CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Les origines de la protection animale en France sont maintenant bien connues grâce aux travaux d’historiens sociaux [1], qui se sont attachés à décrire le contexte très particulier dans lequel a été préparée, débattue, puis votée la première loi de protection animale en France, la loi Grammont (Agulhon, 1981 ; Baratay, 2003 ; Pierre, 1997 ; Pelosse, 1981, 1982). Ces travaux ont révélé les relations étroites entre l’histoire de cette loi et celle de la Société Protectrice des Animaux. Constituée en 1846, la SPA a notamment permis la formalisation d’une parole publique sur la condition animale de l’époque, et de voir cette parole portée par des personnes influentes (nobles, notables, intellectuels...). Elle a, en quelque sorte, préparé un terrain favorable à l’adoption du texte de loi en 1850, qui sera par la suite l’outil essentiel du développement de la SPA et de ses actions [2]. Notons que ce développement est peu présent sous la plume des historiens. Ceux-ci se concentrent sur le début du XIXe siècle et ce moment fort qu’est le vote de la loi Grammont. Peu vont au-delà, en documentant les évolutions importantes de la SPA depuis sa création. Alors que la Société des débuts était composée d’hommes, nobles, militaires, médecins, essentiellement préoccupés par la protection du cheval, la SPA d’aujourd’hui compte une écrasante majorité de femmes, des membres issus des classes moyennes, et concentre son action plus volontiers sur les chiens et les chats (Fleury, 1995 ; Baratay, 2003). C’est l’image commune de la SPA. Mais cette association renommée, qui reste la première entreprise de protection animale en France, a été peu étudiée par les historiens et encore moins par les sociologues [3].

2Des travaux de terrain concernant la protection animale existent mais ils se penchent plus volontiers sur les associations environnementalistes, sur la protection d’espèces sauvages, menacées, sur les programmes de réintroduction en milieu naturel [4]. Peu s’intéressent à la protection des animaux domestiques, et plus généralement à la protection de l’animal en tant qu’individu [5]. Or, c’est ce type de protection que l’on peut voir à l’œuvre dans les quelques 250 refuges SPA disséminés sur le territoire français [6]. Dans cet article, je propose de décrire l’un d’eux dans le but de comprendre les rouages de cette protection de l’individu animal. À travers une exploration ethnographique, je montrerai comment ce type de protection s’incarne dans le « dispositif refuge », son agencement spatial, mais aussi dans le travail quotidien des salariés, la manière dont ils concilient des contraintes matérielles, légales et morales pour pouvoir faire leur métier tout en étant au service de cette cause particulière.

Le dispositif refuge

Le refuge : une échelle d’observation privilégiée des relations humains/animaux

3Les sciences sociales (anglo-saxonnes majoritairement) ont commencé à investiguer ces refuges animaliers avec des méthodes ethnographiques (Alger & Alger, 1999 ; Arluke, 1994, 1991 ; Balcom & Arluke, 2001 ; Frommer & Arluke, 1999 ; Harbolt, 2002 ; Taylor, 2010). Ces chercheurs ont bien perçu qu’ils avaient affaire à des espaces exemplaires pour observer la complexité des relations humains/animaux. Comment, en effet, ne pas relever la situation paradoxale de ceux qui y travaillent ? Si leur objectif est bien de recueillir des animaux errants ou maltraités, de leur trouver des maîtres bienveillants, les conditions de vie des animaux pendant leur séjour au refuge ne correspondent pas toujours à la philosophie des associations qui gèrent les lieux. « Boxes [7] » exigus, promiscuité accrue avec d’autres animaux, peu de sorties. De l’aveu des salariés, même si tout est fait pour que les animaux soient bien hébergés, ce n’est pas une existence enviable. Faute de moyens, faute de place, à cause de certaines contraintes légales, ou de certains maîtres, gérer un refuge impose de faire des choix entre les animaux que l’on garde alors qu’ils ne trouvent pas de nouveau maître, et ceux que l’on « fait partir [8] ». Les chiffres concernant les euthanasies pratiquées dans les refuges sont difficiles à trouver [9] : en 1984, le journaliste Philippe Cohen estimait que l’institution qui tuait le plus d’animaux en France, après les abattoirs, était la SPA (Cohen, 1984). Le refuge donne donc à voir une tension forte entre l’idéal de protection et la nécessité de gestion, la volonté de préserver l’intérêt de chaque animal et l’obligation d’en tuer un certain nombre. À ce titre, l’ethnographie des refuges vient compléter toute une littérature socio-anthropologique sur la mort animale (Brisebarre, 1996, 1999 ; Mouret & Porcher, 2007 ; Porcher, 2002, 2003 ; Rémy, 2003, 2009 ; Vialles, 1987), en y ajoutant cette dimension paradoxale : comment s’y prend-on pour tuer des animaux dans un endroit où l’on dit les protéger ?

4Le pendant de la sélection et de l’euthanasie de certains animaux au sein du refuge est bien entendu l’adoption, ou plus précisément le « placement » auprès de nouveaux maîtres. Sur ce point, la littérature sociologique ou ethnographique est plus discrète, alors qu’il s’agit malgré tout de l’objectif principal du refuge, et que son accomplissement ne cristallise pas moins de tensions que les décisions d’euthanasie. En effet, la rencontre avec les personnes venant abandonner ou adopter un animal est un exercice toujours délicat pour les salariés du refuge. Devant réfléchir au potentiel de « plaçabilité » de l’animal abandonné, à l’espace disponible dans le refuge pour l’accueillir, ils estiment également l’acceptabilité des raisons avancées par un maître qui abandonne son animal, et les motivations d’une personne souhaitant en adopter un… Tout un travail de filtrage, tant des animaux que des humains, qui en dit long sur l’objectif du refuge : faire adopter des animaux « socialement acceptables » par des maîtres devant respecter les normes relationnelles définies par la SPA. On doit donc avoir en tête l’aspect prescriptif de l’activité de la SPA : en filtrant les adoptants potentiels, en posant des conditions très strictes à l’adoption (l’animal adopté reste toujours la propriété légale de la SPA, qui se réserve le droit de le récupérer si jamais ses conditions de vie sont jugées insatisfaisantes), la SPA impose une définition de la « bonne relation » avec certains animaux. En l’occurrence, il s’agit de défendre une conception non utilitaire de la relation à l’animal, placée sous le signe de l’affection réciproque, du respect des besoins liés à l’espèce et à l’individu animal. Ces éléments, J-P. Digard (1999) les considère comme caractéristiques de la relation de compagnie à l’animal, qui se développe fortement depuis les années 1970 en Occident. Malgré son importance, on connaît encore mal la population et les enjeux qui composent le phénomène « animal de compagnie ». Si l’on pense souvent aux industriels de l’alimentation pour animaux et aux médias spécialisés en tant qu’acteurs de cette amplification, on néglige sans doute le rôle des associations de protection animale. On peut en effet aborder les SPA tant comme des sources importantes d’animaux de compagnie que comme des instances fortes de définition de ce qu’est une relation de compagnie. Ainsi, l’observation in situ des refuges permet d’avoir une nouvelle vision de la protection animale, en intégrant son rôle dans la possession d’animaux de compagnie. Il devient alors possible d’appréhender la protection animale non plus sous l’angle unique de l’ « entreprenariat moral », mais de prendre acte de la participation active de ces associations à la production d’êtres et de relations qui correspondent aux objectifs visés par la cause. En définitive, le refuge est pour le sociologue un lieu qui permet de parler tout autant de ce qui conditionne la mort des animaux que de ce qui détermine leurs conditions de vie sociale [10]. C’est donc autour de ces deux aspects que va s’articuler cette exploration ethnographique du refuge en tant que dispositif et en tant qu’activité.

Protection, interaction et gestion : les espaces du refuge

5Le refuge étudié est celui de la SPA de la Loire. L’association, membre de la Confédération Nationale des Sociétés de Protection des Animaux, a été fondée il y a un peu plus de cent ans [11] et s’est développée au sein de l’agglomération stéphanoise de manière assez importante depuis. En 2005, l’association comptait 8 salariés à mi-temps (6 « animaliers » et 2 secrétaires) et un millier d’adhérents [12]. Pour comprendre les attributions « officielles » de la SPA et ses rapports avec les pouvoirs publics, il faut dire que la loi du 6 janvier 1999 sur la protection animale a fait des associations de protection animale des relais de la fourrière municipale. Si celle-ci échoue à retrouver les propriétaires d’un animal errant, elle le confie à une association de protection qui s’engage à poursuivre la recherche. En cas d’échec, l’association tentera de « placer » l’animal (de lui trouver un ou des nouveaux maîtres) et euthanasiera les animaux qui ne sont pas « plaçables ». Dans le cas étudié, le voisinage des deux structures facilite cette collaboration. Les actions de la SPA ne se limitent pas à la recherche de maîtres et à la gestion du refuge : l’association se charge de contrôler le bon traitement fait aux animaux et leurs conditions d’existence. Elle dispose à cet effet d’un service d’enquête qui se rend chez des particuliers ayant adopté un animal au refuge ou bien étant suspectés de maltraiter leur animal. Si cela est avéré, la SPA peut intenter des actions en justice contre les personnes, et saisir l’animal. Je ne m’intéresserai pas à ce volet de l’action de la SPA : il sera question ici de l’activité quotidienne du refuge, à savoir l’accueil du public humain (« adoptants » et « abandonnants ») et des animaux, et de la gestion du séjour de ces derniers dans le refuge. Je me concentrerai sur la prise en charge des chiens, majoritaires dans l’activité de la SPA de la Loire (quatre-vingts au maximum) et qui occupe la plus grande partie de l’espace du refuge, que je vais décrire maintenant, à la manière d’une première visite des lieux.

6Depuis 1988, la SPA de la Loire est hébergée au sein de l’Espace Animalier du Forez, en périphérie ouest de Saint-Étienne. Il faut traverser un paysage fait de jardins ouvriers, de petites usines, d’un cimetière, et d’une aire d’accueil pour les gens du voyage, pour se trouver face au portail et au panneau vert signalant l’entrée du refuge.

Figure 1

Schéma de l’Espace Animalier du Forez

Figure 1

Schéma de l’Espace Animalier du Forez

(J. Michalon)

7Sans ce panneau indiquant les différentes entités que le lieu regroupe [13], il est difficile de savoir qu’il s’agit d’un refuge, car des murs et de hautes haies entravent toute visibilité depuis la rue [14]. On notera qu’Amis Chats et la SPA partagent le même bâtiment – que l’on dira « associatif » – ainsi qu’un espace dédié aux chats (1). Bien que l’on rencontre l’ « espace félins » en arrivant, le bureau d’accueil de la SPA (2) attire vraiment l’œil car il occupe une surface plus importante de la façade. Sur les portes vitrées de l’entrée, on peut voir d’impressionnants panneaux confectionnés par les équipes du refuge avec photos d’animaux, articles de presse, conseils pour bien vivre avec son animal, et autres plaquettes explicatives.

8On remarque l’agencement de ces panneaux, qui ont chacun leur thématique : celui de gauche rapporte toute une série de cas de mauvais traitement sur des animaux, photos à l’appui. Les textes dépeignent le martyr des bêtes, les blessures et les actions menées en justice, de manière laconique, en style télégraphique :

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Chien tué par son propriétaire et roulé dans la chaux avant d’être enterré. Chien attendant la mort dans un garage. Gastro hémorragique non soignée. – Saisi par la SPA. – Chien enchaîné et attaché à un piquet. Est tombé dans la cour voisine et est mort d’épuisement en essayant de remonter le mur. – Cheval mort de faim et de froid. Propriétaire poursuivi en justice.

10À la différence du premier, le panneau de droite se veut plus prescriptif. Avec plus de texte, moins de photos (moins crues de surcroît), le thème ici serait plutôt la bonne conduite à suivre pour une cohabitation harmonieuse entre humains et animaux : on y parle d’adoption, de stérilisation, de lutte contre les abandons. Différentes brochures, comme La Charte de principes fondamentaux de la relation entre l’homme et l’animal, évoquant les « commandements » du « bon maître » sont affichées, accompagnées de coupures de presse relatant certaines actions de la SPA, non plus seulement à travers leur aspect répressif.

11Cette entrée vitrée est un espace de communication pour la SPA, à destination des visiteurs, où la cause, ses raisons et ses moyens, s’exposent aux yeux de tous, selon une formalisation réfléchie par les membres de l’association. De manière schématique, on peut qualifier les thématiques de ces panneaux en termes de négatif (panneau de gauche) et de positif (panneau de droite) [15]. En suivant le sens habituel de la lecture, le regard glisse donc du négatif vers le positif en passant par la porte du bureau d’accueil. Comme si cette porte à franchir symbolisait l’action de l’association dans l’accomplissement d’un « bien », et une invitation au visiteur d’entrer dans le bureau pour lui aussi « faire le bon geste ».

12L’espace du bureau est réduit. Deux meubles, agencés en « L », découpent la pièce et marquent la limite entre l’espace des salariés et l’espace des usagers. Quelques chaises destinées à ceux-ci se trouvent disséminées contre les portes vitrées : ambiance « salle d’attente ». La décoration de l’endroit est chargée : sur les murs s’étendent des photos d’animaux en liberté et bien portants (chiens et chats surtout) et des informations diverses concernant la SPA et son fonctionnement (les « tarifs » des animaux, une interdiction de nourrir les chiens…). Les couleurs sont gaies et vives ; au fond de la pièce, un cochon d’inde émet quelques bruits dans sa cage. Contre un mur, une vitrine expose différents objets publicitaires et autres jouets pour animaux à l’effigie de la SPA, ainsi que quelques brochures concernant la protection animale. En fait, malgré sa fonction administrative, l’endroit est plutôt chaleureux et on sent que les équipes l’ont investi avec leur personnalité et leurs convictions. Très souvent, des chiens que l’on appelle par leur nom [16], se promènent et recherchent les caresses auprès des personnes présentes, se voient rappelés à l’ordre par leurs « patronnes » quand leur affection devient trop pesante. Appartenant à des membres de l’équipe, ils ont souvent été adoptés au refuge. Ce bureau semble placé sous le signe d’une attitude bienveillante à l’égard des animaux et d’un rapport personnel avec eux.

13La visite se poursuit par les boxes des chiens (7 et 8).

14Coincée entre un mur séparant l’espace fourrière (3-4-5) des boxes, une langue de bitume assez étroite permet l’évolution du visiteur. Des grilles métalliques sans peinture ferment la partie extérieure du boxe. L’étroitesse du passage et la présence de grilles font qu’il est difficile de discerner un animal à distance : on doit se trouver vraiment face au boxe pour bien voir le chien. Ces boxes, numérotés de 1 à 40, abritent parfois un seul chien, deux le plus souvent. Leur taille est la même : un espace frontal d’environ 2 m sur 4, agrémenté, dans le fond, d’une niche plus petite qui peut se fermer par une porte métallique. Tôle ondulée pour le toit du bâtiment ; ciment pour le sol des boxes (sauf pour certains, réservés aux chiots, aux animaux vieux ou malades, qui intègrent du linoléum et une grille protégeant du froid.) Des ouvertures dans le sol permettent d’évacuer les eaux lors du nettoyage quotidien effectué par les animaliers. Des gamelles en métal blanc et beaucoup d’ustensiles du même type se trouvent dispersés dans et autour des boxes. Dans le premier bâtiment (7), une porte « réservée au personnel » ouvre sur une allée couverte séparant deux rangées de boxes, où d’énormes sacs de nourriture pour chien, des cages de transports, et les outils (pelles, balais etc.) sont entreposés. On est dans l’univers de l’utilitaire, de la gestion quotidienne, de la concentration. Mais c’est également là que le visiteur et les animaliers du refuge interagissent avec les animaux.

15En effet, à chaque passage devant un box, les chiens réagissent vivement : très souvent ils aboient, se ruent contre les grilles, sautent, gémissent… Une chose est sûre : ils saluent votre présence, la remarquent et cherchent le contact en dirigeant leurs regards vers votre visage. Il est difficile de ne pas ressentir qu’il se passe quelque chose. D’autant plus que si la visite est prolongée, les aboiements sont redoublés, les chiens forment une sorte de chaîne sonore impressionnante, l’un prenant le relais de l’autre. L’environnement sensoriel est alors très dense car la vue et l’ouïe sont extrêmement sollicitées. Les possibilités de regarder ailleurs sont limitées et il n’est pas envisageable de se boucher les oreilles. Ajoutons à cela l’odorat. Les effluves d’urines, d’aliments pour chiens et d’odeurs de « chien mouillé » assaillent les narines. Pour échapper à ce magma sensible vraiment très absorbant, on n’a d’autre choix que de s’éloigner.

Figure 2

Vue des boxes depuis l’espace d’accueil de la SPA

Figure 2

Vue des boxes depuis l’espace d’accueil de la SPA

(J. Michalon)

16En revanche, les chiens qui se trouvent dans les boxes de la Fourrière Municipale (6) ne peuvent être qu’entendus, puisqu’une palissade aveugle et antibruit sépare la zone SPA de la zone Fourrière (3-4-5). Celle-ci se trouve à l’abri des regards, à la fois côté rue à cause des haies, mais aussi à l’intérieur de l’enceinte puisque la configuration de l’espace est telle que les visiteurs de la SPA, s’ils passent furtivement pour aller du bureau d’accueil (2) aux boxes des chiens de la SPA (7 et 8), peuvent ne pas remarquer la présence du bâtiment de la fourrière, à l’écart du bâtiment « associatif ». Entre SPA et Fourrière, il y a une ségrégation des espaces extrêmement visible et affirmée. J’ai eu peu accès à cette zone. Le public y est généralement interdit. Le bureau d’accueil de la fourrière (4) contraste notablement avec celui de la SPA : le ton y est neutre, la décoration quasi inexistante, et les objets ont tous une utilité pratique. L’ambiance administrative est au rendez-vous : la fourrière dépend de la Police Municipale et ses membres sont donc des agents. Jouxtant ce bureau, on trouve l’infirmerie partagée par la fourrière et la SPA (3). Son décor est totalement celui qu’on peut attendre d’un tel endroit : le blanc des laboratoires s’étale sur le sol, les murs, les meubles. La grande table métallique destinée aux soins des animaux trône au centre de la pièce à proximité d’un grand congélateur où sont entreposés les cadavres attendant d’être emportés à l’équarrissage. Lieu du soin, l’infirmerie est aussi celui de la mort médicalisée des animaux, puisque l’on y pratique les euthanasies.

Figure 3

Box occupé, vu de face

Figure 3

Box occupé, vu de face

(J. Michalon)

17En définitive, que retenir de cette description de l’Espace Animalier du Forez ? Il existe trois zones que l’on qualifiera de diverses manières au regard des relations humains/animaux qui s’y donnent à voir. On peut établir un gradient entre ces trois zones, allant de la relation de protection à la relation de gestion. L’accueil de la SPA est la zone où la cause est la plus explicite : les panneaux d’affichage, les photos et les brochures la mettent en mots et en images. Dans le bureau, certains animaux déambulent assez librement et les échanges entre humains sont placés sous le signe de la prise en compte des intérêts de l’animal (cf. infra). C’est l’espace de la protection par excellence, dans lequel évoluent des « vivant-personnes » (Micoud, 2010), humains et animaux. En pénétrant dans la zone des boxes, le rapport à la cause est moins visible et les animaux deviennent tout à la fois des entités sémantiquement abstraites (on ne connaît pas leur nom ni leur histoire) et des êtres interactionnellement très concrets. C’est tout autant une plongée dans l’impersonnel, dans la « vie nue » (Agamben, 1997), que dans l’interaction intense avec les chiens. On sort de la protection, et on met un pied dans l’aspect gestionnaire du refuge. Mais un pied seulement. La zone, comme espace de rencontre entre humains et animaux, fait figure d’entre-deux entre protection et gestion. On parlera de « zone de l’interaction ». Enfin, dans la troisième zone, la cause est totalement absente sémantiquement, et c’est uniquement le corps de l’animal qui est au centre des préoccupations. Et non ses qualités interactionnelles. La personnalité de l’animal ne compte plus : c’est l’espace dans lequel l’animal est un « vivant-matière » (Micoud, 2010). On parlera de « zone de la gestion ».

Plaçabilité, carrière et épreuves

18L’organisation spatiale du refuge telle que nous venons de la décrire fait clairement ressortir qu’il s’agit d’un lieu de transit, dont la vie est rythmée par les entrées et sorties des chiens et des chats. Certains arrivent libérés d’un maître maltraitant. D’autres, errant dans les rues, sont récupérés par la fourrière, ou amenés par des passants, ou directement par leur maître. Les sorties sont d’ordres moins variés : soit l’adoption, soit l’euthanasie. Entre les deux, le séjour au sein du refuge, durant lequel les animaliers, les secrétaires et les bénévoles de la SPA vont prendre soin des pensionnaires [17]. Mais le refuge ne peut être qu’un lieu de passage. Compte tenu du flux presque ininterrompu des entrées, il est compliqué pour les équipes de refuser certains animaux à cause du manque de place. De plus, rester toute sa vie dans un refuge ne correspond pas à l’idée que se font les équipes d’une bonne vie. Ainsi, pour opérer une sélection entre les animaux qui entrent au refuge, ceux qui en sortent et ceux qui y restent, les équipes utilisent la notion de « plaçabilité ». Rencontrée à plusieurs reprises au cours de cette recherche, cette notion se trouve au centre des discours des équipes de la SPA et justifie à peu près toutes leurs actions. Sans faire l’objet (à ma connaissance) d’une formalisation écrite, la plaçabilité est intégrée « sur le tas » par les équipes, à travers des échanges entre les anciens membres et les nouveaux, et à travers la pratique. Ce que recouvre le terme pour chaque membre de l’équipe peut varier légèrement, mais quelques éléments de définition structurants et consensuels existent. La plaçabilité désigne la capacité potentielle d’un animal à être adopté. Elle comporte quatre critères : (1) l’âge de l’animal : les futurs adoptants préférant des animaux jeunes, la plaçabilité diminue avec l’âge ; (2) son « bon état » physique : il ne faut pas qu’il ait de handicap, de maladie incurable ou trop coûteuse à soigner ; (3) son « bon caractère » : il ne doit pas être agressif, ni caractériel, ni même instable ; (4) sa « race » : un chien de race est plus demandé qu’un « bâtard [18] » et fait d’ailleurs l’objet d’une sur-tarification de la part de la SPA envers les adoptants [19]. De fait, la plaçabilité est l’adéquation entre certaines caractéristiques possédées (ou potentiellement possédées) par un animal et les attentes (réelles ou supposées) émanant de la demande (les adoptants), dans le contexte de finitude matérielle et spatiale propre au refuge. Le but de cette adéquation est d’assurer un placement durable de l’animal, qui ne se solde pas par un retour au refuge deux semaines après l’adoption. Et ce, à la fois pour les raisons idéologiques au fondement de l’action de la SPA : il faut éviter à l’animal de revivre l’expérience de l’abandon et le stress des changements de maîtres à répétition. Mais également pour des raisons pratiques : ne pas engorger le refuge. Bien entendu, les adoptants bénéficient aussi de cette recherche d’adéquation, en trouvant le compagnon qu’ils désiraient. Grâce à la plaçabilité, la SPA s’assure de l’efficacité de son action de placement et peut se consacrer à recueillir et à placer d’autres animaux et à « faire tourner le refuge ». Ainsi, la plaçabilité semble faire office de moyen terme entre les idéaux protecteurs de l’association, et les possibilités d’action concrètes des équipes du refuge. Pour reprendre le vocabulaire de la sociologie interactionniste des professions, la plaçabilité permet de transformer les « valeurs » de la SPA en « perspectives ». Selon Becker, Geer, Hughes & Strauss (1961) :

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Les perspectives diffèrent des valeurs en ce qu’elles sont propres à des situations particulières : ce sont des modèles de pensée et d’action qui ont pris corps en réponse à un ensemble spécifique de pressions institutionnelles et qui s’offrent comme solutions aux problèmes créés par ces pressions [20].

20Ainsi, en prenant en compte conjointement les limites du refuge en termes de capacité d’accueil, l’existence d’une demande d’animaux, mais également d’une offre (abandon), les équipes ont intégré les contraintes externes qui pèsent sur l’accomplissement pratique de la cause, et tentent de les articuler de manière à servir au mieux les valeurs de la SPA. La plaçabilité est un rouage essentiel de cette délicate opération.

21Si la plaçabilité oriente les activités des équipes du refuge, en tant qu’outil de sélection, elle conditionne aussi et surtout le devenir des animaux qui y séjournent. On peut alors reconstituer ce qui correspondrait pour eux à une « carrière ». Howard S. Becker (1985) définit la carrière comme « la suite de passages d’une position à une autre accomplis par un travailleur dans un système professionnel » (p. 47). La carrière est une notion appropriée pour décrire un système qui n’a pas été mis en place par l’individu qui s’y trouve inséré (par contraste avec la « trajectoire »), mais dans lequel ses actes auront une influence, positive ou négative, sur son évolution [21]. L’animal évoluant au sein du refuge de la SPA est pris dans une logique similaire et se voit soumis à de nombreux tests qui seront déterminants pour son avenir, pour sa position puisque, selon sa « réussite » ou sa « non réussite », il sera orienté vers des destins relativement différents : l’adoption durable par des particuliers bienveillants (réussite) ; la mort ou une existence chez des « mauvais maîtres » (échec). Entre ces deux positions extrêmes, aboutissements de carrières plutôt simples, se trouve un statut intermédiaire qui est celui de l’animal non placé restant plus longtemps que les autres au refuge, et dont on réévalue régulièrement la plaçabilité par le biais de différentes épreuves. Celles-ci prennent schématiquement la forme de questions posées par les équipes de la SPA et dont ils apportent également la réponse ; selon que cette dernière est positive ou négative, l’animal change, à plus ou moins long terme, de statut. Parfois, le doute se donne à voir et peut intervenir à n’importe quelle étape de la carrière de l’animal, venant infirmer les étapes précédentes.

22Décrivons maintenant la carrière d’un animal au sein de la SPA. Nous l’avons vu, son entrée au refuge n’est pas inconditionnelle. Lors du premier contact entre l’animal et l’association, une première épreuve d’appréciation générale intervient : « À première vue, l’animal est-il potentiellement plaçable ? » Si oui, il sera accepté dans le refuge, si non, il sera refusé et renvoyé là d’où il vient (sauf dans le cas des chiens errants sans propriétaires et des chiens saisis) ; si un doute existe, il sera accepté également. Dès lors, l’animal passera par une étape sanitaire légale correspondant à l’obligation du refuge de conserver l’animal pendant au moins dix jours pour prévenir les risques de propagation de maladies contagieuses. Passés ces dix jours, apparaît une épreuve dont la durée varie et qui se superpose à d’autres étapes, que l’on pourrait appeler l’épreuve de sociabilité (ou épreuve de viabilité sociale) qui vise à décider si l’animal représente un danger quelconque pour le futur adoptant et son entourage ; si oui, l’animal sera euthanasié ; si non, il restera au refuge en attendant d’être placé. En cas de doute, lorsque l’animal a été maltraité et qu’il se montre peureux par exemple, on lui fera repasser l’épreuve plus tard, après des tentatives de rééducation par les animaliers. L’étape suivante est une épreuve médicale : « L’animal est-il viable physiquement ? » Si oui, il restera au refuge ; si non, il sera euthanasié. En cas de doute, on le soignera en attendant de lui refaire passer l’épreuve plus tard. Dernière épreuve sur le site, l’épreuve de compatibilité pré-adoption est décisive car elle détermine si l’animal est adapté à la ou les personnes souhaitant l’adopter : si non, l’animal restera au refuge et repassera cette épreuve jusqu’à ce que les contraintes matérielles du refuge obligent les équipes à euthanasier l’animal ; si oui, il accède au statut le plus favorable, il a réussi sa carrière à la SPA. Toutefois, ce statut peut être remis en question après l’adoption par l’épreuve de compatibilité post adoption qui peut déboucher pour l’animal à un retour à la case départ, et une chance moindre de réussir à repasser les épreuves.

23Le sens de la notion d’épreuve s’inspire de la définition qu’en donnent Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), et plus largement de la sociologie pragmatique. Selon cette perspective, le monde social est constitué d’une multitude d’épreuves servant à dire « de quoi les êtres sont faits », à statuer sur leur « état » (Nachi, 2006). La notion d’épreuve a d’abord été forgée pour comprendre la façon dont un énoncé est jugé légitime ou non, « grand » ou « petit », dans certains univers sociaux. Mais la sociologie pragmatique a élargi ce prisme à l’ensemble du monde social et lui a donné une dimension anthropologique. Cette dimension repose sur le principe de non attachement des êtres à des qualités fixes, à une identité. Dans cette perspective, la qualité des êtres (humains ou non humains) n’est pas prédéfinie et se révèle au cours d’« épreuves » servant à statuer sur les propriétés que l’on peut attribuer aux êtres qui s’y engagent. Il s’agit donc d’insister sur une anthropologie mouvante : ce qui fait que les êtres ont une place dans l’humanité comme communauté [22] (Boltanski, 2004) dépend d’épreuves répétées dont l’issue, toujours incertaine, conditionne le fait qu’un être se trouvera plutôt dans un « état de chose » (hors de la communauté humaine) ou dans un « état de personne » (Thévenot, 1994). Cette perspective intègre l’idée forte que les épreuves ont des enjeux ontologiques importants : elles peuvent « anthropiser » des êtres, les rapprocher de l’humanité comme communauté, autant que les rejeter en dehors (Rémy & Winance, 2010). Ceux-ci risquent tout autant d’être « humanisés », « anthropisés », « subjectivés » que « dégradés », « déshumanisés », « objectivés ». De plus, le caractère répété de l’épreuve implique également que les ontologies sur lesquelles elles débouchent sont toujours à « géométrie variable » (Latour, 1991), jamais fixées pour l’éternité, et toujours soumises à renégociations.

24Pour comprendre ce qui se joue dans le refuge de la SPA, il faut prendre au sérieux la dimension ontologique des épreuves dans lesquelles sont engagés les animaux. Sans cela, les actions que l’on y observe ne peuvent qu’apparaître contradictoires. Pour tenter de leur redonner une certaine cohérence, le cadre d’analyse de la sociologie pragmatique paraît adapté, dans la mesure où il fait écho aux propres manières de penser et d’agir des acteurs du refuge. En effet, une bonne partie de l’activité du refuge dépend d’un travail de cadrage ontologique des animaux : la qualité d’un animal est attribuée suite à une épreuve, et conditionne son devenir au sein du refuge. Et il n’est pas étonnant de voir apparaître de nombreux conflits entre les membres de la SPA quant aux propriétés (comportementales essentiellement) de certains animaux. Ainsi, dans une analyse de premier degré, on comprend que le système d’épreuves du refuge vise à connaître l’animal, à dire ce qu’il est. Dans ce sens, il s’agit bien d’un dispositif de révélation. Mais l’ontologie des animaux n’est pour autant pas éprouvée dans l’absolu. Les équipes du refuge statuent sur ce que sont les animaux relativement à leur plaçabilité : l’ontologie qu’il s’agit de produire dépend des contraintes matérielles et idéologiques de la SPA. Elle est d’emblée attachée à un contexte particulier, celui du refuge. Mais encore, nous verrons qu’il y a plusieurs ontologies au sein même de ce refuge, dépendant des épreuves que l’on fait passer aux animaux et des espaces dans lesquelles elles ont lieu. Très simplement, on peut dire que suivant les « cadrages » (Goffman, 1991 ; Dodier, 1993 ; Rémy, 2009) de la situation, un même animal ne sera pas considéré de la même façon par les animaliers. En poussant l’analyse, on peut même penser qu’il ne s’agit pas pour eux du même animal. Cette piste permet de comprendre la résolution de la tension inhérente à l’activité du refuge entre volonté de protéger et nécessité de gérer les animaux. Comment justifier la cohérence d’une activité orientée vers la protection dont un des résultats est la « destruction » de milliers d’animaux ? La clé se trouve justement dans les pratiques du refuge, dans le travail des animaliers, leurs implicites, leurs routines, dans les cadrages qu’ils réalisent. Ces cadrages ont une grande utilité pratique puisqu’ils autorisent à la fois à statuer sur la qualité d’un animal, et à prendre des décisions relativement à l’une des ontologies qui a été produite à propos d’un même animal. Ainsi, l’animal que l’on décide finalement d’euthanasier ne sera pas le même que celui que l’on a essayé de placer en vain pendant plusieurs mois, alors qu’il s’agit bien du même individu. Les décisions sont ainsi indexées aux ontologies, elles-mêmes indexées aux épreuves dans lesquelles sont engagés les animaux.

25C’est cet entremêlement des dimensions pratiques et symboliques que nous pouvons voir à l’œuvre dans le quotidien du refuge.

Régimes relationnels : l’animal comme personne, comportement et matière

26Décrivons maintenant ce quotidien, en nous focalisant sur les cadrages observables dans chacune des trois zones repérées préalablement (protection, interaction, gestion). Nous nous attacherons à suivre l’évolution du statut de l’animal au fil de son séjour au refuge, à travers les opérations de requalification mises en œuvre par l’équipe du refuge. Nous utilisons le terme « régime relationnel » plutôt que celui de « régime d’action » pour indiquer que ces opérations de requalification dépendent tout à la fois des actions humaines et animales [23].

Rentrer et placer

27Un mercredi après-midi, la porte vitrée du bureau s’ouvre. Un homme la franchit, tenant une laisse au bout de laquelle un épagneul breton ne cesse de tourner la tête à droite et à gauche, langue pantelante. L’homme d’une quarantaine d’années est accompagné de sa femme et de leur fille qui approche les 18 ans. « J’ai téléphoné hier, on m’a dit qu’il y avait de la place », explique-t-il après les salutations d’usage. Julia qui est chargée de l’accueil ce jour-là [24], demande à Cédric, l’animalier présent, si effectivement le refuge est en capacité d’héberger un pensionnaire supplémentaire. Sa réponse est mitigée : à moins de mettre l’épagneul avec un autre chien, cela sera difficile. Le maître atteste qu’on lui a bien dit la veille au téléphone qu’il y avait de la place : il habite à la campagne, il ne voulait pas se déplacer pour rien. Julia et Cédric évoquent alors la personne ayant donné cette information contestable et râlent en vitesse avant d’essayer de débloquer la situation : « Vous pensez qu’il va bien s’entendre avec les autres chiens ? » interroge Julia. Presque sans attendre la réponse du maître, Cédric prend la laisse et dirige l’animal vers les boxes pour, en quelque sorte, éprouver sa sociabilité intra refuge. Pendant ce temps, Julia pose des questions aux maîtres, pour connaître les raisons de l’abandon et s’assurer que d’autres solutions ne sont pas envisageables. « Dès qu’il est tout seul dehors, il fait des dégâts, il s’enfuit, il aboie. Y a pas de solutions » expliquent les maîtres qui arborent des mines attristées. « L’avantage c’est qu’il est jeune », commente l’homme, pointant effectivement un des critères essentiels de la plaçabilité d’un animal.

28Cette scène, à l’image de dizaines d’autres, donne à voir l’ordinaire de ce qui se passe dans le bureau d’accueil du refuge, à savoir l’interaction entre les équipes et les abandonnants ou les adoptants potentiels. Il faut insister sur ce caractère « potentiel » : en théorie, rien n’oblige la SPA à accepter des animaux ou à en laisser partir, et la volonté des salariés de ne pas voir leur activité confondue avec un « service public » place l’association en tant qu’instance de filtrage des demandes d’abandon et d’adoption. Les abandonnants doivent justifier leur acte face au personnel du refuge qui cherche à s’assurer que les conditions de la cohabitation actuelle maître/chien sont insatisfaisantes en l’état et ne peuvent être améliorées. De la même façon, on demande aux adoptants leurs motivations à posséder un animal, puis on dirige leur choix vers tel ou tel animal, s’assurant au préalable que les futures conditions de vie de l’animal seront adaptées (en précisant qu’elles seront contrôlées si le placement s’accomplit). Dans les deux cas, il peut y avoir un refus de la part des équipes après examen de la demande. Opérant de la sorte, la SPA veille à réguler une activité toujours plus importante, mais aussi à faire respecter ses valeurs, en signifiant que l’adoption ou l’abandon d’un animal est tout sauf un acte anodin.

29Retournons à la scène précédente. Le téléphone sonne soudain. Julia décroche ; il s’agit d’une personne intéressée pour adopter un chien de chasse. La coïncidence est heureuse : « Passez donc au refuge, on en rentre justement un. Passez donc voir s’il vous plait ! » Dans le même temps, Cédric passe la porte sans le chien et annonce que la cohabitation de l’épagneul avec son nouveau camarade de box se présente plutôt bien. Ce qui laisse augurer pour le chien un séjour dans le refuge harmonieux et court puisque un placement semble se profiler : voilà une demande d’abandon qui a toutes les chances d’aboutir. Et de fait, l’animal est accepté. Après le départ des personnes, j’attends Julia avec laquelle je dois m’entretenir. « J’en ai pour une minute », me dit-elle, « je rentre le chien ». Prononçant cette phrase, elle est penchée sur tout un tas de feuilles, de registres, sur lesquels elle inscrit des informations relatives à cet épagneul nouvellement accueilli. Si on la prenait au mot, on pourrait penser que ce chien, bien que présent physiquement dans un box du refuge, aboyant et reniflant le pelage de son nouveau compagnon de cellule, ne s’y trouve en fait pas totalement. Il n’est pas rentré au refuge tant que le travail administratif relatif à son abandon n’est pas accompli. Suivons la piste que nous offre cette expression, « rentrer le chien », et faisons le pari qu’il se passe alors quelque chose pour l’animal.

30Les formulaires que la SPA fait remplir aux personnes abandonnant ou adoptant un animal, établissent de manière officielle et durable la relation qui unit l’association, ses usagers et les animaux. Ils ont, en outre, valeur de contrat et chaque signataire s’engage à en respecter ainsi les termes : ce sont des « actes », soit d’abandon, soit d’adoption. On remarque plusieurs choses dans leur contenu formel. Tout d’abord, il y a dans les deux un travail d’euphémisation du sort de l’animal. En effet, le terme « abandon » n’est jamais cité : l’animal est « laissé » par son maître et « confié » à la SPA, laquelle (dans l’acte d’adoption) le « confie » à d’autres. Sur le papier, un animal n’est jamais abandonné au refuge : il est adopté par l’association puis adopté une nouvelle fois par ses nouveaux maîtres. À travers ces termes, la SPA confère à son action un caractère extrêmement bénéfique pour l’animal. Nous évoquions le bureau d’accueil de la SPA comme le lieu de la protection par excellence [25], et le remplissage de ces formulaires administratifs dans cet espace en témoigne à nouveau. À juste titre, on peut dire que la protection est ici mise en actes. L’autre élément marquant réside dans les dispositions juridiques que prend la SPA vis-à-vis de ses usagers. Dans la déclaration de cession de l’animal, le texte souligne le caractère définitif et sans restrictions ni réserves de celle-ci. De la même façon, l’association se protège de tout recours éventuel de la part de l’abandonnant, tout en se dégageant de toute responsabilité [26]. En clair, la SPA accepte d’accueillir l’animal et d’en devenir légalement propriétaire mais se déresponsabilise de tout ce qui peut précéder cet acte (d’où vient l’animal, ses antécédents, les dommages causés avant l’entrée au refuge…). Dans le même ordre d’idée, l’acte d’adoption (plus fourni en obligations de toutes sortes pour l’adoptant [27]) stipule que l’animal « confié » est pour toujours la propriété de la SPA : il n’est pas vendu et pourra être repris sans conditions. Ainsi, l’animal même s’il est adopté reste sous le contrôle de la SPA [28]. Ainsi, un animal qui passe par la SPA ne la quitte jamais vraiment. Passant de l’acte d’abandon à l’acte d’adoption, l’animal n’est plus le même : il est marqué symboliquement et légalement par l’association et son identité reste liée à elle pour toujours. Intéressons-nous justement à l’identité de l’animal dans ces deux actes, et aux changements qu’elle connaît de l’un à l’autre. Notons d’abord l’extrême précision avec laquelle l’animal est décrit dans ces formulaires, à travers les différentes informations le concernant. Ces informations sont de plusieurs types. Les premières se rapportent à l’anatomie de l’animal (sexe, taille, couleur etc.) et à son caractère (« doux », « caressant », « craintif », « agressif » etc.). D’autres sont plutôt liées aux conventions sociales qui permettent d’identifier l’animal uniquement si elles sont mises en lien avec des bases de données globales, et interprétées par un tiers humain (numéro d’identification, vaccins, nom, race…). D’autres, enfin, relèvent de l’histoire individuelle de l’animal : a-t-il a été trouvé errant ? Abandonné ? Pour quelles raisons ? Était-il battu ? Vivait-il en appartement ? Dans un jardin ? A-t-il été en contact avec d’autres animaux ? On oscille donc entre trois types de données : (1) les informations concernant tout ce qui est considéré comme invariable chez l’animal (physique et caractère), (2) les informations « biographiques », liées au passé de l’animal, à ses rapports antérieurs avec d’autres (humains et non-humains), (3) les informations « conventionnelles », témoignant d’une mise aux normes sanitaire et administrative. On peut situer ces données sur un continuum entre, d’un côté, « l’animal au regard de la société », (informations conventionnelles ou « biographiques ») et, de l’autre, « l’animal en lui-même », indépendamment de ses rapports avec la société hors refuge. De l’entrée au refuge à la sortie, que reste-t-il de chaque type d’informations ? Dans l’acte d’adoption, les informations invariables concernant l’animal se trouvent réduites à son anatomie : on ne parle pas de son caractère, comme c’est le cas dans l’acte d’abandon. De même, l’histoire de l’animal disparaît lors de l’adoption. Les informations conventionnelles (numéro d’identification, vaccins, numéro d’entrée dans le refuge) en revanche, sont présentes sur les deux actes ; ce sont elles qui révèlent l’identité sociale de l’animal avant tout. Bien plus que son nom : dans l’acte d’abandon, la mention du nom arrive tardivement et n’apparaît pas du tout dans l’acte d’adoption. Il est vrai que pour les équipes de la SPA le nom n’a qu’une importance limitée : « Des Youki et des Médor y’en a des dizaines ! » nous dit Jacqueline, ajoutant que les équipes désignent plus volontiers un chien par sa race, son âge, sa couleur et son caractère – ce qui compte dans le contexte du refuge et pas ailleurs. L’animal est ainsi individualisé par le biais de ses caractéristiques physiques et du comportement qu’il exprime lors de son séjour au refuge, plutôt que par son nom [29]. Au final, tout se passe comme si l’adoption marquait un nouveau départ pour lui. Pas tout à fait une remise à zéro puisqu’il se trouve attaché à vie à la SPA, mais une rupture nette avec son ancienne vie. En fait, ce changement de nom, mais pas d’identité, cet effacement du caractère mais pas de la morphologie, de l’histoire individuelle mais pas du passage au refuge etc., en disent long sur ce qui se joue lorsqu’un animal entre au refuge : il est dépersonnalisé. Une fois que l’on a consigné ses anciennes conditions d’existence, ses anciens maîtres, son ancien nom, et acté que cette existence prenait fin par un abandon, voilà l’animal résumé à ses caractéristiques physiques et comportementales : c’est celui-là qui entre au refuge. Et c’est lui qui en sortira s’il est placé. Alors, il sera prêt à prendre une nouvelle place dans la société, à être investi d’une nouvelle persona, tandis que l’ancienne restera dans les tiroirs de l’association. « Rentrant » l’animal, on le dépersonnalise, et en le « plaçant », on le re-personnalise. En plus d’être le lieu où s’actualise la protection, le bureau d’accueil est celui où la personnalité de l’animal se perd et se recompose.

Entretenir et récupérer

31Le processus de requalification de l’animal amorcé à l’entrée au refuge se poursuit dans la zone de l’interaction, celle des boxes des chiens. Les animaliers y accomplissent une double tâche : s’occuper de la vie des animaux, les entretenir, et tenter de les rééduquer si nécessaire.

32Chaque matin, les animaliers effectuent le même travail, consistant à s’occuper de la centaine de chiens présents au refuge. Cela commence toujours par l’étape du nettoyage. Armés d’un tuyau d’arrosage, les animaliers passent donc de box en box pour les débarrasser, entre autres, des excréments laissés par les chiens pendant la nuit. La technique est au point : après un lavage superficiel de la partie frontale du box, le jet parcourt la niche située au fond puis s’attarde sur les gamelles des chiens, les lavant et les remplissant d’eau au passage ; un dernier coup de jet pousse les excréments vers la bouche d’évacuation. À cette première étape succède le nourrissage des chiens. C’est leur unique repas de la journée [30] et il faut séparer les chiens qui partagent un box pour éviter que l’un ne mange la ration de l’autre, ou même qu’une bagarre n’éclate. Quand ils ont fini de manger, on enlève les gamelles de nourriture et les boxes sont à nouveau nettoyés. C’est un exercice minuté (chaque animalier passe le même temps dans un box), répétitif et qui se veut égalitaire et uniforme. De fait, dans les discours des animaliers en train de travailler, l’identité des animaux se résume souvent à des informations destinées à accomplir au mieux leur tâche :

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Claude : le 9 c’est une femelle, le 35 c’est un mâle ?
Kader : le 9 ?
Claude : le 9 tout seul.
Kader : le 35 c’est un mâle… alors attends, regarde c’est simple ce que je peux faire… au 29 y a une femelle stérilisée que j’ai ramenée de Lyon hier, on la balance au 35… (Observation, janvier 2004).

34Dans ce dialogue, on note deux soucis liés à l’ordinaire de ce que protéger veut dire : le contrôle de la démographie des animaux, à la fois dans le refuge, et en dehors. On veille à rentabiliser au maximum l’espace à disposition et à répartir les animaux de façon à ne pas se retrouver avec de nouveaux pensionnaires conçus dans un box. Ainsi, les animaux sont désignés par les seules informations qui importent à ce moment là : le numéro de leur box et leur sexe. La dépersonnalisation se poursuit : on s’éloigne clairement du cadre du « vivant-personne » sans en sortir totalement.

35Lors de ces soins matinaux, les animaliers n’hésitent pas à donner aux chiens des surnoms affectueux de type « ma fifille », « mon bébé », « mon gros ». Ils semblent ainsi créer un rapport privilégié avec chacun d’eux, ne serait-ce que quelques minutes par jour. De plus, pendant l’exécution de ces tâches, les gestes d’affection sont fréquents. Il faut dire que tous les chiens « font la fête » quand les animaliers arrivent dans un box. Là encore, on se dit qu’il se passe quelque chose tant les chiens sont agités et recherchent l’attention des animaliers. Ce moment sera pour eux un des seuls où ils seront en contact avec des humains pendant la journée. Les animaliers ne sont donc pas avares de caresses [31] ; furtives certes mais que les chiens viennent tous chercher en collant leurs museaux contre la main ouverte de l’humain. « Tu laisses traîner la main, ils sont contents ! » me dit Kader. Ce petit geste, bien connu de tous les membres du refuge, intègre à la fois les contraintes pratiques (souci de rapidité, d’économie) et les contraintes liées aux valeurs de l’association (se montrer bienveillant face à l’animal, lui parler, le caresser). « On prend un moment pour les brosser et donc systématiquement on joue toujours avec » nous dit Céline. Ce moment d’entretien articule répétition des gestes techniques et répétition des gestes affectueux (Kader utilise souvent les mêmes mots gentils, les mêmes phrases avec des chiens différents). Il s’agit de prendre en soin tout autant que de prendre en charge [32]. Ainsi, qualifier cette zone de boxes de zone de l’interaction prend tout son sens. Les différentes tâches effectuées au contact des chiens permettent à l’animalier d’éprouver en direct leurs capacités sociales, leur comportement envers les humains et finalement d’estimer leur plaçabilité. À cet égard, le séjour dans les boxes fait office de période probatoire, pendant laquelle les animaliers cherchent à se forger une connaissance sur tel ou tel animal :

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Céline : Quand c’est dur de décider, le chien reste là et on attend. On attend de voir. […] On attend de voir comment ça se passe. Quand c’est pas un chien vraiment agressif. Si c’est un chien juste peureux on attend de voir si on arrive à le récupérer ; parce que y en a quand même quelques-uns qu’on arrivera à récupérer.
– Enquêteur [à propos de l’agressivité de l’animal] : Et ça, c’est quelque chose qu’on sent directement quand le chien arrive ou… ça met du temps ?
– Kader : Non non, déjà quand il arrive, tu te méfies, c’est obligé, il te connaît pas, tu le connais pas. Comment il bouge, comment il vit, comment il dort, tout ça ! Tout ça je regarde et je m’en fais ma petite conclusion… et là je me dis « Kader c’est bon tu peux y aller »… là aussi, il te regarde le chien, tu vas voir, il fait comme ça [il mime la position du chien] et comme le chien, des fois les chiens font cette position des fois pour mordre, tu sais ils font comme ça et tac ! Et lui il fait ça mais pas pour mordre, et ça il m’a fallu un jour pour déterminer ça, pour savoir s’il voulait ou s’il voulait pas.

37Le processus de dépersonnalisation, entamé dans le bureau d’accueil, se poursuit ainsi tout au long du séjour : une fois pensionnaire, l’animal sera mis à l’épreuve quotidiennement par les animaliers, pour arriver à identifier un comportement stable et prévisible chez l’animal, une sorte de nature éthologique sous-jacente à tel ou tel chien [33] : est-il agressif ou peureux ? Celui qui semble très joueur n’est-il pas au final simplement instable ? Celui-ci s’arrêtera-t-il d’aboyer quand on le laisse seul ? Deux opérations composent cette dynamique de mise à l’épreuve. La première est purement cognitive : on cherche, par le jeu, le contact quotidien, les caresses, les interactions, à comprendre ce qu’il est. Mais cette connaissance n’est jamais détachée d’une évaluation de la possibilité d’action sur cet état : peut-on transformer cet être ? Ce chien peureux peut-il être rééduqué ? Peut-on le « récupérer » ? On comprend que « récupérer » l’animal, c’est le rendre plus doux, moins dangereux, donc plus « plaçable ». « Faut leur redonner confiance en l’humain » explique Kader à propos de ces animaux qui ont été abandonnés, frappés, torturés pour certains, par leurs maîtres. Ces chiens traumatisés, il faut les « sortir de la peur » et les animaliers profitent des soins du matin pour les motiver par le jeu, pour leur montrer qu’on ne leur veut pas tout le temps du mal. De la même façon, les chiens trop turbulents ou agressifs doivent apprendre à respecter l’autorité humaine. « Il faut toujours les mettre droit », précise-t-il. « Faut une main un peu dure, et l’autre, du velours [34] » : pour Kader, il faut clairement instaurer une hiérarchie entre l’animal et l’humain, que cela passe par de la coercition physique vis-à-vis de l’animal ou par des techniques interactionnelles plus douces. Ainsi, cette étape des boxes, passage obligé pour les animaux, est tout autant agonistique que normative. C’est le moment où l’on montre et fait intégrer à l’animal ce que sont de « bonnes relations », des rapports conçus comme normaux entre un humain et un chien. Une norme comportementale que les chiens ont tout intérêt à intégrer, sans quoi ils resteront au refuge. En outre, elle s’accompagne d’une normalisation d’ordre physique. En effet, la répétition des gestes techniques, combinée à l’égalité des conditions de captivité, produit de fait une norme physique : il faut conserver l’animal en « bon état [35] » pour assurer sa plaçabilité. Là encore, on voit l’intrication entre les valeurs de l’association et les perspectives liées au bon fonctionnement du refuge. Car entretenir et « récupérer » le chien, lui apprendre à « rester à sa place », conserver sa bonne santé, bien le nourrir, c’est mettre en place les conditions de son non retour au refuge, et plus largement, de son intégration dans la société humaine.

38Comment qualifier alors le statut ontologique de l’animal au sein de cette zone de l’interaction ? On parlera d’un entre-deux, dans lequel le chien est coincé entre le vivant-personne et le vivant-matière : débarrassé de sa persona, l’animal ne compte qu’à travers son comportement. Pour les animaliers, il est question d’observer ce comportement, par le biais d’interactions répétées, et d’agir dessus en estimant sa possibilité d’évolution. Cette focalisation sur le comportement permet de conserver l’animal dans un état transitoire : tant que l’on n’a pas statué sur ce comportement, sur sa stabilité, l’animal est aussi bien prêt à se faire adopter et à commencer une nouvelle existence (et à devenir vivant-personne), qu’à être euthanasié (et devenir vivant matière).

Réparer et faire partir

39Nous l’avons vu, les euthanasies d’animaux se pratiquent dans les murs de l’infirmerie commune à la Fourrière municipale et à la SPA – dans la zone de la gestion. Néanmoins, gestion n’est pas exclusivement synonyme de mise à mort. L’infirmerie remplit son rôle médical bien plus souvent qu’elle ne sert à « faire partir ». C’est ici que le chien est vermifugé, vacciné, tatoué ou « pucé ». On le soigne aussi quand il est malade : il est mis à l’écart de ses congénères et soumis à un traitement de faveur temporaire. En somme, on veille ici à maintenir le « bon état » physique de l’animal, et à le mettre en conformité corporelle vis-à-vis de la loi (vaccins, identification incorporée). Le cadrage accompagnant cette mise aux normes physique est plutôt d’ordre médical, biomédical en l’occurrence. Le glissement vers le vivant-matière est ici bel et bien consommé et l’animal en tant qu’organisme biologique est au centre des pratiques. Pour illustrer ce glissement, le récit d’une euthanasie est très parlant. Le jour de mon observation, on doit faire partir un chien jugé trop lunatique pour être placé. Kader vient chercher ce jeune mâle, type berger allemand, dans le box qu’il a connu pendant quelques semaines. « Allez mon pote » lui dit-il. Le chien semble agité et fébrile à l’approche de l’infirmerie : on le musèle pour éviter qu’il ne blesse quelqu’un. On lui administre en plus une piqûre destinée à le calmer, et à l’endormir avant l’injection létale. Ce n’est pas obligatoire mais l’animal est trop nerveux, et puis « ça fait moins de peine » ajoutent les animaliers. Ces derniers se chargent de placer l’animal sur la table métallique au centre de l’infirmerie. Ils caressent le pelage du chien, et le regardent furtivement dans les yeux, et tandis que le produit agit, le chien s’enfonce dans un premier sommeil. Une fois le chien endormi, on se contente de le tenir, de le fixer à la table. Le vétérinaire prépare son nécessaire, assisté par la directrice du refuge, et plante l’aiguille dans le corps du chien. On ne regarde pas la face de l’animal qui a les yeux dans le vide, et pendant que la dose létale se diffuse dans le corps, on fait en sorte de parler d’autre chose. L’ambiance n’est ni détendue ni vraiment grave. Donner la mort est un acte trop éprouvant moralement pour ne pas y prêter une attention particulière, et trop ancré dans l’ordinaire du refuge pour arborer des mines compassées. Au bout de quelques minutes, le vétérinaire constate le décès de l’animal qui est aussitôt introduit dans un imposant sac poubelle, qui sera lui-même entreposé dans un congélateur en attendant le camion frigorifique de l’équarrissage. En 15 minutes, ce chien a totalement changé d’état : encore être interactionnel avant de rentrer dans l’infirmerie, il s’est peu à peu transformé en matière à partir de l’injection du sédatif. Les attitudes à son égard ont progressivement évolué : les caresses ont peu à peu cessé, pour ne laisser que les poignées de main fermes destinées à porter un corps inerte. Et de manière irréversible le voilà transformé en matériau biologique, en masse physique pure que l’on peut manipuler sans ménagement : en témoigne le bruit sec que font ces cadavres congelés que l’on jette contre les parois du camion de l’équarrissage. Un bruit qui dit beaucoup sur l’opération ontologique qui a eu lieu. Le vivant-personne n’existe plus.

40Si l’euthanasie d’un animal permet de comprendre, par un effet-loupe, les changements connus par l’animal au cours de son séjour, elle met également en lumière que les opérations de requalification opérées au sein du refuge sont loin d’être évidentes, qu’elles sont un enjeu pour les membres de l’équipe. En effet, si nous avons décrit la plaçabilité d’un animal comme une notion fondée sur des critères à peu près clairs et acceptés par tous, on a bien vu que l’estimation de cette plaçabilité était un exercice permanent et distribué. Selon les étapes de sa carrière et les espaces dans lesquels un chien se trouve, il sera évalué par un animalier, par une secrétaire, un vétérinaire, ou encore un bénévole de l’association. Chacun se fera une idée de sa plaçabilité et aura un avis sur une éventuelle euthanasie. Des conflits internes surgissent régulièrement à ce sujet dans une association de protection animale, qui lutte contre une image de « déchetterie pour animaux » et une idée reçue associant SPA et « animaux piqués ». Comment, dans ce contexte, se prend une décision d’euthanasie ? Tout d’abord, il faut savoir que toutes les décisions qui mettent en jeu l’animal (accepter ou refuser son abandon, accepter ou refuser son adoption…) sont soumises à une division du travail qui prend la forme suivante : aux secrétaires, on reconnaît la compétence de juger les humains ; tandis qu’aux animaliers, est reconnue celle de juger les animaux. Ainsi, lors des situations d’adoption (ou d’abandon), les secrétaires auront la tâche d’évaluer les possibilités et la volonté de cohabitation entre l’animal et son maître (ou futur maître), en prenant majoritairement en compte le point de vue de ce dernier. Alors que, dans les mêmes situations, le rôle des animaliers est d’évaluer ces mêmes dimensions, mais du point de vue de l’animal. Ainsi, en cas d’une éventuelle euthanasie, on se réfère en théorie aux animaliers.

41

Kader : Nous [les animaliers] ce qui compte c’est qu’il [l’animal] soit cool. S’il est pas gentil, je fais tout mon possible, on fait tout notre possible, tous autant qu’on est – parce que tout ce qui est méchant, sans me vanter, c’est moi – si on y arrive pas, ben on va se rejoindre tous sur ‘‘bon il fait ci, il fait ça… bon il est pas plaçable” et les patronnes, elles savent, elles disent “si Kader, il dit qu’il est pas plaçable, c’est qu’il est pas plaçable” […] donc on dit “non, c’est pas possible. On peut pas le garder”. Enfin si on peut le garder ici pendant 15 ans dans les boxes… non alors on prend vite la décision… si c’est trop trop vieux, si c’est méchant [36].

42Pourtant, les décisions d’euthanasie sont parfois contestées, soit par les bénévoles, soit entre salariés. Il serait trop long de décrire comment se résolvent ces conflits, mais on peut dire que c’est l’argument du professionnalisme qui souvent prévaut ; professionnalisme lié aux années passées dans le refuge, à la connaissance des animaux en général, et de ceux qui seront les plus plaçables en particulier, à la connaissance des humains adoptants, ou adandonnants potentiels (voire maltraitants). Cet argument du professionnalisme, du poids de l’expérience, va de pair avec un autre relatif à la logique gestionnaire propre du refuge : des centaines d’animaux attendent à ses portes d’être recueillis. C’est souvent cette routine du refuge, cette nécessité de le « faire tourner » (de manière professionnelle), qui a le dernier mot lorsqu’il s’agit de prendre une décision difficile (euthanasie ou refus d’un animal). Mais parfois, le professionnalisme ne suffit pas à trancher :

43

Carole : Là j’ai une espèce de vieux caniche qui a 15 ans, qui est aveugle, j’aurais dû le faire piquer y a 10 jours, il est toujours là ! Je peux pas ! [rires] J’y arrive pas ! C’est impossible, il est là dans mon infirmerie, je le garde ; je sais que je vais rien en faire ça c’est… mais bon il est arrivé, il était dans un état catastrophique, il bougeait plus, il était à moitié amorphe dans un panier, et dès qu’on arrive maintenant, il hurle, il grimpe dessus, il fait des fêtes, il fait ! Donc ça c’est le pire.

44Même si la plaçabilité de ce chien est assez faible, la décision de la secrétaire va à l’encontre de l’avis de ses collègues ; et on note qu’elle justifie son hésitation par les changements connus par l’animal durant son séjour. Plus exactement, à son état lors de son entrée au refuge. C’est là un point commun entre ce qui justifie une euthanasie et ce qui pourrait l’empêcher : on agit toujours en référence à un état de l’animal, antérieur ou à venir. Il n’est pas original de dire que la justification d’un acte important, surtout dans un contexte militant, se fait par rapport à la connaissance d’un état de fait antérieur sur lequel on a pu agir, et par rapport à l’anticipation de la conséquence qu’aura l’acte en question. La SPA fonctionne de cette manière : les animaux entrent et sortent du refuge en fonction de leur état (connu ou spéculé) en dehors du refuge. En revanche, on constate que ce mécanisme s’applique à l’intérieur même du refuge : les décisions concernant l’animal se prennent par rapport à l’état antérieur (et donc l’espace du refuge) dans lequel il se trouvait. Pour justifier le recours aux euthanasies, une secrétaire lance : « C’est quoi une vie derrière les barreaux ? » Quand il n’est pas possible d’être placé dans une famille aimante, rester éternellement dans la zone des boxes n’est pas une vie préférable à la mort douce prodiguée dans l’infirmerie. La thématique du moindre mal, que Boltanski (2004) décrit à propos de la justification de l’avortement, est bien présente dans les propos des membres du refuge. Mais le mal en question n’est pas uniquement extérieur au refuge (les maîtres maltraitants par exemple) : il y a une reconnaissance par les enquêtés eux-mêmes que le refuge est loin d’être la panacée pour les animaux. Au point, parfois, de légitimer la mort décidée d’un animal, en prenant appui sur des situations générées par le refuge lui-même (« une vie derrière les barreaux »). Si l’on ajoute à cela la dimension ontologique de chacune des activités du refuge et des espaces dans lesquelles elles se déroulent, on comprend finalement que l’animal que l’on choisit d’euthanasier n’est pas considéré comme identique à celui dont on a accepté l’entrée au refuge (alors qu’il s’agit du même individu). Les différentes opérations de cadrage de l’animal que l’on a pu décrire dans les trois zones du refuge jouent donc un rôle important dans ces processus de décision, et au-delà, dans le bon fonctionnement du lieu et dans l’accomplissement de la cause défendue par l’association.

Conclusion

45Un animal qui passe par la SPA est indubitablement marqué par son séjour : d’une manière ou d’une autre, il en ressort changé, transformé. Arrivant au refuge avec une histoire, des attaches à certains humains, il va connaître un processus de dépersonnalisation et de mise aux normes (physiques et comportementales). Subissant les différentes épreuves décrites au dessus, soit il sera adopté et doté d’une nouvelle persona, soit il sera euthanasié. Entre les deux, il sera vu et désigné essentiellement à travers son comportement. Dans toutes les étapes de ce parcours, son statut d’être vivant ne sera jamais nié : le vivant qui est contenu en lui sera soit perçu et actualisé comme du « vivant-personne » soit comme du « vivant-matière », dans des proportions variables.

46Ainsi, le refuge apparaît constitué d’une série de morcellements imbriqués les uns dans les autres : morcellement de l’espace du refuge, morcellement des activités (division du travail entre les animaliers et les secrétaires), morcellement des estimations de la plaçabilité de chaque animal et donc morcellement des ontologies de l’animal. Si ces morcellements sont associés à l’activité ordinaire du refuge, à son bon fonctionnement, et à sa forme même, ils peuvent parfois entrer en concurrence les uns avec les autres (pour les décisions d’euthanasie par exemple). Même alors, ils concourent à l’accomplissement pratique de la cause. En effet, les conflits qui naissent entre les membres du refuge sont liés à ces morcellements, et présentent l’intérêt de ne jamais banaliser l’activité, donc de continuer à marquer un attachement aux valeurs de la protection animale. Il n’y a jamais de décisions simples et cet effet de morcellement permet de rendre cohérentes des décisions pouvant apparaître contradictoires : c’est toujours en fonction d’une ontologie contextuelle, soumise à négociation, que sont prises les décisions relatives au devenir de l’animal. L’euthanasie en est encore l’exemple le plus flagrant. Tout en incarnant les tensions entre gestion et protection, le dispositif refuge offre de nombreuses prises pour alléger ces tensions, les faire tenir ensemble. Cette capacité à auto-justifier un fonctionnement routinier, semblant déconnecté des valeurs de la SPA, est d’ailleurs bien identifiée par les membres du refuge qui se questionnent sur la spécificité de leur activité. « On pourrait dire que les gens ici [les salariés] aiment les animaux ; pourtant on pourrait dire aussi qu’ils travaillent dans une usine de fromage » (Julia). Cet aspect dépassionné du discours des personnes rencontrées est clairement lié à la confrontation quotidienne avec des situations d’urgence animale, qu’il faut prendre en charge, coûte que coûte ; quitte à ne plus faire la leçon aux personnes qui abandonnent leurs chiens pour partir en vacances. Comme si l’on traitait les symptômes d’un mal sans jamais atteindre la cause, contraint de gérer l’engorgement croissant du refuge. Pourtant c’est peut-être ce flux incessant d’entrées et de sorties d’animaux qui permet au refuge d’accomplir un travail politique conséquent : celui de produire à grande échelle des êtres singuliers et irremplaçables. Le dispositif refuge fabrique en effet des êtres nouveaux, dissemblables en beaucoup de points de ceux initialement accueillis en son sein. Ces êtres seront soit réintégrés dans le monde duquel ils proviennent, celui du vivant-personne, soit « désintégrés », c’est-à-dire renvoyés à la réalité dévaluée du vivant-matière. Ceux qui sortent du refuge sont censés être les plus « aptes » à vivre parmi les humains, et à ce titre, être les récipiendaires légitimes d’une certaine bienveillance à leur égard. On note ainsi une volonté d’intégrer activement ces animaux dans l’humanité comme communauté anthropologique, de leur donner une place valorisée dans celle-ci. La production de « vivants personne » est au cœur de l’objectif du refuge, sans pour autant que l’on cherche à fabriquer des animaux que l’on prendrait indûment pour des humains. La distance entre humains et animaux est toujours marquée dans les pratiques comme dans les discours de la SPA. Respecter la place de chacun, homme et animal est essentiel [37]. Il s’agit de promouvoir une « juste place » (Mauz, 2002 ; 2005) dans et en dehors du refuge. Mais cette place, ses contours, les obligations des êtres qui l’occupent (humains et animaux) sont redéfinies par la SPA. Cela passe d’une part, par la définition des bonnes attitudes humaines envers les animaux ; mais aussi par la fabrication d’animaux aptes à satisfaire les exigences de la place que l’on revendique pour eux [38]. Dans les discours, la légitimité de l’existence des animaux au sein de la communauté humaine est certes affirmée en général, mais le refuge et ses procédures de sélection montrent bien que seuls certains seront en capacité d’occuper cette place. Le refuge agit donc non pas sur un mode écologique, mais anthropologique : certains êtres d’une espèce, singuliers et irremplaçables, ont une place dans la communauté, mais pas nécessairement tous ses représentants. On retrouve alors la valeur politique de l’activité du refuge. Malgré son aspect routinier et dépassionné, ce que le dispositif produit n’est pas détaché d’un horizon politique fort, celui de la protection animale, visant à créer des relations pacifiées entre humains et animaux. Là où les actions les plus visibles des associations de protection recouvrent le lobbying en vue de produire des lois et de les faire respecter, ou encore de sensibiliser le grand public à la cause, l’activité du refuge est tournée vers l’incarnation – au sens fort – de la cause. Plutôt que de simplement définir le décor ou le script idéal d’une bonne cohabitation anthropozoologique – ce que font les associations n’ayant pas à gérer quotidiennement ceux qu’elles protègent – le refuge produit les acteurs les plus appropriés pour prendre part à sa réalisation.

Notes

  • [*]
    ATER, Département de sociologie, Université Jean Monnet, Saint-Étienne – Centre Max Weber (UMR 5283 CNRS), Équipe Politiques de la Connaissance Centre Max Weber – 6 rue Basse des Rives – Bât. D – Étage R+1 – 42023 Saint-Étienne – France
    jerome.michalon@gmail.com
  • [1]
    Cet article est la reprise d’un mémoire de Master 2 en Sociologie, intitulé La SPA : Protection, gestion et tensions autour de la vie de l’animal, soutenu en 2005, à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne. Que Thomas Bujon qui l’a encadré soit remercié ici. Ce texte doit énormément aux encouragements, aux remarques et aux relectures d’Isabelle Mauz, que je remercie tout autant.
  • [2]
    Avant la loi Grammont, d’autres tentatives de légalisation furent menées par la SPA sans succès. Suite à son vote, l’association pourra mettre en place des brigades chargées de verbaliser les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques dans l’espace public – principalement les chevaux de trait, puisque leur sort avait cristallisé les débats et argumentaires justifiant l’adoption de la loi.
  • [3]
    Voir cependant Traïni (2011) qui offre une analyse riche de l’évolution de la protection animale en France et évoque largement la SPA. Néanmoins, son analyse s’arrête à 1980 et, à l’instar des travaux d’historiens, s’appuie sur une recherche presque exclusivement documentaire.
  • [4]
    Ne pouvant les citer toutes ici, on pourra se reporter à la revue Natures, Sciences et Sociétés, http://www.nss-journal.org/ qui regorge d’articles sur ce type de protection. Voir également : Études Rurales, Ethnologie Française et Terrain, qui publient régulièrement ce type de contributions.
  • [5]
    Florence Burgat (1997, 2009) insiste sur la distinction entre les logiques qui sous-tendent la protection de la nature et de l’environnement et celles que l’on peut observer dans le cas de la protection de l’animal en tant qu’individu. J-P. Digard (1999, 2009) utilise le terme « animalitaire » pour désigner ce type de protection, caractérisée par un investissement analogue à celui que l’on rencontre dans les entreprises humanitaires.
  • [6]
    Le terme « SPA » regroupe deux grandes associations. La première est la SPA de Paris, structure historique fondée au XIXe siècle, et qui gère actuellement 56 refuges et 12 dispensaires de soin (voir : http://www.spa.asso.fr). La seconde est la Confédération Nationale des Sociétés de Protection des Animaux (CNSPA), fondée en 1926 et dont le siège est actuellement à Lyon (voir : http://www.lesspadefrance.org/). Cette dernière regroupe plus de 250 associations indépendantes, dont la majorité gère des refuges. Les deux structures n’ont aucun lien et il existe même une légère animosité entre elles.
  • [7]
    Le terme « boxe » est utilisé par les équipes de la SPA pour désigner ce que d’autres nommeraient des cages.
  • [8]
    Cette expression est utilisée par certains membres de l’équipe du refuge investigué, pour désigner l’euthanasie des animaux.
  • [9]
    L’absence de chiffres sur les euthanasies dans les refuges a même été qualifiée de « trou noir statistique », voir : Rowan & Williams, 1987. De la même façon, nous n’avons pas eu accès aux chiffres des entrées, sorties et euthanasies dans le refuge étudié.
  • [10]
    À cet égard, la clinique vétérinaire est un lieu d’observation comparable, car, comme l’a montré Catherine Rémy (2009), on peut y observer la même tension qu’au refuge entre « gestion » et « protection » de la vie de l’animal.
  • [11]
    Données fournies par la présidente de l’association. NB : le travail datant de 2005, la morphologie de l’association a pu changer depuis, ainsi l’organisation du travail au refuge ou sa politique par rapport à l’euthanasie notamment. Que les dirigeants actuels ne s’offensent pas du décalage entre les informations fournies à l’époque et la réalité contemporaine de l’association.
  • [12]
    La SPA dispose de plusieurs sources de revenus : par ordre décroissant, les legs et les dons de particuliers ; la participation aux frais exigée pour les adoptants (environ 150 euros par animal) ; les cotisations des adhérents ; les subventions du Conseil Général de la Loire et de la Ville de Saint-Étienne. Cette dernière prête et entretient gracieusement les locaux, et subvient aux charges d’eau et d’électricité. Des événements type « journées portes ouvertes », lotos, vide-grenier sont aussi organisés pour collecter des fonds. Comme de nombreuses associations de protection animale, la SPA de la Loire bénéficie de certains « arrangements ». D’une part, les vétérinaires se rendent à tour de rôle au refuge pour effectuer diagnostics, stérilisations, tatouages (remplacés maintenant par des « puçages » électroniques), soins, et parfois euthanasies. Pour la SPA, ils ne facturent leurs services qu’à 50 % des tarifs habituels. De plus, ces frais médicaux sont remboursés par l’association 30 Millions d’Amis. Concernant l’aspect juridique de ses actions, l’association peut compter sur l’aide de deux avocats membres du conseil d’administration. Régulièrement, certains industriels de l’alimentation pour animaux font don de quelques sacs de croquettes.
  • [13]
    À savoir : la Fourrière Municipale, la SPA de la Loire, et l’association Amis Chats.
  • [14]
    Pour la suite, se référer au plan schématique du refuge : les numéros entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à ceux de la figure 1.
  • [15]
    Voire même en termes de bien et de mal.
  • [16]
    Ce qui n’est pas le cas pour tous les animaux, comme nous le verrons plus loin.
  • [17]
    Le rôle des bénévoles dans le refuge est important : certains viennent régulièrement pour aider les animaliers dans leurs tâches, d’autres viennent promener les chiens, d’autres font de la comptabilité etc. Pourtant, de leur propre aveu, ce ne sont pas eux « qui font tourner le refuge » : ils reconnaissent aux salariés cette compétence.
  • [18]
    Pour une analyse de l’utilisation de la notion de « race » appliquée aux animaux, voir Dalla-Bernardina, 2006 et Guillo, 2009.
  • [19]
    La SPA déclare ne pas vendre les animaux du refuge, mais demande une participation aux frais de vaccination et d’identification de l’animal. Cette participation varie entre 100 et 150 € par animal. Pour des races très demandées comme les labradors ou les golden-retrievers, la tarification est plus élevée, mais reste à un prix presque toujours inférieur à celui des éleveurs.
  • [20]
    Becker, Geer, Hugues & Strauss, 1961, p 36. Cités par Fujimara, Star & Gerson, 1987, p 69.
  • [21]
    Sur la notion de « carrière », voir également Darmon, 2003, 2008.
  • [22]
    L’humanité comme communauté est à distinguer de l’humanité biologique, de la communauté de « chair », qui, comme l’a bien montré Boltanski (2004), ne conditionne pas nécessairement un traitement en personne.
  • [23]
    On aurait pu parler de « régime d’interactions » ou « d’actions croisées », mais le terme « interaction » a été utilisé pour définir une zone particulière, dans laquelle c’est bel et bien l’interaction – dans son acception la plus interactionniste – qui est au centre de l’activité. Mais pour autant dans les autres zones, le rapport à l’animal n’est jamais absent : d’où le terme de « relation ».
  • [24]
    En 2005, l’équipe du refuge se compose de huit personnes : six « animaliers », Laure, Carole, Céline, Claude, Kader et Cédric (prénoms fictifs), qui s’occupent de la gestion des animaux et de l’entretien du refuge, et de quelques tâches administratives. En tant que responsable du refuge, Carole effectue plus de tâches d’administration et d’accueil que les autres animaliers. Les deux autres salariées, Jacqueline et Julia, sont affectées exclusivement au secrétariat, à la comptabilité et à l’accueil du public. Certaines de ces personnes vont apparaître dans les micro-situations que je vais décrire maintenant.
  • [25]
    Tant les idéaux et les raisons d’agir de l’association s’y affichent haut et fort, par le biais des affiches de sensibilisation, des slogans et autres brochures prescriptives.
  • [26]
    In extenso dans le document : « [Animal] Que je confie à la SPA et lui remet définitivement, sans aucune restriction, ni réserve, et dont j’étais jusqu’à ce jour détenteur. Je renonce de ce fait à tout recours contre la SPA, que je dégage de toutes responsabilités. Je déclare que l’animal n’a pas mordu depuis 16 jours, et qu’à ma connaissance, il n’est ni suspect de rage, ni contaminé ».
  • [27]
    En l’occurrence, treize paragraphes, écrits en petits caractères, décrivant le nombre de promenades minimum par jour, la longueur minimum de la corde à laquelle pourrait être attaché le chien, la surface minimum dans laquelle il pourra être enfermé etc. On y précise qu’un membre de la SPA pourra venir vérifier si ces conditions sont respectées, et que le cas échéant l’animal pourra être repris par l’association.
  • [28]
    Un contrôle serré puisque les adoptants s’engagent à ne pas vendre ni céder l’animal et à le rapporter au refuge s’ils souhaitent s’en séparer. Si la bête fugue ou meurt, son nouveau maître doit également prévenir la SPA sous deux jours et rendre compte des circonstances de la disparition.
  • [29]
    Certes, il arrive que l’animal ait un nom lors de son passage au refuge, mais il diffère souvent de celui qu’il possédait avant et changera sans aucun doute en cas d’adoption. La SPA laisse toute latitude aux adoptants pour baptiser eux-mêmes leur animal ; de fait, son nom de refuge fait plus figure d’outil de travail des équipes que d’élément fixe de personnalité.
  • [30]
    Les chiots ont droit à deux rations par jour.
  • [31]
    Certains, comme Kader, intègrent une dimension ludique à l’accomplissement des tâches : il n’hésite pas à jouer avec les chiens ne serait-ce qu’un instant, à leur parler, à les arroser gentiment. Il veille à instaurer ce type d’échanges avec chaque animal, mais fait également preuve d’autorité lorsqu’un chien se montre indiscipliné ou se laisse emporter par le jeu.
  • [32]
    Comme cela peut être le cas dans le travail des infirmières et des aides soignantes - voire plus largement toutes les personnes impliquées dans une activité de care.
  • [33]
    Une analogie avec le laboratoire scientifique peut ici être faite : il s’agit de procéder à l’intérieur du refuge à une « purification » de l’animal, ayant pour but d’évaluer sa plaçabilité. Cette analogie semble pertinente car la connaissance de l’animal est un enjeu central pour les animaliers : toutes les décisions relatives au devenir des animaux en dépendent ; et donc toute l’activité du refuge. Ainsi, le refuge doit également être appréhendé comme un dispositif à visée cognitive. Le bureau d’accueil fait office d’espace d’inscription des qualités de l’animal ; tandis que la zone des boxes, zone de l’interaction, serait le lieu de l’expérimentation. Voir Latour & Woolgar, 1988 ; Latour, 1989.
  • [34]
    Kader. Idem.
  • [35]
    Le terme est emprunté au terrain.
  • [36]
    On note dans cette citation, l’utilisation successive du « il » et du « ça /c’ » pour désigner l’animal, semblant marquer le passage du vivant-personne au vivant-matière.
  • [37]
    Si cette distance s’accentue, on s’en doute, dans la zone de la gestion et dans la zone de l’interaction (sans quoi le travail serait trop éprouvant), elle n’est pas absente de la zone de la protection.
  • [38]
    C’est d’ailleurs ce qu’évoque si bien le terme de plaçabilité.
Français

À travers cet article, il sera question de documenter la façon dont la Société Protectrice des Animaux (SPA) participe de manière active à la redéfinition des rapports humains/animaux. En choisissant de nous focaliser sur la quotidienneté des actes de protection, plutôt que sur les combats législatifs et médiatiques de la SPA, nous montrerons que, malgré leur apparence routinière, leur portée est éminemment politique. En nous appuyant sur l’ethnographie d’un refuge SPA, nous aborderons cet espace comme un dispositif de requalification de l’animal en vue de son intégration dans la société humaine. À travers la description des différents sous-espaces qui le composent, des régimes relationnels que l’on peut y observer, et du système d’épreuves utilisé pour gérer le « flux » des animaux, le refuge sera vu comme une matrice façonnant les êtres les plus aptes à concrétiser une relation pacifiée entre humains et animaux. Nous verrons également comment le dispositif refuge permet de résoudre les tensions entre des aspects contradictoires de l’activité de protection.

Mots-clés

  • relations humains-animaux
  • protection animale
  • ethnographie
  • refuge animalier

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Jérôme Michalon [*]
  • [*]
    ATER, Département de sociologie, Université Jean Monnet, Saint-Étienne – Centre Max Weber (UMR 5283 CNRS), Équipe Politiques de la Connaissance Centre Max Weber – 6 rue Basse des Rives – Bât. D – Étage R+1 – 42023 Saint-Étienne – France
    jerome.michalon@gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2013
https://doi.org/10.3917/socio.042.0163
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