CAIRN.INFO : Matières à réflexion
On voit en passant que certains discours d’allure très critique manquent l’essentiel, sans doute, dans le cas particulier parce que les intellectuels ne sont pas très « sensibles » à la forme du capital social qui s’accumule et circule dans les soirées mondaines et qu’ils sont portés à ricaner, avec un mélange de fascination et de ressentiment, plutôt qu’à analyser (Pierre Bourdieu, 2002 [1980], p. 56).

1 Le capital social est, selon Pierre Bourdieu, une des « espèces fondamentales de capital » (Bourdieu & Wacquant, 1992, p. 74). Mais, contrairement aux autres, cette notion a plusieurs significations. Elle renvoie à celles de relations sociales, au sens ordinaire de l’expression (« capital relationnel ») ; elle désigne les profits qu’engendre l’appartenance à un groupe. Le rendement s’accroît d’autant plus que la valeur des espèces de capital collectivement investies s’élève et que le groupe ainsi constitué est homogène et intégré comme c’est le cas en France des familles de la haute bourgeoisie et des grands corps de l’État. Enfin, le capital social pourrait bien être l’espèce propre de capital de ce que P. Bourdieu appelle, dès la fin des années 1960, le « champ du pouvoir », dont il retrace la genèse dans la seconde moitié des années 1980, en relation avec celle de l’État. Cette expression nomme l’espace de relations objectives entre agents sociaux qui occupent les positions dominantes dans les champs d’une société différenciée. Si P. Bourdieu ne les rapproche pas directement ni explicitement, les deux notions sont cependant élaborées pratiquement et théoriquement l’une par rapport à l’autre et sont inséparables pour comprendre la formation d’une noblesse d’État et les transformations de la structure de la classe dominante en France dans la seconde moitié du xx e siècle.

2 L’usage qu’en fait, le plus souvent, P. Bourdieu et qui en constitue l’originalité, est celle qui détermine ce que l’appartenance à un groupe rapporte aux membres qui s’y investissent et que le groupe investit, sachant que chacun d’entre eux est caractérisé par la détention propre d’autres espèces de capital (économique, culturel, symbolique), de leur poids respectif et de leur combinaison. À la différence de la notion de « multipositionnalité » telle qu’elle est utilisée par Luc Boltanski dans son étude sur le corps professoral de Sciences-Po (Boltanski, 1973 ; Bourdieu & Boltanski, 1976, pp. 66-69), variable individuelle indiquant l’ensemble des positions occupées par un agent dans un espace social différencié, celle qu’élabore P. Bourdieu au même moment désigne une variable collective, l’intérêt de son emploi étant qu’elle tend à réintroduire de manière opératoire des variables non individuelles à l’échelle individuelle, échelle à partir de laquelle les phénomènes sociaux sont généralement appréhendés et statistiquement mesurés.

3 La notion de capital social a été forgée, rappelle P. Bourdieu, lors de ses travaux sur les fractions des classes dominantes, pour comprendre les formes spécifiques que prennent les stratégies de reproduction dans ces dernières, ces stratégies ne se limitant pas à celles qui visent explicitement la transmission des espèces de capital et de leur structure (stratégies éducatives, matrimoniales et successorales – Bourdieu, 1994). Elles s’accompagnent de modes de sociabilité qui participent nécessairement à la définition des conditions d’accès aux positions occupées par les membres de ces fractions de classes et qu’il est convenu d’appeler les « relations » (Bourdieu, 2016).

4 « Le capital social, précise à son propos P. Bourdieu dans une brève présentation publiée en janvier 1980 dans un numéro spécial de sa revue consacrée à cette notion où ne figurent que des articles sur les familles aristocratiques ou les grandes familles, est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi mis par des liaisons permanentes et utiles ». Et d’ajouter, « ces liaisons sont irréductibles aux relations objectives de proximité dans l’espace physique (géographique) ou même dans l’espace économique et social parce qu’elles sont fondées sur des échanges inséparablement matériels et symboliques dont l’instauration et la perpétuation supposent la reconnaissance de cette proximité » (Bourdieu, 1980a, p. 2 – c’est P. Bourdieu qui souligne).

5 Mais des liaisons entre qui ? On le sait, les membres des classes dominantes passent une part importante de leur temps à entretenir – directement ou indirectement – des relations au point que la distinction entre celles qui relèvent des activités « professionnelles » et celles qui se rapportent aux parents et aux « amis » (quand elles ne s’y réduisent pas totalement) n’a guère de sens et ceci quels que soient le moment et l’occasion (des « petits-déjeuners » aux « déjeuners », des « tea-parties » aux « dîners » en passant par les cocktails, les réunions mondaines de toutes sortes, galas, vernissages, inaugurations, « premières »… et autres cérémonies quasiment conçues, quand elles n’en sont pas, sur le modèle des fêtes de « famille » ou des réceptions amicales et inversement), ou encore quel que soit le lieu (cercles, clubs, instituts, théâtres, restaurants, villégiatures…) qui définissent autant « d’entre soi » (« entre amis ») et contribuent à constituer les classes dominantes en tant que telles, sans parler de leur concentration résidentielle dans certains quartiers de Paris (les « beaux quartiers ») et communes de la région parisienne (« banlieue Ouest ») ou lieux de vacances et de week-end associant ainsi ses membres de manière quasi permanente (voir Bourdieu, 1979, pp. 271-287). Ce qui n’est pas sans effet, comme le précisait P. Bourdieu dans un de ses séminaires à l’École pratique des hautes études (EPHE) : « résider à “Paris” (par opposition à la province) en provoque deux qui se cumulent dans les classes supérieures : un effet de concentration de capital économique et culturel et donc une élévation des chances objectives de consommation, ces chances objectives appelant des propensions à consommer plus fortes ; un effet de club, de concentration de capital social, qui se traduit par le sentiment de se sentir d’une espèce supérieure et dominante [1] » (Bourdieu, 2016).

6 Ce sont autant de moyens de « concentration de capital social » et d’instruments par lesquels les membres de ces classes se connaissent et se reconnaissent, assurant l’homogénéité sociale et intensifiant l’intégration pérenne de la classe notamment par le rassemblement et la personnalisation des relations, sorte de mobilisation à peine masquée sous les dehors de « mondanités » et d’« invitations », des intérêts de classe à l’état plus ou moins virtuel mais continu (Bourdieu & de Saint Martin, 1978)2. Aussi ce qu’on appelle « sociabilité » désigne l’ensemble des investissements dans des échanges par lesquels la reconnaissance mutuelle est sans fin affirmée et réaffirmée, transformant des relations circonstancielles en relations sinon permanentes au-moins durables. La sociabilité est donc une des formes du capital social : « “l’alchimie de l’échange” (de paroles, de dons, de femmes, etc.) […] transforme les choses échangées en signes de reconnaissance mutuelle et la reconnaissance de l’appartenance au groupe qu’elle implique, produit le groupe et détermine du même coup, c’est-à-dire les limites au-delà desquelles l’échange constitutif, commerce, commensalité, mariage ne peut avoir lieu » (Bourdieu, 1980a, p. 2).

7 Surtout, et P. Bourdieu insiste toujours sur cette correspondance, les bénéfices tirés de cette espèce de capital dépendent non seulement de son volume (et des espèces de capital économique et culturel dont il est l’enjeu) mais aussi des dispositions de leur détenteur à l’entretenir, notamment sous forme de relations, ce qu’il appelle parfois « l’habitus mondain », ces dispositions étant d’autant plus et mieux intériorisées au point de paraître « naturelles » que le capital social est ancien et important, les deux étant liés (voir de Saint Martin, 1981). « Il fallait construire l’objet que j’appelle capital social, écrit P. Bourdieu, […] pour apercevoir que la vie mondaine est pour certaines personnes, dont le pouvoir et l’autorité sont fondés sur le capital social, l’activité principale. L’entreprise fondée sur le capital social doit assurer sa propre reproduction par une forme spécifique de travail (inaugurer des monuments, présider des œuvres de bienfaisance, etc.) qui suppose un métier donc un apprentissage et une dépense de temps et d’énergie » (Bourdieu, 2002 [1980], p. 57). Bref, la « vie mondaine » participe directement du « travail individuel et collectif de représentation destiné à faire exister le groupe en tant que groupe, à le produire en le faisant connaître et reconnaître » (Bourdieu, 1997, p. 286). [2]

8 C’est aussi, on l’oublie souvent, un mode de contrôle mutuel d’autant plus rigoureux et efficace qu’il ne se donne pas à voir immédiatement comme tel. Max Weber rapprochait ainsi l’organisation des clubs, telle qu’il l’avait observée aux États-Unis, à celle des sectes protestantes dont il fallait être membre pour acquérir considération et crédit (Weber, 2000 [1904-1905], pp. 305-342). Pierre Bourdieu, reprenant une métaphore économique pour caractériser le capital social, joue de la double acception de la notion (« système de relations » et « portefeuille de liaisons »). Il écrit par exemple : « le capital social est sans doute d’autant plus important que les liaisons sont plus nombreuses, plus “intéressantes” (c’est-à-dire donnant prise sur des institutions – e.g. conseil d’administration – ou des individus plus importants) et aussi, en beaucoup de cas, mieux cachés » (Bourdieu & de Saint Martin, 1978, p. 42, souligné par les auteurs). Le capital social est un capital possédé « par procuration » (Bourdieu, 1989, p. 418), ce qui implique une forte homogénéité du groupe, fondement de toutes les certitudes et de « la valeur fiduciaire qui constitue la notoriété », ce qu’on appelle habituellement la confiance (confiance mutuelle) (Bourdieu, 1980c, p. 237, n. 5, souligné par P. Bourdieu). « Ces effets [ceux du capital social], écrit P. Bourdieu, où la sociologie spontanée reconnaît volontiers l’action des “relations”, sont particulièrement visibles dans tous les cas où différents individus obtiennent un rendement très inégal (économique et culturel) à peu près équivalent selon le degré auquel ils peuvent mobiliser par procuration le capital d’un groupe (famille, anciens élèves d’école d’« élite », club sélect, noblesse, etc.) plus ou moins constitué comme tel, et plus ou moins pourvu de capital » (Bourdieu, 1980a, p. 2). Aussi le « monde », au sens de « relations mondaines », pourrait bien être ce qu’évoque Maurice Halbwachs lorsqu’il parle de « milieu social », « cette zone de relations personnelles où la société ne limite pas l’horizon parce qu’elle ne se préoccupe pas de la manière dont s’accomplit une fonction mais seulement de fortifier dans chacun de ses membres les sentiments de son rang social ou, encore, d’intensifier en elle, la vie collective » (Halbwachs, 1994 [1925], p. 268). On sait, en effet, que M. Halbwachs différenciait les classes sociales selon le degré auquel leurs membres participent à « la vie collective », les bourgeois ne se définissant pas seulement par leurs fonctions professionnelles, mais aussi par le fait qu’« ils entrent dans ce milieu que nous pouvons appeler le “monde” ou les milieux familiaux et mondains », c’est-à-dire, précise-t-il, « ces milieux où la vie s’élabore et se créé, ce qui n’est possible que si les hommes mettent en commun leurs préoccupations, que s’ils se retrouvent sur un terrain commun. C’est là, ajoute-t-il que se définissent les valeurs humaines et non spéciales » (Halbwachs, 2008, pp. 154-155).

Habitus mondain et relations sociales

9 Pierre Bourdieu parle à propos des sociétés où l’héritage consiste principalement en un patrimoine matériel, notamment en terres – il fait référence à ce sujet plus particulièrement aux sociétés traditionnelles – de stratégies méthodiques d’entretien, d’investissements de capital social, « c’est-à-dire de stratégies visant à entretenir les relations déjà établies […] : ce travail [qui] consiste en visites, en échanges de dons, de cadeaux, etc., est extrêmement important, précise-t-il, dans la mesure où il est ce à-travers quoi se perpétue le capital symbolique de la famille » (Bourdieu, 2012, p. 377). Comme exemple, on trouvera dans le livre de Mathieu Marraud, De la ville à l’État, une analyse des conditions économiques, culturelles, sociales qui ont permis aux membres de la bourgeoisie française du xvii e siècle et xviii e siècle de convertir une partie de leur capital économique en capital social, conversion dont les formes et les moyens de transmission ont été, principalement, les mariages et les successions. La transmission du patrimoine impliquait un mode autoritaire et patriarcal de gestion des membres de la famille qui, en cas de déviance ou de défaillance (notamment de mésalliance), mobilisaient les agents spécialisés dans la prise en charge des infortunes domestiques à portée successorale susceptibles d’advenir dans cette classe (notamment des juristes, médecins, membres du clergé, voire des représentants du roi), parce qu’elles mettaient en échec et donc en cause les intérêts de cette classe en ascension, en l’occurrence, les stratégies d’accumulation du capital social (Marraud, 2009). Plus les membres détiennent cette espèce de capital, plus ils tiennent aux institutions et aux cérémonies qui le valorisent car l’entretien de cette espèce de capital est un travail d’accumulation et de conversion (notamment de capital économique en capital symbolique et en capital social) qui exige du temps ; assurer des relations est un moyen d’avoir de la considération, sorte de consécration du capital social sous cette forme. Surtout, c’est un travail qui exige qu’on paie de sa personne et de sa présence, bref, qu’on peut difficilement déléguer. Les fêtes, les cortèges, les processions et « toutes les exhibitions de groupe sont comme les manifestations dans nos sociétés : ce sont des exhibitions de capital symbolique, c’est-à-dire de capital social accumulé par des années et des années d’entretiens, d’échanges, d’attentions, de sollicitude, etc., que l’on peut exhiber lorsque c’est nécessaire » (Bourdieu, 2012, p. 377).

10 Il n’est pas de transformations sociales sans changements des modes de sociabilité et donc, sans modifications des formes d’intégration, c’est-à-dire d’accumulation et d’entretien du capital social. Ainsi, dans Le Cercle dans la France bourgeoise, Maurice Agulhon décrit la « mutation de la sociabilité » entre 1810 et 1848 en la mettant en relation avec les changements qui ont affecté les pratiques économiques et culturelles. Avec l’emprise du mode de production capitaliste dans l’industrie et l’essor de l’éducation scolaire, notamment dans les villes, transformations qui sont au principe de l’apparition d’une bourgeoisie en ascension vers le pouvoir politique, le travail d’intégration et de reproduction de la classe se déplace du « salon » (aristocratique) au « cercle » (bourgeois) : « du côté du salon, résume M. Agulhon, tradition, lien familial, mixité, moralité, non politique ; du côté du cercle respectivement, innovation, lien extra familial, exclusivité masculine, moralité suspecte, risque de politique » (Agulhon, 1977, pp. 83-84) [3]. Ces transformations affectent tous les secteurs d’activités dont l’autonomie de fonctionnement tend à s’accroître, notamment les champs artistique et littéraire qui se constituent à cette époque, de sorte que l’habitus mondain peut devenir inapproprié voire contraire aux lois de ces univers qui se spécifient en se distinguant du « monde », fût-ce en n’en faisant que déformer ou inverser la logique (Glinoer & Laisney, 2013).

11 Ce travail d’accumulation, d’entretien et de conversion des espèces de capital, qu’on appelle les « mondanités » – le « monde, écrit p. Bourdieu (1980c, p. 241), est le lieu par excellence des jeux de bourse symbolique » –, et ce qui le rend possible (le capital culturel que P. Bourdieu dénomme parfois « mondain », sans parler du capital économique lui-même qui en est la base matérielle) n’est rien d’autre aujourd’hui que le « savoir-vivre » de la haute bourgeoisie. À bien des égards cet art de vivre se rapproche de celui de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie parisiennes de la seconde moitié du xix e siècle, à la différence près que l’art de vivre bourgeois doit composer, au-delà des apparences, avec la nécessité de travailler, les conditions matérielles et les fondements de la domination symbolique (le « mérite ») ayant changé depuis la fin de la Première Guerre mondiale à la suite des transformations des rapports de classes et des fractions de la classe dominante (l’oisiveté n’étant plus la valeur des valeurs) comme l’attestent la chute du rapport entre les revenus du capital et ceux du travail à partir de cette époque et la forte diminution du nombre de « rentiers » et la montée corrélative de ce que Thomas Piketty (2013, pp. 375-425) appelle les « classes moyennes patrimoniales ». Il reste que le modèle de cette morale de la vie en société reste celui du « grand monde parisien », mais comme atténué, en demi-teinte, les bases économiques et culturelles de la vie mondaine s’étant, pour une bonne part, effondrées dès les années 1920 [4]. Mais que ce soit dans les sociétés différenciées ou dans celles qui le sont moins, on n’achète pas des relations, on les « entretient ». Ainsi le capital social ne se réduit pas aux « relations » avec lesquelles il est souvent confondu, il consiste en ce qui est associé à ces relations, relations grâce auxquelles peut être tiré du crédit, celui du groupe dont on est membre.

12 Les relations « mondaines » sont, selon P. Bourdieu, des stratégies qui relèvent des stratégies de reproduction même si elles n’apparaissent pas directement comme telles et, peut-être, justement parce qu’il est ainsi. Rémy Ponton a montré, par exemple, à quel point le « sens des mondanités » dont ont fait preuve les romanciers « psychologues » est « à la fois un trait de leur habitus, un procédé de conquête du pouvoir symbolique, et une faculté créatrice, au même titre que leur goût pour l’analyse » (Ponton, 1975, p. 74). « Je pose sans cesse, écrit P. Bourdieu, dans des termes qui ne me satisfont pas complètement moi-même, le problème de la conversion d’une espèce de capital dans une autre ; c’est l’exemple d’un problème qui n’a pu être posé explicitement – il se posait avant qu’on le sache – que parce que la notion d’espèce de capital avait été construite. Ce problème, la pratique le connaît dans certains jeux (par exemple, dans le champ intellectuel, pour obtenir un prix littéraire ou, plus encore, l’estime des pairs, le capital économique est inopérant). Pour qu’il devienne opérant, il faut lui faire subir une transmutation : c’est la fonction par exemple du travail mondain qui permettait de transmuer le capital économique – toujours à la racine en dernière analyse – en noblesse » (Bourdieu, 2002 [1980], p. 57), c’est-à-dire dans le cas pur où le capital social et le capital symbolique tendent à se confondre [5]. Ainsi, P. Bourdieu écrit, à propos des professions libérales (en particulier, les médecins et les avocats) « qui investissent dans l’éducation de leurs enfants mais aussi et surtout dans les consommations propres à symboliser la possession des moyens matériels et culturels de se conformer aux règles de l’art de vivre bourgeois et capables d’assurer par là un capital social, capital de relations mondaines qui peuvent, le cas échéant, fournir d’utiles “appuis”, capital d’honorabilité et de respectabilité qui est souvent indispensable pour s’attirer ou s’assurer la confiance de la bonne société et, par là, de sa clientèle, et qui peut se monnayer par exemple dans une carrière politique » (Bourdieu, 1979, p. 133).

13 En dehors des travaux que P. Bourdieu a menés sur les villages kabyles et béarnais, dans lesquels les notions de capital social et de capital symbolique se superposent au point où l’on ne peut les distinguer (P. Bourdieu parle surtout de capital symbolique à leur propos), celle de capital social, comme celle de capital culturel, a trouvé sa nécessité dans l’analyse des résultats des enquêtes sur les classes dominantes : à l’instar du capital culturel, le capital social s’institue à l’état matériel (salons, clubs, cercles, colloques, tables rondes, cérémonies, espaces et implantations résidentielles, architecture et décoration intérieure…), sous forme de titres (scolaires, décorations, noms propres…) et à l’état incorporé (« aisance » et « distinction », « élégance » et « discrétion », « tenue » et « retenue », « tact » et « prévenance »…). C’est sous cette forme que le capital social est en général appréhendé, les relations étant souvent assimilées à des interactions si bien que la question posée à leur propos est presque toujours celle des moyens et des manières de les entretenir. Il en est ainsi de « l’aisance » (au double sens, matérielle et corporelle) et du « sens de la distinction ». Aussi, le mode de sociabilité est-il, selon P. Bourdieu, un bon indicateur de capital social car il permet de tirer des profits de la forme accomplie de l’appartenance à un groupe, forme accomplie qui résulte de la socialisation la plus achevée en laquelle les membres d’un groupe se reconnaît : les « manières » ne sont pas, en elles-mêmes, du capital social, elles en sont un des indicateurs par lesquels « s’énoncent, disait P. Bourdieu, les droits sur les droits d’appréciation d’une forme particulière de capital social monopolisée par un groupe » (Bourdieu, 2016). Elle en est le produit et elle contribue à le reproduire. [6]

14 Le capital social s’institue non seulement sous la forme de conduites corporelles (prestance, port, maintien, allure, élégance, « classe ») ou de pratiques linguistiques (accent, prononciation, liaisons…)6 mais aussi sous celle de catégories cognitives et affectives7, comme l’atteste, entre autres, le « sens des partenaires possibles », par exemple dans les familles aristocratiques en matière matrimoniale ou dans les grandes entreprises en matière de « fusion et acquisition » (Bourdieu & de Saint Martin, 1978). « La ségrégation agrégative qu’opère l’institution scolaire, écrit P. Bourdieu, est sans doute l’opérateur le plus puissant de la structuration sociale des affects, et les amitiés ou les amours entre condisciples sont une des formes les plus sûres et les mieux dissimulées que prend la constitution de cette espèce particulièrement précieuse de capital social que sont les relations d’école, principe durable de solidarités et d’échanges de tous ordres entre membres de la même classe d’âge scolairement instituée sous le nom de promotion. L’amour est toujours pour une part, au même titre que la « fraternité » ou la « sororité » scolaire, la manifestation d’une forme particulière d’« esprit de corps »  [7](Bourdieu, 1989, p. 257) [8].

15 Comme l’observe Yvette Delsaut, « l’inconsciente arrogance » dont les familles de la noblesse peuvent faire preuve lorsqu’elles étalent leur généalogie dans leurs « mémoires », en général écrites par les membres les plus prestigieux d’entre elles, c’est-à-dire par ceux dont les dispositions cognitives sont les mieux ajustées à leurs positions (les plus élevées), ou dans des reportages hagiographiques faits à leurs propos, cet aplomb (au double sens) aristocratique ne peut se comprendre que « comme l’expression d’une inviolable estime de soi », forme, parmi d’autres, que peut prendre le capital social, la certitude de soi étant au principe des formes réglées (protocolaires) de réticence à toute entreprise véritable (c’est-à-dire non célébratrice) d’objectivation, notamment sociologique (Delsaut, 2010, p. 98 et pp. 264-266).

16 Les dominants ne sauraient livrer, en effet, le principe réel de leur domination et se définissent toujours, répétait souvent P. Bourdieu, comme « indéfinissables » moins parce qu’ils donneraient aux dominés la possibilité de prendre la mesure de leurs pratiques, ce que certains (au contraire) n’hésitent pas, dans la logique des échanges symboliques, à étaler (Pinçon & Pinçon-Charlot, 2005), mais surtout parce qu’à la manière des échanges dans les sociétés traditionnelles, les castes aristocratiques tendent à nier le « sol véritable de [leur] vie » pour reprendre une expression de Georg Lukàcs qu’il citait souvent, c’est-à-dire leur nature objectivement économique (Bourdieu, 2000 [1972], p. 349, souligné par P. Bourdieu). Aussi, pour comprendre cette réticence sinon cette résistance, il faut tenir compte, selon P. Bourdieu, de ce travail collectif – « mondain » – de dénégation qui vise à transmuer les relations sociales en relations électives et amicales, « véritable travail de reproduction des relations établies […] qui n’est pas moins indispensable à l’existence du groupe que la reproduction des fondements économiques de son existence, le travail nécessaire pour dissimuler la fonction des échanges [entrant] pour une part qui n’est pas moins exigeante que le travail exigé pour le remplissage de la fonction » (ibid., p. 349). Comme l’écrit Monique de Saint Martin à propos de la famille du duc de Brissac, une des « plus grandes familles » – faut-il ajouter aristocratique ? – de France, « l’entreprise de célébration de la famille est un élément fondamental des stratégies de reproduction du capital social ». En l’occurrence, le duc de Brissac, le chef de la « famille », le plus légitime à le faire selon l’ethos aristocratique (« s’acquittant du devoir qui lui incombait de “maintenir et de faire honneur au nom” »), aura écrit trois volumes de mémoires qui « se présentent comme récit des événements familiaux ou autres auxquels le duc de Brissac a été associé, ou plutôt comme une sorte de carnet mondain sur lequel sont consignés, année après année, de 1900 à nos jours, le nom des parents, des amis, des personnalités rencontrées » (de Saint Martin, 1980, p. 4). [9]

17 « Il y a ainsi, précisait P. Bourdieu, tout un système d’indicateurs par lesquels se rappelle l’appartenance au groupe : il y a des indicateurs “brutaux” (l’exclusion), des indices d’appartenance (comme l’argot des grandes écoles), les symboles qu’on affiche (légion d’honneur) pour manifester qu’on en est et que les autres n’en sont pas. Mais les symboles d’appartenance sont d’autant plus puissants qu’ils sont plus imperceptibles et qu’ils sont, par conséquent, plus difficiles à imiter car ils renvoient à un mode d’acquisition qui, lui-même, renvoie à un mode de production, qui, lui, est réellement rare. La distinction aristocratique est ce qui s’acquiert dans des conditions de production spécifiques. À la limite, les indices, le nom, les titres scolaires, par exemple, peuvent être usurpés, mais pas la distinction » (Bourdieu, 2016)9. Pierre Bourdieu cite à ce sujet les propos de Jacques de Fouchier sur ce que ce dernier entendait par « establishment » : « ce club sans statut écrit, sans liste de membres fonctionnant uniquement par cooptation instinctive et spontanée » et dont, ajoute P. Bourdieu, « mieux que les clubs les plus sélects ou les dîners du “Siècle”, les conseils d’administration de certaines grandes sociétés (Paribas ou PUK par exemple) donnent une idée approchée, fonctionne comme une instance de légitimité “qui s’arroge de faire la loi et de punir si elle n’est pas respectée” » (ibid., pp. 452-453). À cet égard, la notion de capital social a beaucoup à voir avec celle de capital culturel et les usages mondains qui en sont faits, car le capital social se manifeste, au double sens, sous forme de relations et l’essentiel dans l’entretien des relations sociales est la manière – les « manières » – de le faire, ce qu’on appelle la culture mondaine. « Outre qu’il contribue à ouvrir par soi seul l’accès à une part importante des positions dominantes, écrit P. Bourdieu, l’apprentissage culturel assuré par les familles les plus anciennes dans la bourgeoisie est seul à procurer la forme très particulière de capital culturel, maintien, manières, accent et le capital social qui, associés au capital économique hérité ou même sans lui, donnent l’avantage sur les concurrents dotés de titres scolairement équivalents ou même supérieurs » (ibid., pp. 456-457).

18 Ainsi, le capital social se définit-il pour une bonne part par les « relations » et, comme toute espèce de capital, par les « bonnes » manières de les acquérir, de les entretenir et de les utiliser – le « sens » des convenances (« le bon ton »), « l’esprit » de conversation (les « bons mots »), le sens de la répartie, l’« enjouement » (ne pas « ennuyer »), l’à-propos (le « génie », disait Proust – Bidou-Zachariasen, 1997) et « l’art de grouper » selon l’expression de ce dernier –, qui impliquent tout autant de connaître les circonstances (opportunité), les lieux (bien fréquentés), les interlocuteurs (compatibilité) que les conduites vestimentaires (« bon goût »), corporelles (« allure ») propres à rendre « naturelle » (au double sens) toute relation, ce qui participe de cette « croyance en soi », de cette sorte d’assurance d’avoir la « réalité », c’est-à-dire l’ordre social, pour soi, qui n’est jamais autant ressentie dans les classes supérieures que dans des situations de grande « proximité sociale » [10].

19 Monique de Saint Martin, à propos de la famille du duc de Brissac a décrit le travail collectif de « l’apprentissage des manières » qui commence, dès la naissance et prime enfance, avec des nurses « exemplaires » et de « toute confiance » (elle-même souvent issues de familles aristocratiques) et un personnel domestique « soigneusement sélectionné en fonction de leur attachement ancien à la famille et de leurs qualités morales », puis dans des établissements scolaires (quand ce ne sont pas des précepteurs) choisis selon les mêmes critères visant délibérément à renforcer, par une emprise totale au sens d’Erving Goffman, l’homogénéité culturelle, sorte de famille agrandie aux dimensions de la caste ou d’un corps dont la propriété (au double sens) est d’être « une espèce à part », c’est-à-dire sacrée (de Saint Martin, 1980, pp. 6-10) [11]. « L’aisance, précisait P. Bourdieu, est aussi une propriété objective : le fait de n’avoir manqué de rien pendant son enfance, d’être celui qui a les choses comme celui qui les a eues sans manquer de rien, qui allait de soi, naturellement (aisance naturelle) » (Bourdieu, 2016). Ce sentiment d’être pleinement justifié d’être, cette assurance, au-moins subjective, d’être d’une « supériorité d’essence » par rapport à tous les autres sont d’autant plus éprouvés que le groupe est homogène sous le plus de rapports possibles, rassemblé en un même temps, ou plutôt, selon une même temporalité (« agenda ») et dans un même espace (« beaux-quartiers »), celui dans lequel les interactions redoublent la certitude de se sentir supérieur par ce que P. Bourdieu appelle un effet d’« objectivation » mutuelle, le fait d’être entre soi, en particulier physiquement, c’est-à-dire de former, objectivement et subjectivement, un groupe (de pairs).

20 L’aisance est non seulement une dimension et une manifestation du capital social mais elle en est constitutive car non seulement elle est un atout acquis dès et par la naissance mais aussi une arme sans égal dans les rapports sociaux : « l’aisance, affirme P. Bourdieu, n’est si universellement approuvée que parce qu’elle représente l’affirmation la plus visible de la liberté par rapport aux contraintes qui dominent les gens ordinaires, l’attestation la plus indiscutable du capital comme capacité de satisfaire aux exigences inscrites dans la nature biologique et sociale ou de l’autorité qui autorise à les ignorer » (Bourdieu, 1979, p. 285). Elle constitue même la forme non seulement la plus inaccessible mais aussi la plus subtile, parce que la plus masquée de la domination légitime : « il faut, précise P. Bourdieu, réintroduire dans une définition complète de l’aisance ce que l’on détruit [l’aisance matérielle] en rappelant que l’aisance, comme la vertu d’Aristote, veut une certaine aisance (ou, à l’inverse, que la gêne naît de la gêne), c’est-à-dire l’effet d’imposition que réalisent, par leur existence même, ceux qui n’ont à être ce qu’ils sont pour être ce qu’il faut être. Cette coïncidence parfaite est la définition même de l’aisance qui, en retour, atteste cette coïncidence de l’être et du devoir être et le pouvoir d’auto-affirmation qu’elle enferme » (ibid., p. 286).

Capital social à l’état objectivé

21 Cependant si le capital social s’institue à l’état incorporé et sous forme de relations personnelles (« héritées de la famille ou acquises par le passage par les grands lycées, les grandes écoles, les cabinets ministériels, et de ce qui leur est consubstantiellement liées, l’honneur du groupe, l’honneur de le représenter », Bourdieu & de Saint Martin, 1978, p. 64) [12], P. Bourdieu rappelle souvent qu’à l’instar des autres espèces de capital, le capital social existe sous d’autres états. Il en est ainsi des clubs, de ceux par exemple « qui rassemblent leurs membres autour d’une pratique caractéristique d’un style de vie (par exemple un sport rare comme le polo) et qui les sélectionnent à partir de prédicteurs d’un habitus (celui qui est associé à l’appartenance ancienne à l’aristocratie ou à la bourgeoisie et que garantissent le nom propre, les titres de tous ordres, les parrains, etc.), tendent à renforcer par une forme d’institutionnalisation la stabilité des liaisons personnelles fondée sur l’orchestration spontanée des habitus » (Bourdieu, 1989, p. 516, n. 1). Il en est de même du lieu de résidence attaché à une adresse (les beaux quartiers de Paris), parce que cette dernière est un signe d’appartenance aux classes supérieures mais aussi par l’importance qu’il revêt pour l’entretien des relations. L’appartenance à certaines institutions qu’elle soit privées (Jockey Club, Le Cercle, l’Ordre de Malte…) ou publiques ou parapubliques (la Croix Rouge, l’Institut…) sont autant de formes du « capital social et du capital symbolique où se donne à voir l’effet de club qui résulte du rassemblement durable (dans des quartiers, des restaurants, des villégiatures chics…) de personnes et de choses qui, étant différentes du plus grand nombre, ont en commun de ne pas être communes » (Bourdieu, 1998 [1993], p. 260). La sociabilité nobiliaire a été sans doute une des formes les plus rationalisées de la gestion du capital social dans les configurations historiques où le capital social et capital symbolique tendent à se confondre. Benedetta Craveri décrit ainsi le travail de mobilisation, dans cette classe oisive qu’était l’aristocratie, et le travail que constitue la tenue des « salons » dont l’objectif était d’« être ensemble », de jouer et se promener pendant les journées ou se distraire, causer et non disserter, lire en commun ou converser pendant les soirées, autant de règles de bienséances et de convenance dont l’irrespect poussait par exemple Mme de Stael à se moquer de l’attitude de Voltaire et de Mme du Châtelet chez la duchesse du Maine, à la Cour de Sceaux. « L’un est à écrire des hauts faits, l’autre à commenter Newton. Ils ne veulent ni jouer ni se promener : ce sont bien des non-valeurs dans la société » (Craveri, 1999 [1982], p. 74) [13]. « Un quartier chic, tel un club fondé sur l’exclusion active des personnes indésirables, ajoute P. Bourdieu, consacre symboliquement chacun de ses habitants en lui permettant de participer au capital accumulé par l’ensemble des résidents » (Bourdieu, 1998 [1993], p. 261).

22 Le capital symbolique ne va pas sans capital social. S’il est vrai comme l’écrit Pascale Casanova que « c’est parce qu’on lui [Paris] fait presque universellement crédit de cette universalité, qu’elle est investie d’un pouvoir de consécration universel, qui lui-même a des effets sensibles sur la réalité », comme tout son ouvrage le rappelle, les écrivains étrangers séjournant ou ayant séjourné à Paris qu’ils aient vécu par leurs propres moyens (en général ceux de leur famille) ou qu’ils aient été aidés par ce qui, dans cet univers, tenait lieu de mécènes ne sont pas sans le capital social qu’« implique la vie d’artiste, c’est-à-dire la pauvreté élégante et élective » (Casanova, 1999, p. 49 et 51). Il n’est pas jusque dans le champ juridique pour qui Paris a été une capitale où l’accès comme professeur à la Faculté de droit supposant des relations et les moyens matériels et culturels de les entretenir que ce soit dans le champ lui-même (comités de rédaction de revues, maisons d’éditions, jurys d’agrégation, associations nationales…) ou hors du champ, comme le champ politique et le champ juridico-bureaucratique (Halperin, 2011). Enfin comme l’observe Christophe Charle, toujours à propos de Paris, lieu de concentration de toutes les espèces de capital, « ce sont en effet l’interaction sociale et symbolique et la communication quasi immédiate que permettent la proximité spatiale et la rencontre, ailleurs plus improbable, difficile ou aléatoire, entre individus relevant de différents champs et souvent d’origine fort diverses, qui confèrent au champ de production de biens symboliques d’une capitale son pouvoir d’attraction et de consécration, sa dynamique et son originalité intrinsèque » (Charle, 2009, p. 13).

23 En effet, peut-être plus que les clubs et les salons et comme les commissions (par exemple, celles du Plan qu’a étudiées P. Bourdieu), Paris rassemble dans un même espace des agents dont le capital est lié à des champs différents et constitue spatialement un lieu d’interactions et d’interactions entre les champs. De sorte que « [la] “province”, comme l’écrit P. Bourdieu, peut être définie par la distance économique et sociale (et non géographique) au “centre”, c’est-à-dire par la privation du capital (matériel et symbolique) que concentre la capitale » (Bourdieu, 1980b, p. 70). Dans sa genèse de l’opposition Paris-Province, Alain Corbin montre que, loin d’être une démarcation territoriale, cette antonymie désigne une frontière sociale. Elle remonte au xvii e siècle et à l’entreprise de curialisation de l’aristocratie française à Versailles et à Paris, la province étant progressivement définie en termes de carence et de privation de tout ce dont l’aristocratie et la haute bourgeoisie résidant à Paris avait le monopole, la concentration des élites et des pouvoirs et ce qui lui est alors associé, la « mondanité », la sociabilité littéraire et savante. La province est constituée dès ce moment comme l’envers de Paris au point où un « provincial installé à Paris, avide de reconnaissance, doit pour sa part se désolidariser du milieu dont il émane » (Corbin, 2008 [1997], notamment p. 2853).

24 Même si avec l’essor industriel et la démocratisation de la vie politique que favorisent, à la fin du xix e siècle, le développement économique, la part des aristocrates dans « la vie parisienne » a relativement décru, le parlementarisme et le suffrage universel et donc la provincialisation de l’élite politique (« la notabilité de clocher »), les membres des grands corps de l’administration et les dirigeants des grandes entreprises économiques et bancaires dont plus de 40 % sont parisiens ont pris peu à peu le relais des aristocrates en déclin pour animer « la vie mondaine » de la capitale (Charle, 1987, pp. 58-59).

25 Aussi, « l’adresse » (et le lieu de naissance), par exemple, est une des formes que prend le capital social, ce que P. Bourdieu appelle le « crédit mondain » et constitue un « des meilleurs investissements mondains » (Bourdieu, 1978, p. 15). Ainsi P. Bourdieu donne un exemple des avantages sociaux liés au capital social transmis dans et par la famille, la « prononciation légitime » (l’accent de Paris et non « parisien ») dans le champ du pouvoir dans le dernier quart du xx e siècle associée au privilège de faire ses études dans la région parisienne, dont le poids va croissant lorsqu’on passe de l’univers des écoles exigeant pour y entrer un capital culturel certifié par le système scolaire, très élevé (Ulm, Sèvres, Polytechnique, Agro) au pôle mondain des écoles de pouvoir (Science-Po, HEC, ENA) qui « accordent une reconnaissance particulièrement marquée aux propriétés les plus caractéristiques de l’habitus légitime, c’est-à-dire parisien (comme l’accent et sans doute maint autre trait) » (Bourdieu, 1980b, pp. 70-71). Ce qui n’est possible que sous certaines conditions : « sous peine de s’y sentir déplacés, ceux qui pénètrent dans un espace doivent remplir les conditions qu’il exige tacitement de ses occupants. [...] On a le Paris de son capital économique, mais aussi de son capital culturel et de son capital social » (Bourdieu, 1998 [1993], p. 260, souligné par p. Bourdieu) [14].

26 La « science du monde », celle des mondanités et de leurs rituels, ne s’exerce pas seulement dans les clubs et les salons ou encore dans les « cercles », mais elle s’applique aussi dans tous les lieux de loisirs où se réunissent les élites oisives ou non, comme, par exemple, au xviii e siècle et au xix e siècle, l’Opéra de Paris avec ses « abonnés » où se retrouvait « l’élite de la richesse, de l’élégance, de la vie mondaine », certes selon des modalités différentes mais toutes conformes à la hiérarchie sociale, qu’il s’agisse des droits d’entrée, des places occupées dans la salle et du cloisonnement des lieux de rencontre (le foyer de la danse, par exemple), du nombre et du type de spectacles, de l’assistance aux galas et aux représentations exceptionnelles (Serre, 2011, pp. 235-264).

27 Les « abonnés à vie » – abonnement souvent reçus et transmis par héritage – formaient à la fin du xix e siècle une caste d’une grande homogénéité, où se nouaient des liens matrimoniaux entre familles de la haute aristocratie et de la haute bourgeoisie d’affaires, liens sans lesquels les grandes familles nobles n’auraient pas maintenu leur hégémonie financière et sociale, voire pour certaines d’entre elles, culturelle. « Les abonnés, précise Frédérique Patureau (1991, p. 372), viennent à l’Opéra pour assister à un spectacle prestigieux, mais tout autant pour y retrouver des amis, bavarder agréablement, profiter des longs entr’actes pour dîner au buffet ou rencontrer au foyer de la danse des personnalités éminentes ». D’où les stratégies pour maintenir le numerus clausus comme l’atteste la création d’un « quatrième jour d’abonnement » réservé aux entrants, ceux dont le capital social n’est pas suffisant pour fréquenter l’institution les trois autres jours. Plus généralement, comme l’écrit Myriam Chimènes (2004, p. 395) à propos de la musique dans les salons, les activités culturelles privées ou publiques sont « un accessoire des réceptions mondaines » contribuant à l’intégration et facilitant les stratégies de toute sorte qui renforcent cette dernière.

28 Le capital social peut aussi prendre des formes institutionnalisées, offrant encore plus de garanties au point de se confondre dans certains types de sociétés avec ce que P. Bourdieu appelle le « capital politique », caractéristique de ces sociétés où le « socialisme » est institué sous forme de dispositifs de concentration et de redistribution des ressources gérées par l’État, grandes entreprises, collectivités locales, syndicats, partis, autant de modes de regroupement qui impliquent ce type de capital pour se les approprier [15] : « pour rendre compte de la forme de l’espace social dans de vieilles nations démocratiques comme la Suède ou dans les sociétés de type soviétique, écrit-il, on doit prendre en compte l’espèce particulière de capital social que constitue le capital politique, capital qui a la capacité de procurer des privilèges et des profits considérables à la manière du capital économique dans d’autres champs sociaux, en opérant une patrimonialisation des ressources collectives (à travers des syndicats dans un cas, à travers le Parti communiste dans l’autre) » (Bourdieu & Wacquant, 1992, p. 95) [16]. Et de préciser ce en quoi peut consister, dans la même logique, le capital social d’un fonctionnaire, au-moins le rendement qu’il peut tirer du fait de ses fonctions : « le fonctionnaire se constitue en notable doté d’une certaine notoriété dans les limites d’un ressort territorial et d’un groupe d’interconnaissances, en s’assurant un capital social de relations utiles et un capital symbolique de reconnaissance grâce à cette forme tout à fait particulière d’échanges dans laquelle la principale “monnaie d’échange” n’est autre chose que l’exception à la règle de l’accommodement avec les règlements accordés ou offerts comme un service » (Bourdieu, 2000, p. 162)17.

29 Plus fondamentalement, l’institutionnalisation, sous forme d’« indices de consécration et de brevets de charisme », comme les titres, les statuts, les rangs hiérarchiques, les décorations…, participe très directement de ce que M. Weber désignait par « groupe de statut », mais à la différence de ce que croyait ce dernier, selon P. Bourdieu, « les groupes de statut fondés sur un “style de vie” et une “stylisation de la vie”, ne sont pas une espèce de groupe différente des classes, mais des classes dominantes déniées ou, si l’on veut, sublimées et, par là, légitimées » (Bourdieu, 1980c, p. 241, souligné par P. Bourdieu). Et « les stratégies institutionnalisées de distinction » auxquelles donnent lieu les « mondanités », par lesquelles ce type de « groupes » visent à rendre permanentes et quasi naturelles, donc légitimes, les différences de fait, en redoublant symboliquement l’effet de distinction qui est associé au fait d’occuper une position rare dans la structure sociale, sont la conscience de soi de la classe dominante » (ibid., p. 239).

30 Proche, par ses propriétés, du capital culturel, au-moins en ce qu’à ce dernier est attaché des manières de vivre, le capital social l’est également et surtout du capital symbolique dont il est indissociable, comme l’attestent les qualités par lesquelles P. Bourdieu le caractérise : « honneur » du groupe, « ancienneté dans la classe », « nom » et « étendue et qualité du réseau de relations », « notoriété ». Le nom, par exemple, est, dans certains cas, un statut auquel est associé un ensemble de droits, de devoirs, de sentiments obligés, c’est un « crédit » dont bénéficient les homonymes, et donc une espèce de capital mais qui peut être perdu par tous si l’un d’entre eux déchoît : « la consécration sociale que confère la nomination, précise-t-il, fonde une véritable solidarité d’intérêts symboliques qui, en identifiant l’identité individuelle à une identité collective, fonde l’esprit de corps, sentiment de solidarité avec le groupe lui-même, son nom, son honneur, etc., et avec ses membres, qui commande la soumission aux exigences de la reproduction du corps, c’est-à-dire de son identité, donc de ce qui le constitue en tant que tel, c’est-à-dire sa solidarité » (Bourdieu, 1985, souligné par P. Bourdieu).  [17]

31 Aussi, comme toute espèce de capital, le capital social fonctionne comme capital symbolique « lorsqu’il obtient une reconnaissance explicite ou pratique, celle d’un habitus structuré selon les structures de l’espace dans lequel il s’est engendré » (Bourdieu, 1997, p. 285). Ainsi que P. Bourdieu l’ajoute dans une note à la fin d’une contribution portant sur les différentes espèces de capital, « il va sans dire que le capital social est totalement gouverné par la logique de la connaissance et de la reconnaissance, qu’il fonctionne toujours comme le capital symbolique » (Bourdieu, 1986, n. 17, p. 257), il reste que, dans une société différenciée, ses fondements ne sont pas les mêmes que ceux de cette espèce de capital. D’où la nécessité de les distinguer même s’il est, en effet, très difficile de le faire entre des espèces de capital qui fonctionnent comme « par surcroît ». « Le capital social, disait en effet P. Bourdieu, comme capital de relations, est spontanément prédisposé à fonctionner comme capital symbolique. Le capital symbolique, c’est ce capital que détient par surcroît tout détenteur de capital » (Bourdieu, 2012, p. 303) [18]. Pas plus qu’on ne peut isoler le capital social des espèces de capital dont il démultiplie les rendements, pas plus ne peut-on dissocier le capital symbolique qui contribue à en faire reconnaître la valeur et la légitimité [19].

Les indicateurs de capital social

32 La représentation statistique des collectifs enferme presque toujours une vision individualiste du monde social. Par exemple, Sylvain Maresca analysant les modes de sélection des dirigeants paysans, montre à quel point les « données » les concernant occultent le rôle primordial de la famille et du capital qu’elle constitue et qui le constitue. « Les traits morphologiques les plus facilement accessibles à l’enquête, précise-t-il, donnent à l’élite paysanne une image produite par le regroupement statistique d’individus atomisés, comparés dans leurs caractéristiques individuelles, ignorant les principes sociaux réels d’agrégation qui engendrent l’homogénéité du groupes des dirigeants. Ce n’est que dans la mise en relation systématique des responsables entre eux et de ceux-ci avec le reste des agriculteurs que l’on peut découvrir des liens déterminants. C’est ainsi que nous avons pu construire un tableau – non exhaustif – des relations familiales entre dirigeants du département qui, par ses dimensions, suggère que quelques grandes familles paysannes ont été le lieu social privilégié d’une accumulation multiforme de capital dont les dirigeants actuels sont les héritiers » (Maresca, 1980, p. 44).

33 Le capital social, au sens de ce qui tient à l’intégration du groupe, est, on le voit, particulièrement difficile à mesurer. On se contente fréquemment d’indicateurs de l’intégration des individus au groupe et, souvent, les propriétés du groupe sont identifiées aux seules caractéristiques sociales de ses représentants ; enfin, l’existence du groupe est saisie par ses signes les plus manifestes comme les emblèmes (adresses, sigles, effigies, logos), les cérémonies et, plus largement, ce que P. Bourdieu appelait « les situations de solennité académique ». Les représentants des groupes, dans ces situations, peuvent être considérés comme l’incarnation du groupe puisque leur fonction consiste à « faire exister ce qui n’est qu’une collection de personnes plurielles, une série d’individus juxtaposés, sous la forme d’une personne fictive, une corporatio, un corps mystique incarné dans un corps social, lui-même transcendant aux corps biologiques qui le composent (“corpus corporatum in corpore corporato”) » (Bourdieu, 1984a). Or, les propriétés tenant aux modes d’agrégation et aux degrés d’intégration des groupes eux-mêmes sont très inégalement consacrées dans la réalité sociale : les statistiques ne portent, presque toujours, que sur l’adhésion des individus aux collectifs dont ils se déclarent membres et rarement sur l’intensité de la participation, plus difficiles à comptabiliser et à interpréter, sauf à confondre positions instituées (président, membre permanent, associé…) et modes d’appartenance [20].

34 Plus, les statistiques ne peuvent faire apparaître les propriétés tenant à l’espace social lui-même, quel qu’il soit, si ce n’est par des caractéristiques syncrétiques et préconstruites comme si les modes d’intégration étaient les mêmes selon les différents champs et les positions occupées dans ces derniers. Aussi, les liaisons internes et externes qu’entretiennent les « membres » des groupes ne sont appréhendées le plus souvent qu’en elles mêmes, puisqu’ils en sont les porteurs, et non dans la structure de l’espace que ces liaisons contribuent à former. De l’écheveau de ces liaisons ne sont saisies que celles qui sont les plus objectivées (conseils d’administration, clubs, lieux des résidences principale ou secondaire…) de sorte que la structure de l’espace où ces liaisons prennent leur sens et conditionnent leurs effets, n’apparaît pas en tant que telle. Ainsi, à propos de la famille, il ne suffit pas de mentionner la relation de parenté pour en connaître l’effet sauf à la considérer comme l’impliquant par définition (nominalisme qui n’est rien d’autre qu’une forme d’essentialisme) et d’en arrêter là l’analyse, alors qu’il convient de la référer à l’ensemble de la parenté pratiquée voire, plus généralement, du groupe social dans lequel elle s’insère, ensemble qui seul donne toute sa force et son sens à ce type de relations.

35 Autre exemple, la notion de profession telle qu’elle est saisie par les indicateurs statistiques [catégorie socioprofessionnelle (CSP) ou professions et catégories socioprofessionnelles (PCS)]. Celle-ci est un indicateur adéquat de la position occupée dans la structure sociale et, par la synthèse qu’il opère, un indicateur grossier mais relativement approprié des deux espèces fondamentales de capital, capital économique et capital culturel ; en revanche, selon P. Bourdieu, elle laisse dans l’ombre faute d’en expliciter leur portée, les deux espèces de capital sans lesquelles les deux premières ne produiraient pas tous leurs effets, le capital social et le capital symbolique, qui leur sont indissociablement liés et qu’elle inclut donc également. Le capital social renvoie au degré d’homogénéité et d’intégration sociales bref de « consistance » sociale, comme disaient les durkheimiens, que l’exercice d’une profession désigne et suppose : un corps, une corporation, un métier (au sens de chambre des métiers), etc. (Bourdieu, 1985). Or, au-moins autant que « la multipositionnalité » qui désigne la « surface sociale » d’un individu ou d’un groupe (Boltanski, 1973), « l’effet de corps », selon P. Bourdieu, se distribue inégalement selon la hiérarchie sociale et caractérise plus particulièrement les professions des membres des classes dominantes ; le capital symbolique indique le degré de reconnaissance publique dont profite une profession, celui-ci n’étant jamais aussi élevé que dans les catégories les plus hautes de l’espace social, statut (« identité », écrit P. Bourdieu) rare et recherché qui est au principe d’une solidarité objective et subjective entre ceux qui en bénéficient. C’est en ce sens que l’effet de corps, c’est-à-dire le capital social, est irréductible à l’effet de position et contribue selon sa logique propre à la différenciation sociale.

36 Enfin, le capital social est appréhendé le plus souvent par l’adhésion à un groupe tel qu’il est constitué juridiquement (famille, corps, association, club, société…), l’effet d’appartenance n’étant autrement déterminé que par l’affiliation et ses modalités. L’analyse proposée par P. Bourdieu ne concerne pas seulement la profession, elle s’applique à toute espèce de groupe et plus particulièrement à la famille à laquelle P. Bourdieu s’est précisément intéressé puisqu’elle constitue sinon en elle-même, au-moins dans ses relations avec les classes sociales, un mode de reproduction de la structure sociale. Comme pour la notion de profession, les variables statistiques habituelles, principalement état-matrimonial et nombre d’enfants, appréhendent mal l’« effet de corps », ces deux indicateurs ne saisissant pas en tant que telle la force intégratrice de la famille qui varie moins, par exemple, selon le nombre d’enfants que selon la classe sociale et les fractions de la classe dominante, en tous les cas autrement (« grande famille » versus « famille nombreuse », Bourdieu, 1993). En rester à ce type d’indicateur, c’est oublier que les groupes sociaux, quels que soient leurs formes et leurs modes de formation, sont eux-mêmes hiérarchisés, pour l’essentiel, par le montant et la structure des espèces de capital qu’ils réunissent, ce que le vocabulaire commun lui-même évoque : toutes les familles ne sont pas des « grandes familles », tous les corps ne sont pas des « grands corps », toutes les sociétés ne sont pas des « grandes sociétés », chacun de ces types d’agrégation étant évalué à l’aune de ce qui en constitue la grandeur ou, plus exactement, la hauteur dans l’espace social. Alice Bravard décrit, par exemple, à propos des cercles mondains de l’entre deux guerres, la contradiction propre à ce type de groupements et à la valeur du capital social qu’ils représentent fondée sur la « rareté », au double sens, de leurs membres, entre le maintien de la « qualité » de leurs membres, et au fur et à mesure du déclin économique et social de ces derniers, l’ouverture à de nouveaux adhérents au risque de diminuer la valeur du capital social que ces cercles constituaient à la veille de la Première Guerre mondiale (Bravard, 2013, pp. 319-326).

37 En effet, toute association ne constitue pas un capital social. Non seulement parce qu’il ne saurait y avoir de capital social à propos de groupes qui ne disposent pas des différentes espèces de capital constitutives d’un champ déterminé, mais aussi parce que, pour qu’elles accomplissent tous leurs effets, il faut que le volume et la structure des espèces de capital soient reconnues comme les signes d’une supériorité sociale. Tout le monde (ou presque) peut avoir une famille (sous entendu légitime), mais avoir une « excellente famille » est un privilège que n’ont pas ceux qui, tout en ayant une famille au sens juridique du terme, n’ont pas les moyens de la faire reconnaître comme telle (Bourdieu, 1993). Pire, l’association juridique que constitue la famille peut être vidée d’une part de substance à savoir le capital social lui-même, comme c’est le cas, selon P. Bourdieu, des petits bourgeois dont « l’ascétisme de promotion » leur interdit d’entretenir durablement des relations de famille ou d’amitiés. Celles-ci écrit-il, « ne peuvent plus être pour le petit bourgeois ce qu’elles sont pour le prolétaire, une assurance contre le malheur et la calamité, contre la solitude et la misère, un réseau de soutiens et de protections dont on recevra au besoin un coup de main, un prêt ou une place. Elles ne sont pas encore ce qu’on appelle ailleurs “les relations”, [comme c’est le cas dans la haute bourgeoisie], c’est-à-dire un capital social indispensable pour obtenir le meilleur rendement du capital économique et culturel » (Bourdieu, 1974, p. 24). Ce privilège, comme le mot l’indique, sépare les inclus et les exclus, un club, par exemple, n’existant socialement que dans la mesure où il sépare les membres de ceux qui n’en sont pas (« en être ou pas ») : « fermer les portes à de plus en plus de gens, écrit P. Bourdieu (1987, p. 15), telle est la loi d’accumulation du crédit mondain ». Comme toutes les espèces de capital, le capital social engendre un rapport social et peut-être plus encore que les autres espèces de capital, non seulement parce qu’il les suppose et en multiplie les effets, mais aussi par ce dont il est l’enjeu : l’existence sociale, c’est-à-dire socialement reconnue (Bourdieu, 1997, pp. 283-288).

38 Par définition, le capital social est celui qui est attaché moins à l’appartenance de l’individu au groupe qu’au groupe lui-même, qu’elle que soit la forme par laquelle il est appréhendé (titre, activité sociale, localisation…), si bien que la question pertinente à son propos peut être la suivante : comment le groupe intègre-t-il les individus et non l’inverse ? Tout groupe contrôle sa propre rareté, à commencer par la reproduction de sa propre rareté, en instaurant un numerus clausus, un mode de recrutement (cooptation, concours…), en imposant à ses membres des signes distinctifs (corporels, linguistiques, vestimentaires, décoratifs…), des conditions de résidence, enfin, des titres qui objectivent les barrières statutaires par des critères juridiques, autant d’instruments visant à protéger le capital social du groupe (Bourdieu, 1980c, p. 239). Par exemple, dans Homo academicus, les indicateurs de capital social utilisés par P. Bourdieu sont les titres scolaires car ils sont des droits d’entrée dans les groupes participant au champ universitaire ; il emploie aussi des indicateurs de la vie collective (associations d’entraide ou d’anciens élèves, repas de promotion, bulletins de liaison, mutuelles, coopératives, syndicats), et de la position sociale du groupe (localisation de l’université, activités sociales de ses membres)… Mais c’est peut-être dans son cours sur Manet que P. Bourdieu explicite le plus précisément ce qu’il entend par corps et le travail d’intégration que les membres de ce type de groupement effectue : recrutés selon les règles, ils obéissent à des normes, il sont enfermés dans des hiérarchies, la concurrence étant réglée au double sens de réglementée et de résolue. De sorte que « le corps contrôle la production des producteurs, la production de l’habitus des producteurs et, à travers cela, il contrôle grandement les produits » (Bourdieu, 2013, p. 214).

39 Si P. Bourdieu livre dans ses travaux sur l’enseignement supérieur nombre d’indicateurs de capital social attachés aux individus qui composent le corps des professeurs d’université (lieux de naissance et de résidence, religion, profession du père, décorations, mentions dans le Who’s who et dans le Bottin mondain, mais aussi le statut matrimonial et le nombre d’enfants) – ce sont les mêmes qui sont utilisés dans La Noblesse d’État, pour analyser le champ du pouvoir économique, indicateurs auxquels sont ajoutés les clubs sélects –, il mentionne également des indicateurs de pouvoir scientifique (positions de pouvoir au sein des établissements universitaires, direction de laboratoire de recherche, appartenance aux jurys des concours de recrutement et de promotion) et des indicateurs de capital scientifique (qui varient selon les disciplines et qui attestent la reconnaissance par les pairs, comme les publications et les conférences, ainsi que leurs lieux, ou encore les prix). Mais, que ce soit dans ses enquêtes sur le grand patronat ou sur les professeurs de l’université parisienne, le capital social est surtout saisi par des indicateurs de « pouvoir temporel », notamment ceux qui, pour l’accumuler, supposent de payer durablement de sa personne pour obtenir « la reconnaissance que tout groupe accorde en contrepartie de la reconnaissance accordée au groupe, à ses valeurs, à ses traditions et aux études à travers lesquelles il réaffirme son être et sa valeur » (Bourdieu, 1984b, p. 129).

40 Certaines positions, comme celles de « patrons » ou de « mandarins » universitaires, semblent, en effet, dépendre plus particulièrement de l’espèce de capital propre au groupe, capital (social) qui tend à intégrer les membres au groupe et qui a tant fasciné Émile Durkheim, notamment dans Le Suicide ou pour parler, par exemple, de la puissance intégratrice de la famille, il parle de « société domestique » ou de la religion, de « société religieuse ». Or, le traitement statistique à partir de ces indicateurs révèlent que l’occupation de ces positions semble moins tenir au seul fonctionnement interne – « pur », si l’on peut dire – du groupe qu’aux propriétés sociales des individus, notamment celles qui leur viennent pour une bonne part de ce qui est extérieur à ce qui fait la définition officielle du groupe dont la consistance devient du coup « invisible » ou, en tous les cas, « brouillée ».

41 Cependant, ces indicateurs d’intégration du groupe semblent être aussi des indicateurs d’intégration au groupe. Se recoupent-ils pour autant ? Ils n’apparaissent le faire quasi totalement, dans les sociétés fortement différenciées, selon P. Bourdieu, que dans les grands corps de l’État, groupes dans lesquels sont rassemblés des individus disposant des mêmes propriétés sociales (auxquelles s’ajoutent des critères comme une descendance nombreuse, les décorations – notamment la légion d’honneur –, la résidence dans un beau quartier, une origine sociale élevée, autant d’indicateurs du « goût pour l’ordre » (au double sens du terme), ce qui tend à être particulièrement le cas des catégories les plus élevées dans l’espace social. Mais rien n’est plus difficile que de prendre la mesure, au sens comptable, des profits symboliques (comme les valeurs d’honneur et de prestige), de l’unité politique (comme la force des alliances et le pouvoir sur les dépendants), voire de l’indivision économique du patrimoine au sens large, si tant est que cela ait un sens de mesurer, comme tout ce qui relève des logiques de renforcement et de redoublement, ce qui se définit socialement comme impossible à mesurer (au-moins de manière purement comptable).

42 En outre, le capital social est d’autant plus difficile à saisir qu’il transfigure, notamment grâce et sous la forme du capital symbolique, ce qu’il suppose et qui le fonde (capital économique et capital culturel) et, s’il est vrai qu’il se donne parfois à voir sous des formes solennelles et ritualisées, l’essentiel de ses effets en est souvent masqué, « comme fondu dans les affinités impalpables et invisibles de l’habitus ». Et P. Bourdieu de préciser à ce propos : « de façon plus générale, même lorsqu’elles recourent à des systèmes de critères, les opérations de classement que suppose l’analyse statistique des positions laissent échapper les effets de corps qui sont liés à l’appartenance à des familles ou à des clubs » (Bourdieu, 1980a). On sait qu’ils sont d’autant plus puissants qu’ils sont imperceptibles à ceux qui n’y appartiennent pas. Et pour ceux qui en sont membres, ils en sont tellement le produit que l’idée même de les objectiver ne peut advenir.

43 À propos des modes d’accumulation et de maintien des espèces de capital, P. Bourdieu oppose les « formations sociales où les seules relations [de domination] durables sont les rapports de dépendance personnelle, qui ne peuvent être maintenus au cours du temps, au-delà des personnes, qu’aux prix d’un travail continu et incessant, et d’autres où la maîtrise des mécanismes (tels le marché du travail ou le marché scolaire) de formes juridiques d’agrégations comme les associations qui, par leur fonctionnement propre, tendent à assurer la reproduction des relations de domination » (Bourdieu, 1974, p. 16, et plus généralement Bourdieu, 1994). Sans doute cette distinction vaut-elle inégalement, pour toutes les catégories sociales, celles qui sont les plus démunies de toute espèce de capital n’ayant guère que leur habitus « pour suppléer à l’absence de capital, cette énergie de vie sociale », (ibid., p. 22), fût-ce pour faire valoir leurs droits devant des institutions bureaucratisées. Car, ne serait-ce que pour pouvoir en bénéficier, il faut un minimum de capital économique et culturel c’est-à-dire un minimum de maîtrise sur les mécanismes de distribution des droits institutionnalisés sous la forme d’un savoir et donc d’un pouvoir de type bureaucratiques (Bourdieu, 1962). Cette opposition correspond à celle des sociétés traditionnelles et des sociétés capitalistes, c’est-à-dire celles où l’accumulation des différentes espèces de capital s’effectue aux moyens de mécanismes plus ou moins institués (systèmes bancaire, scolaire, judiciaire, fiscal…). Cette distinction ne pourrait-elle pas s’appliquer au sein même des sociétés capitalistes à propos des modes de reproduction des positions dans la structure sociale, et plus précisément, dans les champs qui la constituent ?

44 Aussi, Sylvain Maresca analyse, sur plusieurs générations, les stratégies de centaines de familles paysannes ayant abouti à l’émergence d’une nouvelle catégorie de dirigeants d’associations d’agriculteurs. Ce sont de « vieilles » familles, dynasties de fermiers cultivant de grands domaines ou d’exploitants de grandes surfaces agricoles. Si le capital économique est très important pour comprendre la perpétuation et l’emprise croissante de ces familles dans la région, il n’est pas le seul principe à pouvoir expliquer la transformation des modes de production agricole que cette pérennité implique. Selon S. Maresca, c’est dans ce qu’il appelle la « distance à l’agriculture en ce qu’elle a de plus manuel » que s’appréhende objectivement et subjectivement l’écart décisif entre ces dirigeants et les autres agriculteurs, écart qui, cependant, ne les en éloigne pas au point de rompre avec eux.

45 Comment expliquer cette « proximité à distance », sorte d’oxymore social qui caractérise bien souvent la position des dominants qui ne soumettent plus les dominés par la contrainte fut-elle euphémisée (salariale, paternaliste…) mais par des formes associatives qu’ils contrôlent ? Le capital social (hérité) de type familial permet de contrôler la vie associative, autre espèce de capital social non pas en contrôlant les associés eux-mêmes mais ce qui fait qu’ils le sont, ce qui suppose des dispositions (« la distance ») dont S. Maresca montre les conditions sociales d’acquisition [21]. [22]

46 Ce type de « distance » trouve son principe dans ce qui fait qu’une « vieille » famille devient une « grande famille » grâce à ce qui est inséparable au moins dans cet univers le capital économique et le capital social, capital social de type familial, celui qu’accroissait et garantissait à bien des égards, l’Église et ses ministres, « médiation obligée pour toute transformation de la vie paysanne », notamment par la séparation relative d’avec cette dernière qu’elle permet grâce notamment et surtout à ses écoles, sorte de sas culturel où les enfants des familles riches de la paysannerie côtoyaient le monde urbain, celui des petites villes de province et de ses élites, sans s’y fondre définitivement. Mais dans « cet univers et les espèces de capitaux qui la constitue, la famille est omniprésente, que ce soit directement dans la transmission du patrimoine ou par l’intermédiaire de l’Église assurant la formation culturelle et professionnelle prédisposant les héritiers à accepter les responsabilités, déjà préparés, moralement et techniquement, à les assumer grâce à l’apprentissage qu’ils en ont fait dans leur famille » et dans les institutions qui en ont produit la nécessité et la légitimité. De sorte que ce ne sont pas les associations corporatives qu’ont été les Jeunesses agricoles catholiques (JAC) qui sont au principe des transformations du monde rural, comme cela est souvent affirmé, mais cette bourgeoisie rurale, fondée sur l’héritage de biens fonciers plus importants que ceux des autres exploitants et surtout ayant renoncé aux « pratiques foncières de l’agriculture familiale où la terre, bien hérité, est possédée pour servir de garantie à l’activité agricole et à l’indépendance du chef d’exploitation » pour considérer « [la terre] comme un outil de production nécessaire, dont il faut s’assurer la jouissance dans les meilleures conditions possibles, mais qu’il n’est pas indispensable de posséder ». La jeunesse agricole catholique, mouvement d’action catholique spécialisée dans la défense des exploitants agricoles à été « une étape dans la légitimation d’une bourgeoisie agricole cultivée qui, en satisfaisant aux canons de l’idéal jaciste – jeunes agriculteurs d’une haute valeur professionnelle, morale et culturelle –, a pu fonder sa position dirigeante sur les mérites personnels de ses représentants et transmuer ainsi en qualités individuelles ce qui était dû en fait, pour une large part, à ses privilèges économiques » (Maresca, 1980). Les JAC ont ainsi permis à ceux qui possédaient un capital social à fondement et à dimension familiale de le convertir en capital politique et économique et d’accroitre, en contrôlant les organisations agricoles, le capital social qu’elles concentraient.

47 Sans doute le processus de division du travail social et de différenciation des secteurs d’activités qui l’accompagne (notamment la généralisation concomitante des échanges monétaires et l’essor de l’urbanisation), tend-il à engendrer la rupture de l’indivision des groupes primaires (Bourdieu, 1977, pp. 83-114). Mais ce à quoi renvoie le capital social, la solidarité entre les membres d’un groupe, disparaît-il pour autant ? Les caractéristiques structurales qui définissent génériquement les membres d’un groupe peuvent-elles être saisies par les propriétés des individus qui leur viennent de leur appartenance à des groupes « secondaires » ? On pense au fait d’habiter le même quartier, voire le même îlot22, et plus généralement, à tout ce qui tient à l’appartenance à un groupe (le nom et ce qui lui est associé, le renom, le prestige, l’honneur, autant de formes de crédit de notoriété qui varient selon les marchés où l’euphémisation du capital économique est plus ou moins forte) et aux différents modes d’y appartenir (notamment la fréquence qui peut indiquer la nature et l’intensité des investissements…). On pense aussi à l’entretien des réseaux – même à l’état de veille, sous la forme, par exemple, d’un « carnet d’adresses », d’un « carnet mondain », de « listes » – c’est-à-dire au travail quasi continu (sous forme d’« échanges mondains », de dons, de présence personnelle…) et aux rituels (célébrations, fêtes commémoratives, invitations…) qu’il suppose pour produire les profits symboliques qui leur sont habituellement associés et rendre possible par les transmutations qu’elles opèrent (comme s’appeler par son prénom, se tutoyer…), les conversions du capital social en d’autres espèces de capital, notamment en capital économique et politique [23], ce qu’implique notamment – P. Bourdieu parle de « droits d’entrée [24] » – l’entrée dans le champ où ces espèces peuvent se valoriser [25].  [26]Tout donne à penser que cette entrée est d’autant plus probable et

48 l’investissement plus fort que les propriétés et les dispositions spécifiques exigées par le champ sont en affinité avec l’habitus primaire inculquée au sein de la famille26.

Notes

  • [1]
    « L’espace proprement politique des rapports de domination se définit par la relation qui s’établit entre la distribution des pouvoirs et des biens dans l’espace géographique, et la distribution des agents dans cet espace, la distance géographique aux biens et aux pouvoirs étant un bon indice du pouvoir » (Bourdieu, 1980b, p. 70, note 1 ; réédité in Bourdieu, 2001).
  • [2]
    Pour un exemple du « flou entretenu autour de la frontière entre sphère professionnelle et sphère privée » dans les classes dominantes et les profits qui ne sont pas que symboliques mais aussi économiques, voir Alexis Spire (2011, pp. 69-70).
  • [3]
    Pour un autre exemple, dans la lignée des travaux de Norbert Elias, celui de la curialisation de la noblesse du xvi e siècle au xviii e siècle, voir Michel Delon (2004 [2000]), notamment le chapitre sur « l’aisance aristocratique », pp. 67-79.
  • [4]
    Sur ce point pour le début de la période, voir Anne Martin-Fugier (1990), et pour ce qui en constitue la fin, Alice Bravard (2013).
  • [5]
    « Les groupes aristocratiques – c’est ce qui en fait le mystère et le charme pour ceux qui en participent – n’ont pas d’autre fondement que l’arbitraire apparent de l’interconnaissance. Tout à fait apparent, puisque le principe de tous les jugements d’appartenance ou d’exclusion n’est autre chose que l’ancienneté dans le groupe, c’est-à-dire le mode de reproduction capable de conférer à toutes les pratiques de ceux qui en sont le produit, cette modalité rare et perçue, à juste raison, comme inimitable, qui caractérise la distinction dite naturelle, base de toutes les cooptations » (Bourdieu, 1989, p. 453).
  • [6]
    « Le langage est une technique du corps et la compétence linguistique, et spécialement phonétique, est une dimension de l’hexis corporelle dans laquelle s’exprime toute la relation au monde social. […] [Aussi] ce n’est pas un hasard si la distinction bourgeoise investit sa relation au langage de la même intention de distanciation qu’elle engage dans sa relation au corps » (Bourdieu & Wacquant, 1992, p. 124), voir aussi Pierre Encrevé (1983).
  • [7]
    La perception du monde social, précise Bourdieu à ce propos, « est structurée parce que les schèmes de perception et d’appréciation, spécialement ceux qui sont inscrits dans le langage, expriment l’état des relations de pouvoir symbolique : je pense par exemple aux couples d’adjectifs : lourd/léger, brillant/terne, etc., qui structurent le jugement de goût dans les domaines les plus divers » (Bourdieu, 1987, p. 158).
  • [8]
    Sur ce point, voir également Monique de Saint Martin (1985).
  • [9]
    « Toutes les aristocraties se définissent elles-mêmes comme au-delà des définitions » (Bourdieu, 1989, p. 452).
  • [10]
    Par exemple dans les relations entre les membres des classes supérieures et leurs médecins (Boltanski, 1969, pp. 72-79), ou encore dans les négociations entre les inspecteurs des impôts et les contribuables issus des classes dominantes (Spire, 2011).
  • [11]
    Marie-Pierre Pouly (2011), à partir des descriptions qu’en donne Proust dans À la recherche du temps perdu, a analysé les usages sociaux d’une langue étrangère, en l’occurrence l’anglais, en France à la fin du xix e siècle et au début du xx e siècle, dans les classes moyennes et supérieures, l’anglais « dont la maîtrise était constitutive de l’habitus aristocratique », comme l’attestait, entre autres, la façon de le prononcer c’est-à-dire l’origine – scolaire ou familiale – de son apprentissage.
  • [12]
    À propos des catégories sociales dominantes, Maurice Halbwachs parlait des qualités appréciées et rares « qui ne se développent que dans les milieux de vie sociale intense où se croisent les idées du passé et du présent, où entrent en contact en quelque sorte non seulement les groupes d’aujourd’hui mais ceux d’autrefois ; l’esprit s’y aiguise […], le sentiment de l’honneur, de ce qu’on se doit, ainsi qu’à son nom et à ses titres, y élève l’homme au-dessus de lui-même et fait refluer en lui toutes les ressources inépuisées du groupe qu’il représente » (Halbwachs, 1994 [1925], p. 233).
  • [13]
    On le voit ici même, le badinage et la plaisanterie n’allaient pas sans raillerie et moquerie, bref, sans « persiflage », arme, s’il en était, des
    luttes « mondaines » et qui, sous d’autres formes, le reste toujours (voir Bourguinat, 1998).
  • [14]
    Voir, par exemple, Yves Aguilar (1982) et Sylvie Tissot (2011) qui analysent comment un groupe social de cadres supérieurs et de professions libérales se construit en construisant son quartier, notamment par un travail de « patrimonialisation ». Comme le suggérait Philippe Ariès dans la genèse qu’il a faite de la ségrégation sociale des différents quartiers de Paris dès le xviii e siècle, le quartier semble être à la classe ce que la maison était à la famille (Ariès, 1960, pp. 457-467).
  • [15]
    Jean-Noël Retière a analysé les bases sociales (notamment l’emploi dans une même entreprise) et politiques (ce qu’on appelait le « socialisme municipal ») d’une identité locale ouvrière, en particulier tout ce que les membres de cette « communauté urbaine » doivent à l’implantation volontaire de services municipaux allant des clubs sportifs aux équipements para-scolaires en passant par les différentes formes d’aide sociale, autant d’instruments mis en place au prix d’investissements individuels et collectifs des militants en lutte contre ce qu’il appelle la « notoriété notabiliaire, c’est-à-dire la possession de capital scolaire, culturel, social » lui opposant « leur logique militante assise sur le “don de soi”, le “mérite” et “l’effort et la volonté du travailleur” » (Retière, 1994, notamment p. 59).
  • [16]
    En période de renouvellement des élites, l’accès à des positions étatiques de pouvoir, comme en France à la fin du xix e siècle, facilite l’accumulation du capital social (voir Charle, 1982).
  • [17]
    Cette capacité d’« accommodement » est d’autant plus grande dans la haute fonction publique que, à position de pouvoir égal, les agents sont hauts dans la hiérarchie sociale.
  • [18]
    « Le capital social, écrit encore Bourdieu, est l’ensemble des ressources mobilisées (des capitaux financiers mais aussi de l’information, etc.) à travers un réseau de relations plus ou moins étendu et plus ou moins mobilisable qui procure un avantage compétitif en assurant aux investissements des rendements plus élevés » (Bourdieu, 2000, p. 237).
  • [19]
    Comme l’écrit P. Bourdieu : « Toute distribution inégale de biens ou de services tend à être perçue comme système symbolique » (Bourdieu, 1978, p. 17).
  • [20]
    Voir, par exemple, l’enquête de l’Insee sur la vie associative en 2008 qui établit que le taux d’adhésion à une association et le nombre d’adhésions sont d’autant plus élevées que l’on monte dans la hiérarchie des PCS et des diplômes, confirmant les données des enquêtes précédentes (Luczak & Nabli, 2010).
  • [21]
    Dans un autre univers social, à propos des hauts fonctionnaires « novateurs » ayant participé à la réforme de l’aide au logement au milieu des années 1970, P. Bourdieu met aussi en relation « la distance à l’égard de la bureaucratie ordinaire et ses routines » avec une « origine sociale très élevée et à la “précocité” » (Bourdieu 2000, p. 143).
  • [22]
    Voir par exemple Christophe Charle (1977).
  • [23]
    Voir, par exemple, Julie Gervais (2012), et à l’inverse les stratégies par lesquelles les corps se préservent pour ne pas perdre leur position et leur consistance lorsqu’ils sont menacés de perdre « leur autorité administrative et technologique », obligés qu’ils sont (parfois) de justifier leur décision dans des débats publics face à d’autres parties prenantes, comme c’est le cas notamment pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées en matière d’environnement (Defrance, 1988, p. 66).
  • [24]
    Pour un exemple topique, voir Charles Suaud (1978).
  • [25]
    Voir Gérard Mauger (2006).
  • [26]
    « L’habitus spécifique, qui s’impose aux nouveaux entrants comme un droit d’entrée, n’est autre chose, écrit P. Bourdieu, qu’un mode de pensée spécifique (un eidos), principe d’une construction et des objets ainsi
    construits (un ethos). En réalité, ce que ce nouvel entrant doit importer dans le jeu ce n’est pas l’habitus qui y est tacitement ou explicitement exigé, mais un habitus pratiquement compatible, ou suffisamment proche et surtout malléable et susceptible d’être converti en habitus conforme, bref congruent et docile, c’est-à-dire ouvert à la possibilité d’une restructuration. C’est la raison pour laquelle les opérations de cooptation sont attentives, autant qu’aux signes de la compétence, aux indices à peine perceptibles, le plus souvent corporels » (Bourdieu, 1997, p. 120).
Français

Cet article propose un exposé théorique du concept de capital social chez Pierre Bourdieu, en s’appuyant à la fois sur les définitions que celui‑ci lui a données mais aussi sur les usages variés qu’il en a fait. Sans donner un sens définitif à la notion, il s’attache plutôt à dégager son utilité pour penser les logiques de classe et la distribution inégale des ressources. Il cherche aussi à montrer la particularité de ce type de capital par rapport aux autres proposés par la théorie bourdieusienne. Il dégage les liens entre le capital social et les autres formes de capital (similarités éventuelles dans les modes de fonctionnement, types de conversion entre eux, etc). Enfin, il propose une réflexion sur les formes (incorporées et objectivées) de ce capital et ses indicateurs possibles. L’article montre ainsi le lien entre ce concept et l’intérêt de Pierre Bourdieu pour les classes supérieures et le champ du pouvoir.

Mots-clés

  • Pierre Bourdieu
  • capital social
  • logique de classe
  • habitus
  • théorie sociologique

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Rémi Lenoir
Professeur émérite, université de Paris‑I, CESSP‑CSE‑EHESS
EHESS, CESSP‑CSE, 5e étage, 190‑198 avenue de France, 75013 Paris, France
lenoir@msh‑paris.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/10/2016
https://doi.org/10.3917/socio.073.0281
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