par les directeurs, ensuite incapables d’en expliciter les raisons aux détenus. Cette communication devrait toutefois permettre une exécution individualisée de la peine d’emprisonnement. [11]
33 Notons encore que, avec l’avènement encore récent du droit en détention, la motivation rigoureuse de tout acte administratif, dans le respect des délais impartis, permet de prévenir au mieux tout risque de recours, certains allant jusqu’au Conseil d’État. Mais le droit, s’il est porteur de contraintes, offre également de nouvelles ressources, tant pour les surveillants que pour les détenus (Rostaing, 2007). Et bien que les directeurs se plaignent des procédures administratives, néomanagériales et juridico‑judiciaires qui ont envahi leurs espaces de travail en renforçant la régulation de contrôle politico‑administrative, elles leur offrent également de nouvelles marges de manœuvre : interstices dans les règles de plus en plus nombreuses, définition d’objectifs à atteindre, nouvelles voies de recours (voir infra).
Surpopulation, pénurie de moyens et dialogue social tendu
34 Si les discours politiques insistent sur « le respect de la dignité humaine » et sur la sécurité dans le champ de l’exécution des peines (SPF Justice, 2013, p. 9), nombre de détenus ne disposent pas du minimum vital (linge de corps, kit hygiène) ; plusieurs cuisines ne rencontrent pas les normes de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA) ; les demandes des services d’incendie en matière de sécurité ne sont pas rencontrées partout ; les caméras de surveillance et portiques de sécurité sont fréquemment défaillants ; etc. L’entretien des bâtiments, que certains directeurs qualifient de « rocher de Sisyphe », illustre la pénurie des moyens avec lesquels les équipes de direction doivent composer. L’urgence dicte sa loi et empêche une vision proactive des rénovations qui s’imposent dans des bâtiments vieillissant au rythme de la surpopulation croissante11, des émeutes et des grèves. Les ressources budgétaires étant limitées, les demandes de travaux font l’objet de dossiers détaillés et motivés introduits par les directeurs auprès de la Régie des bâtiments de l’État [12]. La persévérance permet alors de faire face aux situations de pénurie comme aux pannes, d’autant plus que plusieurs années sont parfois nécessaires pour qu’aboutissent certains dossiers de demande d’intervention, même partiellement, là où d’autres restent sans réponse.
Après la dernière grève, quand les agents sont rentrés, les réparations immédiates ont pris le dessus sur les réparations courantes. C’est pour cela qu’un mur d’enceinte est fissuré à Lantin, que la prison de Verviers s’est écroulée petit à petit, et que celles de Forest et Saint‑Gilles sont dans un état de délabrement. C’est une bataille impossible à gagner : les rats à Lantin, les immondices dans les cours, les problèmes de plomberie, la vétusté des bâtiments (directrice, quatre ans d’expérience).
36 Relevons encore que, bien que confrontés à un phénomène endémique de surpopulation, les directeurs ne maîtrisent pas plus les flux à l’entrée de leur établissement (« les juges d’instruction s’inquiètent peu des places disponibles quand ils délivrent un mandat d’arrêt ») qu’à la sortie (« on dépend totalement des décisions du TAP et de la DGD »). Les dispositions légales relatives au nombre de visites, de douches et d’activités ne sont dès lors pas applicables dans tous les établissements, comme le dénoncent régulièrement le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) [13] et l’Observatoire international des prisons (OIP). Leurs rappels à l’ordre sont destinés au gouvernement belge, mais ils concernent avant tout le cadre de vie et de travail quotidien des détenus, des surveillants et des directeurs.
La première visite à la prison de Forest a permis de constater que certaines cellules de l’établissement ne disposaient pas d’eau courante ou de sanitaires, tandis que des détenus devaient dormir sur des matelas posés à même le sol dans d’autres cellules. […] Le Comité a regretté l’absence quasi‑totale d’activités mises à leur disposition, la longueur des délais pour obtenir une « visite à table », et le faible ratio personnel/détenu. […] Le Comité a souligné que « la surpopulation carcérale implique non seulement des conditions de détention indignes, alliant promiscuité et violence en détention, mais elle prive aussi les détenus de certains de leurs droits fondamentaux ». De plus, cette surpopulation engendre des coûts humains et budgétaires non négligeables. Enfin, la surpopulation carcérale est l’un des motifs fréquemment invoqués lorsque des actions de grève sont lancées par le personnel pénitentiaire (http://www.cpt.coe.int/documents/bel/2012‑12‑13‑fra.htm).
38 Dans un contexte politique de crise budgétaire où les ressources logistiques, financières et humaines sont fortement limitées et où la surpopulation perdure, le dialogue social constitue une tâche épineuse et une menace permanente, comme en attestent les fréquentes grèves de surveillants (Gracos, 2013). L’absentéisme du personnel constitue un autre problème quotidien. Son taux moyen avoisinait les 10 % en 2012 et dépassait 20 % dans certains établissements [14].
Les surveillants qui entrent ici, ils sont vite briefés par les syndicats. Ils ont leurs droits. Ils savent que chaque année, ils peuvent prendre vingt‑et‑un jours d’absence pour maladie avec certificat. On essaie de vérifier s’ils ont un certificat, mais on ne peut pas faire que ça. On n’en sortirait pas. Ils ont aussi droit à quatre jours d’absence pour motifs exceptionnels et deux jours de maladie sans certificat. Ca fait vingt‑sept jours qu’ils prennent d’office (directrice, six ans d’ancienneté).
40 Enfin, si la surpopulation constitue l’un des effets de la crise économique, la pression exercée par les derniers gouvernements sur le budget alloué à la Justice en est un autre. Cette pression s’est tout particulièrement accrue en matière pénitentiaire au cours des trois dernières années.
On nous demande de prendre des initiatives pour réduire les dépenses. Mais il est impossible d’encore économiser. On a dû réduire la durée de formation des agents à trois mois alors qu’elle était enfin passée de trois à six mois ; on a réduit les campagnes de promotion des surveillants et, résultat, le taux d’encadrement est passé de 18 % à 14 % ; et concernant les recrutements en personnel, il n’y a aucun plan mais on est sous monitoring du Conseil des ministres (un membre de la DGEPi).
42 Qu’il s’agisse de la gestion des bâtiments, de la surpopulation, du personnel, mais aussi de l’indigence (Landenne, 2008), des grèves fréquentes, du personnel en sous‑effectif, des médecins non payés pour leurs prestations [15] ou encore de la prise en charge inadaptée et insuffisante des internés (Derestiat, 2013), c’est par l’expression de leur désenchantement que les directeurs font sens de leur contexte de travail.
Ouverture des prisons et interdépendances inter‑organisationnelles
43 Si les prisons ont souvent été appréhendées comme des institutions totales, elles s’ouvrent de plus en plus depuis les années 1970 à leur écosystème associatif et politique (Combessie, 1996). Au niveau local, tout d’abord, des organismes de toutes sortes ont réussi à se rendre indispensables pour poursuivre les objectifs assignés à la peine – en plus de la sécurité – que sont la réinsertion, la réparation et la réhabilitation : service d’aide aux détenus et organismes de formation, associations organisant des activités sportives ou culturelles, relais parents‑enfants, aumôniers, écrivains publics, etc. On note également l’influence croissante des autorités politiques locales. Certains bourgmestres ont ainsi pris des arrêtés pour fermer l’établissement de Verviers risquant de s’écrouler en 2011 ou pour lutter contre la surpopulation, comme à Nivelles et à Forest en 2013 [16]. D’autres élus locaux menacent régulièrement de ne plus détacher leurs forces de police pour remplacer le personnel de surveillance en grève [17].
44 Ensuite, les directeurs de prison interagissent chaque jour avec des administrations relevant de divers ministères dont les buts et les pratiques ne s’accordent pas toujours avec les contraintes du monde carcéral. Que ce soit avec la Régie des Bâtiments, le Personnel et Organisation [18] (lorsqu’il s’agit de compléter le cadre du personnel de surveillance) ou l’Office des Étrangers (dépendant du SPF Intérieur et chargé d’identifier les personnes étrangères qui feront l’objet d’un renvoi au terme de leur peine), la scène interministérielle est le lieu de vives interactions.
L’office tente régulièrement de nous imposer de maintenir illégalement en prison, au‑delà de la date de leur fin de peine, des étrangers préalablement identifiés et devant être expulsés. Le ministre de la Justice tente aussi de nous l’imposer. Dans ces cas‑là, c’est à nous de décider si on libère ou non. Pour le dire autrement, est‑ce qu’on choisit de se mettre en porte‑à‑faux vis‑à‑vis de notre patron, le ministre, ou vis‑à‑vis de la loi pénale (directrice, huit ans d’expérience).
46 Outre une intensification des interactions quotidiennes avec leur environnement, les directeurs sont désormais exposés à une influence croissante de diverses organisations parmi lesquelles on retrouve les médias. Détenus médiatisés, phénomènes de violence, évasions et fautes professionnelles (relations extraprofessionnelles entre détenu(e)s et surveillant(e)s, trafic de stupéfiant ou de téléphones) alimentent les risques de « fuites » dans la presse, surtout à l’ère de la digitalisation, ce qui accroit le degré de responsabilité des directeurs en la matière.
47 Cette ouverture renforce le contrôle exercé sur les prisons et sur les pratiques de ses professionnels (directeurs et agents) afin de les aligner sur les standards européens en la matière. C’est la fonction des Règles pénitentiaires européennes et de la jurisprudence européenne, comme l’illustre le récent arrêt Vasilescu rendu par la Cour européenne des Droits de l’Homme.
Les problèmes découlant de la surpopulation carcérale en Belgique, ainsi que les problèmes d’hygiène et de vétusté des établissements pénitentiaires revêtent un caractère structurel et ne concernent « pas uniquement » la situation personnelle du requérant (Affaire Vasilescu, arrêt du 25 novembre 2014, Requête no 64682/12).
49 L’ouverture des prisons à leur environnement implique donc des interactions permanentes pour les directeurs avec divers groupes d’acteurs situés sur les scènes associatives, politiques, administratives, judiciaires, interministérielles et médiatiques. Ces interactions constituent autant de sources d’incertitude dans la mesure où toute relation de coopération est, par nature, incertaine (Crozier, 1963). Faute d’être totalement maîtrisées par les directeurs, elles rongent leur pouvoir déjà limité par le jeu des [inter‑] dépendances intra‑organisationnelles. Enfin, ces interactions sont le lieu de multiples négociations avec des acteurs et des institutions qui ne participent que par défaut (et en tentant de se protéger) à la mission de gestion de la détention.
Pratiques prudentes et rusées comme moyens d’action
50 En première conclusion, il apparaît que la régulation organisationnelle des établissements pénitentiaires a évolué depuis les analyses des années 1980 et 1990 (Barak‑Glantz, 1981 ; Dilulio, 1987 ; Adler & Longhurst, 1994 ; Chauvenet et al., 1994 ; Combessie, 1996). Les contraintes pesant sur les directeurs se sont renforcées. D’une part, la régulation autonome du monde des surveillants est restée puissante. D’autre part, la régulation de contrôle des instances politiques et administratives s’est renforcée.
51 Toutefois, si le contexte de travail des équipes de direction se caractérise par de nombreuses contraintes, des zones d’incertitude existent : elles se logent autant dans les interstices des innombrables sources de règles (lois, décrets, circulaires, arrêtés, notes de services et autres règlements d’ordre intérieur) que dans l’imprévisibilité des comportements individuels et collectifs des détenus (organisation des mouvements, évasions, émeutes, violence, [tentatives de] suicide, etc.) et des agents (arrêt de travail, blocage des activités, absentéisme, etc.). Elles caractérisent également les situations d’interaction des directeurs qui ont besoin de la coopération des associations, des autorités locales, de la police, de leur administration, du ministre de la Justice et des autres ministères, etc. En plus d’être incertaines, ces relations de coopération visent à résoudre d’autres zones d’incertitude urgentes, certaines plutôt routinières (absentéisme, tentatives de suicide, annulation d’activités ou de visites, rapports disciplinaires), d’autres moins (grèves, émeutes, évasions, suicides). C’est précisément dans ces situations saturées de contraintes complexes et rigides que leur légitimité (Sparks et al., 1996), leur image et celle de leur établissement sont en jeu. C’est là que la majorité des directeurs rencontrés – indépendamment de leur sexe et de leur âge, d’une part, du type d’établissement et de la taille de celui‑ci, d’autre part – révèlent leurs capacités d’acteurs stratégiques, c’est‑à‑dire leur capacité d’articuler, en situation, certaines contraintes et de créer ou saisir instantanément certaines opportunités.
52 Deux types de pratiques délibératives, situées et fulgurantes, permettent d’illustrer ces capacités d’action stratégique des directeurs et nous les qualifions de « prudentes » et « rusées ». À la suite de Jean‑Pierre Vernant et Marcel Detienne (1974) et d’Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi (2011, pp. 60‑61), nous concevons ces pratiques comme des formes particulières de savoir – « know‑what‑should‑be‑done » – contrastant avec l’episteme, « une forme de savoir scientifique universel », et avec la techne, « un savoir‑faire technique fondé sur certaines compétences ». Si certains spécialistes considèrent que de telles pratiques délibératives fondent le travail des professionnels (voir Champy, 2012), d’autres considèrent qu’elles caractérisent le travail fourni au sein des administrations publiques par des fonctionnaires aux prises avec des « demandes hautement analytiques, critiques, politiques et éthiques notamment » (Rooney & McKenna, 2008, p. 709).
Pratiques prudentes
53 En détention, le moindre « événement » nécessite des décisions rapides et singulières. Tous les acteurs se tournent alors vers le chef d’établissement, le directeur de garde ou un autre membre de l’équipe de direction. Leurs décisions reposent généralement sur leur – parfois maigre – expérience, sur leur impression, mais aussi sur leur propre connaissance des règles (lois, procédure pénale, notes de service, etc.) et de la culture organisationnelle locale.
Aujourd’hui, on est en sous‑effectif. Ce matin, j’avais un détenu à emmener à l’hôpital. Le médecin avait diagnostiqué une crise d’appendicite avec risques d’aggravation. La question était de savoir si j’allais envoyer le détenu à l’hôpital seul avec un surveillant, ou bien avec deux surveillants comme le prévoit la procédure, au risque de déforcer les équipes sur place. J’ai choisi de ne pas suivre le règlement : un seul surveillant. Sinon, j’étais forcé d’annuler des mouvements, donc des activités. Or les détenus ont le droit de suivre des activités qui se font de plus en plus rares et aussi d’être soignés (directrice, quatre ans d’expérience).
55 La décision de cette directrice peut être qualifiée de « prudentielle » selon la définition qu’en donne Florent Champy (2012) car :
[cette décision] ne consiste pas – ou pas principalement – à appliquer mécaniquement des routines ou des savoirs scientifiques. Face à des problèmes singuliers et complexes, ils [les directeurs] prennent des décisions qui comportent parfois une forte dimension de pari : [leur travail] est alors conjecturel, parce qu’il porte sur une réalité qui échappe à toute maîtrise systématique (Champy, 2012, p. 82).
57 L’extrait suivant éclaire deux traits caractéristiques des pratiques prudentielles propres aux directeurs de prison.
Lundi soir, j’étais de garde. Un détenu se barricade dans sa cellule. En tant que directeur, je suis responsable de la sécurité et de la vie du détenu. Je suis conscient de la dangerosité qu’il représente pour lui‑même et pour les agents. J’avais le choix entre deux options : attendre que le détenu se calme, seul dans sa cellule, mais il risque alors d’attenter à ses jours ; ou bien on intervient de manière musclée sans savoir quelles seront les conséquences de l’intervention pour les hommes et pour le détenu. J’ai donné un rapide coup de fil au chef d’établissement. On a choisi d’intervenir en force. Mais le détenu avait enlevé la lunette des toilettes de sa cellule. Il l’a fracassée sur la tête d’un agent. L’agent a perdu un œil (directeur, quatorze ans d’expérience).
59 Premièrement, à la différence des décisions des juges d’instruction et des architectes analysés par Rémi Lenoir (1996) et Florent Champy (2012), ou encore des « inférences » des médecins étudiés par Andrew Abbott (1988), la prudence des directeurs de prison peut prendre la forme de délibérations collégiales. C’est le cas lors des réunions quotidiennes qui rassemblent les équipes de direction dans la majorité des établissements, ou plus généralement lorsqu’un directeur téléphone à un collègue ou se rend dans son bureau pour discuter d’un cas particulier.
60 Deuxièmement, les pratiques délibératives des directeurs se caractérisent par des objectifs particulièrement « modestes ». De façon générale, les situations dans lesquelles la prudence est requise se prêtent mal à ce que des résultats excellents soient obtenus dans toutes les dimensions de l’activité. Dans le cas des directeurs de prison, leurs situations de travail sont critiques à un point tel qu’ils visent à éviter des résultats trop mauvais et non à atteindre des résultats optimaux. « Éviter le pire est le commencement de la prudence, tirer l’un des meilleurs partis possibles des moyens dont on dispose et des évènements que l’on subit en est l’accomplissement » (Delannoi, 1987, p. 602). Le plus souvent, les missions de réinsertion, réparation et réhabilitation, qui s’envisagent dans une perspective de long terme, sont totalement sacrifiées au maintien de l’ordre, sans pour autant que ce dernier puisse dépasser la recherche d’un équilibre précaire. L’absence totale de mécontentement des surveillants et des partenaires est utopique, tout comme le sont la mise en place d’une offre de travail adaptée à chaque détenu, l’éradication des addictions et des suicides. La prudence des directeurs de prison est « modeste » dans la mesure où elle consiste en de périlleux paris destinés à maintenir en l’état des situations toujours critiques, à prévenir des crises toujours latentes, là où les décisions des architectes et des médecins, par exemple, poursuivent, dans le cadre de compromis elles aussi, un objectif plus ambitieux : procurer des bénéfices tangibles et des satisfactions positives au client et au patient.
61 Au quotidien, dans la rédaction d’avis sur des dossiers qui seront transmis à la DGD ou au TAP, l’exercice de la prudence requiert temps et souplesse : pour réfléchir, évaluer, délibérer, peser les arguments, mais aussi pour appréhender « la singularité des cas auxquels les professionnels sont confrontés, ce qui renvoie souvent à la singularité du matériel humain sur lequel le travail porte » (Champy, 2012, p. 81). Mais les processus de managérialisation et de judiciarisation contribuent à bureaucratiser davantage le travail des directeurs et à renforcer les mécanismes de contrôle pesant sur ces derniers.
62 Dans ce contexte, les conditions d’exercice de la prudence apparaissent menacées et l’on note par ailleurs un déplacement progressif de l’objet des pratiques délibératives des directeurs. Alors qu’elles ont généralement été monopolisées par des préoccupations liées au maintien de l’ordre, ces décisions tendent désormais également vers des objectifs davantage managériaux (efficience, transparence, accountability et reporting). Ainsi, lors des phases de rédaction des plans opérationnels, certains directeurs mêlent subtilement objectifs ambitieux et objectifs déjà atteints pour produire des évaluations positives.
Pour gagner du temps et être pragmatique, on inscrit [dans le plan] des choses déjà faites. Par exemple, le tri des déchets figurait parmi les projets à réaliser cette année, mais on le fait déjà depuis dix ans. On évalue donc des choses qui se font déjà, et puisqu’elles se font déjà, l’évaluation est positive (Directeur, douze ans d’expérience).
64 L’objet de la prudence des directeurs peut également être de nature politique, comme dans le cas déjà évoqué (voir supra) où l’Office des étrangers tente d’imposer le maintien illégal – parce qu’au‑delà de la date de la fin de peine – en détention d’une personne. Les directeurs adoptent alors, de manière prudente, une décision politique et éthique (Delannoi, 1987, p. 602).
Pratiques rusées
65 Comme suggéré précédemment (voir supra), l’introduction du droit en prison constitue une contrainte tout autant qu’une ressource pour les directeurs. L’article de presse suivant en donne une illustration.
Un détenu de la prison de Lantin condamné à plusieurs lourdes peines va bénéficier d’une indemnité de 10 000 euros, montant des dommages accordés par le tribunal civil de Bruxelles en raison d’irrégularités constatées dans ses conditions de détention. […] Ce détenu […] avait été à plusieurs reprises astreint à des mesures disciplinaires de « placement en régime de sécurité particulier individuel » (l’isolement) prises à son encontre par le directeur général de l’administration pénitentiaire sur proposition de directeurs de prison. Ces mesures disciplinaires sont, en vertu de la loi dite « de principes » de 2005 sur le statut des détenus, susceptibles d’un recours devant une Commission d’appel du Conseil central ou auprès d’une Commission des plaintes, créées par ladite loi.
Les arrêtés d’application permettant d’exercer le droit à un recours effectif contre des mesures disciplinaires, n’ont cependant jamais été pris par le gouvernement. […] « L’absence de mise sur pied concrète des Commissions, et plus particulièrement de la Commission d’appel du Conseil central, constitue en l’espèce une négligence fautive dans le chef du pouvoir exécutif », a estimé le tribunal, donnant raison au détenu.
À défaut d’appel, ce jugement fera jurisprudence et risque d’amener devant les tribunaux tout détenu frappé d’une mesure disciplinaire qui n’a pu faire l’objet d’un recours, faute d’arrêtés d’exécution à la loi Dupont (source : La Libre Belgique, 22 mars 2014).
67 Dans cet extrait, et au‑delà de la décision du tribunal civil de Bruxelles, l’usage prolongé du placement en régime de sécurité particulier individuel repose sur une évaluation prudente, par le directeur, articulant notamment deux paramètres assez classiques : les risques encourus en matière de sécurité interne et externe, d’une part ; les effets désocialisants provoqués par la mesure sur le détenu, d’autre part. Un troisième paramètre intervient encore dans plusieurs cas similaires où la mesure en question permet aux directeurs de dénoncer, par l’intermédiaire du détenu, de son avocat et du tribunal, l’absence d’arrêté d’exécution à la loi de principes de 2005. La pratique des directeurs vise alors à dénoncer – indirectement – l’inaction politique en matière pénitentiaire.
68 Cette pratique peut être qualifiée de « mêtis », c’est‑à‑dire de « ruse de l’intelligence », à la suite des travaux d’Anne Lécu (2013, pp. 279‑283) sur l’exercice de la médecine en prison [19]. Trois traits caractérisent la mêtis des médecins pénitentiaires. Premièrement, la résilience : « cette mêtis […] sait se saisir d’une circonstance et la retourner » (ibid., p. 279). Deuxièmement, l’audace de la lutte : « elle est intelligence des situations. Elle joue avec les limites […] pour lutter contre les dispositifs technologiques pénitentiaires […] qui veulent fixer ce qu’ils voient » (ibid., pp. 280 et 281). Troisièmement, la vertu : « la mêtis n’est vertueuse que si elle est “pour autrui”. Le médecin rusé ne doit pas ruser pour lui‑même, mais pour son patient » (ibid., p. 281)20. Dans la mesure où les directeurs occupent une position centrale – et non périphérique, comme les médecins étudiés par A. Lécu –, nous ajouterons une quatrième caractéristique : confidentielle, elle s’appuie sur un tiers.
69 Ainsi, la mêtis permet aux directeurs de jouer avec le droit comme avec une ressource. En attestent les nombreux cas de « blocages » qu’ils éprouvent en matière de procédure d’aménagement des peines. En effet, pour qu’un détenu bénéficie d’une libération conditionnelle devant le TAP, il doit auparavant avoir bénéficié d’un congé pénitentiaire ou d’une permission de sortie accordée par la DGD. Or, cette dernière, prise dans une logique de gestion maximale des risques, tend à refuser la plupart de ces demandes. La « ruse » de certains directeurs consiste à utiliser l’article 59, alinéa 1er de la loi du 17 mai 2006 (Bastard & Dubois, 2016). Cet article permet au TAP d’accorder « exceptionnellement » une permission de sortie, un congé pénitentiaire ou un bracelet électronique à un détenu « dont les demandes sont systématiquement refusées par la DGD », à condition que la mesure en question constitue une étape indispensable en vue de l’obtention d’une autre mesure. Bien entendu, les directeurs ne peuvent pas demander eux‑mêmes ces mesures, encore moins les accorder. Ils peuvent toutefois « suggérer » le recours à l’article 59, soit directement au juge, lors de l’audience, soit indirectement, au détenu ou à son avocat, lors de la conférence du personnel notamment. Aussi doivent‑ils évaluer quand une telle demande peut avoir une chance d’aboutir. C’est ainsi que se constitue un savoir‑faire visant davantage à lutter contre la politique sécuritaire de l’administration qu’à résoudre directement les problèmes dont ils ont la charge, à savoir ceux de la détention. [20]
70 Certains directeurs peuvent également jouer (et ont joué en certaines circonstances que le respect de l’anonymat ne nous permet pas de révéler) un rôle décisif « en coulisses » lorsque certains élus locaux sont amenés à prendre des arrêtés pour limiter la surpopulation de certains établissements, pour [menacer d’] interdire à leurs forces de police de remplacer les surveillants en grève ou encore pour fermer une prison menaçant de s’écrouler. La mobilisation par les directeurs de certains alliés – parmi lesquels figurent le TAP, des élus locaux, des avocats, l’Observatoire international des prisons et le Comité de prévention de la torture, les médias, etc. – repose, elle aussi, sur une évaluation fine de divers paramètres liés à une action (rusée et) politique (souvent répercutée dans et par les médias) davantage qu’au strict maintien de l’ordre. En effet, le développement nécessairement discret de ces actions repose sur des pratiques qui visent tantôt à diminuer l’incertitude inhérente au cadre bureaucratique dans lequel ils travaillent en contournant prudemment les règles et les dispositifs sécuritaires, tantôt à dénoncer – de manière rusée et en prenant appui sur des tiers – l’hypocrisie des discours politico‑administratifs affichant des objectifs de réinsertion, de lutte contre la surpopulation ou encore de dignité des conditions de détention.
Conclusion
71 Cette contribution à une analyse empirique du travail des équipes de direction pénitentiaires permet de saisir, par les discours des acteurs, les processus de rationalisation, les effets de la surpopulation et les interdépendances multiples composant leur contexte de travail [21]. Comme beaucoup de fonctionnaires (Jeannot, 2008), les membres des équipes de direction travaillent de plus en plus, et ce constat vaut encore davantage pour les petites équipes où l’exigence de polyvalence est accrue. Non pas parce que les principaux intéressés se plaignent régulièrement de manquer de temps, mais parce qu’ils en consacrent de plus en plus à des tâches de coordination (intra et inter‑organisationnelles) et de reporting (procédures administratives, managériales et judiciaires) notamment, difficilement compatibles avec les objectifs politiques d’individualisation de la peine et de prévention des effets désocialisants de l’enfermement qu’ils ne perdent pas de vue pour autant. Cette charge de travail renforce la bureaucratisation de leurs activités et éclaire en partie la division genrée du travail en prison que traduisent les chiffres (près de 66 % de femmes dans les équipes de direction, 36 % parmi le personnel de surveillance) et ce chef surveillant déclarant, sur le ton de l’humour, « les hommes sur niveau [22], les femmes dans les bureaux ». Cet article illustre enfin les pratiques prudentes et rusées permettant aux directeurs de composer avec le poids, déjà ancien, de la « régulation autonome » (Reynaud, 1988) à l’intérieur des établissements et celui, plus récent, de la « régulation de contrôle » au niveau politico‑administratif. Bien que situés « entre le marteau et l’enclume » – selon les termes de l’un d’eux –, leur autonomie et leur implication se laissent observer lorsque, de manière mesurée, ils contournent certaines règles et dénoncent certains discours qui s’accordent mal avec leur(s) conception(s) de la justice, « la seule vertu confiée à un ministre », rappellent‑ils. Pratiques prudentes et rusées contribuent ainsi à orienter – à la marge, mais éthiquement (Delannoi, 1987) – le sens des organisations et des politiques pénitentiaires.
Notes
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[1]
Voir notamment Antoinette Chauvenet et al. (1994), Corinne Rostaing (1997), Richard Sparks et al. (1996), Alison Liebling (2000, 2004), Laurence Cambon‑Bessières (2006) et Jamie Bennett et al. (2008).
-
[2]
Les « discours juridico‑légaux » (centrés sur les droits et les intérêts individuels et généraux des détenus) que distinguent les auteurs nous semblent peu contraster avec les « discours bureaucratiques ». Ceux‑ci, centrés sur le système pénitentiaire, valorisent l’application uniforme, équitable et impartiale des règles par des directeurs subordonnés à l’administration centrale. Quant aux « discours professionnels », centrés sur l’établissement pénitentiaire local, ils valorisent l’expérience, le leadership et une forme de décentralisation administrative négociée (Adler & Longhurst, 1994, pp. 44‑46).
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[3]
Nous adressons nos remerciements à Florent Champy et Olgierd Kuty pour leurs commentaires sur des versions précédentes de cet article, ainsi qu’aux évaluateurs anonymes de la revue Sociologie pour leurs judicieux conseils.
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[4]
Cette recherche a été soutenue par les Fonds spéciaux de la recherche de l’université de Liège (FSR) et par le programme PAI « Justice & Populations » (Belspo – http://www.bejust.be). Elle visait à rendre compte des processus de « modernisation » de la chaîne pénale et du système judiciaire.
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[5]
Jusqu’en 2005, les droits et obligations du détenu étaient définis par cet arrêté royal portant règlement général des établissements pénitentiaires.
Complété par une multitude de circulaires ministérielles et de notes de service, il est devenu « illisible » au fil des années, selon les directeurs et surveillants. -
[6]
Voir la loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique interne des détenus (loi du 12 janvier 2005) et les deux lois du 17 mai 2006 (l’une relative au statut juridique externe des détenus ; l’autre instaurant des tribunaux de l’application des peines).
-
[7]
L’arrêté royal du 29 janvier 2007 détermine la composition et le fonctionnement de la conférence du personnel qui peut se réunir une fois par mois au sein de chaque établissement, notamment pour entendre, à leur demande, les détenus dont le dossier passera prochainement devant le TAP.
-
[8]
Voir notamment Gilles Chantraine (2004) et Pierre Lascoumes (2006).
-
[9]
Cette résistance est telle que, après dix ans de préparation et dix ans après son adoption, certains arrêts royaux d’application de la loi de principes du 12 janvier 2005 se font encore attendre.
-
[10]
La direction de gestion de la détention (DGD) est le département de l’administration pénitentiaire centrale statuant sur l’octroi de certaines mesures (congé pénitentiaire, permission de sortie, libération provisoire, etc.).
-
[11]
La surpopulation était de 118,8 % au 1er janvier 2015. Chiffres fournis par le Council of Europe Annual Penal Statistics (http://www3.unil.ch/wpmu/space/space‑i/test/, site consulté le 14 octobre 2014).
-
[12]
Fondée en 1971, la Régie des bâtiments est un organisme parapublic autonome d’intérêt public totalement indépendant du Service public fédéral Finances et placé sous la tutelle d’un secrétaire d’État. Les bâtiments qu’elle gère sont soit la propriété de l’état fédéral, soit pris en location.
-
[13]
Voir, notamment, les rapports publiés les 23 juillet 2010, 26 juin 2012 et 13 décembre 2012.
-
[14]
Source : http://www.senate.be/www/?MIval=/Vragen/SchriftelijkeVraag&LEG=5&NR=8055&LANG=fr (site consulté le 22 mai 2015).
-
[15]
« Ils réclament le paiement des honoraires des prestations effectuées en novembre, décembre et janvier, ainsi que la prise en considération du projet de contrat IMAS (garantie de l’indépendance technique et financière des médecins en milieu carcéral) » (La Libre, 2 mars 2014).
-
[16]
Sources: La Libre Belgique, éditions du 07/09/2011, du 11/04/2013 et du 24/06/2013.
-
[17]
Ainsi, « À Bruges, la police refuse de remplacer les gardiens de prison en grève » (La libre, 17 juillet 2015) et « Courtrai police supplements Bruges colleagues » (The Brussels Times, 20 juillet 2015).
-
[18]
Depuis la réforme Copernic en 1999, la dénomination service public fédéral (SPF) remplace celle de ministère fédéral. L’arrêté royal du
11 mai 2001 crée le SPF Personnel et Organisation et lui confie la mission de soutenir et guider « les autres services fédéraux (SPF, SPP, organismes d’intérêt public, établissements scientifiques, institutions publiques de sécurité sociale) afin qu’ils puissent contribuer de manière efficace et efficiente à la prospérité et au bien‑être des citoyens » (http://www.fedweb.belgium.be/fr/spf_p‑o/#.VXYBHusjVO1). -
[19]
Précisons que les médecins étudiés par Anne Lécu (2013) occupent une position périphérique par rapport à celle, centrale, des directeurs.
-
[20]
Précisons ici l’ambivalence de la mêtis : « art de l’interstice, elle peut servir le droit coutumier qui règne dans les zones de non droit de la prison et justifier le pire comme le meilleur » (Lécu, 2013, p. 281).
-
[21]
Si les réformes néomanagériales ne suffisent pas à expliquer les recompositions des contextes de travail des équipes de direction pénitentiaire, « elles sont une composante de ces changements » (Bezes & Demazière, 2011, p. 304).
-
[22]
Le terme de « niveau » désigne les coursives dans le jargon pénitentiaire belge.