Introduction
1Dès la fin des années 1960, les politiques publiques en matière d’emploi ont permis par l’intermédiaire de dispositifs de retrait anticipé du marché du travail une cessation de plus en plus précoce de l’emploi et ce bien avant que les travailleurs aient atteint l’âge légal éligible de leur retraite. Au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, la durée de la vie au travail s’est ainsi considérablement réduite (Naville, 1972) tandis que l’âge de décès n’a cessé de reculer. D’un point de vue quantitatif, l’emploi a semblé perdre – et davantage encore durant les années 1980 et 1990 – son hégémonie sur les parcours de vie.
2Plusieurs dispositifs sont alors venus assurer la transition emploi?retraite en Europe. Outre les préretraites françaises et les prépensions belges, une série de mécanismes tels que l’invalidité ou le chômage dont l’ampleur et les modalités variaient selon les pays avaient été développés, qui assuraient la transition entre l’emploi et la retraite. Dès le milieu des années 1990, certains pays, dont les Pays?Bas, ont inversé la tendance et poussé à la hausse l’emploi des âgés. La Belgique et la France (Merla, 2004) ont peiné dans cette voie, mais des résultats sont visibles dès le début des années 2000.
3Aujourd’hui, le travail reprend de l’ampleur ; il recouvre plus qu’avant les parcours de vie mais de façon différente, plus individualisée et, parfois, plus difficile à saisir pour les sciences économiques et sociales. Mais bien que les taux d’emploi en fin de carrière tendent à augmenter dans le temps, l’emploi des plus âgés n’arrive pas à satisfaire globalement les objectifs européens et les sorties anticipées sont encore fréquentes (Guillemard, 1994, 2002, 2010). Elles agissent sur les comportements de retrait et donnent une teinte toute particulière, propre aux États, aux fins de carrières professionnelles. Comme si, malgré les réformes entamées afin de limiter de tels départs, la transition emploi?retraite continuait d’être facilitée par les mécanismes traditionnels des pays.
4Cet article a pour vocation de décrire sur base d’une méthodologie particulière (une analyse en cluster) les différents types de fins de carrières professionnelles qui existent au sein des pays membres de l’Europe des 15. Dans une première partie, nous verrons de quelle façon les « fins de carrières professionnelles » s’imposent depuis la fin des années 1960 comme un véritable objet pour les politiques publiques. D’abord initiées dans une perspective de diminution d’emploi des âgés pour pallier à une crise de l’industrie lourde, ces politiques se sont ensuite développées à l’ensemble des secteurs au courant des années 1970 avec la mise en place, dans l’ensemble des pays, de voies privilégiées de retrait précoce (préretraite, invalidité, chômage, tâches domestiques). On assiste à la fin des années 1990 et au début des années 2000 à un retournement de situation avec, sur fond d’injonctions supranationales, une hausse des taux d’emploi des plus de 50 ans. Face à des enjeux majeurs (structure des âges à l’emploi, vieillissement démographique et réorganisation des temps sociaux) et malgré une augmentation généralisée des taux d’emploi après 50 ans, les constats diffèrent cependant selon les configurations nationales et les solutions apportées varient elles aussi.
5Une seconde partie apportera des outils conceptuels pour saisir un tel changement dans les résultats des politiques publiques. Il s’agira de penser par une approche typologique inductive et diachronique les évolutions connues par les pays membres de l’Europe des 15 sur la période 2000?2010. Pour ce faire, les notions de dépendance, de rupture et de convergence seront mobilisées. Empruntées au champ de l’analyse de politiques publiques, ces trois notions seront définies et réappropriées en tant qu’indicateurs de mouvement (ou d’immobilité) des pays dans le temps. Elles permettront de penser la formation de groupes de pays et les évolutions de ces groupes sur dix ans. La troisième partie appliquera ces notions par le biais d’une classification hiérarchique réalisée indépendamment pour les hommes et pour les femmes.
6Enfin, une quatrième partie, critique à l’égard des données mobilisées, approfondira la question de la convergence entre les pays membres de l’Europe des 15 en prenant en compte les mutations récentes des fins de carrières professionnelles. Nous verrons ainsi, d’une part, que les statuts dans ou hors emploi se sont complexifiés au cours de la dernière décennie, donnant à voir des parcours composites et, de fait, des situations plus complexes que les données statistiques agrégées ne laissent entrevoir et, d’autre part, que les frontières entre l’emploi et la retraite tendent à devenir plus poreuses qu’auparavant. L’exemple des Pays?Bas sera mobilisé dans le premier cas tandis que la question du cumul retraite?emploi sera approfondie pour la Belgique et la France dans le second.
La structuration des fins de carrières professionnelles. Enjeux sociétaux et enjeux transversaux
7En près de trente ans, les fins de carrières professionnelles et la catégorie des « travailleurs âgés » se sont imposées comme des enjeux majeurs. Au cours de la période, les réformes en Europe furent nombreuses, touchant tant aux conditions d’accès aux départs anticipés qu’à l’âge de la retraite lui?même ou encore aux années de cotisation pour atteindre un taux plein. Les débats, tant publics qu’académiques, n’ont d’ailleurs pas cessé. En tant que problème politique et problématique de recherche, les fins de carrières, parce qu’elles ont trait au marché de l’emploi, ont été par ailleurs largement déclinées sous l’angle des comparaisons internationales. Qu’il s’agisse de mettre en exergue un modèle idéal (souvent les pays nordiques) ou un ensemble de pays touchés par un retrait précoce (souvent le pays continentaux), les comparaisons – exclusivement réalisées à partir de l’indicateur du taux d’emploi – sont devenues un outil précieux en vue de décliner les forces et faiblesses des différents systèmes.
8La majorité des recherches qui ont porté leur attention sur les évolutions en termes de taux d’emploi (Guillemard, 1993, 2010 ; Jacobs, Kohli & Rein, 1991) permettent de mettre l’accent sur deux temps distincts qui ont jalonné les fins de carrières professionnelles depuis le milieu du XXe siècle. Un premier, entamé dès la fin des années 1960, voit le développement concomitant d’un accès généralisé à la pension retraite d’une part et, d’autre part, celui de l’élaboration progressive de mécanismes de sortie anticipée. Cette période – bientôt marquée par les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 – est ainsi caractérisée par une baisse massive des taux d’emploi des plus âgés pour l’ensemble des pays européens (bien que d’amplitude variable) et pour les deux sexes. La période est également caractérisée successivement par un phénomène de « modernisation et de reconversion de l’industrie lourde » qui cherche alors à se dégager d’un excédent de main?d’œuvre et, parallèlement, par une durée croissante des périodes de chômage chez les travailleurs âgés (Guillemard, 1993, p. 65). Mais, pour autant, le chômage des plus 50 ans n’est pas encore considéré comme un problème sociétal majeur ; ce qui préoccupe réside davantage dans la durée du chômage lui?même et dans la possible réinsertion sur le marché du travail que dans le risque de devenir chômeur (Le Goff, 1999). C’est dans ce contexte que les politiques publiques mirent en place, de façon diversifiée selon les pays, des dispositifs destinés à faciliter une sortie précoce de l’emploi avant l’âge de la retraite.
9L’indicateur de l’âge effectif moyen de la retraite fourni par l’OCDE (OCDE, 2006, 2011), lui?même calculé sur la base des taux d’emploi, confirme un différentiel croissant entre âge légal et âge effectif de la retraite, en partie dû au développement des préretraites, prépensions, invalidité et chômage dispensé de recherche d’emploi qui firent alors office, de manière directe ou plus indirecte, de retraite anticipée. Alors que cet indicateur, calculé pour les hommes, indiquait, pour l’année 1970, un âge effectif de 64,1 ans pour la Belgique, de 67,6 ans pour la France, de 69,4 ans pour l’Espagne et de 67,9 ans pour la Suède, il percole en 1985 respectivement à 60,6 ; 61,2 ; 63,5 et 64,3 ans. La situation des femmes, dont l’entrée des jeunes cohortes dans l’emploi n’a pas encore marqué ses effets aux âges les plus avancés, est similaire. On observe, sur la même période et pour les mêmes pays, une diminution de près de 4 ans en Belgique, de 3 ans en France, de 8 ans en Espagne et de près de 1 an en Suède. Bien que d’ampleur variable selon les pays, la période marque ostensiblement un effet de convergence qui se traduit par une baisse de l’implication des plus âgés dans l’emploi.
Réformer les fins de carrière
10Le phénomène de retrait massif ne sera endigué que plus tard, au milieu des années 1990 dans une minorité des cas et au courant des années 2000 dans la majorité. Cette période se caractérise par un changement progressif d’orientation en Europe – on le voit notamment avec l’ajustement dans la majorité des pays européens de l’âge légal de la retraite des femmes sur celui des hommes [1] – impulsé par la vision européenne du plein emploi qui invite les États membres à remettre au travail une série de publics spécifiques éprouvant des difficultés à retrouver un emploi, parmi lesquels les travailleurs âgés. Le discours européen, largement relayé, ainsi que celui de l’ensemble des organismes supranationaux (OCDE, Banque Mondiale, Commission, etc.) (Bonoli, Bertozzi, Wichmann & Soguel, 2008) insiste sur le passage de mesures dites passives à des mesures actives et stimule une plus grande responsabilisation du travailleur. De façon quantitative, l’ « objectif de Stockholm » ainsi que l’ « objectif de Barcelone » échafaudés respectivement suite aux Conseils européens suédois et espagnol de 2001 et 2002 fixaient pour l’un un taux d’emploi de 50 % pour les 55?64 ans à l’aube de l’année 2010 et pour l’autre une augmentation sur la même échéance de 5 années de l’âge effectif moyen de la retraite. Dans les deux cas, les objectifs n’ont clairement pas été atteints. Entre 2002 et 2010, l’âge effectif moyen de la retraite n’avait, pour sa part, augmenté que d’une demi?année en moyenne.
11Ainsi exprimés, de tels objectifs renvoient inexorablement aux défis qui attendent les États?providence dans les années à venir. Ces enjeux, au nombre de trois (Guillemard, 2002), sont communs à l’ensemble des pays membres de l’Europe des 15 : structure des âges, vieillissement démographique, réorganisation des temps sociaux.
12Un premier enjeu tient dans la « dépréciation de la main?d’œuvre âgée et sa marginalisation » qui explique des structures d’âge différentes sur le marché du travail. Le partitionnement des âges à l’emploi résulte largement du fait que les politiques publiques présentent un caractère plus ou moins universaliste (dans les pays scandinaves) ou, au contraire, se fondent sur un critère d’âge (dans les pays continentaux). Le phénomène de dépréciation des âgés sur le marché de l’emploi s’inscrit dans la dimension plus large du partage de l’emploi disponible et de l’argumentaire politique qui, dans certains pays, a permis aux plus âgés de sortir précocement de l’emploi afin d’en faire bénéficier les entrants (Léonard, Martinez & Wels, 2013). Une telle perspective a été largement critiquée depuis (Jousten & Lefèbvre, 2010), mais le débat reste ouvert (Walker, 2000, 2007). Il reste que, pour répondre à de tels objectifs, nombre de pays, en particulier la France et la Belgique, avaient mis en place de tels dispositifs qui ont eu pour effet de disqualifier sur le long terme la figure de travailleur âgé. Tel ne fut pas le cas, par exemple, pour le Royaume?Uni qui n’ouvrit pas à proprement parler de voie spécifique à la sortie anticipée (Banks, Blundell, Bozio & Emmerson, 2010).
13Un second enjeu – le vieillissement démographique – questionne profondément les modes de financement de la protection sociale. Les défis démographiques bien que d’apparence largement similaires n’ont pourtant pas la même ampleur selon les cas. Les exemples de la France, où la natalité apparaît comme la plus élevée d’Europe, et de l’Allemagne, où a contrario les jeunes générations sont moins nombreuses, sont en cela significatifs.
14Enfin, un troisième enjeu se rapporte à la « réorganisation des temps sociaux sur le cycle de vie » (Guillemard, 2002, pp. 334?335). Sur ce dernier point, on peut constater que les changements qui s’opèrent dans les différents États ont trait à deux volets des cycles de vie. Premièrement, au niveau des structures, on assisterait à une réelle désinstitutionnalisation du « cycle de vie », en particulier des temps sociaux traditionnels (études, emploi, retraite). Cette désinstitutionnalisation ne revêt cependant pas les mêmes traits dans l’ensemble des pays européens. L’ouverture, plus ou moins grande, aux dispositifs de cumul emploi?retraite au?delà de l’âge de la retraite en est un exemple patent, mais l’augmentation de la formation aux âges élevés en est un autre. Deuxièmement, au niveau des individus, émergerait une déstandardisation des parcours individuels (Guillemard, 2008, p. 32). Ce décloisonnement des temps de la vie oblige à prendre en compte non seulement les positions classiques (emploi, chômage, inactivité) mais également des statuts plus présents qu’avant tels que la formation, le travail domestique ou la prépension. Dès lors, l’objet « fins de carrières » s’ancre pleinement dans une problématique plus large qui renvoie simultanément à des phénomènes qui couvrent l’ensemble de la population et, par là, l’ensemble du système de protection sociale.
15Cependant, l’amplitude des réformes à mener est largement fonction de l’importance que prennent de tels défis dans les différents états. En cristallisant des enjeux sociétaux, transversaux à l’ensemble des classes d’âge, les fins de carrières professionnelles mettent en exergue des réponses particulières apportées à des problèmes sociétaux particuliers eux aussi. Les différents pays ont en effet connu des évolutions différenciées non seulement en raison d’une augmentation des taux d’emploi qui n’a pas été de même ampleur dans l’ensemble des pays mais également parce que les chemins d’accès à la sortie prématurée ne recouvrent pas la même forme. Trois types de départs anticipés privilégiés sont largement mentionnés dans la littérature à ce sujet : l’invalidité permanente, la préretraite et les tâches domestiques. Ces trois types renvoient simultanément à trois modèles : le modèle scandinave, le modèle continental ainsi que le modèle méditerranéen.
Trois chemins d’accès privilégiés au retrait précoce
16L’invalidité permanente est souvent considérée comme une particularité des pays scandinaves et des Pays?Bas (Jolivet, 2006). Cette dernière y a longtemps agi comme un chemin de retrait privilégié pour les individus écartés depuis longtemps du marché du travail (chômeurs de longue durée). En réponse au chômage croissant des seniors, les conditions d’accès aux dispositifs d’invalidité avaient été, durant les années 1960, – en Suède notamment – élargies à un critère d’exclusion du marché du travail ; les chômeurs âgés ne trouvant pas d’emploi pouvaient en bénéficier sans problèmes de santé spécifiques. En 1992, cependant, « les conditions d’accès sont resserrées autour du seul critère médical » (Jolivet, 2006, p. 110) pour les moins de 63 ans, si bien qu’on observe à cette période une diminution majeure du nombre de bénéficiaires d’une pension d’invalidité. Cette limitation aura une implication sur les dispositifs de « congés?maladie ». À partir de 1998, la loi sur les congés?maladie permet un taux de remplacement de 80 % (et non plus 75 %) et la période de prise en charge patronale atteint 14 jours (et non plus 28) ; d’où une forte utilisation de ce dispositif. La restriction en termes d’accès à l’invalidité au début des années 1990 a eu des effets quelques années plus tard en termes de transfert vers les congés?maladie. En 2003, la tendance s’inverse à nouveau et la pension d’invalidité reprend le dessus. Malgré une diminution de leur usage dans la première décennie des années 2000, les taux d’invalidité totale des 45?69 ans étaient en 2010 respectivement de 31.2, 22 et 21.3 % pour la Suède, la Finlande et le Danemark. Autrement dit, les taux les plus élevés de l’Europe des 15. À titre d’illustration, la Grèce et la Belgique présentaient à la même époque 4.98 et 12.73 % d’invalidité sur le total des personnes qui n’étaient pas au travail.
17De tels mécanismes demeurent fortement ancrés dans la culture nordique du retrait du marché du travail. Cela n’est pas le cas dans d’autres pays européens où ils restent, à tous les âges et pour les deux sexes, moins usités. Seul le cas des Pays?Bas attire l’attention avec un taux relativement plus élevé. À ce propos, de Vroom rappelle que « dans le débat international autour de l’État?providence, les Pays?Bas ont été labellisés “pays malade” en raison du nombre élevé de personnes bénéficiant de programmes d’assurance invalidité » (de Vroom, 2004a, p. 138, ma traduction). Dans les années 1990, comme en Suède, l’invalidité à 100 % était devenue, par une « clause relative au marché du travail » un moyen de sortir du marché de l’emploi – donc du chômage – pour des individus de plus de 40 ans, souvent peu qualifiés ou allochtones ne trouvant pas de travail » (ibidem, p. 139).
18La préretraite constitue quant à elle une voie d’accès privilégiée dans les pays continentaux. Elle s’est imposée dans les années 1970 d’abord en réponse à une crise sectorielle touchant l’industrie lourde et ensuite, dans le contexte d’une crise économique plus généralisée, comme un instrument privilégié de rajeunissement de la pyramide des âges ou de gestion des ressources humaines (Martin?Houssart & Roth, 2002, p. 14). De cette façon, les préretraites?prépensions, faisant consensus dans les années 1980 et 1990 tant au niveau patronal que syndical (Léonard et al., 2013), ont établi une réelle « pathologie » du retrait précoce (Guillemard, 1991, 2002) que l’amélioration de la conjoncture à la fin des années 1990 n’est pas parvenue à contrer. Si des réformes nombreuses – notamment en Belgique (Merla, 2004) – sont venues limiter l’accès aux prépensions, les effets de ces réformes ne se sont pas tant traduits par une augmentation des courbes de l’emploi que par une augmentation, inattendue pour certain, de l’usage d’autres dispositifs. En Belgique, au même moment où l’accès aux prépensions a été restreint, l’accès au chômage dispensé de recherche d’emploi a été ouvert, ce qui a immanquablement produit un glissement d’un mécanisme vers un autre. Comme dans les pays scandinaves où la limitation de l’ « invalidité » avait été compensée par l’ouverture de l’accès aux « congés maladie », les pays continentaux ont connu pour certains un transfert de la préretraite vers un chômage spécifique, baptisé en Belgique « prépension Canada Dry » (cela ressemble à de la prépension, mais ce n’est pas de la prépension) (Jousten & Lefèbvre, 2010).
19La hausse des taux d’emploi ne viendra pas tant par un renouvellement des pratiques d’entreprise que par la mise en place d’un cadre plus contraignant : contrainte dans l’accès d’une retraite à taux plein, d’une part, contrainte dans l’accès aux préretraites, d’autre part. Les années 2000, loin de voir une diminution de l’usage de préretraites, en voient davantage l’usage se métamorphoser. À une sortie précoce du marché de l’emploi permise par la préretraite se substitue un retrait progressif caractérisé par une diminution du temps de travail, diminution compensée par des préretraites?prépensions à temps partiel.
20Le travail domestique, enfin, constitue une voie d’accès privilégiée à la sortie précoce dans les pays du sud de l’Europe. De manière générale, les femmes sont plus présentes que les hommes dans la catégorie « travail domestique », mais à des degrés divers. L’adaptation des marchés du travail nordique à l’arrivée massive des femmes issues de l’Après?guerre est sans commune mesure avec les situations continentale ou méditerranéenne. Si, comme le rappelle Dominique Méda (2001), dans les années 1950 « les situations française et suédoise étaient comparables » (ibidem, p. 116), les années 1970 voient le second pays repenser le partage des rôles entre les hommes et les femmes et, plus encore, adapter ses institutions en conséquence. Sans avoir atteint un parfait modèle d’égalité hommes?femmes, les pays nordiques ont su répartir de façon moins inégalitaire les sexes dans le travail domestique et propulser les femmes sur le marché de l’emploi.
21En matière de taux d’emploi féminin, les pays méditerranéens restent en queue de peloton. On sait que le temps partiel a pu constituer dans de nombreux pays l’unique moteur d’intégration des femmes au marché de l’emploi. Son faible développement dans les pays du sud pourrait en partie et pour certains pays seulement expliquer les faibles taux d’emploi féminins, et ce, notamment, en fin de carrière. À ce sujet, plusieurs raisons ont été évoquées pour expliquer cette situation (Ruivo, do Pilar Gonzalez & Varejao, 1998). Premièrement, le temps partiel dans des pays comme l’Italie n’est « pas attractif pour les employeurs parce qu’il échoue à rencontrer leurs besoin de flexibilité » (ibidem, p. 209, ma traduction). Deuxièmement, les secteurs d’activité qui usent de façon importante de ce type de contrat sont moins développés dans ces pays que dans le reste de l’Europe. Troisièmement, il n’existe pas de tradition du temps partiel chez les travailleurs. Ce qui a été mentionné plus haut confirme cette « tradition » du faible temps partiel dans la mesure où les femmes qui en bénéficient dans la majorité des pays européens (et très fortement aux Pays?Bas) sont reléguées ailleurs, pour leur grande majorité, vers la catégorie « tâches domestiques » qui recouvre à la fois les « aidants » et de le travail de « care ».
22Mais au?delà d’une explication par le temps de travail et donc, par le marché du travail, la focale peut être également portée sur les politiques des États en matière de famille. À ce sujet, Esping?Andersen a récemment repris l’idée d’étudier la défamiliarisation (Orloff, 1993) des États?providence (au même titre qu’il eut fallu étudier leur démarchandisation) notamment en matière de prise en charge des enfants (Esping?Andersen & Palier, 2008). La variable sexe impacte en ce sens des effets significatifs sur la répartition des statuts.
Approches typologiques et temporalité
23Si les années 1990 ont été caractérisées en sociologie par une frénésie des typologies, dans la lignée du travail d’Esping? Andersen (1990), les fins de carrières professionnelles n’en ont que trop peu fait l’objet. Bien que le travail de ce dernier fût largement critiqué tant parce qu’il omettait un type constitué par les pays du sud de l’Europe (Arts & Gelissen, 2002) que parce qu’il ne prenait pas explicitement en compte la dimension du genre (Sainsbury, 1999), la critique ne porta pas sur la nécessaire prise en compte de la construction sociale de l’âge et plus particulièrement du vieillissement. Or, l’âge – et plus particulièrement les rapports entre âge et emploi – constitue un véritable point de divergence et de convergence entre les pays. En ce sens, la répartition des plus âgés dans et hors du marché du travail dépend largement des politiques publiques menées par les États. La prise en compte à lui seul de cet aspect permet ainsi – comme le permettent les « types d’État?providence » – de penser des territoires larges, de résumer la pensée et de dessiner des tendances.
24Récemment, cependant, en portant leur attention sur les voies de retrait anticipé, d’une part, ainsi que sur les modes d’intégration des âgés sur le marché du travail, d’autre part, de Vroom et Naschold (1994) et de Vroom et Guillemard (2002) ont distingué quatre configurations dans les pays européens. Une première est essentiellement représentée par le modèle britannique. Elle désigne une situation dans laquelle existent des politiques intégratives des âgés dans l’emploi, mais où des mécanismes de retrait anticipé autres que le chômage ou l’assistance sont inexistants. Une seconde configuration, qui caractérise les pays scandinaves, combine des mécanismes de retrait précoce avec des dispositifs d’intégration des âgés dans l’emploi. Ici, les voies du retrait anticipé sont fortement liées à des politiques intégratrices. Une troisième approche, qui correspond au modèle de type continental (notamment les cas français, belge, allemand et hollandais), définit une configuration dans laquelle existent des voies de retrait anticipé du marché du travail, mais ces dernières ne sont pas combinées avec des politiques d’intégration à l’emploi. Enfin, un quatrième cas distingue des pays, à l’est de l’Europe, dans lesquels manquent à la fois des dispositifs de retrait anticipé ainsi que des politiques publiques en matière d’intégration. Dans ce cas, l’entrée et la sortie du marché du travail sont dépendantes de la situation économique et des choix individuels.
25Si cette classification présente l’intérêt de prendre en compte à la fois les dispositifs institutionnels de sortie précoce de l’activité et les modes d’intégration des âgés dans l’emploi, elle ne permet pas de saisir l’ampleur des changements connus en la matière au cours des deux dernières décennies. La vision synchronique qu’elle propose – qui s’inspire par ailleurs largement des « types d’État?providence » – postule implicitement une constante dans les dispositifs liés à la sortie de l’emploi. Or, depuis les années 1990 et plus encore depuis les années 2000, les réformes entamées dans la majorité des pays européens donneraient à penser à un réel mouvement entre les groupes de pays, voire à de réelles ruptures pour certains, notamment pour l’Irlande et les Pays?Bas qui ont endigué de façon plus importante qu’ailleurs le retrait précoce.
Une grille de lecture dynamique des politiques publiques
26Au?delà d’une approche typologique synchronique, il s’agit davantage de cerner les mouvements qui se sont produits entre les pays dans le temps et dans l’espace ; autrement dit de penser dans le même temps le changement et la continuité. Le principe de la comparaison devrait alors être double puisqu’elle aurait pour vocation tant la classification des pays en groupes que la prise en compte des mouvements au sein de ces derniers. Le mouvement diachronique, peu pris en compte par les comparaisons internationales souvent intéressées par une période relativement courte, peut être observé de trois manières. Une première, largement étudiée, consiste à prendre en compte la permanence des pays au sein des différents groupes, phénomène qui sera qualifié de dépendance. Une deuxième consiste à appréhender, pour l’ensemble des pays ou des groupes, les rapprochements qui se sont produits au cours d’une période déterminée. On parlera alors de convergence. Enfin, une troisième manière vise à prendre en considération les ruptures qui ont modifié sur une période déterminée la répartition des pays dans les groupes. Nous détaillerons ces trois possibilités avant d’entamer l’analyse des données. Ces trois notions, inspirées de l’étude des politiques publiques, sont ici entendues comme des indicateurs quantitatifs de mouvement. La présentation qui en sera faite se réduira donc à en décrire les traits saillants et pertinents pour l’analyse ultérieure.
Dépendance
27La première perspective affirme que les réformes opérées dans les États?membres, en réponse ou non aux injonctions européennes, renforcent plus qu’elles ne défont les caractéristiques propres aux États. Autrement dit, les pays seraient marqués par une dépendance de sentier indélébile qui imprimerait sa marque sur l’ensemble des réformes à venir, pérennisant de la sorte des pratiques. L’exemple du format de clavier QWERTY (AZERTY ou QWERTZ) illustre bien un tel phénomène (Merrien, 2002) [2]. Tel est le cas des politiques publiques qui, malgré des dysfonctions et des inefficiences, se maintiennent dans le temps.
28Une telle perspective correspond par ailleurs largement aux principes des regroupements par types : « les approches en termes de logique du capitalisme, de société industrielle, de modernisation ou d’édification nationale qui tentent de mettre en évidence des voies convergentes sont inappropriées » (Esping?Andersen, 1990, p. 17), mais c’est un élément important également des analyses sociétales (Maurice, Sellier & Silvestre, 1982, p. 10). La dépendance, qui se situe à divers niveaux de l’action publique (Palier, 2002), permet ainsi d’expliquer pourquoi, par exemple, la typologie d’Esping?Andersen correspond si bien aux constats faits par une grande partie de la littérature scientifique. Dans cette optique, Bruno Palier rappelle qu’ « on peut associer un type particulier de réforme à chacun des trois types d’États? providence, ces réformes n’ayant fait que renforcer les caractéristiques de chacun des régimes de protection sociale » (ibidem, p. 245). On voit ainsi que les pays membres du modèle scandinave sont souvent présentés comme « exemplaires » quand ils sont comparés à d’autres pays du type continental.
29Cette perspective permet d’affirmer, pour le cas des travailleurs âgés, que les États?nations éprouvent souvent de grandes difficultés à réaménager les modes privilégiés de sortie prématurée de l’emploi. La littérature scientifique a tendance à associer diverses « pathologies » (Guillemard, 2002), entendues dans un sens de résistance au changement, aux États. Trois types peuvent être mis en évidence, comme mentionné plus haut : l’invalidité, la retraite anticipée et le travail domestique. Les analyses que nous proposons par la suite démentent cependant une vision exclusivement cadrée par les « types d’États?providence » tels qu’ils ont pu être définis dans leur formulation originelle.
Convergence
30Une deuxième perspective s’attèle à penser – notamment dans le contexte d’une mondialisation des pratiques et des organismes régulateurs – la notion de « convergence ». Apparue dans les années 1950, cette dernière a connu une évolution en trois étapes (Starke, Obinger & Castles, 2008). Dans un premier temps, la notion a été appliquée au phénomène d’industrialisation, entendu comme une « méthode de production et de distribution qui produit des structures similaires » et qui produirait des institutions nationales semblables (Form, 1979, p. 4). Dans un second temps, c’est à la désindustrialisation que la convergence s’appliqua et, en particulier, aux « nouveaux risques sociaux » qui en dériveraient, posant des problèmes similaires dans la majeure partie des pays de l’OCDE (Starke et al., 2008, p. 977). C’est dans un troisième temps que la notion s’appliqua à l’influence des mécanismes supranationaux ; à l’impact des « soft » régulations, notamment avec la « méthode ouverte de coordination » (MOC), d’une part, et à l’harmonisation du processus d’intégration européenne, d’autre part.
31La notion de « convergence » peut recouvrir des significations distinctes. En dressant un état de la littérature important sur la notion et son évolution, Heichel et al. (2007, pp. 831?834) distinguent quatre types de convergences : la sigma?convergence (?), la bêta?convergence (?), la gamma?convergence (?) et la delta?convergence (?). La sigma?convergence, nommée à partir de la notation algébrique de la variance, a pour vocation d’étudier la diminution de la dispersion statistique autour d’une moyenne ; le principe est le suivant : pour qu’il y ait convergence, il faut pouvoir observer une diminution de l’écart entre les cas au cours du temps, autrement dit, une convergence vers la moyenne de l’ensemble des cas. La bêta?convergence, a contrario, ne prend pas appui sur la variance mais s’articule autour d’une corrélation entre la croissance de la variable par rapport à la variable d’origine. Pour que des entités soient ??convergentes, il doit y avoir corrélation négative entre la croissance dans le temps et le niveau d’origine. La gamma?convergence permet d’étudier sur un laps de temps relativement long l’évolution des classements entre pays ; autrement dit, elle permet de saisir, dans une perspective dynamique, la mobilité inter?groupes (ibidem, p. 832). Enfin, la delta?convergence se réfère à la notion de « distance » par rapport à un « modèle exemplaire » (un pays favori ou un objectif fixé par des institutions supranationales).
Rupture
32Enfin, la troisième perspective met l’accent sur les ruptures des politiques publiques et leurs résultats. Elle estime, au contraire, que malgré des dépendances marquées, certains états peuvent s’écarter du sillon tracé et entamer des réformes majeures. Le cas des Pays?Bas, dont a traité largement A.?M. Guillemard (Guillemard, 2002, 2010), constitue un exemple parfait des changements institutionnels majeurs qui peuvent intervenir en matière d’emploi des âgés.
33L’augmentation, à partir de 1995, de l’emploi des Hollandais les plus âgés s’est réalisée par le biais d’une restructuration institutionnelle de la sortie précoce. Restructuration des dispositifs d’assurance invalidité, d’une part, en en restreignant l’accès (la clause a été abrogée) et en conférant depuis 1998 aux employeurs une responsabilité accrue quant à l’usage de l’invalidité par leurs employés (leurs primes d’assurance étant calculées par rapport aux risques), ce qui engage les entreprises à développer des programmes de réhabilitation. On entre également dans une aire dans laquelle le bénéficiaire, s’il n’a pas rempli ses obligations, peut se voir attribuer des pénalités. Flexibilisation du système de retrait anticipé, d’autre part. La possibilité existe depuis la réforme de combiner travail à temps partiel et retraites partielles et on voit dans le même temps l’arrivée d’une prépension par capitalisation, l’âge de cette prépension (55?65 ans) ayant des implications sur la pension du bénéficiaire.
34Les trois perspectives ne sont pas exclusives et permettent de penser la comparaison à différentes échelles. Convergence, dépendance et rupture peuvent ainsi être observées au niveau du pays (comparaison terme à terme), au niveau du groupe (comparaison intergroupe ou intra?groupe) et au niveau de l’ensemble des pays étudiés (l’entité choisie). Le tableau 1 illustre une telle démarche. Les types de changements qui peuvent intervenir dans une politique publique sont représentés en abscisse et les différents paliers d’analyse en ordonnée.
Grille de lecture multiniveaux selon les indicateurs de dépendance, rupture et convergence

Grille de lecture multiniveaux selon les indicateurs de dépendance, rupture et convergence
35On peut, de cette façon, déceler neuf types de changements dans les politiques publiques. Les changements de type « dépendance » mettent l’accent sur la permanence dans le temps des résultats obtenus. Cette permanence peut concerner un pays (dont les résultats restent inchangés au regard d’autres pays), un groupe (dont les résultats, pour l’ensemble des pays qui le composent, restent identiques) ou une entité. Il s’agit, dans le tableau, des cas 1, 2 et 3. Les changements de type « rupture » ou « convergence » suivent quant à eux la même logique.
36Une telle perspective permet d’articuler dans l’étude des politiques publiques différents types de changements sur différents niveaux d’analyse. L’approche « par pays » relève de l’analyse au « cas par cas ». L’approche « par groupe » permet – que la perspective soit inductive ou déductive – d’étudier des ensembles aux caractéristiques communes et leur validité dans le temps (Saint?Arnaud & Bernard, 2003). Enfin, l’approche « par entité » permet de saisir la cohérence d’un ensemble de pays ou, a contrario, les différences qui le composent.
Classification hiérarchique
37Les perspectives de dépendance, convergence et rupture posent trois questions, à trois niveaux distincts. Il s’agit de savoir, premièrement, si les groupes de pays sont restés identiques pendant la période de référence ; de savoir, deuxièmement, s’il y a eu des rapprochements au sein des groupes et entre les pays au cours de la même période et, enfin, d’identifier les déplacements intergroupes d’éventuels pays. La méthode de classification hiérarchique (aussi nommée « analyse en cluster » ou « analyse de partitionnement des données »), qui permet de définir différents niveaux de groupements et d’appréhender sur une échelle plus ou moins fine ou plus ou moins large la distance qui sépare et rapproche les groupes, est la plus appropriée pour répondre à ce type de questions.
38Pour ce faire, une série de variables sont introduites qui permettent de répartir les pays et de calculer de telles distances. La perspective empruntée, dont la procédure est proche de celle préconisée par Rapkin & Luke (1993), est résolument inductive ; il s’agit d’introduire une série de variables associées à des cas (en l’occurrence ici des pays) et d’observer, sur base de ces dernières, de quelle façon les cas peuvent se regrouper en « groupes ». Il s’agit donc de saisir pleinement le processus d’agrégation des pays et d’envisager, de façon dynamique, les déplacements inter? et intra?groupes en termes de « distances » (on parlera ici d’inertie). Des pays proches, c’est?à?dire avec une inertie faible, formeront un groupe. Des pays éloignés, au contraire, n’en formeront pas.
39Deux types de variables ont été sélectionnés. Une première a trait à une distinction d’âge. Elle recouvre cinq tranches quinquennales, à savoir les 45?49 ans, les 50?54 ans, les 55?59 ans, les 60?64 ans et les 65?69 ans. Notons dès à présent que l’écart 45?69 ans a été choisi sur la base de trois critères. Premièrement, le choix du seuil de 45 ans correspond à celui de l’OMS qui qualifie un travailleur de vieillissant à partir de ce seuil. Deuxièmement, à partir de 45 ans, la différence entre les taux d’actifs en emploi sur la population totale pour la période 2000?2010 tend à se creuser positivement ; enfin, l’âge de 69 ans comme limite du travail vieillissant est peut?être celle qui pose le plus de difficultés dans la mesure où l’âge légal de la retraite (lorsqu’il est défini) varie en fonction des pays. Nous fixons cependant cette limite, prenant en compte d’un côté l’extrême porosité des statuts (on peut être sur le marché du travail au?delà de l’âge de la retraite) mais également le décalage important qui subsiste entre âge légal et âge effectif de départ.
40Il s’agit, comme mentionné plus haut, de distinguer l’âge légal de la retraite de l’âge effectif de la retraite mais également de l’âge de la sortie du marché du travail. Une dernière raison à ce choix revêt un caractère davantage technique : au?delà de 69 ans, du fait d’une diminution de la population interrogée aux grands âges, la possibilité de procéder à des analyses plus fines se réduit. Les intervalles de confiance tendent alors à devenir trop larges, ce qui introduirait un biais dans les groupements.
41Une seconde variable a trait à une distinction entre sept modalités du « statut principal sur le marché de l’emploi » qui correspond, dans les EFT, à la variable « statut principal [3] ». Les différentes modalités sont l’emploi, le chômage, les études ou la formation, les retraites et préretraites (qui sont agrégées en une seule modalité), l’invalidité permanente, le travail domestique (qui recouvre le care) ainsi que la catégorie autre inactivité. L’ensemble des modalités couvre l’entièreté de la population sélectionnée. L’analyse en cluster peut souffrir de différences d’échelles entre les variables [4]. Il aurait alors été nécessaire de disposer de données centrées?réduites. Pour ce qui nous concerne, chaque variable étant calculée sur la même échelle (le pourcentage), il n’y a pas eu lieu de pratiquer une telle opération.
42L’analyse – réalisée successivement pour les années 2000 et 2010 – se centre sur un nombre de cas limités, à savoir les pays membres de l’Europe des 15 [5], et est répétée indépendamment pour les hommes et pour les femmes, ce qui produit un total de quatre « clusters ». Nous présenterons successivement les résultats pour les hommes et pour les femmes.
Une stabilité relative pour les hommes
43Les résultats de la classification hiérarchique réalisée pour les années 2000 et 2010 pour les hommes sont présentés dans le tableau 2 sous forme d’une matrice de proximité – qui permet de calculer la distance entre les groupes –, d’une part et de deux dendrogrammes – qui permettent d’agréger les pays par classes –, d’autre part.
Matrice de proximité pour les hommes en 2000 et 2010(*)

Matrice de proximité pour les hommes en 2000 et 2010(*)
(*) Valeurs pour l’année 200244Le tableau 2 regroupe deux matrices « triangulaires », la partie supérieure droite affiche les valeurs des distances entre pays pour l’année 2000 tandis que la partie inférieure gauche en indique les valeurs pour 2010. Une telle perspective permet d’afficher l’écart qui existe entre les cas en fonction des variables sélectionnées. Pour ce faire, le calcul d’un coefficient de distance a été réalisé. La méthode utilisée ici est celle du carré des distances euclidiennes [6] : plus la valeur tend vers l’infini, plus la distance entre les pays est grande ; au contraire, plus la valeur est proche de zéro, plus les cas se ressemblent. La Suède, par exemple, était éloignée de 7770 de l’Autriche en 2000 et de 6669 en 2010. Cela démontre un rapprochement en termes de statuts entre les deux pays dans la mesure où la distance a baissé en dix ans. A contrario, elle était de 1690 entre la Belgique et les Pays?Bas en 2000 et de 2094 en 2010 ; une augmentation qui indique une distance plus grande entre les deux pays.
45Mais outre un calcul des distances entre pays et de leurs évolutions, les rapprochements qui peuvent exister entre les cas nous importent. Les deux dendrogrammes présentés en figures 1 et 2 permettent de regrouper les cas en fonction de leur proximité. L’axe horizontal correspond à l’inertie (une variance à dimensions multiples) intra?groupe, autrement dit à une échelle de distance entre les types : plus les pays sont proches, plus le point qui les relie est proche de 0 ; a contrario, plus les pays sont éloignés, plus le point qui les relie est proche de l’infini (en l’occurrence, ici, de la valeur 25). Autrement dit, plus la classe est située près de la valeur 0, plus la variance au sein du groupe est minimisée. Si l’on choisit de regrouper les pays suivant une valeur inférieure ou égale à 5 sur l’axe horizontal (ce qui correspond à une inertie très faible), on peut estimer que les similitudes entre ces derniers sont importantes.
Arbre hiérarchique (calculé sur base de la distance de Ward) en 2000

Arbre hiérarchique (calculé sur base de la distance de Ward) en 2000
Arbre hiérarchique (calculé sur base de la distance de Ward) en 2010

Arbre hiérarchique (calculé sur base de la distance de Ward) en 2010
46Pour l’année 2000, trois groupes émergent. Un premier – qui se distingue largement des deux autres dans la mesure où il est séparé à un niveau d’inertie maximal – regroupe l’Autriche, le Luxembourg, la France, la Belgique et l’Italie. La Finlande et les Pays?Bas forment un second groupe. Enfin, l’Irlande, le Royaume?Uni, la Suède, le Danemark, l’Espagne, la Grèce, le Portugal et l’Allemagne forment un troisième groupe, plus large.
47En 2010, le premier groupe reste inchangé, composé à nouveau de l’Autriche, du Luxembourg, de la France, de la Belgique et de l’Italie. Les deux autres groupes connaissent une variation dans leur composition, due à l’augmentation de la distance de pays tels que la Grèce, l’Allemagne, le Portugal et l’Espagne. Ces derniers viennent rejoindre, à un niveau d’inertie supérieur à 5, les Pays?Bas et la Finlande. De leur côté, Danemark, Royaume?Uni, Irlande et Suède restent distincts en formant un groupe à part entière.
Une évolution féminine diversifiée
48De la même façon que pour les hommes, nous reprenons ici une matrice de proximité réalisée pour les années 2000 et 2010 et calculée sur la base de carrés des distances euclidiennes (tableau 3). De telles mesures sont établies à partir de données brutes et ne sont pas centrées?réduites, ce qui permet d’observer de façon moyenne des valeurs plus élevées que chez les hommes, autrement dit, des distances majoritairement plus importantes entre les cas. Pour la distance qui sépare la Belgique de la Suède, par exemple, la distance était de 5247 en 2000 et de 4466 en 2010 pour les hommes tandis qu’elle était de 13135 en 2000 pour les femmes et de 6343 en 2010. Bien qu’ayant diminué de façon importante, la distance entre les deux pays reste plus creusée chez les femmes que chez les hommes. Mais ce n’est pas toujours le cas. À titre d’exemple, la distance entre la Suède et la France qui était de l’ordre de 8508 en 2000 et de 6316 en 2010 pour les hommes est de 7595 en 2000 et 5399 en 2010.
Matrice de proximité pour les femmes en 2000 et 2010*

Matrice de proximité pour les femmes en 2000 et 2010*
* Valeurs pour l’année 200249Sous la forme d’arbres hiérarchiques pour 2000 et 2010 (Figures 3 et 4), les données montrent bien une distance plus importante en termes de groupes chez les femmes que chez les hommes. On remarque que, alors que le premier clivage du dendrogramme masculin se situait à un peu plus de 5, celui des femmes est positionné à près de 9. Il oppose le Danemark, la Finlande et la Suède – groupe qui reste inchangé entre 2000 et 2010 – au groupe composé de l’Autriche, de la Belgique, de la France, de l’Allemagne, du Royaume?Uni, du Portugal et des Pays?Bas. Ce dernier reste également inchangé au cours de la décennie bien que la composition intra?groupe soit bouleversée. On observe ainsi que si les Pays?Bas étaient isolés en 2000, ils sont rejoints, dix ans plus tard par l’Allemagne, le Portugal et la Belgique. Autriche, France et Royaume?Uni forment alors un groupe bien distinct. Un troisième groupe enfin, davantage distinct des deux autres, est composé de l’Irlande, de l’Espagne, de la Grèce, de l’Italie et du Luxembourg. Ce dernier reste également stable dans le temps, malgré un déplacement intra?groupe qui isole l’Italie et le Luxembourg en 2010.
Arbre hiérarchique (calculé sur base de la distance de Ward) en 2000

Arbre hiérarchique (calculé sur base de la distance de Ward) en 2000
Arbre hiérarchique (calculé sur base de la distance de Ward) en 2010

Arbre hiérarchique (calculé sur base de la distance de Ward) en 2010
Vers une convergence marquée par des dépendances encore profondes
50Les clusters présentés plus haut illustrent le caractère relativement stable des groupements de pays. Bien que des déplacements se soient concrétisés au cours de la période, il semble que la configuration des fins de carrières, comprises en termes de répartition des individus entre les statuts, n’ait globalement pas connu de changement majeur, démontrant par là le caractère stable des constats et, malgré les nombreuses réformes entamées durant la décennie, la difficulté du changement.
51Cette tendance est encore plus marquée dans le cas des femmes où les groupes de pays sont restés identiques entre 2000 et 2010. Certes, des variations se sont produites à un niveau restreint mais les rapprochements entre pays sont restés de même nature. On n’y observe pas de modification profonde dans le temps. Un phénomène de rupture n’est perceptible qu’à un niveau intra?groupe, comme mentionné plus haut.
52A contrario, pour les hommes, on a pu constater une mobilité de 6 pays sur 15 (Allemagne, Espagne, Finlande, Grèce, Irlande et Portugal). Le phénomène de rupture se positionne ici à un niveau inter?groupes avec un rapprochement de la Grèce, de l’Allemagne et du Portugal des Pays?Bas et de la Finlande. Ce rapprochement est en partie dû à la diminution importante sur dix années de l’usage de l’invalidité permanente en Hollande mais surtout dans le cas finlandais où l’invalidité permanente masculine pour la tranche 45?69 passe d’un taux de 13,9 % à une valeur de 8,78 %. Certes, avec l’Irlande, il s’agit encore en 2010 des taux les plus élevés d’Europe mais la rupture est considérable et explique en grande partie la reconfiguration des groupes de pays. Ceci tend à démontrer que si reconfiguration il y a eu entre les types de pays, cette dernière n’a touché fondamentalement que les hommes, les types de fins de carrières professionnelles restant identiques dans le temps.
53Sur base des tableaux de données présentés plus haut, une troisième matrice permet de résumer les déplacements inter? et intra?groupes au cours de la décennie en calculant en chiffres absolus, la différence – par pays et par sexe – entre les carrés des distances euclidiennes en 2010 et ces mêmes distances en 2000 (pour des raisons de lisibilité, l’ensemble des résultats obtenus a été divisé par 10). Un résultat positif indique que la distance entre les deux pays a augmenté tandis qu’un résultat négatif illustre la tendance inverse, à savoir une diminution de la distance entre les cas. Les résultats de cette opération sont présentés dans le tableau 4. Les deux dernières lignes y présentent la moyenne (X) des distances de chaque pays par rapport à l’ensemble des autres pour les hommes (h) et pour les femmes (f).
Différence absolue (/10) entre la distance de l’année 2010 et la distance de l’année 2000

Différence absolue (/10) entre la distance de l’année 2010 et la distance de l’année 2000
54Un phénomène de convergence est visible tant au niveau des pays qu’à celui de l’Europe des 15. On peut observer que les moyennes des distances par pays pour les deux sexes diminuent au cours de la décennie, sans aucune exception. La baisse de la distance moyenne est, par exemple, d’importance très modérée pour les femmes portugaises (?205,9) tandis qu’elle est importante dans le cas des femmes espagnoles (?858,6). De même, chez les hommes, on observe une diminution très modérée pour les Hollandais (?6,76) et au contraire, une forte diminution en France (?171,1). Mais, malgré des différences d’échelle importantes entre les pays, la diminution moyenne des écarts est significative dans l’ensemble des cas. Cette dernière révèle ostensiblement un phénomène de convergence au sein de l’entité.
55La moyenne et la médiane pour l’Europe des 15 viennent appuyer ce constat. On observe ainsi que la moyenne masculine atteint une valeur négative de ?997 et que la médiane pour cette même population est de l’ordre de ?802. De même pour les femmes, la moyenne équivaut à ?3981 et la médiane à ?2662. La proximité entre la moyenne et la médiane implique qu’aucune valeur aberrante n’a tiré vers le bas ou vers le haut le résultat obtenu, confirmant par là un rapprochement indéniable entre l’ensemble des pays?membres de l’Europe de 15. On peut ici parler de sigma?convergence, comme évoqué plus haut.
56Néanmoins, le phénomène de convergence par groupe et pour l’ensemble des pays ne s’accompagne pas d’une dissolution des groupes de pays et, de fait, pas non plus d’un partage similaire des statuts entre individus dans l’ensemble des cas. Les analyses développées plus haut indiquent davantage, lorsque la focale est portée sur du cas?par?cas, la présence de noyaux stables. Cette permanence est cependant plus marquée pour le cas des fins de carrières féminines que pour les fins de carrières masculines.
De nouvelles réformes à la base d’un phénomène de convergence
57En prenant appui sur les observations réalisées ci?dessus, trois « types » peuvent émerger de l’analyse en cluster. Ces trois types correspondent à des ensembles de pays relativement fixes dans le temps. Ils sont résumés dans le tableau 5. Cependant, dans la mesure où la méthode utilisée suggère une démarche inductive, la typologie ici présentée est inédite et ne s’apparente pas aux différentes typologies de l’État?providence (Arts & Gelissen, 2002).
Typologie des fins de carrières en fonction de la répartition des statuts en 2000 et 2010, par sexe

Typologie des fins de carrières en fonction de la répartition des statuts en 2000 et 2010, par sexe
58Plusieurs remarques méthodologiques doivent être formulées à propos de ce type d’approche.
59Premièrement, il faut insister sur le caractère limité de la méthode. L’usage d’un tel modèle méthodologique nécessite de prendre le risque de ne pas tenir compte de l’ensemble des phénomènes à expliquer. Dans le cas des fins de carrières, de Vroom a, par exemple, montré que malgré des similitudes marquées en termes d’emploi, des pays tels que la France, la Belgique ou les Pays?Bas se distinguent notamment sur le plan de la concertation sociale. Tandis que les deux derniers s’apparentent à un système méso?corporatiste où la décision est en partie décentralisée vers la négociation collective des syndicats, avec une culture du consensus, la France, au contraire, connaît une forte séparation entre ses syndicats, ses organisations patronales et l’État (de Vroom, 2004b, pp.11?12). Plus largement, la sociologie des relations industrielles a déjà mis l’accent sur le primat historique tantôt de l’État ou tantôt sur celui des négociations collectives (Trampusch, 2007). Il importe dès lors de définir a priori les limites de l’investigation.
60Deuxièmement, de telles comparaisons posent des problèmes en termes de données. Les bases de données classiques (de type EFT ou ESS), bien que fournissant des informations précieuses et indispensables sur les différentes facettes du marché du travail en Europe, ne permettent pas de cerner finement les changements qui s’y opèrent aujourd’hui et, notamment, en ce qui concerne les travailleurs âgés. La problématique est triple : premièrement, les indicateurs communs restreignent l’accès à la complexité des statuts occupés par les individus sur le marché du travail (et, surtout, le cumul de différents statuts dans un même temps), deuxièmement, les indicateurs agrégés d’Eurostat – pensons, par exemple, aux « contrats temporaires » (Barbier, 2008) – recouvrent sous un vocable homogène des situations nationales qui n’en ont que l’aspect et, enfin, tous les pays ne disposent pas des mêmes échantillons et d’une couverture maximale de l’ensemble des tranches d’âge et ne dispensent pas toujours l’ensemble des questions prévues initialement dans les questionnaires standardisés.
61Troisièmement, il convient de garder à l’esprit que les comparaisons internationales constituent également un outil pour les politiques publiques et participent de la prise de décision (Hassenteufel, 2005). L’exemple le plus récent est peut?être celui de la flexicurité développée par la Commission européenne au milieu des années 2000 et dont les fondements reposaient sur les modèles danois et hollandais dont les taux d’emploi étaient, à l’époque, remarquables (Keune & Jepsen, 2007), mais des remarques similaires ont été faites sur l’indicateur « taux d’emploi » qui est mobilisé ici (Freyssinet, 2004 ; Salais, 2004). Ces approches par les « bonnes pratiques » tendent en effet à gommer les particularités nationales et à ne prendre en considération qu’une série de facteurs homogénéisés à outrance.
62La finalité de la comparaison internationale réalisée ici dépend des principes méthodologiques qui la guident. Les différents types proposés ont donc leurs limites : le choix des variables, la disponibilité des données ainsi que l’usage d’un outil propre aux politiques publiques de l’emploi sont autant d’éléments qui cadrent mais aussi conditionnent la comparaison. La grille de lecture empruntée – qui passe par le développement des indicateurs de dépendance, convergence et rupture – a montré l’importance des phénomènes de convergences dans la répartition des statuts et de dépendance dans la permanence des groupes de pays. La rupture restant rare et touchant essentiellement la population masculine.
63Au?delà de tels constats, cette dernière partie aura – par le biais de deux exemples – l’ambition d’ébaucher des éléments de réflexion qui se situent à une échelle plus fine que celle empruntée ci?dessus. La formulation de ces éléments part d’un postulat : alors que la répartition des statuts (dans et hors emploi) s’opérait auparavant entre individus, les statuts, aujourd’hui, acquièrent une forme composite et recouvrent de façon distincte les parcours individuels. Nous serions passés, au cours des deux dernières décennies, d’une échelle individuelle de type (Statutx=Individux) à une échelle composite de type (Statutx+Statuty=Individux). Cette composition nouvelle des statuts, caractérisée par la possibilité d’en cumuler plusieurs, renvoie largement au phénomène de déstandardisation évoqué plus haut. Cependant, nous arguons le fait que – de la même façon que les départs anticipés ont été institutionnalisés par la mise en place de dispositifs de retrait précoce – cette déstandardisation des parcours individuels prend corps dans un processus de ré?institutionnalisation. Autrement dit, la porosité des statuts en fin de carrière correspond bien à la mise en place de nouveaux dispositifs de cumuls de statuts destinés, d’une part, à pallier au retrait précoce et, d’autre part, à augmenter l’emploi aux âges élevés. Un tel développement donne à repenser en profondeur les outils mobilisés dans les comparaisons internationales (taux d’emploi, âge effectif de la retraite, etc.). Nous étayerons cette perspective à l’aide de deux exemples : la transition entre emploi et inactivité aux Pays?Bas ainsi que les réformes belge et française du cumul emploi?retraite.
Exemple 1 : transition entre emploi et inactivité et statuts mixtes aux Pays?Bas
64Les Pays?Bas ont longtemps connu une culture du retrait précoce. Cette dernière se matérialisait à partir de trois voies distinctes : la retraite anticipée volontaire (VUT), les programmes d’invalidité (WAO) ainsi que les programmes de chômage (WW). Alors que les pays scandinaves avaient, traditionnellement, une culture de la retraite partielle, qui s’est développée très tôt par rapport aux autres pays d’Europe, les Pays?Bas, dont les taux étaient déjà dans la moyenne supérieure en 2000 atteignent désormais la première place en Europe en matière de cumul emploi?retraite. Ils ont, autrement dit, largement progressé, malgré leurs dépendances, dans la voie d’une sortie progressive du marché de l’emploi par une réduction des heures de travail.
65Plusieurs éléments se sont imposés qui jouent aujourd’hui en faveur de la retraite partielle : d’une part, un remodelage des prépensions (VUT) pour laisser place à des dispositifs plus individualisés de départ partiel et, d’autre part, « l’introduction d’une prépension par capitalisation ». On peut parler, comme on l’a mentionné dans le point 1, d’une réelle restructuration institutionnelle de la sortie précoce (Guillemard, 2002, pp. 353?354). Restructuration des dispositifs d’assurance invalidité, d’une part, en en restreignant l’accès (la clause « relative au marché du travail » qui permettait un retrait en cas de chômage prolongé a été abrogée) et en conférant depuis 1998 aux employeurs une responsabilité accrue quant à l’usage de l’invalidité par leurs employés (leurs primes d’assurance étant calculées par rapport aux risques), ce qui engage les entreprises à développer des programmes de réhabilitation. On entre également dans une aire dans laquelle le bénéficiaire, s’il n’a pas rempli ses obligations, peut se voir attribuer des pénalités. Flexibilisation du système de retrait anticipé, d’autre part. La possibilité est offerte depuis la réforme de combiner travail à temps partiel et retraites partielles et on voit l’arrivée d’une prépension par capitalisation, l’âge de cette prépension (55?65 ans) ayant des implications sur la pension du bénéficiaire. Il y a, dans les années 1990, aux Pays?Bas, un net retour à l’emploi des plus âgés mais l’âge légal de départ à la retraite (65 ans) est resté inchangé au cours de la période (ce ne fut pas le cas dans nombre de pays, dont, par exemple, l’Italie).
66Néanmoins, ces mesures incitatives visant à freiner le départ des salariés âgés par l’invalidité ou par le retrait anticipé n’ont pas mené à une diminution des allocations (contrairement à la France) qui, plutôt, ont été compensées par d’autres mécanismes. Dans une perspective de transition emploi?retraite, les Pays?Bas ont dès lors nettement fait augmenter le travail à temps partiel chez les (pré?)retraités entre 2000 et 2010. Alors qu’en 2000, le taux de travailleurs masculins retraités à temps partiel était proche de celui qu’on rencontrait dans les pays nordiques (près de 4 %), il augmente à 8,60 % en 2005 et à 13,40 % en 2010 contre 6,10 et 7,80 % pour les pays scandinaves. Autrement dit, en dix ans, les Pays?Bas ont triplé le pourcentage de temps partiel des (pré?) retraités. Les taux pour les femmes, bien que plus faibles, triplent eux aussi : on passe de 2,70 à 6,70 % de 2000 à 2010 contre 1,60 à 4,80 % au nord de l’Europe.
67Malgré de nettes évolutions en termes de maintien des âgés dans l’emploi, les Pays?Bas se distinguent très nettement des pays scandinaves par la faible présence des femmes dans l’emploi. La répartition des sexes dans l’emploi pour les plus de 45 ans est encore basée sur le modèle « male breadwinner / female homecarer » (de Vroom & Guillemard, 2002, pp. 192?193). Certes, une augmentation de la participation des femmes au marché du travail s’est produite, mais elle touche encore les jeunes cohortes et ses effets ne sont pas encore perceptibles dans toute leur ampleur au niveau des travailleuses plus âgées. Pour le groupe des 45?69 ans, le travail domestique occupe 18,71 % des femmes hollandaises contre moins de 1 % des femmes scandinaves, 11,96 % dans les pays continentaux et 34,49 % des femmes dans les pays du sud. Mais cette comparaison génère un paradoxe dans la mesure où si les femmes hollandaises sont davantage occupées au travail domestique que dans des pays tels que la Belgique ou la France, elles sont aussi plus nombreuses dans l’emploi. Cela s’explique nettement par un usage plus tardif des retraites et préretraites qui sont pour l’ensemble de cette classe d’âge largement en dessous de la moyenne européenne. Cette tendance est encore plus marquée pour les femmes qui, entre 45 et 69 ans, en 2010, occupent à 8,2 % ce statut, contre 15,1 % de leur pendant masculin. Il faut certainement y voir la pression d’un système par capitalisation, mais également la difficulté qu’il y a pour les femmes d’arriver à une retraite à taux plein.
Exemple 2 : l’exemple du cumul retraite?emploi en Belgique et en France [7]
68Nous venons de voir que les Pays?Bas, confrontés à trois dépendances en termes de retrait du marché de l’emploi (invalidité, retraite anticipée et chômage) ont largement innové tant en limitant les départs anticipés qu’en instaurant un réel « marché transitionnel du travail » entre l’emploi et l’inactivité (Gautié & Gazier, 2006 ; Gazier, 2008 ; Schmid, 1995). Les mouvements dans le cluster sont en grande partie expliqués par ce renouveau des politiques de sortie de l’emploi hollandaises, modifiant essentiellement les départs masculins.
69Progressivement, les pays continentaux – on s’intéressera plus particulièrement à la France et à la Belgique – investissent eux aussi dans le renforcement de mécanismes destinés à flexibiliser la transition vers la cessation d’activité. À l’instar des pays nordiques et des Pays?Bas, on a vu s’y développer des statuts « mixtes » spécifiquement destinés aux populations âgées et dont le but est de maintenir les travailleurs le plus longtemps possible en activité.
70L’ensemble de ces dispositifs apparaît pour le moins complexe : la réduction des heures de travail en fin de carrière peut prendre, en Europe, des formes distinctes tant en termes de type de réduction qu’en termes de revenus palliant à la réduction du salaire. Jolivet distingue en cela jusqu’à six types de réductions des heures de travail pour les travailleurs âgés (Jolivet, 2003, pp. 126?127), selon qu’elles sont soutenues par l’entreprise, le chômage ou la pension. On peut cependant citer ici deux réformes à vocations distinctes : le cumul emploi?retraite et le cumul retraite?emploi. L’action publique en termes de transition emploi?retraite constitue un réel enjeu pour les pays continentaux et les réajustements sont légion. De telles réformes en sont encore à leurs prémisses, mais il est cependant possible aujourd’hui d’en tirer plusieurs constats. Nous nous limiterons ici à l’exemple du cumul retraite?emploi en Belgique et en France.
71En France, la possibilité de cumuler emploi et retraite dans un même régime avait été largement limitée en 1982. Elle s’est élargie, en étant cependant plafonnée, en 2003. L’année 2009 marque la profonde libération du cumul de l’emploi et de la retraite dans un même régime. L’Inspection générale des affaires sociales françaises dénombre ainsi pour l’heure actuelle « trois modalités » de cumul (IGAS, 2012). Un premier type, inter?régimes, concerne les individus à la retraite qui perçoivent une pension d’un régime, mais exercent une activité dans un autre que celui qui verse la pension. Un second type, intra?régime, permet aux salariés à la retraite, à la condition qu’ils aient liquidé leurs pensions et atteint l’âge de la retraite, de bénéficier d’un revenu d’activité à taux plein, sans changement d’activité obligatoire. Ce type implique cependant « une rupture du contrat de travail et la signature d’un nouveau contrat » (ibidem, p. 3). Enfin, un troisième type correspond à un cumul intra?régime plafonné. Dans ce dernier, « il existe un délai de carence de six mois avant de pouvoir reprendre une activité chez le même employeur » (ibidem, p. 3).
72La possibilité de cumuler emploi et retraite répond, on le voit, à des règles précises. Ces règles, cependant, entraînent des ruptures profondes en France : rupture de contrat de travail, changement de régime d’activité, etc. Il existe une transition nette, non continue, entre un statut de travailleur et un statut de retraité? travailleur. Cela provoque immanquablement une rupture dans l’activité et/ou un changement d’activité. La loi vise avant tout à inciter à la prolongation dans l’emploi des plus âgés et, dès lors, permet un tel cumul sans engager les travailleurs au départ prématuré. Ce principe est à la base d’une augmentation importante d’« emplois récents » pour les tranches les plus âgées.
73Pour ce qui est de l’incitation financière, le cumul travail?retraite français se faisait, en 2009, sur la base d’une des règles suivantes (la plus favorable devant être appliquée) : soit le montant total de l’emploi et de la retraite ne pouvait pas dépasser 160 % du SMIC, soit, il ne pouvait dépasser le revenu de la dernière année d’activité, soit, encore, le salaire moyen des dix dernières années d’activité. Ce dispositif concerne à la fois les retraités âgés de moins de 60 ans avec une carrière complète et une liquidation anticipée de la retraite et les 60?65 qui n’ont pas une carrière complète.
74En Belgique, cette possibilité existe, mais le calcul des maxima est différent. Avant 65 ans, le revenu annuel brut en complément à la retraite ne peut pas dépasser 7 421,57 euros (si l’individu n’a pas d’enfant à charge) et 5 937, 26 euros pour un indépendant. Après 65 ans, le plafond monte à 21 436,50 et 17 149,19 pour les salariés et les indépendants. Il existe une possibilité de dépasser de 15 % les barèmes, la retraite étant minorée de l’excédent de revenu. Au?delà de 15 %, la loi prévoit la suppression de la pension pour l’année concernée. En 2013, sans que rien ne soit encore décidé, les plafonds devraient augmenter pour les plus de 65 ans.
75Dans les deux cas, le cumul emploi?retraite ne touche qu’un nombre restreint d’individus. Cela ne permet pas de conclure à une distinction importante entre les pays, mais bien à une convergence discrète vers des pratiques similaires dont les modalités d’application varient. L’usage d’un tel mécanisme, plus intéressant financièrement en France, est ainsi limité par l’obligation, dans une grande partie des cas, de changer d’employeur ou par une rupture du contrat de travail. Au contraire, la possibilité, en Belgique, de poursuivre son emploi au?delà de l’âge de la retraite implique, notamment pour les travailleurs à temps plein, un avenant au contrat de travail pour réduire le plafond du revenu, largement moins intéressant qu’en France, la possibilité de cumul n’y étant pas conditionnée par une rupture du contrat [8].
Conclusion
76Pendant plusieurs décennies, l’emploi en Europe occidentale a été caractérisé par un retrait anticipé des travailleurs âgés. Progressivement, dans l’ensemble des pays, une figure du travailleur vieillissant a été bâtie ; écarté du marché de l’emploi pour ne pas souffrir des affres du chômage ou pour n’en pas grossir les rangs. Depuis moins de vingt ans – notamment en réponse aux objectifs européens de Stockholm et de Barcelone – la tendance s’est inversée et, du moins, les tentatives se sont multipliées qui ont fait croître l’emploi au?delà de l’âge de 45 ans. Bien que les proportions varient, cette croissance est généralisée à l’ensemble des pays de l’Europe des 15 et marque un phénomène progressif de convergence entre les États?membres.
77Les analyses proposées dans cet article comparent les années 2000 et 2010. Elles prennent sens dans le contexte du développement de la Stratégie Européenne pour l’Emploi (SEE) à partir de 1997, mais également dans celui d’incitations répétées à faire croître spécifiquement l’emploi des âgés. La méthode de classification hiérarchique qui a été utilisée nous a permis de distinguer, malgré une diminution de la distance globale entre les pays, des groupements relativement stables dans le temps. Cependant, en choisissant de distinguer la répartition des statuts dans et hors emploi en fonction du sexe, les groupes de pays qui ont émergé ne correspondent pas aux « régimes d’États?providence », tels que la littérature les donne à voir habituellement. En harmonisant l’impact des classes d’âge sur la répartition de l’emploi et en distinguant hommes et femmes, le modèle féminin semble le moins perméable au changement. Nous avons pu montrer que de véritables processus de ruptures entre les États ont pu se produire, mais dans de rares cas et uniquement pour la population masculine.
78Méthodologiquement, les indicateurs dépendance, convergence et rupture, associés à trois échelles distinctes (l’entité, le groupe, le pays) font émerger trois configurations. Premièrement, au niveau des pays, on a pu observer dans le tableau 4 que sur un total de 105 associations bilatérales entre pays par sexe, seules 17 relations chez les hommes et 12 relations chez les femmes voient leur distance augmenter. Autrement dit, seules près de 14 % des relations marquent une augmentation de la distance entre les pays. À un niveau purement national, le rapprochement dans la répartition des statuts entre individus domine largement le paysage européen. On peut donc parler de réelle convergence. Au niveau des groupes de pays, le tableau 5 illustre bien, comme évoqué plus haut, la permanence de ces derniers, essentiellement dans le cas des femmes. Enfin, au niveau de l’entité – à savoir les quinze pays sélectionnés – les moyennes permettent de montrer une convergence importante pour les deux sexes, mais bien plus largement marquée pour les femmes. Autrement dit, si dans le cas des femmes, les ruptures au sein des groupes de pays ne sont pas significatives et donnent à penser un schéma figé de leur répartition, au niveau de l’ensemble des pays, la tendance va vers une convergence fortement marquée. Le cas des femmes cumule donc simultanément une situation de forte stabilité (dépendance), mais également un fort rapprochement entre pays (convergence).
79Outre ces constats, le dernier point a montré le développement, depuis plusieurs années, de mécanismes destinés à « faciliter les transitions sur le marché de l’emploi » (Schmid, 1995) pour les travailleurs âgés. Si les pays nordiques usent de tels mécanismes depuis longtemps, d’autres – c’est le cas des Pays?Bas – apparaissent comme réellement novateurs. Ils ont pu, par l’intermédiaire de tels dispositifs, conserver plus longtemps les travailleurs âgés dans l’emploi. Ceci n’est que peu le cas de pays tels que la Belgique et la France qui, malgré des nombreuses réformes en matière de transition emploi?retraite, n’ont pas réussi à atteindre véritablement de tels objectifs.
80Le type d’approche utilisé ici, qui pose des questions importantes en termes d’analyse statistique et de bases de données, doit se placer, théoriquement et empiriquement, dans une perspective de déstandardisation et de désinstitutionnalisation des parcours de vie (Guillemard, 2008). Selon cette perspective, le modèle « études – travail – retraite » tendrait à s’estomper pour donner lieu à une carrière plus flexible et à un enchevêtrement des temps de la vie. Les politiques publiques en matière d’emploi agissent bel et bien en ce sens mais avec des résultats, des comportements individuels et des modalités, on l’a souligné, très variables. Néanmoins, notre analyse tend à montrer que la déstandardisation des parcours individuels amorcée dans plusieurs pays ne signifie par pour autant une désinstitutionnalisation. Au contraire, les politiques publiques menées depuis récemment aux Pays?Bas, en France ou en Belgique indiquent une volonté de rendre « transitionnels » des types de sortie de l’emploi qui, à l’époque, étaient totales. La retraite partielle, le cumul emploi?retraite, le crédit?temps, le cumul retraite?emploi, l’invalidité à temps partiel sont autant de pratiques nationales qui, tout en permettant de repenser les parcours individuels sous un angle plus complexe et de façon plus poreuse, donnent à penser à une réappropriation par les politiques publiques des voies du retrait précoce (Léonard et al., 2013). En cela, il est possible de parler de ré?institutionnalisation des départs anticipés.
Notes
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[*]
Sociologue – Université libre de Bruxelles – FNRS, centre METICES
Institut de Sociologie – Université Libre de Bruxelles (ULB)
Avenue Jeanne, 44 – CP 124 – 1050 Bruxelles
wjacques@ulb.ac.be -
[1]
L’ajustement de l’âge de la retraite des hommes et femmes fait suite à l’arrêt Barber de la Cour de Justice de la Communauté Européenne (Aff C?262/88) daté du 17 mai 1990.
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[2]
Alors que ce format n’était pas le plus efficient en termes de rapidité mais permettait aux machines à écrire de ne pas s’enrayer lors de la frappe, il s’est imposé et s’impose encore comme le format dominant alors même que l’aspect technique ne pose aujourd’hui plus de problème. Au?delà de toute logique de rapidité, le format QWERTY s’impose en dépit de ses éventuelles dysfonctions et se maintient.
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[3]
Voir sur le site de la revue trois annexes électroniques : en annexe 1, « L’évolution du statut principal pour les hommes et les femmes » (http://sociologie.revues.org/2236) ; en annexe 2, les mêmes données au format
SPSS (http://sociologie.revues.org/2237) ; en annexe 3, les résultats au format SPSS (http://sociologie.revues.org/2238). -
[4]
Une situation dans laquelle il y aurait une variable à niveaux élevés (ex. : le PIB) et d’autres variables plus faibles (ex. : le taux d’emploi en %) donnerait trop d’importance à la première et gommerait les effets de la seconde (ex. : on classerait sur base du PIB en ignorant les taux d’emploi).
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[5]
Les données à la base des analyses sont pour la majorité issues des micro?données des Enquêtes sur les Forces de Travail (EFT). Seules les données pour l’Espagne, l’Allemagne et le Royaume?Uni – manquantes dans les EFT pour les deux années étudiées – proviennent des European Social Survey (ESS). Ces dernières ont été recodées pour correspondre au plus proche aux définitions des variables d’Eurostat. Notons cependant que la première vague des ESS a été réalisée 2002, ce qui justifie un décalage de deux ans avec les EFT pour les trois pays cités.
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[6]
Il existe d’autres méthodes pour calculer les coefficients de distance telles que la distance de Manhattan ou encore la distance de Mahalanobi mais la méthode des carrés des distances euclidiennes semble être largement privilégiée dans les sciences humaines et sociales.
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[7]
Cette partie est un résumé d’une communication présentée dans le cadre du séminaire scientifique organisé par le CDC?retraites de Bordeaux dans le cadre de son « Forum des retraites » le 15 novembre 2012, intitulé « From withdrawal to retirement. Transitions of the older workers on the labor market, comparison between Belgian and French cases ».
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[8]
La réforme belge des retraites de 2014 va cependant changer les pratiques actuelles en ne limitant plus le montant maximal pouvant être cumulé avec une pension, sans pour autant introduire une condition de rupture de contrat, comme en France.