CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1 Tandis que la révolution culturelle (1966‑1976) avait donné lieu à une entreprise de destruction systématique du religieux, on assiste depuis les années 1980 à une revitalisation générale du paysage religieux de la République populaire de Chine. Si les tentatives de quantifier cette revitalisation se heurtent à de nombreuses limites [1], les enquêtes disponibles suggèrent qu’à la fin des années 2010, environ 185 millions d’adultes s’auto‑identifiaient comme bouddhistes (soit environ 18 % de la population adulte) tandis qu’environ 173 millions s’adonnaient à des pratiques taoïstes (soit environ 17 % de la population adulte) d’une sorte ou d’une autre. Elles suggèrent aussi que plus de 754 millions de personnes (soit environ 73 % de la population adulte) pratiquaient à la même période une forme de culte des ancêtres tandis que plusieurs centaines d’individus avaient recours à des pratiques divinatoires, des pratiques relatives au fengshui, ou encore au culte de divinités populaires telles que le Dieu de la fortune. L’islam, aussi présent dans le paysage religieux de la Chine et concernant surtout les minorités ethniques ouïgoure et hui est endossé ou pratiqué par environ 2 % de la population. Pour ce qui est du christianisme, en dépit d’importantes variations, il semble raisonnable d’estimer que le pays compte 40 à 60 millions de protestants (environ 4 % de la population), 12 millions de catholiques (environ 1 % de la population), et davantage de personnes croyant en l’existence de Jésus‑Christ. Malgré un faible niveau d’affiliations religieuses formelles, il est possible d’envisager que 85 % de la population s’adonnerait à une forme ou une autre de croyance ou de pratique religieuse, et ce jusque dans les rangs du parti communiste [2]. De telles estimations, forcément approximatives, permettent néanmoins de saisir l’importance et la diversité des phénomènes religieux en Chine, défaisant l’image encore répandue d’un pays très largement athée.

2 Dans ce paysage religieux revitalisé, le christianisme n’occupe ni une place centrale, ni une place tout à fait marginale. Surtout, si l’on admet l’estimation classique selon laquelle il y avait en Chine un million de chrétiens avant la fondation de la République populaire en 1949, la progression est remarquable. Elle l’est d’ailleurs au point de susciter régulièrement la fébrilité des autorités politiques, toujours soucieuses de contrôler les activités religieuses et capables d’exercer sur ceux qui s’y adonnent une répression tantôt sévère et systématique, comme celle conduite à l’encontre des pratiquants du mouvement Falun Gong (Ownby, 2007), tantôt sporadique et circonscrite à des individus, des assemblées locales, ou des zones géographiques précises. Ainsi, tandis qu’un grand nombre de chrétiens pratiquent leur religion à l’abri de la répression, les observateurs font aussi régulièrement état des détentions, brimades, confiscations, interdictions et destructions subies par certains d’entre eux [3].

3 Le christianisme prend en Chine des formes extrêmement variées. Au même titre que le bouddhisme, le taoïsme et l’islam, catholicisme et protestantisme bénéficient d’une reconnaissance officielle lorsque leurs adeptes exercent leur activité religieuse dans le cadre des associations nationales contrôlées par l’État. Mais de nombreux mouvements dépourvus de reconnaissance officielle, tolérés ou illégaux, se propagent aussi sur le territoire administré par Pékin. À côté de l’Église catholique « d’État » se développe une Église catholique souterraine, refusant l’ingérence des autorités politiques chinoise, notamment dans la nomination des évêques. À côté de l’association protestante nationale, une multitude d’organisations non reconnues par le gouvernement se propagent aussi. On y trouve des petites communautés indépendantes prônant le dépassement des clivages confessionnels, rassemblant quelques dizaines d’individus privilégiant les assemblées informelles dans les foyers des croyants aux réunions dans des lieux de cultes consacrés ; on y trouve aussi des réseaux davantage organisés rassemblant plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de fidèles, souvent héritiers du mouvement des « Églises indigènes » ayant œuvré dans la première moitié du xx e siècle à l’émancipation des missions occidentales (Xi, 2010), mais aussi largement influencés par les mouvements transnationaux évangéliques et pentecôtistes. Certaines de ces communautés sont de simples groupes d’étude biblique tandis que d’autres administrent des sacrements et organisent en leur sein la distribution de l’autorité religieuse. On parle de mouvement des « Églises de maison [4] » pour désigner ces formes d’expression du christianisme assez hétéroclites, mais idéalisant généralement une pratique religieuse communautaire à taille humaine, réalisée dans un espace domestique, en marge des Églises bureaucratisées. C’est à cette nébuleuse protestante que le christianisme de Chine doit l’essentiel de sa croissance (Bays, 2003). De façon bien plus discrète, d’autres variantes du christianisme mondialisé pénètrent aussi progressivement le paysage religieux chinois : mormons, adventistes, témoins de Jéhovah, etc.

4 Ce renouveau constitue la dernière étape d’une histoire longue et mouvementée du christianisme en Chine. Une présence chrétienne y est attestée dès le vii e siècle avec l’arrivée de missionnaires nestoriens qui, en dépit de leurs succès initiaux, n’ont guère laissé de traces autres qu’archéologiques dans le pays (Bays, 2012). Les missions franciscaines entreprises au xiv e siècle furent ensuite précocement conduites à leur terme et si les missions jésuites entreprises au xvi e siècle ont durablement marqué les mémoires collectives pour leur impact sur les échanges entre la Chine et l’Occident, elles prirent fin au xviii e siècle sans avoir modifié en profondeur le paysage religieux chinois. Après le départ des missionnaires catholiques, certaines communautés rurales perdurèrent mais le christianisme ne connut pas d’expansion durant plus d’un siècle (Bays, 2012). Il faut attendre le xix e siècle pour voir de nouveau s’installer en Chine des missionnaires protestants et catholiques, dans le sillage des guerres de l’opium et des traités inégaux ayant mis à genoux un régime impérial à bout de souffle et ouvert les portes de la Chine aux velléités coloniales des puissances occidentales. Le début d’un xx e siècle politiquement mouvementé, constitua un « âge d’or » des missions, la population chrétienne atteignant la barre symbolique du million d’adhérents au cours des années 1940, selon les sources missionnaires. Mais l’arrivée au pouvoir des communistes à l’aube des années 1950, a semblé marquer encore une fois l’échec du christianisme à s’implanter durablement dans le pays. Pourtant, d’échec en échec, se dessine la trame d’une tradition chrétienne en Chine dont l’avenir montrera si l’épanouissement actuel peut être ou non durable.

5 En dépit de la vitalité religieuse que nous venons d’évoquer, cette nouvelle croissance chrétienne advient dans une société fortement marquée par les effets d’un processus en cours de « sortie de la religion ». La recomposition du paysage religieux chinois à laquelle on assiste actuellement prend en effet place dans une société au sein de laquelle le religieux n’organise plus la vie collective et ne structure plus le fondement du lien social à l’échelle nationale (Vermander, 2009, 2010 ; Taussig et al., 2013). Le phénomène est comparable à celui qu’ont connu les sociétés occidentales (Gauchet, 1985) mais advient à partir d’une histoire différente : tandis que le christianisme s’est fait l’agent de la sortie de la religion en Occident, ce serait en Chine le confucianisme qui aurait joué ce rôle déterminant. Dans un tel contexte, comme le souligne Benoît Vermander, la revitalisation du religieux en cours peut être interprété comme la manifestation d’une « hésitation de ce pays au seuil d’une autonomisation du politique, tant la tentation de l’ancrage du lien social dans un référent sacral demeure forte ». Plus spécifiquement, le protestantisme ambitionnerait ainsi en Chine d’être l’expression « d’un religieux qui n’est plus fondateur mais supplétif du lien social » (Vermander, 2009, p. 16).

6 Les résultats d’une étude que nous avons conduite entre 2009 et 2014 et dont l’objet était de proposer une explication sociologique satisfaisante des processus de conversion au christianisme que l’on observe en Chine à l’heure actuelle, sans nier la réalité d’un mouvement général de sortie de la religion, tendent pourtant à amender l’idée que le protestantisme et les autres formes de christianisme se développant en Chine aujourd’hui rempliraient une fonction seulement supplétive du lien social pour les acteurs qui y adhèrent. À rebours de la logique de sortie de la religion, les acteurs du renouveau chrétien que l’on observe en Chine n’aspirent en effet pas à doter leurs pratiques religieuses d’une fonction sociale seulement secondaire ou périphérique. Pour bon nombre de convertis chrétiens, la conversion et l’intégration dans une organisation religieuse contribuent au contraire à effectivement reconstruire du lien social sur un fondement sacral et dans une perspective durable.

7 Une telle reconstruction est perceptible au travers du processus progressif de constitution d’une « famille religieuse », dont rendent compte à la fois les discours des convertis et les pratiques observables au sein de leurs communautés religieuses d’affiliation. Nous avons en effet remarqué au cours de notre enquête une disposition des convertis que nous avons interrogés à considérer leur communauté d’affiliation comme « une famille ». Ceci n’est pas spécifique aux groupes religieux que nous avons étudiés, et a été constaté par divers chercheurs à de nombreuses reprises en dehors de la Chine (Béraud, 2007 ; Gotman, 2013 ; Hervieu‑Léger, 1999 ; Lagroye, 2006 ; Xi, 2010). La nature décrite comme « familiale » des relations entre acteurs d’une organisation religieuse, spécifiquement lorsqu’elle concerne des convertis, mérite d’être analysée en profondeur, afin d’éviter d’y voir la simple évocation d’une connivence émotionnelle de surface. Notre analyse montre que l’usage du registre familial pour décrire une organisation religieuse d’élection n’est en effet pas de nature purement métaphorique, dans la mesure où l’on observe une concordance entre la constitution d’une lignée croyante structurant de façon essentielle la vie religieuse (Hervieu‑Léger, 1993) et la constitution d’une lignée familiale structurant des carrières sociales, des alliances et des descendances. [5]

8 Nous commencerons donc par montrer que les affiliations à ces Églises sont facilitées par une forme de continuité culturelle opérée entre des conceptions du religieux relevant de la tradition chinoise et des mises en pratique de la religion chrétienne accordant une place centrale à l’idée de famille. Nous verrons ensuite que les Églises remplissent des fonctions étroitement liées à la famille, constituant ce que nous choisissons d’appeler des clans de substitution et proposant des espaces de reproduction symbolique d’un ordre familial conservateur et idéalisé, pour des acteurs confrontés par ailleurs à l’effondrement des modèles traditionnels ainsi qu’à une importante mobilité sociale et géographique (Ji, 2011). Nous verrons enfin que cette reproduction familiale symbolique est prolongée dans les systèmes familiaux des croyants, dans la mesure où ces derniers répondent positivement aux injonctions à reproduire dans le cadre de leurs relations familiales réelles les modèles éprouvés dans l’espace religieux. Par la conversion de leurs proches et l’usage encouragé de l’homogamie religieuse, le clan de substitution, la famille symbolique et la parentèle réelle tendent à s’indifférencier chez certains acteurs, achevant de constituer une famille religieuse reposant sur un principe de patriglobalité.

9 La mise au jour de ce processus permet en outre de rappeler la propension des organisations religieuses à fournir à leurs adeptes non seulement des ressources morales, mais aussi des cadres concrets de réalisation et d’utilisation de ces dernières5. Pour cette raison, certaines manifestations religieuses actuelles du type de celles présentées ici, ne peuvent être exclusivement assimilées ni à des phénomènes de repli identitaire opérés par le biais du religieux, ni à des phénomènes de consommation analogue à celle de n’importe quels autres biens culturels, ni à de simples productions de « spiritualités » (Knoblauch, 2014). Même en contexte de sortie de la religion, le religieux continue – ou se remet – à constituer le fondement sacral du social à l’intérieur de communautés religieuses dont les membres connaissent par ailleurs des carrières sociales marquées par une forte mobilité et un cosmopolitisme certain.

Enquête parmi les chrétiens de Chine

10 Dans le cadre d’une recherche doctorale conduite entre 2009 et 2014 (Vendassi, 2016) nous avons rencontré et observé des chrétiens de Chine, au cours de deux séjours à Shanghai (respectivement un an et deux semaines) où nous avons réalisé l’essentiel de l’enquête, d’un séjour à Pékin (deux mois) et de plusieurs missions conduites en France (Bordeaux et Paris). Nous avons notamment conduit soixante‑neuf entretiens semi‑directifs, en mandarin pour la majorité, avec vingt‑deux hommes et quarante‑sept femmes pratiquant au sein d’églises affiliées à l’association patriotique protestante (douze entretiens), de trois Églises de maison indépendantes de taille réduite (trente entretiens), d’une Église de maison appartenant au mouvement des Églises Locales (huit entretiens) et de l’Église mormone (dix‑neuf entretiens). Les entretiens visaient dans un premier temps à faire produire aux acteurs des récits de conversions avant que ne soient abordés plus en détail leurs pratiques et croyances religieuses ainsi que leurs pratiques et relations sociales ordinaires. Nous avons aussi réalisé à de nombreuses reprises des observations de la vie rituelle et sociale au sein de ces organisations, dont l’analyse croisée avec celle des entretiens a permis de dégager l’essentiel des idées défendues ici. En dépit d’un accès au terrain rendu difficile par les conditions politiques spécifiques à la Chine (Yang, 2011) nous avons aussi interrogé deux membres de l’Église catholique et deux membres de l’Église du Dieu tout puissant, doublement hétérodoxe, combattue par le gouvernement Chinois et par le reste des chrétiens (Pan, 2015).

11 La population que nous avons étudiée était socialement homogène : les individus rencontrés étaient pour la grande majorité âgés de vingt à quarante ans, appartenant aux couches intermédiaires de la société urbaine chinoise, éduqués, fortement mobiles et cosmopolites. Ils ne présentent donc que l’un des nombreux visages du christianisme chinois contemporain. Si les limites de notre échantillon appellent à la prudence quant à une généralisation excessive des résultats, la transversalité des tendances observées permet néanmoins de considérer qu’elles ne sont pas anecdotiques. Chacune des organisations étudiées proposait des variations des thèmes exposés : importance du motif familial dans le choix d’affiliation, rapport à l’organisation évoquant un clan de substitution [6], reproduction symbolique d’un ordre familial dans l’espace religieux et inscription progressive de la parentèle réelle dans le système religieux. Néanmoins, pour des raisons pratiques, l’essentiel des descriptions que nous relatons concerneront les Églises de maison que nous avons étudiées, qui en présentaient les formes les plus évidentes.

Églises de maison et tradition chinoise

12 L’entretien d’une relation étroite entre la famille et le religieux semble être au cœur du fonctionnement des Églises chrétiennes de Chine. L’observation des Églises de maison, dont la désignation chinoise (jiating juhui) évoque à la fois un lieu d’habitation, une famille et une assemblée, rend manifeste la double inscription de ces dernières, d’une part, dans la tradition chrétienne et, d’autre part, dans la tradition familio‑religieuse chinoise.

13 Observons, pour nous en convaincre, le fonctionnement d’une Église de maison de taille modeste, désignée par le sigle TO [7], composée principalement de jeunes adultes âgés de 18 à 40 ans issus des couches intermédiaires de la société chinoise, dotés d’un haut niveau d’éducation et professionnellement mobiles. Elle est dirigée par un homme d’affaire âgé d’une cinquantaine d’année qui se fait appeler Abraham, ainsi que par son épouse (qui n’a pas opté pour l’emploi d’un nouveau nom). Leur maison sert de lieu de réunion aux membres de la communauté. Elle est ouverte à toute heure pour les fidèles qui y viennent, en dehors des temps de pratique religieuse, s’y sustenter, s’y reposer, voire y élire domicile pour des périodes plus ou moins longues. La communauté est par ailleurs organisée comme une fratrie, au sein de laquelle les membres plus expérimentés assistent le patriarche dans ses tâches. Le groupe ayant atteint en 2011 la taille critique de soixante personnes [8], Abraham a divisé la communauté en deux, en ayant pris soin de désigner deux couples jugés plus matures pour les diriger. Cette maturité semblait relever de critères socio‑économiques autant que spirituels : ces nouveaux pasteurs étaient des couples mariés et non des célibataires ; ils possédaient de plus des logements suffisamment spacieux pour y accueillir les membres de la communauté ; l’un était située au nord de la ville et l’autre au sud, facilitant ainsi le découpage de la communauté sur un critère géographique.

14 La vie religieuse au sein de TO est centrée sur la maîtrise de techniques de salut semblables à celles que l’on retrouve dans de nombreuses organisations chrétiennes (prière, louange, étude et récitation des écritures), mais concerne aussi dans une large mesure l’acquisition d’une certaine maîtrise de soi ainsi que de nouvelles connaissances et compétences sociales extra‑religieuses : on y apprend à maîtriser sa colère et ses pulsions, à communiquer avec ses semblables autant qu’avec le divin, à développer des relations de confiance avec les membres de sa famille ou ses collègues, a conduire une vie fondée sur des principes et des normes clairement établis. Les groupes de lecture, les cours de musique ou de développement personnels sur fond de doctrine chrétienne complètent les réunions à vocation rituelle (réunion de prière, sainte‑cène, baptême), invariablement conclues par des repas abondants, ainsi que le travail de conseil individualisé que prodiguent Abraham et son épouse aux membres du groupe. Bon nombre de pratiquants fréquentent la maison d’Abraham plusieurs fois par semaine (jusqu’à quatre fois pour les plus assidus).

15 La forme de culte domestique proposée par TO et de nombreuses autres Églises de ce type s’inscrit dans une tendance dépassant les frontières de la Chine, prônant le retour à un christianisme primitif idéalisé, censé fournir à ses participants une expérience plus chaleureuse, à taille humaine, notamment par le déplacement de l’activité religieuse collective vers les foyers des croyants. Pourtant, le fonctionnement de TO lie étroitement le développement personnel, la transmission de la pratique spirituelle et la structure familiale d’une façon qui n’est pas étrangère à la pensée et à l’histoire chinoise. Il est en effet courant que des organisations fondées sur la transmission de savoirs spirituels, philosophiques ou encore professionnels envisagent les relations entre maîtres et disciples en leur sein d’une façon analogue à des relations familiales ordinaires. Et s’il est clair que la famille traditionnelle chinoise possède une dimension religieuse, manifestée de façon évidente dans le culte des ancêtres, il est tout aussi clair que des organisations de ce type peuvent être assimilées à des familles religieuses, comme l’expose la citation suivante : [9][10]

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La correspondance entre l’organisation philosophique et la famille est si proche qu’il est possible d’affirmer que la première est construite sur l’exacte structure de la dernière. Le fondateur, équivalent de l’ancêtre, est appelé shizu (enseignant et ancêtre), le maître agit en tant que père, shifu (enseignant et père), sa femme est appelée shiniang (enseignante et mère), la discipline correspond aux traditions et codes familiaux (jiajiao), les rituels aux rites familiaux (jiali) et les disciples à la fratrie (shixiong mei) (Traduction, Yao & Zhao, 2010, p. 33).

17 La structure familiale adoptée par ce type d’organisations semble aussi prolongée par l’orientation domestique des pratiques y ayant cours :

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Le maître enseignait chez lui. Il logeait ses disciples dans des chambres individuelles. L’enseignement oral avait lieu dans une salle où le maître était assis sur une estrade, tandis que les disciples se tenaient sur des nattes déployées à même le sol. Parmi eux se tenaient des gens haut placés aussi bien que de simples particuliers, voire même d’anciens criminels. On trouvait aussi des femmes parmi les maîtres. Parfois, au repos, le maître engageait une discussion avec ses disciples. Ces derniers pouvaient alors poser des questions auxquelles le maître répondait. […] L’instruction individuelle existait également, notamment pour l’initiation aux diverses techniques. Il est certain que ces diverses techniques tenaient une place centrale dans l’initiation (Schipper, 2008, p. 54).

19 Il n’est pas difficile de voir qu’une description semblable pourrait être faite de l’activité au sein de TO ou d’autres Églises de maison. D’abord, TO est fondée sur la structure traditionnelle ancêtre/maître‑épouse/disciple aîné/disciple cadet et reproduit en se subdivisant une lignée de responsables religieux comparable à une lignée de maîtres. Ensuite, elle propose une forme de pratique orientée vers la sphère domestique, la communauté, le rapport direct entre maître et condisciples. En outre, le maître y enseigne effectivement chez lui9. Enfin, tout comme dans les familles religieuses évoquées, les pratiques au sein de TO supposent une conception du développement personnel incluant une dimension rituelle10.

20 En dépit d’indéniables différences dans les contenus rituels et les techniques enseignées [11], l’analogie entre ce qu’il conviendrait d’appeler les familles religieuses chinoises et les Églises de maison favorise sans doute les processus d’affiliation à ces dernières, dans la mesure où les acteurs de culture chinoise découvrant ce type d’Églises sont frappés par la familiarité de ce qu’ils y observent. En effet, la structure fondamentale de l’organisation correspond à une structure familiale, religieuse et éducative traditionnelle, respectant un ordre semblant aller de soi (Ji, 2007). Trente des individus que nous avons interrogés associaient ainsi la dimension familiale de l’Église et leur jugement positif initial dans leurs récits de conversion. Les croyants des diverses Églises que nous avons observées établissaient aussi quasi‑invariablement une association entre leur organisation religieuse d’affiliation et l’idée de famille [12], soit qu’ils assimilaient la communauté religieuse à une famille (« c’est ma famille »), soit qu’ils affirmaient se sentir dans la communauté « comme en famille ».

Clan de substitution

21 L’assimilation de l’organisation religieuse à une « famille », dans les discours, pourrait n’être qu’une façon d’exprimer un sentiment de proximité et d’attachement affectif à un groupe de pairs au sein duquel les individus se sentent acceptés et intégrés. Mais il convient de se demander dans quelle mesure l’organisation religieuse opère aux yeux des acteurs comme une « famille » à proprement parler, c’est‑à‑dire dans quelle mesure cette dernière est susceptible de remplir des fonctions familiales symboliques ou concrètes.

22 Selon les observations de Cao Nanlai (2005) portant sur une Église protestante de Chinatown à New York, la fonction familiale jouée par ces dernières relèverait d’un processus qu’il nomme réautorisation. Il constate en effet que les membres de la communauté ont fréquemment recours à une métaphore familiale pour qualifier cette dernière et que le pasteur semble y jouer un rôle de « père adoptif » (foster father) auprès d’adolescents issus de familles ouvrières bouleversées par le processus migratoire. Pour ces adolescents qui tendent peu à peu à échapper au contrôle de leurs parents dont les nouvelles conditions économiques limitent la capacité à remplir complètement leurs fonctions familiales, l’Église joue selon Cao N. le rôle d’une « famille de substitution » (surrogate family), présentée comme une alternative à l’intégration des adolescents dans des bandes délinquantes.

23 L’idée que l’Église puisse jouer un tel rôle semble facilement transposable aux cas que nous avons nous‑même étudiés, bien que nous n’ayons pas affaire à des adolescents, mais à des adultes. En effet, la mobilité géographique est une composante importante des carrières de ces convertis, propice à la distorsion des liens familiaux. Quarante‑neuf des individus que nous avons interrogés se sont en effet affiliés à une Église chrétienne tandis qu’ils étaient en séjour étudiant ou professionnel dans une autre ville, une autre province ou un autre pays – la plupart d’entre eux n’étaient d’ailleurs pas originaires du lieu où nous les avons rencontrés. Cette mobilité géographique traduit en fait une mobilité professionnelle croissante et partiellement subie dans un contexte de saturation du marché de l’emploi. À cette mobilité s’ajoute un bouleversement progressif et continu des structures familiales au cours du xx e siècle. Le modèle familial traditionnel chinois le plus courant – communautaire, patriarcal, patrilinéaire, patrilocal et à primogéniture masculine (Todd, 2011, p. 147) – s’y est trouvé largement affaibli par des programmes politiques ayant continuellement travaillé à substituer l’autorité de l’État aux formes d’autorité patriarcales et patrilocales (Goossaert & Palmer, 2011). La limitation des naissances à rendu dans bien des cas inopérant le principe de primogéniture masculine, tandis que l’accroissement de la mobilité géographique et la diffusion d’un idéal d’émancipation individuelle contribuaient aussi à affaiblir la patrilocalité au profit d’une nucléarisation des familles (Todd, 2011, p. 148).

24 Mais dans le cas étudié par Cao N. comme dans les cas qui nous concernent, cette analyse pose au moins deux problèmes. Premièrement, il n’est pas évident que le phénomène constitue une alliance du religieux et du familial totalement inédite au regard de l’histoire et de la culture chinoise. Deuxièmement, les adolescents observés par Cao N. tout comme les adultes que nous avons étudiés continuent d’entretenir des relations avec leurs parents réels : il convient alors de se demander si l’on a vraiment affaire à une famille de « substitution » et, si c’est le cas, à quel degré de l’organisation familiale la substitution a-t-elle lieu.

25 Concernant le premier problème, nous avons déjà mentionné l’ancrage réciproque de la famille et du religieux en Chine. Le fait qu’une organisation à dimension religieuse serve de prolongement à la structure familiale évoque notamment les organisations claniques, lignagères ou patronymiques chinoises, dont le fonctionnement associe directement activité rituelle et principe de parenté (Watson, 1982). Ces organisations dont les membres partagent une ascendance (avérée dans le cas du lignage, mythique dans le cas du clan ou du groupe patronymique), des propriétés et intérêts économiques, des obligations rituelles relevant du culte des ancêtres ainsi que des règles d’admissions et d’obligations clairement codifiées, constituent des groupes de soutien mutuel dont les temples, en plus d’être des lieux de performances rituelles, sont aussi des lieux de conseil, de prise de décision, d’éducation et éventuellement de refuge temporaire pour leurs membres en voyage [13]. L’adossement de la famille nucléaire à une structure familio‑religieuse plus large, notamment en situation de migration ou de bouleversement social ou économique, relève donc en contexte chinois d’une conception ordinaire du religieux.

26 Concernant le second problème, l’idée que l’Église puisse se substituer aux proches parents de ses membres demeure difficilement envisageable. La plupart des affiliés, en dépit de situations variées pouvant impliquer une séparation géographique ou des conflits, entretiennent généralement des relations avec leurs parents directs et manifestent souvent dans les discours un attachement affectif et moral à ces derniers14. Les liens avec leurs parents indirects, qui auraient constitué en contexte traditionnel une famille communautaire, sont fragilisés, mais ne paraissent pas totalement défaits. Les mères, les grand‑mères et les tantes de certains s’impliquent activement dans les stratégies matrimoniales de leur progéniture et la corésidence temporaire entre couples actifs et parents âgés n’est pas rare. Les oncles, les cousins et les cousines, surtout ainés, occupent dans plusieurs récits de conversion un rôle influent, manifestant une relation affective forte. En revanche, pour les individus que nous avons rencontrés, ces deux premiers niveaux de relations familiales ne semblent pas (ou plus) intégrés dans un quelconque tissu relationnel relatif à un groupe de parenté plus vaste, tel un clan, un lignage, ou un groupe patronymique.

27 Si les Églises occupent un rôle substitutif dans la structure familiale de leurs affiliés, c’est précisément à ce niveau qu’il nous faut l’observer. Les Églises de maison constituent en effet des structures patriarcales liant ensemble des individus, des couples et des ménages multi‑générationnels dans un ordre rituel et dans une lignée mythique commune, dont les ancêtres sont Dieu le Père – fréquemment appelé par ce titre – et  [14]Adam [15]. L’inclusion dans cette lignée n’exclut pas la possibilité de la juxtaposition d’autres références ethniques ou familiales (évoquant une origine géographique commune), mais prend le pas sur ces dernières et tend à les absorber au nom de l’universalisme chrétien.

28 Bien entendu, ces Églises ne constituent pas des répliques fidèles des groupes de parentés organisés ayant joué et jouant encore parfois en Chine un rôle socio‑économique important (Szonyi, 2016). Contrairement à ces derniers, le partage de propriétés et d’intérêts économiques ne revêt dans les Églises aucun caractère obligatoire. Il n’est pas rare de trouver des membres d’une même Église associés dans des projets économiques communs et le phénomène des boss christians (Cao, 2011) illustre l’entremêlement des dynamiques économiques et religieuses pouvant avoir lieu dans certains cas. Mais cette dimension économique demeure secondaire. Le partage des propriétés communes ou d’intérêts économiques communs, essentiel dans les organisations lignagères et claniques, se cantonne ici à la possibilité pour chaque membre d’une Église de bénéficier d’un accès généralement non restreint à la maison du maître, du gîte et du couvert, et d’un système d’entraide financière reposant sur les dons bénévoles de chacun. En outre, nous avons pu constater dans l’Église Hosanna que l’accès à l’entraide repose sur une obligation réciproque : un membre peu investi dans la vie de la communauté et dont il est manifeste qu’il ne s’efforce pas de vivre une vie de chrétien pourra se voir refuser l’entraide.

29 De plus, tandis que les organisations lignagères reposent sur des adhésions masculines, les femmes sont admises dans l’organisation et la vie rituelle des Églises ; elles en composent même souvent la part majoritaire. Par ailleurs, les pratiques rituelles au sein des églises, quoique présentant parfois des caractéristiques proprement chinoises, restent très éloignées des rituels pouvant être pratiqués dans les temples lignagers. Enfin, le partage d’une lignée commune relève d’une croyance mythique et non d’une ascendance avérée. Comme il est possible de considérer qu’un clan diffère en Chine d’un lignage précisément sur ce point là (Watson, 1982), il serait raisonnable de considérer que les Églises que nous avons observées constituent en quelque sorte des clans de substitution qui, sans reproduire à l’identique les formes historiques chinoises d’organisations patrilinéaires auxquelles le terme « clan »  peut faire allusion, agissent au même niveau de la structure familiale très élargie et tendent à y remplir des fonctions partiellement similaires : partage d’une lignée commune, performance de rituels sacrés, inscription de l’individu dans une structure d’autorité patriarcale et traditionnelle, soutien mutuel (parfois économique) aux membres d’une communauté et de sa jeunesse, fonction éducative.

Famille symbolique

30 Les individus affiliés aux Églises que nous avons observées, ne sont pas simplement intégrés de façon mécanique dans une organisation pensée à partir d’un modèle traditionnel familial. Au sein de ce clan de substitution, certains comportements familiaux que l’on pourrait qualifier de conservateurs sont réactivés et reproduits par les acteurs sous une forme symbolique. Chaque acteur s’y conforme à un rôle défini par son sexe, sa situation matrimoniale et son ancienneté à l’intérieur d’un espace social fonctionnant selon les normes d’une famille harmonieuse idéalisée.

31 Au sein de TO, les réunions religieuses, dont le but premier supposé est l’initiation à la doctrine et aux techniques de salut donnent lieu à une mise en scène de ces rôles familiaux : pendant que le pasteur distille l’enseignement sacré et nourrit les esprits, son épouse prépare ostensiblement le repas qui terminera immanquablement la réunion. Elle prend part aux sermons pour appuyer par un témoignage les dires de son époux, ou encore pour traiter de l’intendance du groupe (niveau des finances, prochaines activités prévues, etc.). Il lui arrive aussi de prodiguer des enseignements à destination exclusive des sœurs de l’organisation, qui constituent plus de la moitié de l’assistance. Ce couple propose pour les ouailles des modèles de masculinité et de féminité à suivre ; ceux d’un patriarche bienveillant et d’une mère et épouse dévouée. Ils forment à eux deux un idéal d’autorité. Le patriarche est secondé par des hommes dans les tâches sacerdotales tandis que son épouse est épaulée par des femmes dans la confection du repas. Cette même distinction du genre et de l’autorité se trouve exprimée dans d’autres Églises telles que l’Église locale par une distinction spatiale : les hommes et les femmes se tiennent séparés lors des réunions, et parfois même des repas, tandis que les anciens de la communauté occupent le premier rang. Une « maison des frères » et une « maison des sœurs » (dixiongzhijia ; jiemeizhijia) sont mises à disposition comme lieux de résidence des jeunes célibataires étudiants. Cette distinction symbolique se trouve dans d’autres communautés renforcée par le port d’un voile, d’une calotte ou d’un chapeau pour les femmes, au cours de tout ou partie des rituels.

32 L’importance de cette reproduction symbolique du genre et de la parenté dans l’espace religieux est attestée par le caractère conscient qu’elle peut prendre dans au moins une communauté que nous avons observée : l’Église locale. En effet, tandis qu’ils contestent l’idée selon laquelle la distribution de l’autorité au sein de la communauté répondrait à un modèle traditionnel octroyant « naturellement » aux hommes âgés, mariés et prospères la prééminence dans la communauté, les membres de cette dernière jugent ouvertement préférable d’avoir un couple d’âge mûr à leur tête, notamment parce qu’il est plus apte à prendre soin de ceux qui parmi eux sont encore jeunes et célibataires. Faute d’en avoir trouvé un dans une période de transition, l’une des communautés de l’Église locale que nous avons observée donna successivement la prééminence à un frère ainé, puis à un jeune couple parent d’un enfant, récemment installé dans la ville.

33 L’observation de l’espace sacré des organisations religieuses du type des Églises de maison nous en apprend davantage sur l’étendue de la symbolisation familiale dans la vie religieuse. Les rituels sacrés, les repas festifs et l’activité communautaire ont lieu dans la maison du patriarche, d’un membre de la communauté ou parfois dans des locaux plus spacieux loués à cet effet. Mais le bâti de ces lieux ne revêt aucune valeur religieuse intrinsèque et peut faire l’objet de relocalisations fréquentes. L’espace occupé ne revêt un caractère sacré que parce que les croyants l’investissent. Les objets cultuels sont réduits au plus simple : matériaux d’étude biblique, représentations religieuses mobiles – images du Christ, inscriptions liturgiques accrochées aux murs – ou plateau servant à la Sainte‑Cène. La tendance à une désacralisation des lieux de culte au profit d’une mise en avant de la communauté, traditionnellement observée dans les Églises protestantes mais non cantonnée à ces dernières (Willaime, 2007, p. 41) devient dans ce cas particulièrement marquée. La charge sacrée des rituels est alors reportée sur ses acteurs davantage que sur les lieux dans lesquels le rituel prend place. La religion réside alors principalement dans les liens qui unissent les acteurs lorsqu’ils accomplissent les rituels et interagissent, dans un cadre sacré ou chacun joue un rôle relevant d’une organisation familiale et se sent libre d’agir comme dans une famille.

De la famille symbolique à la parentèle réelle

34 Cette reproduction symbolique des rôles de genre et de parenté dans l’espace religieux produit aussi des effets plus généraux sur l’expérience sociale des acteurs. En reproduisant dans la sphère religieuse les normes traditionnelles, et en assignant à ces normes une valeur positive, le groupe religieux réactive les aspirations de ses membres à se comporter selon les prescriptions d’un modèle familial conservateur. Les acteurs que nous avons interrogés insistent sur le caractère à leurs yeux bénéfique de ce réinvestissement des rôles familiaux, au travers duquel il n’est pas rare qu’ils lisent l’intervention d’une force divine, spécifiquement en ce qui concerne les dimensions du genre, de la relation matrimoniale et de la parenté. Une convertie de l’Église locale évoque de manière claire la redéfinition de son genre ayant accompagné sa conversion. Elle qui « pensait et s’habillait comme un garçon » considère comme miraculeuse la découverte de sa féminité :

35

Après un mois de vie chrétienne, l’an dernier, j’ai passé trois mois seule. […] Il s’est passé une chose étrange, […] j’avais acheté un petit sac et dans mon petit sac, je mettais toujours la Bible et ça m’attirait beaucoup. Quand j’avais le temps, j’ouvrais la Bible pour lire. Après quelques mots, quelques phrases, je me trouvais mieux et je ne sais pas pourquoi. […] Avant, j’étais désordonnée. […] Je n’utilisais pas de sac à main. Je n’aimais pas ça. Et s’il fallait porter des affaires, j’utilisais des sacs en plastique. Après je me suis mise à porter un sac à main. C’est bizarre. Je trouve ça très intéressant. […] Simplement en lisant les parcours de Jésus, les histoires… rien à voir avec la vie personnelle d’une fille. Mais avant je m’habillais comme un garçon, en jean, avec des couleurs grises. Mais maintenant, c’est l’inverse. Je porte de plus en plus des jupes, des bottes, je commence à me maquiller, à marcher comme une fille. Avant j’étais vraiment comme un garçon.

36 Il est frappant de constater que son réinvestissement des pratiques ménagères et vestimentaires réputées féminines ou marquant en tout cas les attributs d’une bonne épouse‑intendante selon les canons conservateurs est vécu comme une chose étrange et significative : à la suite de cette transformation, elle abandonnera ses études littéraires pour intégrer une école de stylisme. Une autre croyante considère comme une étape importante de sa conversion le jour où elle s’est sentie poussée, à sa propre surprise, à « rendre témoigne » devant la communauté de son désir de se marier et d’avoir des enfants, alors qu’elle ne nourrissait plus depuis son adolescence ce genre d’ambitions. Elle identifie dans le retour soudain de ce désir à la fois une réorientation radicale de sa trajectoire de vie et une intervention du Saint‑Esprit. Elle rencontrera et épousera quelques temps plus tard un homme après avoir posé comme condition à leur union la conversion de ce dernier. Elle deviendra par la suite mère au foyer.

37 Plus généralement, le réinvestissement des rôles relatifs au système familial conservateur proposé par l’Église est directement encouragé par le travail d’éducation morale auquel se livrent les membres du groupe, par le biais des sermons, des lectures et du conseil individualisé. Abraham résume ainsi son enseignement : « tout ce qu’on enseigne est dans la Bible. Spécialement à propos du mariage. Le mari doit aimer sa femme et la femme doit se soumettre au mari. Et on travaille dur pour ça ». Ce « travail » se réalise d’abord dans l’organisation religieuse qui se mue en espace d’entraînement au développement de relations familiales harmonieuses. Il s’agit de parvenir à être un bon père, un bon époux, une bonne épouse, un fils respectueux de ses parents, et par extension, un bon voisin ou un bon collègue. En faisant comme si le groupe était une famille, les acteurs peuvent pratiquer des attitudes et cultiver des sentiments d’attachement et de respect réciproques conformes à un certain idéal familial. Les membres du couple pastoral jouent le rôle de parents attentionnés et sages, gardiens de la vérité et de la morale. Les membres du groupe apprennent à être des fils et des filles serviables et soumis à l’autorité bienveillante du père. Pour y parvenir, des cours de relations conjugales ou familiales sont organisés, tandis que le patriarche et son épouse prodiguent des conseils adressés au collectif, ou bien personnalisés. L’un d’entre eux relate à ce sujet le cas suivant :

38

On a aussi un membre homosexuel. Il était très effrayé que les gens découvrent ça. Mais finalement il s’est ouvert et il s’est exprimé à propos de ses luttes et de sa volonté d’être dans un groupe chrétien. On a fait preuve d’acceptation et d’amour. Parce que cette personne est chrétienne on essaie de lui enseigner à l’aide de la Bible que l’homosexualité c’est mal et il a pris l’engagement de vivre une vie sainte, dans le groupe. C’est dur. C’est une expérience nouvelle pour nous. Mais je pense que ce qu’on a fait, c’est lui enseigner que c’est mal. Et on a prié avec lui. Et on lui dit que même si c’est mauvais et que c’est un pêché, on l’accepte toujours. Donc je pense que c’est la base. On lui enseigne qu’on doit l’aimer. Mais c’est difficile pour lui de changer. Et on se rend compte qu’on pense vraiment différemment. Par exemple, son fantasme c’est de se marier, en tant que femme. Et c’est toujours son fantasme. Il a toujours des problèmes avec, d’un côté, sa raison et, de l’autre, ses sentiments. Mais il a pris l’engagement de vivre selon la Bible. On sait que c’est toujours une lutte en cours.

39 Tout se passe comme si l’organisation reposait sur une croyance fondamentale selon laquelle les problèmes personnels trouvent des solutions dans la préservation de relations conjugales et familiales harmonieuses :

40

À travers le groupe, ils apprennent à connaître le Seigneur. Et aussi à travers le groupe, leur vie est touchée. […] Par exemple, on a un couple qui s’est marié en mai. L’épouse, lorsqu’elle s’est jointe au groupe, elle n’était pas chrétienne. Et une fois nous avons abordé le sujet du mariage. Et elle disait qu’elle acceptait l’idée d’avoir un mari infidèle parce que c’est quelque chose d’habituel en Chine. Et que ça ne pose pas de problème d’avoir un mari infidèle, tant qu’il rentre à la maison. Mais on ne peut pas tolérer ça parce que ce n’est pas juste. Et donc on lui a enseigné ce qu’un mariage chrétien devrait être : pas de maîtresse. On lui a dit qu’on doit s’honorer et se respecter les uns les autres. Et son mari, il s’était joint au groupe il y a deux ans. Avant ça, il était très frustré par son travail, il fumait beaucoup de drogue et plusieurs fois il a pensé à sauter par la fenêtre. Mais quand il a rencontré notre groupe, il s’est débarrassé de son addiction et il est devenu chrétien. Ils se sont rencontrés l’année dernière, ils se sont mariés en mai, et après leur mariage, ils ont décidés de se faire baptiser. Donc c’est comme ça qu’on change la vie des gens. Leur vie devient meilleure. Beaucoup de gens dans notre groupe nous appellent « papa et maman », parce qu’ils viennent ici tous seuls. Donc ce qu’on fait, c’est qu’on leur offre une famille et on leur donne un peu d’instruction sur ce qui leur arrive dans leur vie.

41 L’Église propose à ses membres de surmonter leurs difficultés par une moralisation « chrétienne » de leurs comportements, censée faire d’eux de bon époux et épouses [16], mais aussi de bons enfants17, comme en atteste le récit suivant :

42

On a aussi un frère qui vient d’une famille très riche. Mais il haïssait sa famille au point qu’il voulait les tuer. Il disait que la seule raison pour laquelle il n’avait pas tué certains membres de sa famille, c’est parce qu’il n’avait pas encore trouvé le moyen de le faire et de ne pas se faire pincer. Donc il était vraiment plein de haine et de désir de revanche. Mais après un certain temps, il a changé. Et la dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit qu’il était prêt à rejoindre son père et l’aider dans sa carrière, parce que comme sa vie avait changé dans le groupe, il voulait voir la vie de son père changer pour devenir meilleure.

43 La promotion d’un modèle familial se traduit aussi par une revalorisation du projet religieux par rapport au projet professionnel, à rebours d’un discours faisant de la prospérité économique individuelle un impératif conditionnant l’avenir du pays, l’avenir des parents, et le degré d’accomplissement personnel. Or, la mise au premier plan du projet religieux se traduit concrètement par une valorisation de l’engagement dans l’Église ainsi que dans les familles : prêcher l’évangile est aussi important que trouver un conjoint, se reproduire et se mettre au service de ses parents. Ce changement de stratégie peut prendre des formes variées : abandon ou remise à plus tard de la carrière en cours, consécration de son temps aux enfants et à l’Église, ou encore fusion des objectifs professionnels et des objectifs religieux. C’est ainsi qu’une femme que nous avons interrogée, célibataire et occupant un poste de manager dans une multi­nationale au moment de sa conversion était un an plus tard sur le point d’épouser un autre converti travaillant dans une entreprise chrétienne et prévoyait pour sa part de monter une entreprise d’organisation de mariages chrétiens. [17]

Vers un néo‑patriarcat conservateur patriglobal

44 L’idéal familial dans lequel s’inscrivent les acteurs par leur participation religieuse et qu’ils visent à reproduire dans leurs relations familiales concrètes est à la fois parent d’une tradition chrétienne et d’une tradition chinoise elle‑même multiple. Il est de ce fait à la fois conservateur et hybride.

45 L’organisation familiale traditionnelle chinoise a volé en éclats au cours du xx e siècle, dans le sillage du premier code civil républicain de 1910 et du Mouvement de la nouvelle culture (1915‑1925), avec la promulgation de la nouvelle loi relative à la famille en 1931 par les nationalistes, puis avec l’instauration de la loi sur le mariage de 1950, après l’arrivée au pouvoir des communistes (Angeloff, 2010 ; Bergère, 2000 ; Diamant, 2000 ; Glosser, 2003). Le programme révolutionnaire de collectivisation et de destitution des formes traditionnelles d’autorité incluait en effet une refonte du modèle familial traditionnel, patriarcal et confucianiste. Toutes les pratiques matrimoniales dont l’objet était de contrôler et assurer la transmission et la conservation du patrimoine dans des lignées d’autorité locales (mariages arrangés, concubinage, etc.) étaient abolies. Le mariage devenait alors une affaire individuelle, et d’autres motifs que les intérêts de la famille élargie, au premier rang desquels le sentiment amoureux, pouvaient dès lors présider au choix d’un conjoint. Logiquement, les modalités de divorce étaient facilitées. De telles réformes allaient déstabiliser le système familial clanique, patrilinéaire et patrilocal, puisque le couple constitué de deux personnes mutuellement élues devenait le modèle officiel contribuant à diffuser l’individualisme amoureux et familial. [18]

46 De plus, l’accroissement de la participation des femmes à la vie économique, entamé dès les années 1920 et soutenu par l’idéologie égalitariste communiste contribuait aussi à dessiner de nouvelles trajectoires sociales incompatibles avec les modèles patriarcaux anciens. On peut aussi mettre au compte de la lutte contre l’autorité patriarcale locale la politique du hukou, sorte de « passeport intérieur » définissant les possibilités de travailler et de voyager des individus en fonction de leur lieu de naissance, ce dernier étant déterminé dans ce cas selon une logique matrilocale contraire à l’usage traditionnel (Angeloff, 2010). Dès 1973, le gouvernement conduit une propagande promouvant les mariages tardifs, ainsi que l’espacement et la réduction des naissances (Angeloff, 2010 ; Bergère, 2000), achevant ainsi de bouleverser l’organisation familiale traditionnelle. L’accroissement subséquent de la mobilité économique engendrée par le développement industriel, puis accélérée par l’ouverture des marchés parachevait après les années 1980 la disjonction des individus du substrat familial coutumier.

47 Dans ces conditions, l’organisation familiale dans la population de Chine urbaine a subi d’importantes modifications au cours du dernier siècle. Toutefois, des conceptions patriarcales traditionnelles continuent de cohabiter avec une idéologie d’indifférenciation égalitariste des rôles de genre. Le modèle familial que cherchent à reproduire les nouveaux convertis correspond alors à une vision à la croisée de la famille communautaire traditionnelle, de la famille nucléaire communiste révolutionnaire et de la famille sacralisée chrétienne. En phase avec la propagation de valeurs individualistes, le mariage et la famille sont perçus comme une affaire d’amour et de choix personnel : l’attention des acteurs est en premier lieu portée vers la constitution de familles nucléaires. Il s’agit de trouver le ou la bonne personne, sur la base d’un critère moral et affinitaire plus que sur un critère patrimonial. Les mariages entre chrétiens constituent donc dans certain cas des mésalliances d’un point de vue traditionnel, parce qu’ils ne privilégient pas les stratégies matrimoniales de conservation ou d’accumulation du patrimoine matériel, privilégiant la constitution d’un « capital religieux ». Mais la quête du conjoint, si elle s’autonomise des attentes parentales traditionnelles, semble aussi se réaliser dans le renouement avec au moins trois éléments relatifs au modèle conservateur. Premièrement, l’objectif ultime de l’édification d’une relation de couple est manifestement d’avoir une progéniture multiple, au contraire de la tendance insufflée par la politique de régulation des naissances18. Deuxièmement, les affiliés sont attentifs à renouer les liens avec les membres de leur parenté réelle, en cherchant à convertir leurs proches parents, où en renouvelant la relation avec ces derniers. Troisièmement, les acteurs exaltent les rôles familiaux traditionnels assignés à leur sexe.

48 Entre aspirations traditionnelles et modernes, la doctrine chrétienne telle qu’elle est saisie par les acteurs, permet en quelque sorte d’établir un pont, parce qu’elle renforce la disposition à faire de l’expérience amoureuse une affaire de famille tout en faisant de l’amour – c’est à dire d’une connivence émotionnelle – le fondement même de l’organisation familiale. Cette posture offre la possibilité de nombreux arrangements (Macé, 2015). Elle autorise en outre une révision partielle du statut coutumier de la femme et de l’homme, ainsi qu’une marge de manœuvre vis‑à‑vis de la mise en conformité avec les modèles traditionnels du père et de la mère. Chasteté, fidélité, soumission à l’autorité masculine sont à la fois promues et assouplies : l’âge du mariage n’a plus d’importance, le haut niveau socio‑professionnel d’une femme n’est plus considéré comme un handicap, le mari est loin d’être un pur dépositaire de l’autorité chargé de la santé économique de son foyer. Celui‑ci est en effet incité à être un bon père et un bon époux, ouvrant une possibilité de relativiser l’importance de la réussite économique, qui n’est alors plus le seul critère d’évaluation de la réussite masculine.

49 L’inclusion dans un clan de substitution permet aussi de révolutionner le principe patrilocal propre au modèle traditionnel : où qu’ils se situent, les affiliés, toujours contraints à plus de mobilité professionnelle et géographique, peuvent s’impliquer activement dans une structure familiale élargie, symboliquement reliée à toutes les autres. Il semble donc au croyant de Shanghai qu’il est toujours dans sa famille et qu’il remplit toujours ses devoirs familiaux lorsqu’il s’implique dans une Église à Bordeaux, New York ou Hong Kong. Au travers de ce mouvement de déterritorialisation‑reterritorialisation à souhait, le système familio‑religieux des acteurs devient alors patriglobal.

50 De plus, la tolérance manifestée par le Christ biblique envers des femmes et des hommes aux conditions, parcours et activités différentes justifie au sein des Églises la tolérance envers ceux et celles du groupe dont le parcours est atypique du point de vue des normes traditionnelles. Selon la doctrine chrétienne en vigueur au sein des organisations, le Christ sauve parce qu’il permet à ceux qui le reconnaissent et s’efforcent de le suivre d’être pardonnés et acceptés malgré leurs imperfections. Par un parallèle qui s’établit entre l’autorité traditionnelle et l’autorité divine, le Christ permet à ceux qui réactivent symboliquement les normes traditionnelles dans l’espace sacré et rituel de bénéficier de la reconnaissance sociale par le groupe, même si leurs parcours comportent des écarts à cette norme. [19]

51 Enfin, de même que le système religieux chinois offre des possibilités de contourner les obligations familiales par l’engagement dans une carrière monacale, la pratique chrétienne, au sein des Églises que nous avons observées, offre des possibilités de carrières alternatives. L’entreprise missionnaire permet à certains d’investir pleinement l’espace et les rôles familiaux symboliques, compensant alors l’absence de création de foyer, repoussant indéfiniment la conformation concrète au modèle familial.

52 Il ressort donc de nos observations que la « libération » ressentie et exprimée par les acteurs chinois entrant en religion chrétienne (Yang, 2005) tient à cette possibilité d’adhérer à un ordre moral clair et prescriptif, tout en ne faisant pas disparaître l’individu, ses choix, ses préférences et ses spécificités derrière ce dernier. Conformément à une dynamique observée en son temps par Maurice Halbwachs (1994 [1925]), les chrétiens travaillent à maintenir par le véhicule de l’Église un idéal familial quasi‑dogmatique sacralisé et conservateur, mais actualisé et adapté aux conditions et aspirations d’acteurs contemporains.

Conclusion : la famille religieuse ou la sortie de la sortie de la religion

53 Les Églises que nous avons observées et étudiées se distinguent des familles communautaires historiques, souvent insérées dans des clans, des lignages ou des groupes patronymiques, au sein desquelles les liens du sang et les alliances matrimoniales sont scellés par des croyances, des rituels et des ancêtres communs qui régulent et consolident les relations familiales et plus largement la vie sociale et économique. Elles se distinguent aussi des organisations s’apparentant à des familles religieuses au sein desquelles il n’est plus question de lien de sang et d’alliances matrimoniales, mais de transmission de savoirs, de croyances et de techniques de salut visant au développement des disciples, dans le cadre d’une organisation pensée à partir du modèle familial19. Elles se distinguent enfin des Églises chrétienne traditionnelle qui font interagir sans les confondre la bureaucratie religieuse, au sein de laquelle le lien social imite la relation familiale, et l’institution familiale qui est enjointe de participer à la reproduction du religieux.

54 Elles réalisent d’une autre façon une relation entre famille et religion dont la spécificité tient à ce qu’elle tend à indifférencier système familial concret et organisation religieuse, en contribuant, d’une part, à transformer au fil du temps les liens familiaux symboliques unissant les membres de l’organisation en liens familiaux concrets et en contribuant, d’autre part, à intégrer dans l’organisation religieuse les relations familiales préexistantes. En effet, la majeure partie des croyants qui se joignent aux Églises n’entretiennent pas nécessairement entre eux de liens du sang ou de liens matrimoniaux – tout au moins initialement. Mais leur approbation et leur engouement pour cette matrice familiale les conduit à vouloir en reproduire les formes pour eux‑mêmes. Ils y parviennent en mettant en place des stratégies matrimoniales favorisant l’homogamie religieuse ainsi qu’en proposant à leurs proches (parents, cousins, conjoints) de devenir chrétiens [20]. Par la succession des générations ainsi que par l’absorption des lignées préexistantes de ses acteurs, le clan de substitution a le potentiel de devenir une lignée réelle, grâce à la croyance créationniste en une humanité entièrement issue d’Adam et Ève. Ce travail est notamment manifeste chez les mormons dont le travail généalogique en vue de baptiser les morts contribue directement à cette absorption (Vendassi, 2014).

55 La matrice familiale de l’organisation religieuse n’est pas alors le simple support d’un enseignement ou d’une pratique spirituelle quelconques, elle est l’enseignement‑même qui tend à être transmis et perpétué. Le développement personnel devient intimement lié à la reproduction de cette matrice familiale et ceci constitue le point de consensus sur lequel convergent l’organisation religieuse et les affiliés au moment de leur rencontre. L’expérience que vit l’acteur dans l’organisation religieuse devient la base pour reproduire ou reconstruire sa propre famille. [21]

56 Cette analyse ne saurait néanmoins être complète sans que l’on y ajoute deux remarques importantes, en raison du caractère émergent des phénomènes dont nous parlons et qui demeurent trop récents pour que l’on en mesure pleinement la portée. Premièrement, l’indifférenciation du familial et du religieux au sein des « Églises de maison » étudiées est un phénomène inabouti et dont il y a fort à parier qu’il restera comme tel à moins que le taux de fidélité religieuse des convertis n’avoisine les 100 % sur une durée de plusieurs générations. La désaffiliation d’un nombre non‑négligeable de convertis, ou l’abandon de la religion par une partie de leur descendance limitera forcément la portée du processus. Deuxièmement, en dépit de son caractère inachevé, le phénomène montre aussi des signes d’une certaine durabilité et d’un ancrage déjà fort dans une tradition christiano‑chinoise que la sécularisation conduite avec force – et excès – par le gouvernement communiste n’est pas parvenue à faire disparaître. Ceci signifie donc concrètement qu’à côté d’une sortie de la religion indéniable au niveau macro‑social, se redéveloppent des microsystèmes sociaux au sein desquels le religieux, en plus d’être « consommé » comme une denrée culturelle, se remet aussi à fonder des systèmes de relations sociales fondamentaux et durables. Si l’on admet l’idée selon laquelle le christianisme pourrait encore gagner du terrain en Chine au cours des cinquante prochaines années, rien n’empêche d’imaginer que ces communautés chrétiennes pour le moment porteuses de projets utopiques pourraient devenir porteuses de projets de société de plus grande ampleur, alternatifs au projet dominant21.

Notes

  • [1]
    Il est difficile de produire des données fiables et complètes pour des raisons techniques liées à l’étendue de la population et du territoire, pour des raisons liées aux tensions politico‑religieuses actuelles et pour des raisons culturelles liées à la difficile superposition des affiliations, croyances et pratiques ainsi qu’à la porosité des frontières entre les traditions religieuses, voir Benoît Vermander (2009).
  • [2]
    Les synthèses de Katharina Wenzel‑Teuber (2012, 2013), d’où nous tirons les estimations présentes donnent une bonne idée de la difficulté à rendre compte quantitativement de la complexité du paysage religieux chinois.
  • [3]
    La fondation CHINAaid fait régulièrement état des droits de l’homme en Chine : http://www.chinaaid.org. Dans le domaine religieux, la dernière vague répressive « retentissante » concerne ainsi une campagne de destruction des croix dans la province du Zhejiang, toujours en cours, et dont il est à ce jour difficile de saisir toute les logiques sous‑jacentes.



  • [4]
    En anglais, House churches, en Chinois, jiating juhui.
  • [5]
    C’est aussi le cas dans les sociétés traditionnelles, communautaires et non‑pluralistes, ou dans certains mouvements religieux utopiques, sectaires
    ou monacaux, prenant en charge la totalité de la vie sociale de ses adeptes et concurrençant parfois directement les modèles familiaux dominants.
  • [6]
    Ce point précis ne se présentait pas de façon aussi évidente dans les Églises de l’association patriotique. Mais la porosité des frontières entre Églises de maison et Églises patriotiques se traduisait souvent par un recours complémentaire aux ressources des deux types d’organisation.
  • [7]
    Le sigle désignant cette Église de maison (et que nous avons ici modifié) fait à la fois référence à Jésus‑Christ et à l’idée de justice morale.
  • [8]
    Au delà de cinquante participants, le caractère de rassemblement à des fins d’activité religieuse devient visible et le risque de répression est plus important en l’absence de déclaration auprès des autorités.
  • [9]
    Il arrive d’ailleurs que les maîtres soient aussi des femmes dans les Églises de maisons, sans que cela ne menace l’ordre patriarcal sous‑jacent (Vendassi, 2016).
  • [10]
    Notons par ailleurs qu’à un autre niveau, le terme chinois jia, désignant originellement la maison et la famille qu’elle abrite, évoque aussi par métaphore les écoles philosophiques chinoises, unissant dans un triptyque conceptuel famille,
    éducation et spiritualité. Le lien entre famille et spiritualité se retrouve d’ailleurs aussi en français dans le terme foyer, évoquant la maison, ceux qui l’habitent et le feu qui se trouve en son centre et dont la flamme était la première des divinités à laquelle l’homme antique rendait son culte (Fustel de Coulanges, 1996).
  • [11]
    Nous sommes bien ici dans le cadre d’une pratique religieuse chrétienne et non d’une pratique religieuse relevant de la religion chinoise.
  • [12]
    Un seul acteur a réfuté l’assimilation de son organisation religieuse à une famille, pour réaffirmer l’importance de l’église en tant que soutien de sa famille réelle.
  • [13]
    Nous ne livrons ici qu’une description sommaire de ce que sont ces organisations. Pour une discussion approfondie sur le fonctionnement des lignages voir James L. Watson (1982), Michael Szonyi (2016). Pour un approfondissement des fonctions dévolues aux temples, voir Vincent Goossaert (2000).
  • [14]
    En outre, le fait que le principe de réciprocité (bao), et celui de piété filiale (xiao) occupe toujours une place centrale dans le système moral et dans l’ordre familial en Chine est attesté en d’autres contextes (Oxfeld, 2016).
  • [15]
    L’affirmation « nous ne descendons pas du singe » revêtait pour certains croyants une importance particulière dans leur processus de conversion.
  • [16]
    Quinze personnes interrogées ont épousé un conjoint chrétien suite à leur affiliation. Trois autres déclaraient avoir connu une amélioration des relations conjugales suite à l’affiliation. Vingt autres personnes manifestaient avoir renoué avec le projet de se marier suite à l’affiliation. Un cas de divorce d’une union préexistante à l’affiliation a été enregistré. Il a été suivi d’un remariage des deux ex‑conjoints.
  • [17]
    Seize entretiens faisaient mention d’une réconciliation ou d’une amélioration des relations entre parents et enfants suite à l’affiliation.
  • [18]
    Notons que notre enquête a eu lieu avant la généralisation de l’autorisation pour tous les couples d’avoir deux enfants, survenue en 2015. L’attachement à l’idée d’avoir une progéniture multiple prenait trois formes. Premièrement, un discours positif porté sur l’assimilation des cousins et cousines à des frères
    et des sœurs quand les interviewés n’avaient pas de fratrie. Deuxièmement, un regret de ne pouvoir envisager d’avoir plusieurs enfants. Troisièmement, un motif central des projets d’émigration de certains couples, ou la réalisation d’une progéniture multiple pendant les périodes d’émigration effective.
  • [19]
    Si l’on en croit Emmanuel Todd (1983), on pourrait aussi considérer, selon le même principe, que le succès de l’organisation politique communiste
    trouvait aussi son fondement dans l’organisation familiale géographiquement dominante en Chine au cours de l’histoire.
  • [20]
    Le cas s’est présenté sept fois lors de notre étude.
  • [21]
    En complément des analyses présentées dans l’article, nous avons souhaité mettre à la disposition des lecteurs un certain nombre de documents
    supplémentaires qui ne pouvaient pas être intégrés ou joints à la version imprimée : annexe 1, familles religieuses : variations (https://sociologie.revues.org/2802) ; annexe 2, extraits d’observations https://sociologie.revues.org/2801 ; annexe 3, extraits de l’entretien avec JF, femme, la cinquantaine passée, dirigeante de l’Église Hosanna (https://sociologie.revues.org/2803).
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Cet article interroge la dimension familiale de la pratique religieuse à partir d’une enquête conduite au sein d’Églises chrétiennes de Chine entre 2009 et 2014. L’enquête visait à étudier les processus de conversion au sein de ces Églises à partir d’un matériau constitué de 69 entretiens semi‑directifs et de nombreuses sessions d’observation de la vie religieuse en leur sein. L’enquête révèle la centralité de la référence à la famille, dans les discours autant que dans les pratiques des acteurs interrogés et observés. Une telle référence n’est pas une nouveauté, mais mérite néanmoins d’être analysée en profondeur. L’analyse ici conduite met au jour un processus progressif de constitution d’une « famille religieuse », particulièrement visible dans les « Églises de maison ». Cette construction se fait à trois niveaux : les Églises fonctionnent comme des organisations claniques de substitution ; elles proposent des espaces de reproduction symbolique d’un ordre familial conservateur et idéalisé ; elles fournissent aussi des cadres interactionnels pour reproduire des structures familiales conformes aux modèles religieux. Ces résultats mettent en lumière le fait que, tandis que les conceptions et pratiques de la parenté, de l’alliance, de la sexualité et du genre s’émancipent progressivement des modèles religieux traditionnels au sein des sociétés sécularisées et marquées par la sortie de la religion, certains individus au sein de ces mêmes sociétés, qui plus est des « convertis » socialisés dans un contexte sécularisé, travaillent à reconstruire leurs relations sociales et familiales sur un fondement sacral religieusement ancré, réinscrivant leurs carrières sociales dans un cadre normatif et communautaire de nature religieuse.

Mots-clés

  • religion
  • christianisme
  • Église de maison
  • Chine
  • famille
  • post‑sécularisation
  • sortie de la religion

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Pierre Vendassi
Docteur en sociologie, chercheur associé au Centre Émile Durkheim, université de Bordeaux Centre Émile Durkheim, université de Bordeaux, 3 ter place de la Victoire, 33076 Bordeaux cedex, France
pierrevendassi@yahoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/12/2016
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