CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1La notion d’inégalité environnementale, si elle n’est pas encore érigée en concept, conduit à s’intéresser aux rapports pluriels des populations et catégories sociales à leur environnement, qu’il s’agisse de l’exposition aux risques ou de l’accès aux ressources naturelles et aux aménités, des conséquences environnementales des pratiques de production et de consommation, de l’impact social des politiques publiques à visée environnementale et de la capacité de chacun à les infléchir (Pye et al., 2008). Comme les inégalités en matière de santé ou d’éducation, elle est pour le sociologue une forme d’inégalité sociale en tant qu’elle se cumule et se mêle à d’autres formes d’inégalités économiques et sociales (Theys, 2007 ; Laigle & Tual, 2007), dont les composantes ne sont pas exclusivement sociales (risque nucléaire, éléments paysagers, biodiversité...) tout en étant objet de représentations, d’évaluation et de pratiques de gestion (Deldrève, 2011b). Les inégalités environnementales sont, depuis une vingtaine d’années, au centre d’études destinées à les objectiver et, plus récemment, à mieux comprendre les processus d’interaction qui les produisent, processus au sein desquels l’influence des politiques publiques est forte.

2L’environnement est aujourd’hui considéré comme un bien commun dans le sens où il s’agit de le préserver à long terme dans l’intérêt même de l’humanité, tout à la fois désignée comme responsable de sa dégradation et comme dépendante de sa restauration. Une telle conception est lisible dans le droit des générations présentes et futures à bénéficier d’un environnement sain, droit inscrit dans les textes de référence internationale qui cadrent les politiques environnementales, notamment françaises. Cette préoccupation semble d’autant moins contestable aujourd’hui que la cause environnementale depuis la fin des années 1960 s’est accompagnée d’une objectivation de risques majeurs (comme la perte de biodiversité, le manque d’eau potable, les accidents nucléaires…) et de changements globaux (climatique principalement). Il semble par conséquent légitime d’attendre de tout un chacun un « effort environnemental » conséquent et multiforme (paiement de taxes, de droits à polluer pour les entreprises, tri des déchets, réduction de la consommation…), à la fois collectif et individuel. Mais cet effort est?il supporté indifféremment par tous ? Les travaux menés à ce sujet montrent qu’il ne l’est pas : l’action publique à visée environnementale met à contribution certaines populations et catégories sociales [1] plutôt que d’autres. Ces travaux ne parviennent pas toutefois à des résultats consensuels quant à l’équité ou l’iniquité des politiques publiques en la matière.

3Cet article appréhende l’effort comme inégalité environnementale et compare des instruments d’action publique afin de contribuer à ce débat. Pour cela, nous reviendrons, dans un premier temps, sur les formes que revêt ce type d’inégalité, sur les mouvements de l’Environmental Justice et du développement durable [2], et sur les études qui ont permis de le mettre au jour. À travers ces études, voire les controverses dont elles font l’objet, se profilent les termes d’une approche qualitative des processus de production des inégalités environnementales, attentive au rapport à l’environnement comme rapport social. Nous appliquerons cette approche à l’effort environnemental que demandent deux types de politiques publiques : la création d’un parc national – celui des Calanques – d’une part et la contractualisation de mesures agro?environnementales territorialisées en Dordogne de l’autre. Il s’agira ainsi de tester l’influence des instruments mis en œuvre, non seulement celle de la concertation mais aussi celle de la compensation financière, sur les inégalités observées. Cette comparaison, menée à partir de nos travaux d’enquête respectifs [3], alimentera également une lecture en termes de justice : quels principes de justice les acteurs mobilisent?ils sur les scènes participatives de l’action publique pour justifier ou dénoncer les inégalités de traitement entre usagers du parc national ou agriculteurs ? Qu’est?ce qui rend une inégalité d’effort juste ou injuste à leurs yeux [4] ? Enfin, nous reviendrons au terme de cet article sur les différents jalons posés, de manière à se prononcer sur l’équité/l’iniquité des politiques publiques.

Des inégalités à l’aune de l’environnement

4Les inégalités sociales qui se donnent à lire dans le rapport pluriel des populations et groupes sociaux à l’environnement ont longtemps constitué des inégalités, sinon invisibles, du moins silencieuses (Emélianoff, 2007). Elles sont certes pressenties dès le XIXe siècle à l’aune de l’hygiénisme (Faburel, 2010), mais ne sont véritablement mises en visibilité qu’à la fin du XXe à l’heure de la montée des préoccupations environnementales. Deux mouvements de fond y participent : le premier appelé Environmental Justice, né aux États?Unis dans le prolongement des Civil Rights ; le second connu sous les noms de Sustainable Development ou de développement durable, forgé sur la scène internationale. Dès lors mobilisations sociales et recherches en sciences sociales concourront à énoncer, publiciser et étudier différentes formes d’inégalités sociales et territoriales, intra et intergénérationnelles, progressivement désignées sous le vocable d’inégalités environnementales ou écologiques.

5L’exposition à la pollution et, plus largement, au risque technologique et environnemental a été l’un des premiers révélateurs de la dimension environnementale des inégalités raciales et – au?delà – sociales. Elle est à l’origine de l’Environmental Justice qui se développe à la fin des années 1970 et au début des années 1980 comme un mouvement de lutte antitoxique à l’initiative des résidents blancs de classe moyenne du Love?Canal (État de New York) gravement contaminés par des déchets enfouis sous leur quartier, et de protestation locale à l’encontre de l’installation d’une nouvelle décharge au sein du Comté de Warren, dont la population est majoritairement afro?américaine et la plus pauvre de l’État de Caroline du Nord (Bullard, 2001). La mobilisation de Warren, qui puise ses ressources dans les communautés religieuses locales et le puissant mouvement des Civil Rights (Taylor, 2000), donnera naissance aux premières études nationales démontrant que l’appartenance des résidents à des minorités ethniques joue plus que tout autre facteur sur l’emplacement des décharges et autres « locally unwanted land uses » (lulus) (Bullard, op. cit.). Ces études [5] démontrent l’existence d’un racisme environnemental, c’est?à?dire d’une discrimination exposant les non?blancs à la pollution de manière disproportionnée (Pulido, 2000). Elles seront fortement controversées tandis que se structure un champ de recherche [6] dédié à la justice environnementale : les données statiques mobilisées occultant le fait (rétabli grâce à des enquêtes plus longitudinales) que l’installation de minorités ethniques puisse être postérieure à celle des lulus (Ghorra?Gobin, 2000). D’autres travaux dénonceront toutefois les limites d’un raisonnement uniquement fondé sur l’antériorité de l’installation. Alliant enquête statistique et approche historique, ils mettent au jour les différents processus (de planification urbaine, de division du travail…) qui génèrent dans le temps les discriminations environnementales observées (Holifield, 2001 ; Pulido, 2000).

6Dès les années 1990, le mouvement de l’Environmental Justice s’étend à l’échelle du continent américain. Il publicise différents problèmes de contamination occasionnée par la politique étasunienne (Bullard, op. cit.), en élargissant son champ de préoccupation et d’action. Ainsi, dans le cadre des principes édictés lors du « First National People of Color Environmental Leadership » (1991) [7], le mouvement dénonce les préjudices causés à la fois à l’homme et à la nature, et réclame pour les peuples et communautés pauvres et de couleur, davantage affectés, une justice qui soit à la fois distributive et procédurale. Il s’agit non seulement de compenser les maux environnementaux, mais aussi de les réduire et de reconnaître le droit de ces peuples et communautés à participer en tant que « partenaire égal » aux décisions qui les concernent (cf. Principe 7). Le mouvement relie de fait des préoccupations qui ne l’ont jamais été, comme l’exploitation de la ressource et la dégradation de l’environnement, l’occupation militaire et l’autonomie des peuples indiens (cf. Principes 11 et 15 ; Holified, op. cit.).

7Ces préoccupations qui confèrent aux inégalités environnementales une dimension éminemment politique enrichissent leur problématisation initiale en termes d’exposition aux maux environnementaux, en lui associant celles de l’accès aux ressources naturelles et du droit à les gérer et à les préserver de l’exploitation industrielle. Elles rencontrent ainsi les mobilisations qui se développent dans les pays pauvres, et que J. Martinez?Alier (2008) qualifie également d’Environmental Justice ou « d’écologisme populaire », telles la lutte de communautés indigènes contre les mines d’or à ciel ouvert en Amérique du Sud, ou celles de Brésiliens et d’Indiens contre la construction de barrages au nom desquels on les expulse de leurs terres.

8Dans ce cadre, les inégalités environnementales couvrent clairement le différentiel d’impact sur l’environnement généré par les pays, selon leurs modes de production et de consommation. Ainsi, selon une étude du Comité pour l’Annulation de la dette du Tiers?Monde, dans la décennie 1990 les pays industriels auraient produit huit fois plus de gaz à effet de serre par habitant que les pays dits en voie de développement ; autre exemple, un citoyen indien émettrait quinze fois moins de dioxyde de carbone qu’un citoyen américain (Martinez?Alier, 2008). La justice environnementale appliquée à la lecture des rapports nord?sud pose également des problèmes de mesure : comment évaluer le préjudice à réparer ou à compenser ? Est?il réductible, en termes d’évaluation, à la raréfaction des ressources et aux pollutions occasionnées ou revêt?il d’autres composantes à analyser ? Nous y reviendrons.

9Bien que ces préoccupations résonnent fortement avec le registre du développement durable, il faut attendre les années 2000 pour que la problématisation complexe des inégalités environnementales se poursuive sous ce référentiel. Dès 1972, lors de la première conférence des Nations unies sur l’environnement humain à Stockholm, sont pourtant reconnus, sous la pression des pays du Sud, les méfaits du développement industriel des pays du nord (pollution, surexploitation des ressources…), une reconnaissance qui préside à celle du droit fondamental de l’homme à un environnement sain et au devoir de le préserver (Déclaration, principe 1). Elle annonce l’avènement de ce nouveau référentiel qui s’imposera à l’échelle internationale : le droit au développement durable qui seul permet de « répondre aux besoins du présent sans jamais compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs » (rapport Brundtland, 1987 ; reformulé dans les Principes du Sommet de Rio, 1992). Pour autant, et bien que les questions de pauvreté et d’impact du développement des plus riches soient fondatrices, les préoccupations en termes d’inégalités environnementales n’émergeront à proprement parler sous le vocable d’inégalité écologique [8] que lors du Sommet de Johannesburg de 2002, dans l’objectif de réaffirmer les orientations sociales du développement durable.

10Ces préoccupations se déploieront alors, notamment en Europe, en étant déconnectées des enjeux de justice environnementale pour les communautés pauvres, issues de minorités ethniques, et principalement traduites en problématique d’équité/d’iniquité entre territoires (nord/sud, nationaux ou régionaux), et entre générations (passées, présentes et à venir). Elles s’inscrivent, de manière empirique, dans des problématiques sanitaires et urbaines, avec un intérêt aigu pour les questions relatives à l’habitat, défini comme un « creuset » d’inégalités (Charles et al., 2007). Les réflexions et analyses en termes de cumul d’inégalités à l’échelle des territoires se développent, en économie (Zuindeau, 2011) et géographie (Faburel, 2010), à partir de travaux statistiques comme ceux de l’Institut Français de l’Environnement (2006) sur les départements d’outre?mer ou encore la région Nord?Pas de Calais, marqués par une dégradation du contexte social (licenciements, taux de chômage élevé), une surmortalité et des risques environnementaux élevés (risques naturels, pollutions…). À l’échelle plus infra, les sources de nuisances environnementales augmentent et la qualité de vie des habitants décroît avec le niveau de richesse des communes.

11Ces études rencontrent des difficultés méthodologiques comparables à celles menées dans le cadre de l’Environmental Justice, autour des variables sociodémographiques ou environnementales à sélectionner, des échelles temporelles et géographiques à circonscrire, de l’adéquation et de la fiabilité des données disponibles à ces échelles. La plupart de ces études véhiculent par ailleurs une vision de la qualité environnementale, définie à partir de normes techniques et des standards marchands (Faburel, 2010). Elles n’interrogent que rarement la valeur sociale conférée à l’environnement par ses différents usagers, et traitent peu, hors des rapports Nord?Sud et pays en voie de développement, des questions complexes d’accès aux ressources et aménités naturelles, souvent réduites à celles de leur proximité spatiale.

12L’enquête sociologique que nous avons réalisée au Touquet (Deldrève, 2011b) [9] investit ces différentes dimensions. Dans cette commune du Nord de la France, conçue au XIXe siècle comme une station balnéaire et thermale de luxe protégée par un cordon dunaire et une forêt aujourd’hui menacés par la pression urbanistique et touristique, deux sources d’inégalités environnementales convergent. L’une, plus manifeste, est la privatisation et la domestication croissante de l’espace naturel littoral au profit d’un public occasionnel ou régulier de résidents secondaires aisés (maisons de luxe en forêt, ensembles privatifs dans les dunes). L’autre, plus insidieuse, se lit dans le désintérêt et les « mauvais usages » de la nature que ces résidents prêtent aux plus modestes : « ils ne se promènent jamais dans les dunes… trop fatiguant ; préfèrent pique?niquer sur la plage où ils laissent leurs déchets ; ne savent pas observer, préfèrent parler cuisine » ; ou « jouer au foot comme si c’était un terrain de jeu » (Deldrève, 2011b, p. 182). Cette dévalorisation reflète certes des pratiques socialement clivées : les locataires des logements sociaux du Touquet valorisent la sociabilité entre pairs dans leur mode d’habiter et de pratiquer la nature, tandis que les résidents des dunes et forêts recherchent l’isolement et le sentiment de fusion avec elles. Mais elle nourrit également une conception de la protection de l’environnement qui exige aux yeux des plus radicaux, constitués en association environnementaliste influente [10], de restaurer les conditions non seulement écologiques (préserver les dunes, et l’estuaire grâce à l’application de la Loi Littorale, reboiser, limiter la circulation…) mais aussi sociales, celles d’un « entre soi » sélect [11] dans l’esprit du « Touquet originel ».

13Les études et réflexions relatives aux inégalités environnementales nous ont donc conduites à les appréhender, dans une approche sociologique, sous le double prisme de leur production (en interaction avec d’autres formes d’inégalité) et des rapports sociaux dans lequel s’inscrit le rapport à l’environnement, comme dimensions constitutives. Elles nous amènent également à nous intéresser au rôle croissant des politiques publiques à visée environnementale. En effet, les mouvements sociaux et scientifiques de l’Environmental Justice et du développement durable dont il vient d’être question ont progressivement contribué à initier un droit à l’environnement qui, aujourd’hui, est institué en France au plus haut degré de légitimité formelle puisqu’il figure dans la Constitution depuis 2005 [12].

14Plusieurs études menées en termes d’inégalités environnementales s’intéressent d’ores et déjà aux effets de l’action publique et aux contributions qu’elle demande. Certaines de ces études postulent que les plus riches polluent certes, mais investissent davantage pour améliorer la qualité de l’environnement (Lipietz, 1998) ; ou encore que la contribution demandée aux plus pauvres, une fois compensée, contribue à réduire les inégalités sociales (Ghorra?Gobin, 2000). D’autres recherches menées à l’échelle des rapports Nord?Sud (Martinez?Alier, 2008 ; Flipo, 2009), ou à celle d’États (Pye et al., 2008 ; Serret & Johnstone, 2006 ; Laurent, 2009) montrent, au contraire, que les populations les plus pauvres sont celles qui ont le moins d’impact sur l’environnement, et pour autant contribuent le plus aux politiques de protection de l’environnement, tout en bénéficiant le moins de leurs effets. Cette contribution que nous appelons effort environnemental peut recouvrir, selon les dispositifs mis en œuvre, des modalités plurielles : une contribution monétaire ou un changement de pratiques, une exposition aux risques ou un accès au milieu naturel et à ses ressources, différenciés selon les usagers. Nos études, menées sur des terrains français, alimentent ce débat en confrontant la répartition de l’effort environnemental généré par deux dispositifs : la mise en place d’un Parc national – celui des Calanques – d’une part et les mesures agro?environnementales (MAE) de l’autre.

Une répartition inégale de l’effort environnemental. Le Parc national des Calanques

15Les parcs nationaux représentent le dispositif de protection le plus contraignant (hormis les réserves intégrales dont est proscrit tout usage). Institué en France en 1960, après avoir été expérimenté sur le territoire des colonies (Selmi, 2009), ce dispositif rencontre de nombreuses oppositions de la part de résidents et d’élus locaux. Pour lever ces résistances qui entravaient toute création depuis 1989 [13], l’État réforme les parcs en 2006. La nouvelle loi associe davantage les élus et les usagers locaux à leur définition (concertation autour du projet de charte) et à leur gouvernance (plus de pouvoir au sein du conseil d’administration), et reconnaît de manière explicite la diversité des patrimoines à protéger (naturel, paysager et culturel). Cette évolution s’inscrit dans un double mouvement de reconnaissance de l’autochtonie (UICN et al. 1996 ; Roué, 2009) et de l’impératif participatif dans le champ de l’action publique. Cette évolution législative doit permettre de reconnaître la légitimité de la « population concernée » (Claeys, 2001) à se faire entendre ; et répond par là?même à des objectifs d’efficacité environnementale (Salles, 2006) et de justice (Larrère, 2009), d’autant que la réduction des inégalités environnementales est inscrite dans la Convention sur la diversité biologique [14] et plus largement dans les textes de cadrage de l’action publique issus de Sommet de Johannesburg (2002). En France, cet objectif fait également partie de l’engagement de l’État à réduire les inégalités entre territoires (Laurent, 2013).

16Le Parc national des Calanques est le premier issu de cette nouvelle loi, et créé en 2012 après une gestation aussi longue que conflictuelle. Il s’est construit au fil des mobilisations d’usagers récréatifs (randonneurs, grimpeurs, puis cabanonniers, chasseurs, pêcheurs…) pour préserver les Calanques de l’exploitation et de l’urbanisation, comme un site naturel adossé à l’agglomération marseillaise, tout en étant son envers [15]. Ce rapport à la ville, renforcé par les prérequis naturalistes de Parcs Nationaux de France, influe sur les contours attribués au parc (l’aire d’adhésion est prédéfinie comme faiblement urbanisée) et l’exclusion des questions urbaines – y compris relatives aux portes du parc – de la concertation organisée pour l’élaboration de la charte. Ainsi, les interactions entre le projet de parc et celui de la commune de Marseille ont été jugées par les élus et les techniciens en charge de l’organisation des débats, « hors sujet », quand bien même elles étaient sources d’inégalités environnementales. Ainsi à la Cayolle, aménagée à la Libération comme un quartier de relégation sociale aux confins de la ville, les logements sociaux se trouvent de plus en plus enclavés entre des résidences privées proposées par des promoteurs immobiliers habiles à vendre la vue sur le massif et la proximité d’un site naturel d’exception qui de plus est labellisé « Parc national ». Les habitants de ces logements, maintenus sur place dans de petits îlots ou relogés dans des quartiers éloignés, à la faveur d’un plan de l’Agence nationale de rénovation urbaine, voient ainsi la proximité et l’accessibilité des calanques remises en question. Or, elles constituent leur cadre de vie et, pour les plus jeunes, un « haut lieu » de socialisation, dont la fréquentation est source de tensions avec les cabanonniers [16] (Deldrève & Hérat, 2012).

17La légitimité nouvelle prêtée aux usagers locaux dans l’élaboration du projet de parc accentue paradoxalement ce processus inégalitaire, dans la mesure où elle ne s’affranchit pas des mécanismes de sélection à l’œuvre dans les processus participatifs. Aux ateliers de concertation constitués par le Groupement d’intérêt public (GIP) en charge de la création du parc [17] ont participé, conformément à la Loi de 2006, des associations d’habitants, d’usagers et de protection de l’environnement [18]. Cette désignation des collectifs participants et de leurs représentants est restée à la fois fidèle à l’histoire des usages du massif et aux rapports de force en présence : ont été retenues les associations d’excursionnistes, de grimpeurs, de cabanonniers, et d’autres usagers collectivement organisés (chasseurs, cueilleurs, plongeurs, pêcheurs) qui se sont mobilisées de façon récurrente (certaines tout au long du XXe siècle, d’autres depuis quelques décennies) pour faire de la protection du site un problème public. Ces différents usagers se trouvent de surcroît également représentés en tant que résidents, via leurs comités d’intérêt de quartier, institutions centenaires à travers lesquelles les habitants entretiennent des relations directes avec leurs élus à l’échelle de chaque arrondissement de Marseille. La capacité de ces associations et comités influents à suivre un grand nombre de réunions, grâce à la disponibilité collective qu’ils ont pu dégager, l’aptitude de leurs représentants à maîtriser les discours techniques et scientifiques, et leur expérience de la prise de parole en public ont fait d’eux des « piliers » de la concertation. D’autres types d’usagers, comme les naturistes et « parapentistes », sont parvenus à s’organiser pour participer à celle?ci lorsque leurs pratiques étaient en jeu. Mais, les allochtones et la plupart des usagers locaux sont restés « sans voix », parmi lesquels les jeunes adeptes des plages et des sports « fun », ou encore les résidents des logements sociaux des quartiers limitrophes de la Cayolle ou des Baumettes [19].

18Cette homogénéité sociale des scènes de débat a produit une définition relativement consensuelle de ce qu’est le « bon » usage des Calanques en référence au mérite et à la tradition. La tradition y a été construite pour définir l’autochtonie, qui loin de se résumer à l’ancienneté de la résidence locale, fonctionne comme un rapport social construit à l’aide de discours et de dispositifs excluant certaines catégories de résidents (Retière, 2003). Cette homogénéité sociale des scènes repose sur un accord tacite entre représentants associatifs, chargés de mission du Groupement d’intérêt public et élus, pour ne pas lever « le voile de la non représentativité » des participants (Anselme, 2000). Il en résulte « une reconnaissance des prérogatives du local visible et institué, qui occulte un local pluriel aux contours beaucoup plus flous » (Deldrève, 2011a, p. 12). Ainsi, dans la mesure où elle conduit à en reproduire les asymétries, la concertation retenue comme moyen pour reconnaître le local est prise en défaut de justice : elle renforce même les inégalités environnementales intra?générationnelles en légitimant exclusivement la figure de l’usager « autochtone méritant ».

19Plusieurs usages, touristiques et locaux, ont ainsi été disqualifiés (visites en navette maritime, vélo tout terrain, sports « fun »), assimilés à la sur?fréquentation ou à la mal?fréquentation : « Les navettes, on appelle ça ici les promènes?couillons » ; « Avec leurs vélos, ils écrasent tout, c’est juste un terrain de jeu, ils s’en fichent de la nature » ; « Les jeunes (de La Cayolle), ils descendent à Sormiou (…), ils ne respectent rien, la nature pas plus que les gens ! » (extraits d’entretiens menés auprès de participants à la concertation). Certains de ces usages sont anciens, telle la fréquentation, depuis l’après?guerre, des calanques de Sormiou et de Morgiou par les familles et notamment par les jeunes du quartier « populaire » de la Cayolle : « Les gamins ils vont directement à la plage, ils n’ont que ça (…) Alors ou ils vont à pied, ou sinon ils font le stop (…) : gentiment : M., Mme, comme je faisais moi aussi, je faisais ça. Donc j’ai appris à mes petits et voilà, ils font ça » (Résidente de La Cayolle, mère au foyer, 45 ans). « Sormiou, j’y vais depuis que j’y suis petit, à pied, en vélo, à ce que vous voulez, j’ai toujours été à cette plage » (Résident de La Cayolle, employé à la retraite, 63 ans).

20Des inégalités de traitement entre pratiques se trouvent de la sorte entérinées par la charte du parc (comme d’interdire l’usage du feu et de tolérer des barbecues pour les cabanonniers, d’interdire les chiens en liberté sauf pour pratiquer la chasse…), favorisant les usagers appartenant pour la plupart aux catégories sociales moyennes et supérieures. De même, la régulation de l’accès à la calanque de Sormiou, aux portes de la Cayolle, par les cabanonniers n’a pas été remise en cause [20]. L’accessibilité ainsi restreinte de cet espace naturel d’exception fait avant tout supporter l’effort environnemental à des catégories sociales modestes et, en particulier aux jeunes.

Des inégalités intra?professionnelles renforcées. Les mesures agro?environnementales en Dordogne

21La répartition de l’effort environnemental par les mesures agro?environnementales obéit à d’autres modalités. Avant la loi des Parcs nationaux de 2006, ce dispositif institue également la concertation pour définir le contenu des mesures, mais il est de nature incitative et prévoit une compensation financière. À ces deux différences s’ajoute le fait qu’il est un instrument au service d’une politique sectorielle et non un instrument d’une politique proprement environnementale. Il a donc pour objectif d’intégrer des finalités environnementales dans un secteur productif sans pour autant s’y restreindre.

22En effet, il a progressivement été élaboré afin d’inscrire la multifonctionnalité dans les politiques agricoles européenne et française au cours des années 1990 en réponse à la libéralisation des échanges économiques et à la préservation de l’environnement. Outre une fonction économique, la multifonctionnalité reconnaît une fonction environnementale et une fonction sociale aux activités agricoles qui méritent d’être encouragées à ce triple titre. En France, la loi d’orientation agricole de 1999 l’institue grâce à un dispositif, le contrat territorial d’exploitation (CTE) qui, de fait, associe soutiens publics à l’investissement et compensations financières environnementales [21]. Dès 1998, il a été expérimenté par des départements volontaires, dont celui de la Dordogne, terrain de notre enquête [22]. Les acteurs institutionnels s’engageaient alors à élaborer les contrats?types (quels projets agricoles pour le département ?) ainsi que les mesures agro-environnementales (MAE)?types (quelles conséquences environnementales des activités agricoles cherche?t?on à maîtriser ou à favoriser ?) et leurs compensations financières. Ces contrats et mesures?types devaient ensuite être harmonisés au niveau régional et validés au niveau national puis européen.

23En mettant sur un même plan les fonctions économique, environnementale et sociale, la multifonctionnalité a porté « un coup redoutable aux représentations dominantes de l’agriculture telles qu’elles se sont forgées ces cinquante dernières années » (Rémy, 2002, p. 78). Lors de l’expérimentation du dispositif CTE en Dordogne, la vocation économique a effectivement été réaffirmée par l’ensemble des acteurs agricoles du département au?delà de leurs clivages politiques (Fédération départementale des syndicats des exploitants agricoles – FDSEA [23]–, Confédération paysanne) ou de leur domaine professionnel (administration, organisations professionnelles) (Candau & Chabert, 2003). La reconnaissance de la multifonctionnalité peut cependant impulser de nouvelles stratégies et notamment une diversification des activités via sa rémunération sur les exploitations, en contrepoint de la spécialisation encouragée depuis les années 1960 (Laurent & Rémy, 2004). Cette potentialité a nourri bien des espoirs chez les responsables professionnels de la Chambre d’agriculture puisque la plupart des exploitations de la Dordogne mènent plusieurs productions sur des superficies plus réduites que la moyenne nationale [24]. Outre le système très répandu de la polyculture élevage, pas moins de seize autres productions existent, dont les plus importantes sont l’élevage (bovin, ovin), les grandes cultures (blé, maïs et oléagineux), la vigne et l’arboriculture fruitière. La plupart des agriculteurs leur associent une production spécialisée (tabac, noix, palmipède gras, châtaigne, fraise…) ou un service d’accueil touristique, moins exigeants en foncier. Dans un contexte où le nombre d’exploitation ne cesse de décroître via la disparition des petites et moyennes structures, les responsables de la Chambre d’agriculture ont espéré que le CTE permette de conjurer ce phénomène.

24Les responsables agricoles en Dordogne ont voué des vertus redistributrices aux contrats territoriaux d’exploitation, défendant l’idée d’une accessibilité des aides publiques à la totalité des exploitants, sans les réserver à ceux qui détiennent les structures les plus productives, comme c’était le cas avec les dispositifs précédents. Le maintien de la vitalité des espaces ruraux – fonction sociale de l’agriculture – le justifiait à leurs yeux. En conséquence, il fallait que les futurs contrats soient à la portée de tous les agriculteurs, quels qu’ils soient.

25En responsable de l’expérimentation, la Chambre d’agriculture a travaillé de façon privilégiée avec le service déconcentré du ministère de l’agriculture et l’établissement public chargé du paiement des aides, deux partenaires qui examinaient la conformité administrative des propositions. Elle a aussi organisé des consultations avec ses autres interlocuteurs habituels que sont les syndicats agricoles, les coopératives et le conseil général. La FDSEA, ayant pourtant une majorité d’élus au sein du conseil d’administration de la Chambre, n’a pourtant pas soutenu son initiative au départ. Il est vrai qu’au niveau national, les syndicats spécialisés en céréaliculture, influents au sein de la FNSEA, ont fortement critiqué le projet de loi, en particulier parce que le contrat territorial d’exploitation (CTE) a été financé par un budget provenant d’une diminution des aides perçues par les structures les plus étendues pratiquant des grandes cultures (Rémy, 2002) [25]. Même si les exploitations périgordines n’ont pas leur envergure, la Chambre d’agriculture a défendu la conception d’une agriculture organisée par filières en insistant sur la certification des produits : « Le Parisien qui vient en vacances, quand il va acheter un foie gras chez nous, il ne va pas revenir tous les huit jours. Par contre, s’il retrouve le même logo dans la grande distribution, il va l’acheter. C’est un peu tout ce que je voulais dans les CTE : organiser ces filières par une organisation des producteurs pour organiser une économie » (Chambre d’agriculture, enquête 2001). Cette conception a été critiquée par la Confédération paysanne et l’association des producteurs bio qui dénoncèrent le fait que les acteurs économiques (ici les coopératives) puissent servir leurs stratégies de développement en étant porteurs de contrats?types, au détriment des producteurs : « Je préfère parler de productions que de filières. La notion de filière est une notion verticale, une notion de commerce, c’est pas une notion valorisante pour l’agriculteur (…) on ne parle plus (…) de sa façon de produire » (Confédération paysanne, enquête 2001) (Candau & Chabert, 2003, p. 78).

26L’attention à accorder aux « façons de produire » est centrale pour la Confédération paysanne et l’association des producteurs bio. Selon ces deux acteurs en effet, l’attention environnementale doit être intégrée aux processus de production, ce qui exclut une gestion duale de l’exploitation, à savoir : les parcelles les plus productives seraient toujours aussi intensifiées tandis que les mesures agro?environnementales seraient appliquées sur les parcelles à faible potentiel agronomique. À l’inverse, la Chambre d’agriculture et la FDSEA ont remisé la vocation environnementale des activités agricoles au second plan en considérant qu’elle ne perdurera pas : « La conception du CTE, pour moi, c’était une mesure économique qui permettait à l’exploitation de réfléchir, d’évoluer, de faire pendant cinq ans un bilan, de faire des choix pour l’avenir, plus des mesures agro?environnementales. Bon, on est dans une période où les mesures agro?environnementales sont mises en avant » (représentant élu à la Chambre d’agriculture de la Dordogne, enquête 2001). Les acteurs « environnementalistes » (service déconcentré du ministère de l’environnement et Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement rattaché au Conseil général) n’ont pas infléchi cette conception, leurs voix étant peu audibles à la fois parce qu’ils étaient simplement invités lors de consultations et absents des lieux de décision, qu’ils ne partageaient pas la prévalence de la vocation économique et qu’ayant peu de compétences en la matière, bien des sujets leur échappaient.

27La prédominance des acteurs agricoles, les rapports de force en présence et les référents cognitifs de chacun ont finalement produit des contrats?types organisés par filière, comme dans la plupart des départements (Urbano & Vollet, 2005, pp. 99?102), agrémentés d’un volet environnemental réduit à un catalogue de mesures agro?environnementales (MAE) sans cohérence particulière avec les filières ou les enjeux territoriaux (Candau & Chabert, 2003). La hiérarchie entre vocation économique et vocation environnementale a ainsi été restaurée dans la structuration des contrats proposés. Pour favoriser l’accessibilité au plus grand nombre d’exploitants, beaucoup d’énergie a été dépensée afin qu’un contrat?type soit élaboré pour chacune des seize principales productions présentes en Dordogne, et que les MAE proposent plusieurs niveaux d’engagement dont le plus faible, à l’issue du débat sur la reconnaissance ou non des bonnes pratiques existantes, reflète souvent les pratiques fréquemment observées (cf. infra). Il n’a cependant pas été prévu à l’époque, contrairement à d’autres départements – il est vrai peu nombreux (Rémy, 2002, p. 89) –, d’avantager les exploitations les plus modestes [26] ou de moduler le montant des aides selon leur importance économique (Urbano & Vollet, 2005, p. 93).

28Qu’a produit la mise en œuvre de tels contrats ? Les souhaits redistributifs ont partiellement été satisfaits. En effet, la répartition géographique des contrats territoriaux d’exploitation (CTE) signés montre que la Dordogne, comme la plupart des départements situés en zone de montagne ou en zones défavorisées, compte un nombre de contrats supérieur à la moyenne. Mais, si l’on regarde le montant des aides attribuées à chaque exploitation, ce sont « les départements de grandes cultures qui apparaissent les principaux bénéficiaires » (Léger et al., 2004, p. 120). Cette défaveur des petites structures s’observe aussi à l’échelle du département de la Dordogne où seulement 26 % des contrats validés en 2002 concernaient des exploitations inférieures à 30 ha qui, pourtant, formaient 67 % des exploitations (Lewis et al., 2010). Si les chefs d’exploitations étendues signent plus fréquemment un CTE, c’est parce qu’ils ont une capacité d’autofinancement leur permettant d’assumer les investissements inscrits dans la partie économique du contrat [27] et que les compensations financières des mesures agro?environnementales (MAE) sont attribuées au prorata des surfaces. C’est aussi parce qu’ils ont, plus que les modestes, une production dominante qui leur a permis de choisir un contrat?type organisé par filière.

29Sachant cela, on peut interroger plus précisément l’effet redistributif des aides MAE : permettent?elles de diminuer l’écart de revenu entre les petites et les grandes exploitations ? Le calcul de l’indice de Gini relatif à la répartition du revenu brut d’exploitation [28] auquel on a ajouté les aides MAE perçues sur chaque exploitation montre que « l’inégalité entre les agriculteurs contractants s’est sensiblement réduite » (Lewis et al., 2010, p. 9).

30Ce résultat obtenu sur le département de la Dordogne mérite d’être conforté par une enquête d’envergure nationale [29]. Il établit que les aides MAE ont permis une légère réduction de l’écart du « revenu brut moyen » entre les grandes et les petites exploitations périgordines signataires de mesures agro?environnementales (MAE) en 2002. De ce point de vue, le dispositif CTE a amélioré la situation des exploitants les plus défavorisés, et mettrait donc en œuvre le principe de différence rawlsien (Rawls, 1987). En revanche, si l’on considère l’ensemble des exploitations, y compris celles dont les responsables n’ont pas signé un contrat territorial d’exploitation (CTE) – bien plus nombreuses que les signataires [30] – force est de constater que le dispositif opère une sélection. En favorisant les exploitations étendues et celles qui ont une capacité d’autofinancement confortable, il a accentué les inégalités intra?professionnelles.

Justifier l’effort environnemental inégal

31Peut?on considérer que dans l’un et l’autre cas, l’effort environnemental prescrit par l’action publique aggrave les inégalités sociales et environnementales ? Nos enquêtes conduisent à répondre par l’affirmative en ce qui concerne le Parc national des Calanques puisque la préservation du site entérine les prérogatives d’une minorité d’usagers au détriment du plus grand nombre et des moins aisés parmi eux, dont la fréquentation « nuisible » au site se trouve être davantage réglementée. La réponse est moins évidente à propos des MAE dans la mesure où les exploitations étendues contribuent le plus (en s’engageant plus fréquemment) mais elles perçoivent en contrepartie des aides publiques difficilement accessibles aux plus modestes, vis?à?vis desquels l’écart de revenu alors se creuse. Si l’on se focalise sur les contractants, en revanche, les agriculteurs ayant le moins de foncier développent un effort plus intense que les autres. Cette différence d’interprétation des résultats entre la protection de la biodiversité et l’agro?environnement tient, au moins pour partie, à la contractualisation qui s’accompagne d’une compensation financière. Dès lors, la compensation pourrait?elle rendre l’effort équitable ? Après avoir posé les termes de ce débat tel qu’il se lit dans la sphère académique, nous verrons que les acteurs institutionnels se réfèrent à des principes de justice plus divers que ceux relatifs à la justice distributive, afin de justifier les mesures de protection qu’ils contribuent à définir. Ces justifications répondent certes à l’équité que doit viser toute action publique, mais plus encore au jugement de justice que tout un chacun exprime communément (Boltanski & Thévenot, 1991 ; Dubet, 2005) [31].

32L’idée d’une compensation financière rendant justes des inégalités environnementales fait débat. Dans le domaine de l’exposition aux risques (proximité de décharges, d’usines polluantes, de « sites Seveso »), nous avons vu qu’elle est notamment dénoncée par les mouvements de l’Environmental Justice. Pour C. Ghorra?Gobin (2000), en revanche, un tel mécanisme incite les acteurs générateurs de maux environnementaux à internaliser les coûts afférents et permet aux populations exposées d’obtenir des aides (financières, accès facilité à des emplois). L’auteure rejette même l’idée d’une répartition équitable des maux, qui serait une solution alternative à la compensation, au motif notamment que cela « risque d’empêcher certains habitants de bénéficier des avantages économiques liés à l’implantation d’un tel équipement » (Ghorra?Gobin, 2000, p. 157). Les populations défavorisées peuvent de la sorte améliorer leur situation économique en acceptant d’être exposées à des risques technologiques ou de pollutions. Tout en reconnaissant que ce dernier argument est conforme au point de vue rawlsien de la justice distributive – tout comme l’est la plus forte progression du revenu brut des signataires CTE possédant des exploitations modestes –, à savoir, que la situation économique des plus démunis est améliorée, on peut objecter une argumentation éthique. La privation de biens environnementaux est?elle compensable au moyen de transferts financiers, de technologies, d’aides sociales ? Autrement dit, les relations des sociétés à leur environnement sont?elles facilement l’objet de marchandisation ? Ne serait?ce pas un moyen de justifier le maintien de ces inégalités environnementales – se demandent D. Blanchon et al. (2009, p. 55) ? J. Martinez?Alier considère, de façon plus radicale, que cette conception relève d’un réductionnisme économique incapable de prendre en considération les valeurs culturelles et écologiques à la base de la subsistance des populations, des valeurs qui « s’expriment à différentes échelles et sont, de ce fait, incommensurables » (Martinez?Alier, 2008, p. 107).

33Définir quel effort environnemental devait être compensé financièrement a été débattu par les acteurs institutionnels périgordins. Non pour des questions de marchandisation éventuelle des biens environnementaux, mais pour une raison d’équité. L’enjeu portait sur la reconnaissance des « bonnes pratiques » existantes. Le versement d’une compensation financière par les pouvoirs publics ne peut se justifier qu’en vertu d’un changement puisqu’il s’agit d’indemniser un manque à gagner ou du temps passé. Or la Confédération paysanne, l’association des producteurs bio et le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement ont estimé cela injuste dans la mesure où les agriculteurs qui œuvraient déjà en faveur de l’environnement n’étaient, quant à eux, pas encouragés de la même façon (Lewis et al., 2010). Au niveau national, ce débat « a suscité une forte déception envers les contrats territoriaux d’exploitation (CTE) de ceux qui se sont engagés dans la voie de l’agriculture durable sans attendre la mise en œuvre de cette loi » (Rémy, 2002, p. 75). Dans cette conception, le principe du mérite – ou des œuvres dirait Perelman (1972) – ne serait correctement observé que si tous les professionnels développant une même façon de faire étaient indemnisés. Même si cette façon de voir n’a pas été consignée dans les documents officiels, elle semble cependant avoir prévalu dans l’élaboration des cahiers des charges. En effet, le rapport d’évaluation du dispositif souligne que « l’adoption de ces mesures [les MAE] ne représente pas forcément un changement radical pour les exploitants, mais relève d’un ajustement des pratiques existantes » (Urbano & Vollet, 2005, p. 84). Le débat a donc porté sur la définition du méritant : celui qui change sa pratique, disent les autorités publiques, même s’il a auparavant largement détérioré le bien environnemental qu’il s’engage aujourd’hui à préserver ; y compris celui qui a contribué et qui contribue toujours à le préserver, disent les tenants « de la reconnaissance de l’existant ».

34Lors de l’élaboration de la charte du Parc national des Calanques, le principe du mérite a également été central, mais pour justifier la soustraction de certains à l’effort environnemental demandé. Les usages définis comme méritants, sur les scènes de concertation comme dans l’espace public, sont ceux qui « coûtent » aux individus, soit par la peine physique (pour traverser le massif à pied, escalader ses falaises…) et la frugalité (aménagement sommaire des cabanons), soit par les connaissances du milieu à acquérir (pour pratiquer la chasse, la cueillette, l’escalade, la pêche). Le rapport à la nature mis en scène par ces « bons usages » renvoie à une confrontation de l’individu sur le mode de l’ascèse. Pour autant, la sociabilité entre pairs est valorisée, y compris, pour les cabanonniers, dans des formes festives et folkloriques qui consacrent la « tradition ». L’effort consenti pour bien connaître et pratiquer les Calanques rend ces usages « dignes d’un parc national », tant en termes de compatibilité écologique que de philosophie : « Nous on n’a pas d’électricité, pas d’eau, on a pratiqué le développement durable avant l’heure ! » (cabanonnier, CRS, 50 ans), « On pratique en bon père de famille » (pêcheur, cadre à la retraite, 65 ans), « On est en harmonie avec l’esprit des lieux » (grimpeur, 40 ans, atelier de la concertation 2010)… Une autre composante renforce la notion de mérite : la veille qu’exercent ces usagers dans leurs pratiques ordinaires et régulières des calanques (prévention des incendies, des dégradations…) ainsi que leur mobilisation collective pérenne contre les projets récurrents d’urbanisation. Si d’autres principes de justice sont énoncés sur les scènes de la concertation, comme le « besoin de nature », celui du mérite domine pour faire reconnaître l’effort déjà consenti et répartir entre les moins méritants celui qu’il reste à faire pour instituer le parc national.

35Le principe du mérite, mérite passé et présent lors de la définition de la charte du Parc national des Calanques, mérite à venir lors de la définition des CTE en Dordogne, a été combiné, dans ce dernier cas, au principe d’égalité. Cet autre principe de justice a été mobilisé, au titre du maintien de la vitalité des espaces ruraux visé par la loi d’orientation agricole, par l’ensemble des acteurs institutionnels périgordins. Sachant que le contrat territorial d’exploitation (CTE) était le dispositif pivot de la politique agricole, sa souscription confortait de fait le professionnel signataire à la fois d’un point de vue symbolique et d’un point de vue économique. L’aide publique alors accessible, sans distinction entre la subvention d’aide à l’investissement et la compensation versée en contrepartie de l’effort environnemental défini par les mesures agro?environnementales (MAE) souscrites, pouvait être considérée comme une source de revenu par les organisations professionnelles et les agriculteurs [32]. Les acteurs institutionnels ont ainsi justifié le contenu des CTE en Dordogne selon deux principes de justice difficiles à concilier (Lewis et al., 2010) : le principe d’égalité et celui du mérite. Force est de constater que les contrats effectivement souscrits n’observent que faiblement le principe d’égalité.

36Le principe du mérite est donc convoqué soit pour soustraire certains à l’effort environnemental, soit au contraire pour le justifier lorsqu’il est assorti d’une compensation financière. Cette plasticité tient au fait – pour paraphraser F. Dubet – « que les plus méritants sont aussi les plus favorisés socialement et que la collectivité donne ainsi plus à ceux qui ont déjà plus » (Dubet, 2010, p. 93). Les inégalités environnementales ou les inégalités intra?professionnelles sont alors renforcées au nom de la protection de l’environnement, à l’aune d’un mérite dont la prédominance et le contenu consensuel sont garantis par l’homogénéité des scènes de concertation et l’exclusion des usagers mésestimés (Fraser, 2011), dont le sentiment est de ne pas moins mériter les calanques ou les aides publiques que les « privilégiés » qui se les approprieraient indûment.

Conclusion

37Différentes formes d’inégalités sociales dans le rapport à l’environnement ont été mises au jour depuis les années 1980 ; toutes ont la caractéristique d’être cumulées à d’autres formes d’inégalités et plusieurs d’entre elles de donner lieu à des interprétations controversées, qu’il s’agisse du racisme environnemental ou des effets des politiques publiques. Tout en contribuant à l’approche sociologique de ces formes d’inégalités, nous avons clarifié l’une d’entre elles – peu conceptualisée jusqu’à ce jour – et pourtant des plus importantes au regard du développement des politiques publiques à visée environnementale : l’effort environnemental. Nous avons ainsi montré que l’effort est inégal selon les catégories sociales et que les plus défavorisés contribuaient davantage lorsque le dispositif ne prévoyait pas de compensation financière. Ainsi le processus de création du Parc national des Calanques tend à préserver de l’effort une minorité d’usagers organisés et relativement aisés pour le faire davantage porter par les autres usagers. En revanche, ce sont surtout les agriculteurs les plus aisés qui contractent les mesures agro?environnementales (MAE), mais en bénéficiant de compensations financières qui ajoutent aux inégalités socio?économiques, et ne tiennent pas compte du fait que contribuent davantage, parmi eux, ceux dont les exploitations et revenus sont moindres.

38Ces résultats montrent que l’une des originalités des inégalités environnementales comme forme d’inégalité sociale est de donner matière à compensation, et en interrogent les conséquences. Le fait de compenser, dans le cas des MAE, semble faciliter la prise en charge de l’effort environnemental par les grands exploitants. Peut?on en conclure qu’il tend à rendre la répartition de l’effort plus équitable ? Plus largement les inégalités en matière d’effort environnemental peuvent?elles être justes ?

39La réponse des acteurs institutionnels est des plus claires : oui, il est juste de reconnaître les « méritants », c’est?à?dire ceux qui font ou ont fait un effort environnemental conséquent, soit en le compensant financièrement dans le cas des MAE, soit en les soustrayant à l’effort collectivement demandé dans le cas du Parc national.

40Cependant, la compensation favorise dans le cadre des MAE la captation de fonds publics par ceux qui ont suffisamment de foncier pour contractualiser. Ceci ne manque pas d’ajouter au débat ouvert sur la justice distributive. Non seulement il semble difficile de penser que tous les maux environnementaux puissent être compensés financièrement sous couvert de diminuer les inégalités sociales (Martinez?Alier, 2008 ; Emélianoff, 2007). Mais, cette monétarisation peut, en outre, accroître les inégalités, en occultant les efforts environnementaux consentis ou ayant été consentis par des agriculteurs qui, faute d’avoir pu ou voulu adopter le modèle productiviste, ont aujourd’hui un système productif qui leur rend le dispositif peu accessible.

41Par ailleurs, la soustraction de l’effort requis, pour créer un parc national, d’une catégorie d’usages (les « bons usages ») sous?tend des normes qui, définies sur les scènes élitistes de l’action publique, concourent à reconnaître comme légitimes les usages « visibles », organisés, et à dévaloriser les pratiques des plus modestes. Cette plasticité du principe du mérite rend la répartition de l’effort environnemental inéquitable, mais juste aux yeux des acteurs impliqués dans la définition de la politique publique. Si cette dernière est sectorielle, elle associe plusieurs objectifs à l’objectif environnemental et peine alors à différencier les compensations environnementales des autres aides publiques dévolues à l’orientation économique (et sociale) du secteur productif.

42La mobilisation récurrente du principe du mérite, de manière consensuelle et quasi?exclusive dans le cas du Parc ou articulée à l’égalité – sans que celle?ci ait un effet en termes de contractualisation effective dans le cas des MAE – interroge vivement. Dans l’environnement, comme en bien d’autres domaines, ce qui fait mérite n’est pas intrinsèquement mesurable et les évaluateurs du mérite, réunis sur les scènes de l’action publique, sont socialement situés. Leurs critères « traduisent des suppositions sur les modes de vie, types de comportement, et valeurs qui dérivent de et reflètent l’expérience des groupes privilégiés qui les conçoivent et les appliquent » (Young, 1990, p. 204). Pour le dire autrement, l’application du principe du mérite repose sur les « modèles de mésestime institutionnalisés » (Fraser, 2011), propres à désavantager les plus dominés. Difficile dès lors de penser les inégalités environnementales justes quand le principe de justice employé pour les justifier est lui?même le reflet d’injustices qui ne relèvent pas seulement de la mal?distribution de maux et de biens environnementaux, mais plus encore d’un déficit de reconnaissance et de participation d’une grande partie de la population.

Notes

  • [*]
    Chargée de recherche en sociologie
    valerie.deldreve@irstea.fr
    Irstea – Centre de Bordeaux – 50, avenue de Verdun
    33612 Cestas?Gazinet – France
  • [1]
    À l’échelle internationale, ces travaux mettent en évidence des inégalités entre les populations de différents pays ou régions du monde, mais aussi, en leur sein, entre différentes catégories sociales. Dans cet article, nous mobilisons les terminologies employées par les auteurs cités. Lorsque nous abordons nos propres recherches, nous parlons de collectifs aux contours variables (groupes d’usagers, de résidents, ou d’agriculteurs) et de leur appartenance à différentes catégories sociales. Sans entrer ici dans le débat actuel sur les entités sociales pertinentes (classes sociales, catégories socio?professionnelles, groupes statutaires…) pour l’analyse des inégalités sociales, nous en restons à une posture sensible aux dimensions à la fois socio?économiques et culturelles des collectifs étudiés.
  • [2]
    L’Environmental Justice et le développement durable constituent des mouvements socio?politiques, ascendant pour l’un (sur fond de mobilisations communautaires), plus descendant pour l’autre, qui ont contribué à nourrir de nouveaux courants scientifiques.
  • [3]
    À savoir : Le paysage : un des fondements du lien civil entre agriculteurs et autres citoyens (2001?2003), recherche coordonnée par J. Candau, financée par la Région Aquitaine et le FEOGA ; Inégalités écologiques dans les marges urbaines des territoires littoraux (2005?2008), coordonnée par Ph. Deboudt, financée par le Puca?Medd ; Un parc national pour les Calanques de Marseille ? Processus de construction territoriale, formes de concertation et principes de légitimité (2008?2011), coordonnée par V. Deldrève & Ph. Deboudt, financée par le CDE?Meddtl.
  • [4]
    Concernant la notion d’inégalité juste, voir Dubet (2005).
  • [5]
    La première d’entre elles au niveau national date de 1987 : The Toxic Waste and Race in the United States. Quelques années plus tard, le sociologue R?D. Bullard (1990 ; 1994) produit de nombreuses données en ce sens, comme par exemple le fait que 6 des 8 incinérateurs et 15 des 17 décharges publiques de Houston sont localisés dans des quartiers noirs, alors que la population afro?américaine ne représente effectivement que 28 % des résidents de la commune.
  • [6]
    L’État fédéral qui dès les années 1990 institutionnalise l’Environmental Justice par décret et la décline au sein de différentes politiques sectorielles, encourage fortement la structuration de ce champ de recherche qu’il interpelle notamment sur la question de l’estimation des préjudices et la délimitation des « communautés de justice » pouvant demander compensation ou réparation (Holifield, 2001).
  • [7]
    Ce Sommet qui fait date a rassemblé 650 représentants des mouvements de base et leaders nationaux du continent américain (Bullard, op. cit.). Pour Les Principes qui en sont issus, voir http://www.ejrc.cau.edu/princej.html.
  • [8]
    Pour certains écologues, la terminologie d’inégalités écologiques relèverait d’un « abus de langage » (Bellan et al., 2007). Pour autant plusieurs chercheurs en sciences sociales l’utilisent de manière exclusive afin de prioriser les inégalités d’impacts sur l’environnement des différents modes de production et de consommation, dont découleraient les formes d’inégalités environnementales subies par les populations (Emélianoff, 2007). D’autres, au contraire, les englobent sous le vocable d’inégalités environnementales en référence à la tradition de l’Environmental Justice (Pye et al., 2008), ou pour privilégier (comme nous le faisons) le registre de l’expérience, qu’exclut la notion d’écologie telle qu’elle est construite en France (Charles, 2008).
  • [9]
    Il s’agit d’entretiens et d’observations menés en 2007 et 2008, avec l’aide de V. Belhassen, auprès des résidents des différents quartiers du Touquet (voir Deboudt, 2010).
  • [10]
    Cette association regroupait, lors de notre enquête, et à une exception près, des propriétaires de résidences secondaires ou principales de la Forêt et des Dunes, majoritairement retraités, de profession libérale et cadres supérieurs, voire enseignants.
  • [11]
    Ainsi s’agit?il non seulement de promouvoir le développement du transport à l’énergie électrique, ou encore celui d’une « modernité architecturale homogène et maîtrisée », mais aussi de renouveler l’événementiel (en remplaçant notamment la course de moto annuelle très populaire de l’Enduro par une fête des fleurs « comme à Nice »), et de s’opposer à tout nouveau projet de développement et d’ouverture au public de la commune (Deldrève, 2011b).
  • [12]
    Cette légitimité formelle ne signifie pas que le droit à l’environnement bénéficie d’une réelle légitimité, que ce soit de la part des différentes composantes de la société civile ou des organes de l’État. Elle affirme cependant des valeurs dont la portée symbolique peut être majeure lorsqu’on sait que ce droit côtoie une première – et jusque?là unique – annexe qui n’est autre que la déclaration des droits de l’homme.
  • [13]
    Six parcs ont été créés en France métropolitaine entre 1963 et 1979 et un parc national en outre?mer en 1989. La réforme a été préparée dans le cadre de la mission parlementaire du député J?P. Giran. Deux nouveaux parcs, en Guyane et à La Réunion, dont la préparation était déjà bien avancée, ont été créés sous l’égide de la Loi de 2006, mais le Parc national des Calanques est le premier institué selon ses nouvelles dispositions (élaboration « concertée » de la charte avant la création du parc).
  • [14]
    L’objectif 3 de la convention est le partage juste et équitable des bénéfices issus de l’utilisation des ressources génétiques.
  • [15]
    Le site a été classé en 1975. Quant au projet de parc national, il date de 1973. Abandonné suite à l’avis négatif du premier ministère chargé de l’environnement, il reprend forme à la fin des années 1990, avec la constitution d’un Groupement d’Intérêt Public.
  • [16]
    Les cabanonniers sont locataires ou propriétaires des cabanons construits dans des calanques, résidences au confort plus ou moins sommaire, secondaires pour la grande majorité. Si les premières générations de cabanonniers étaient constituées de pêcheurs et d’ouvriers, la mobilité intergénérationnelle et la flambée des prix des cabanons, aujourd’hui très prisés, expliquent que les détenteurs présents soient de conditions sociales plus élevées (professions libérales, cadres supérieurs…), retraités de professions intermédiaires (cadres moyens et employés).
  • [17]
    La concertation, pilotée par les élus locaux, à la tête du GIP, a été organisée et animée par les chargés de mission du GIP sur une petite année, en cinq ateliers thématiques plusieurs fois réunis : « usages terre », « usages mer », « organisation de la gestion des cœurs » du parc national, « connaissance des patrimoines ou caractère », « solidarité écologique ou aire optimale d’adhésion » du parc. Elle a également été menée en parallèle au sein d’ateliers territoriaux (Les Goudes, Sormiou…) et de réunions bilatérales (groupe chasse, groupe escalade…). Le tout représente environ 150 réunions et 500 heures de débat.
  • [18]
    Outre ces acteurs locaux et conformément au Grenelle de l’environnement, quatre autres catégories sociales ont été sollicitées : des élus, des représentants de l’État, des professionnels, et enfin des scientifiques associés à des personnalités qualifiées.
  • [19]
    Ces résultats sont issus d’observations des différents ateliers de la concertation et d’entretiens menés entre 2009 et 2011 auprès de participants et d’usagers locaux non participants.
  • [20]
    Une barrière ferme l’accès viaire à la calanque de Sormiou en période estivale afin de prévenir le risque incendie. La calanque est privée mais s’ouvre sur le domaine maritime public. Un filtrage permet de laisser passer quelques voitures, celles des cabanonniers – détenteurs de « laissez?passer » municipaux, de leur famille ou amis, et de quelques habitants du quartier limitrophe de la Cayolle, dont l’accès est « toléré » pour « la paix sociale ». La police municipale, assistée d’une association de médiateurs, est en charge de ce filtrage, mais en lien étroit avec le représentant de la société civile immobilière propriétaire de la calanque et l’association des cabanonniers qui autorisent ou non l’accès.
  • [21]
    Parler de compensation financière souligne que le montant alloué permet de dédommager l’agriculteur du temps passé (entretien des haies, des lisières…) ou de la probable perte de revenu induite par le changement de pratique (moindre fertilisation, traitements phytosanitaires moins fréquents, fauche tardive…).
  • [22]
    En 2001 nous avons mené, avec M. Chabert accueillie en stage, une série d’entretiens auprès des acteurs institutionnels impliqués dans cette expérimentation puis la mise en application des CTE. L’année suivante, nous avons réalisé une analyse en microéconomie sur l’ensemble des exploitations ayant signé un CTE (soit 675 en juin 2002).
  • [23]
    La FDSEA est la structure départementale de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats des exploitants agricoles), syndicat majoritaire.
  • [24]
    À l’époque, la superficie moyenne des exploitations en Dordogne était de 29 ha alors qu’elle s’élevait à 42 ha en France.
  • [25]
    Outre le financement des CTE, cette modulation visait une redistribution des soutiens au nom de la solidarité et de la justice sociale.
  • [26]
    Un « CTE?petites exploitations » a été discuté plus tard, en 2003, au moment où le dispositif a été suspendu par le gouvernement.
  • [27]
    Sur les 657 exploitations ayant signé un CTE en Dordogne en juin 2002, « nous avons constaté une corrélation positive entre la valeur des excédents bruts d’exploitation et le montant des investissements engagés dans un contexte où la participation de l’État reste plafonnée » (Lewis et al., 2010, p. 8).
  • [28]
    D’un point de vue comptable ce que nous appelons ici « revenu brut d’exploitation » correspond aux excédents bruts d’exploitation.
  • [29]
    C’est l’objet du projet Effijie (2014?2018, Candau & Deldrève coord.) ? L’EFFort environnemental comme Inégalité : Justice et Iniquité au nom de l’Environnement. Pour une analyse comparative des politiques de la biodiversité et de l’eau en France métropolitaine et outre?mer – validé par l’appel à projets de l’ANR SOCENV.
  • [30]
    Le taux de contractualisation est de 12 % en 2003 à l’échelle nationale (Urbano & Vollet, 2005).
  • [31]
    À défaut de pouvoir présenter les principales théories de la justice sociale (objet d’un autre travail), précisons ce que nous entendons par justice. Nous suivons en cela le philosophe Ch. Perelman (1972). Afin de proposer une définition analytique, il répertorie les « conceptions les plus courantes de la justice » (p. 15) ? que les sociologues appellent principes de justice pour souligner leur dimension normative ? : « à chacun la même chose » (la seule qui soit purement égalitaire, mais rarement applicable), « à chacun selon ses mérites », « à chacun selon ses œuvres », « à chacun selon ses besoins », « à chacun selon son rang », « à chacun selon ce que la loi lui attribue ». Il souligne alors que malgré leur caractère inconciliable, toutes ces définitions concrètes de la justice « suggèrent inévitablement l’idée d’une certaine égalité » (p. 21). Cette idée d’égalité ne peut se concevoir que si quelque chose de commun est établi entre les individus pour que l’on cherche à réaliser la justice entre eux. Aussi définit?il la justice (abstraite) ainsi : « être juste, c’est traiter de la même façon les êtres qui sont égaux à un certain point de vue, qui possèdent une même caractéristique, la seule dont il faille tenir compte dans l’administration de la justice » (p. 26).
  • [32]
    Les générations postérieures de MAE ont pu également être perçues comme une source de revenu par les organisations professionnelles et les agriculteurs qui en relativiseraient l’objectif écologique, voire en altéreraient la finalité environnementale (Busca, 2010). Une enquête (Candau & Ginelli, 2011) a relativisé la rationalité instrumentale, sans toutefois l’invalider, en révélant d’autres raisons plus déterminantes et parfois en tension lors de l’engagement des éleveurs. Elle a en outre révélé le dilemme éthique que l’aide financière provoque auprès de ceux qui conçoivent l’entretien de l’espace comme inhérent à leur métier, et qui à ce titre ne devrait être ni indemnisé ni dissocié des actes productifs.
Français

La qualité de l’environnement, progressivement instituée en bien collectif, est devenue aujourd’hui un objet d’action publique légitime, mais aussi un élément de discrimination au sein des populations. L’analyse de ces discriminations, appelées inégalités environnementales, est au cœur d’études récentes destinées à les objectiver et à mieux comprendre les processus qui les produisent. Dans cette lignée, l’article appréhende une forme spécifique d’inégalité peu étudiée à ce jour – l’effort environnemental – en comparant les effets de deux dispositifs d’intervention publique : la création du Parc national des Calanques et la contractualisation de mesures agro‑environnementales en Dordogne. Il montre que l’effort est inégalement réparti et qu’il amplifie les inégalités environnementales ou professionnelles existantes. La démarche qualitative adoptée révèle l’influence de la concertation ainsi que celle de la compensation financière dans la production de telles inégalités. Cette approche permet de contribuer à une controverse spécifique aux inégalités environnementales – la compensation rend‑elle les inégalités justes ? – et interroge plus largement l’équité des politiques publiques environnementales. Si les acteurs institutionnels impliqués dans la mise en œuvre des dispositifs étudiés justifient par le principe du mérite la contribution inégale des différents groupes concernés, l’analyse montre que l’application de ce principe repose sur des « modèles de mésestime institutionnalisés » (Fraser, 2011) propres à désavantager les plus dominés.

Mots-clés

  • inégalités
  • environnement
  • justice
  • mérite
  • effort environnemental

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Valérie Deldrève [*]
  • [*]
    Chargée de recherche en sociologie
    valerie.deldreve@irstea.fr
    Irstea – Centre de Bordeaux – 50, avenue de Verdun
    33612 Cestas?Gazinet – France
Jacqueline Candau [*]
  • [*]
    Chargée de recherche en sociologie
    valerie.deldreve@irstea.fr
    Irstea – Centre de Bordeaux – 50, avenue de Verdun
    33612 Cestas?Gazinet – France
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/11/2014
https://doi.org/10.3917/socio.053.0255
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