1 La « fonction » reproductrice de l’école est un invariant des sociétés modernes qui ont besoin de trouver dans les verdicts scolaires, sanctionnant les compétences et le mérite des personnes, la justification des hiérarchies sociales engendrées par les inégalités scolaires. Dès lors, la reproduction passerait par la transformation des inégalités sociales en inégalités scolaires de même ampleur, puis des inégalités scolaires en inégalités sociales dans une boucle de répétition à l’identique.
2 Cette thèse n’est pas seulement, comme cela lui a été reproché, ahistorique (Petitat, 1982), elle est aussi très liée à la conception française du rôle de l’école, comme en témoigne l’écho des thèses de Bourdieu et Passeron (1964, 1970) développées dans une période où les enquêtes comparatives étaient très rares. Depuis une vingtaine d’années, celles-ci se sont multipliées et si toutes confirment que, dans tous les pays riches, les inégalités sociales « déterminent » les inégalités scolaires, elles montrent aussi que cette détermination a une amplitude très variable selon les pays. En d’autres termes, les relations entre les inégalités scolaires et les inégalités sociales ne sont pas parfaitement uniformes. Ceci conduit à se demander si dans le mécanisme de la reproduction sociale – qui est effective dans tous les pays comme le montrent les avancées de la sociologie comparée de la mobilité sociale (Breen et al., 2004) –, l’école joue partout le même rôle, de la même façon et avec la même ampleur.
3 Les variations observées entre les divers pays peuvent être expliquées de deux manières. On peut d’abord s’interroger sur le rôle joué par l’organisation des systèmes scolaires elle-même dans la transformation, plus ou moins fidèle, des inégalités sociales en inégalités scolaires. Mais on peut aussi déplacer l’interrogation sur ce qui se passe en aval de l’école, sur la façon dont les sociétés utilisent et valorisent les titres scolaires. Les thèses de la reproduction postulent une relation de continuité entre l’amont de l’école, les inégalités sociales, et les inégalités scolaires, mais aussi entre les inégalités scolaires et l’aval de l’école, les inégalités des positions sociales atteintes par les élèves [1]. Pourtant, cette chaîne est loin d’apparaître automatique quand on compare un échantillon de pays relativement comparables afin de savoir en quoi les diplômes déterminent les positions sociales. On peut faire l’hypothèse que lorsqu’un pays considère que les diplômes doivent déterminer strictement les positions sociales, non seulement les inégalités scolaires jouent un rôle social considérable dans le devenir des individus, mais on peut imaginer que les parents vont tout faire pour creuser l’avantage scolaire relatif de leur enfant, dès lors que son devenir ultérieur en dépend totalement. À l’opposé, les mêmes inégalités scolaires joueront un rôle bien différent dans un pays qui donne moins de poids aux diplômes et développe d’autres systèmes de qualification professionnelle et/ou d’accès à l’emploi. Pour comprendre le rôle joué par l’école dans la production et la reproduction des inégalités sociales il ne faut pas s’intéresser seulement aux conséquences scolaires des inégalités sociales, il faut aussi étudier les effets sociaux des inégalités scolaires. C’est dans le jeu de ces deux mécanismes que s’enracinent les différences entre les pays : le fonctionnement de l’école et l’emprise des diplômes sur l’accès aux positions sociales pèsent autant que les inégalités sociales situées en amont de l’école dans la formation des inégalités scolaires et dans les conséquences sociales de ces inégalités.
Sources et méthodes [2]
4 La comparaison des sociétés et des systèmes scolaires peut suivre deux voies contrastées. Soit on rassemble une grande masse de données et on en fait une analyse qualitative, nécessairement réduite dans ce cas à un petit nombre de pays [3], soit on se fonde sur les bases de données internationales, ce qui condamne certes à travailler à un niveau très agrégé mais permet de travailler sur un grand nombre de pays. Ce type de raisonnement et de méthodologie s’apparente au benchmarking, à la comparaison raisonnée entre les indicateurs tels qu’ils sont construits par les grandes enquêtes et les grands organismes internationaux. Cette démarche est aujourd’hui familière, notamment aux économistes qui s’interrogent sur l’efficience des systèmes sociaux, des législations sociales, des modes d’organisation et des investissements publics sur la productivité, l’emploi, l’innovation, etc.
5 Le fait de recourir à ce modèle d’analyse doit être encadré par de fortes règles de prudence. Quelles que soient leur qualité et leur précision, les indicateurs sur lesquels nous travaillons ne sont que des indicateurs. Il ne faut pas ignorer qu’ils privilégient certaines dimensions de la vie sociale et en ignorent d’autres tout aussi importantes. De plus ils sont entachés d’erreurs de mesure plus ou moins amples. Ils ne sont donc pas la « réalité » des sociétés et des systèmes scolaires. Or il est facile en la matière de prendre l’ombre pour la proie comme le montrent bien des recherches qui ignorent tout ce que les enquêtes ne mesurent pas et construisent ainsi de pures fictions statistiques tenues pour des ensembles sociaux réels. Il est en particulier extrêmement trompeur d’examiner une par une des séries d’indicateurs isolés. Même si l’on parvient toujours à déceler une corrélation statistiquement significative entre tel et tel indicateur, notamment parce qu’on travaille en général sur de gros effectifs, tout passage à des affirmations de nature causale serait d’autant plus imprudent qu’un indicateur corrélé à un autre ne « joue » souvent que s’il est associé à un ensemble de facteurs plus ou moins « cachés », en tout cas liés à l’un et/ou l’autre des deux indicateurs [4]. La société n’étant pas une somme d’indicateurs indépendants et additionnables, il convient de raisonner sur des pays précis, pris en compte dans leur totalité et leur histoire.
6 Par ailleurs, tout travail de comparaison internationale fondé sur des corrélations ne doit pas oublier que nombre de corrélations décelées ne sont significatives que du fait d’un ou de deux pays atypiques ; il suffit souvent de faire « bouger » l’échantillon, d’ajouter ou de retrancher deux ou trois cas, pour que la nature des corrélations se transforme du tout au tout. Le raisonnement que nous proposons ici doit donc être tenu pour indicatif, peut être même pour stimulant, mais il est avant tout un instrument d’analyse comportant nécessairement une part d’abstraction et quelques présupposés normatifs implicites tenant à la nature même des indicateurs retenus. Enfin, une source inévitable de difficultés, incitant à la prudence, se situe dans les indicateurs disponibles eux-mêmes. Nous nous sommes fondés ici sur les grandes bases de données, qui, pour émaner des organismes les plus respectables, n’en ont pas moins un certain nombre de lacunes : données manquantes pour certains pays, dates variables de recueil des informations [5]… Elles imposent un choix de pays relativement proches les uns des autres en termes de pib par habitant et de taux de scolarisation, pour que les comparaisons aient un sens, ce qui ne sera pas sans conditionner les résultats.
7 Les comparaisons portant spécifiquement sur les systèmes éducatifs se sont multipliées avec la réalisation des grandes enquêtes internationales sur les acquis des élèves, et elles ont débouché sur un certain nombre de typologies. Celles-ci s’appuient sur une sélection de paramètres objectifs comme les taux de scolarisation aux divers niveaux des systèmes éducatifs. Depuis les enquêtes Pisa notamment [6], elles tiennent compte des performances des élèves et de leur dispersion ; elles intègrent parfois aussi la rentabilité des diplômes [7]. Bien souvent, ces enquêtes croisent ces données avec les types d’organisation des systèmes scolaires, leur degré de centralisation, les formes de sélection, la hiérarchie des établissements (Green et al., 2006 ; Mons, 2007).
8 En ce qui concerne l’appréhension des inégalités scolaires, les données disponibles sont nombreuses. Elles se fondent sur la disparité des acquis entre élèves – variance des performances dans Pisa notamment –, ou encore sur les inégalités sociales de performances évaluées à l’aune du poids de l’origine sociale des élèves dans l’explication statistique de leurs performances. Dans la recherche présentée ici, pour appréhender les inégalités d’acquis au niveau des pays, nous avons utilisé un indicateur de dispersion construit par la moyenne des écarts types de distribution des scores, des réponses aux différentes enquêtes et selon les disciplines. Cet indicateur s’avère fortement corrélé (R = 0,4111 ; Sig. = 0,033) avec la part de la variance des performances expliquée par l’origine sociale des élèves [8], ce qui a permis la construction d’une variable globale d’« inégalité scolaire ».
Des inégalités scolaires variables : contextes globaux et organisations scolaires
9 Au sein d’un ensemble de pays relativement comparables, les sociétés les plus inégalitaires ont-elles les systèmes scolaires les plus inégalitaires ? Pour répondre à cette question, nous avons croisé les inégalités sociales mesurées à partir des écarts de revenus [9] et les inégalités scolaires évaluées par les données Pisa. En fait, dans le graphique suivant, la valeur faible et non significative de la corrélation (R = – 0,059) montre clairement l’absence de relation stable entre les inégalités de revenus entre adultes et les inégalités scolaires chez les élèves âgés de 15 ans.
Inégalités scolaires et inégalités sociales (de revenus)

Inégalités scolaires et inégalités sociales (de revenus)
Note de lecture : le graphique classe les pays à la fois selon la valeur des inégalités de revenus (chez les adultes, sur la base de l’indicateur Gini disponibles dans les banques de données internationales) et selon la valeur de l’indicateur d’inégalités scolaires qui agrège l’indicateur d’inégalités des acquis scolaires et l’indicateur d’inégalités sociales quant à ces acquis (données pisa). Dans tous les graphiques, le classement est réalisé à partir des valeurs normalisées des variables. Il s’agit donc bien d’un classement et non d’une mesure absolue (les inégalités de revenus ne sont pas 8 fois plus importantes au Portugal qu’en Suède par exemple).10 Certains pays sont caractérisés, à la fois, par de fortes inégalités de revenus et par de fortes inégalités scolaires (cadran haut/droit) : c’est notamment le cas des États-Unis. D’autres sont dans la situation inverse en combinant de faibles inégalités scolaires et sociales (cadran bas/gauche) ; ce sont essentiellement les pays scandinaves. Ces deux cas de figure sont conformes au modèle simple de la reproduction puisque les inégalités scolaires ont une amplitude comparable aux inégalités sociales. Mais d’autres pays sont dans des situations a priori moins attendues. Dans un cas, les inégalités scolaires y sont faibles alors que les inégalités de revenus y sont bien plus marquées : le cadran bas/droite du graphique où se tiennent l’Italie, le Japon et le Portugal… Dans l’autre cas, au contraire, les inégalités scolaires sont assez fortes dans un contexte d’inégalités de revenus relativement modérées : le cadran haut/gauche où se trouvent la France et certains de ses voisins.
11 Ce résultat est suffisamment contre-intuitif pour qu’on en souligne la portée. Bien que toutes les recherches sociologiques montrent que les inégalités sociales entre les adultes « déterminent » les inégalités des acquis entre les élèves, l’ampleur de cette détermination varie sensiblement d’un pays à l’autre. Bien sûr, une masse de travaux de sociologie de l’éducation en atteste, il est clair que l’inégalité qui règne entre les familles affecte les performances des élèves et produit plus ou moins d’inégalités d’acquis entre eux. Mais le fait que l’école ne transforme pas les inégalités sociales en inégalités scolaires avec une amplitude constante dans tous les pays, signifie que l’école joue un rôle propre puisqu’elle peut accentuer ou, au contraire, atténuer l’ampleur des effets des inégalités sociales sur les inégalités scolaires [10].
Niveaux de scolarisation et inégalités scolaires
12 A priori, on pourrait faire l’hypothèse que plus les systèmes scolarisent beaucoup d’élèves et longtemps, moins ils sont inégalitaires ; ce fut un des arguments majeurs des politiques de massification et de démocratisation scolaires. En réalité, et le graphique suivant le démontre, il n’y a pas de corrélation significative entre ces deux dimensions. Il n’y a pas de relation stable entre « l’intégration scolaire », mesurée par le niveau de la scolarisation, et le niveau des acquis [11] et celui des inégalités scolaires.
Intégration scolaire et inégalités scolaires

Intégration scolaire et inégalités scolaires
Note de lecture : le graphique classe les pays à la fois en fonction de l’ampleur des inégalités scolaires inégalités d’acquis et inégalités sociales entre élèves et en fonction du niveau d’intégration scolaire (scolarisation en second cycle et niveau moyen des acquis).13 Sur l’ensemble des pays « intégrateurs », scolarisant longtemps les élèves et leur permettant d’atteindre un bon niveau, on peut déceler une légère relation avec l’ampleur des inégalités : plus le système scolarise et forme, plus, tendanciellement, les inégalités sont modérées. Mais on doit bien reconnaître que cette relation est plutôt faible et qu’elle ne permet pas d’énoncer une sorte de loi générale selon laquelle il suffirait d’allonger les études pour réduire automatiquement les inégalités scolaires. Tout un ensemble de pays a des niveaux d’intégration scolaires très proches et des inégalités scolaires fortement contrastées. Il se dégage aussi un petit groupe de pays, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Italie et la Pologne, qui ont un taux de scolarisation et des performances plutôt faibles et des inégalités scolaires elles aussi relativement faibles. Mais d’autres pays, du Royaume-Uni à la Hongrie, en passant par la Belgique et l’Allemagne, ont une intégration scolaire relativement élevée associée à de grandes inégalités scolaires.
14 S’il suffit d’ouvrir l’école pour que, globalement, le niveau monte, comme le suggère la forte corrélation positive (R = 0,514 ; Sig = 0,006) entre taux de scolarisation et performances des élèves [12], ceci ne suffit certainement pas à réduire les inégalités scolaires, qu’elles soient mesurées en termes d’écarts de performances des élèves ou en termes d’influence de l’origine sociale sur ces performances. Notons que la France est dans cette situation, comme le savent bien des spécialistes quand ils notent que l’école n’y est efficace que pour une partie des élèves. C. Baudelot et R. Establet (2009) soulignent ainsi que les élèves français âgés de 15 ans et sans retard scolaire ont des acquis supérieurs au niveau moyen des élèves des pays les mieux classés dans les enquêtes Pisa, alors que les élèves en retard tirent les performances françaises vers le bas.
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Ce graphique conduit donc à distinguer quatre ensembles de pays :
- un premier groupe associe un niveau d’intégration élevé à de faibles inégalités scolaires. Il comprend le Canada, la Corée, la Finlande et le Japon ;
- un deuxième groupe se caractérise par un niveau d’intégration élevé associé à des inégalités moyennes : Australie, Autriche, Danemark, Norvège, Irlande, Pays-Bas, Suède, Suisse, Tchéquie, Slovaquie et France ;
- un troisième groupe combine une scolarisation et des performances elles aussi élevées, donc un fort niveau d’intégration, associé avec de grandes inégalités : Allemagne, Belgique, Hongrie, Royaume-Uni, États-Unis et Nouvelle-Zélande ;
- un dernier ensemble est caractérisé par une scolarisation et des performances faibles, donc par un niveau faible d’intégration. Mais ce niveau est associé à des inégalités moyennes ou faibles en Italie, au Luxembourg, en Pologne, au Portugal et en Grèce.
Les effets d’organisation
16 Pour l’essentiel, nos données confirment le rôle de l’organisation du système scolaire dans la production du niveau et des inégalités scolaires déjà souligné par toute une littérature sociologique qui, dans la mouvance des enquêtes Pisa, met en regard les « performances » des systèmes éducatifs avec un certain nombre de leurs caractéristiques organisationnelles (Duru-Bellat, Mons, Suchaut, 2004 ; Green, 2008 ; Mons, 2007 ; Perry, 2008).
17 On s’attend tout d’abord à ce que la longueur du tronc commun soit un paramètre pertinent en ce qu’il indique la période durant laquelle tous les élèves sont scolarisés ensemble. Plus le tronc commun unifié est long, correspondant au collège unique français, plus les inégalités scolaires sont faibles. La corrélation est très significative (R = – 0,540 ; Sig = 0,004).
18 De manière générale, les pays qui ont les troncs communs les plus courts (6 ans et moins), sont plus inégalitaires scolairement que les pays dont le tronc commun est plus long, 9,33 années en moyenne. Aucun des pays ayant des filières à l’âge de 14 ans n’appartient au groupe des systèmes scolaires les plus égalitaires. En revanche, au sein même des pays ayant de longs troncs communs, la dispersion des inégalités est extrêmement prononcée : les inégalités sont très faibles en Finlande alors qu’elles sont bien plus élevées en France. La longueur du tronc commun ne suffisant pas à caractériser les systèmes scolaires, il faut donc tenir compte du mode d’organisation pédagogique de l’école « moyenne », c’est-à-dire le niveau secondaire inférieur. En la matière, on peut s’en tenir à la typologie de Mons (2007) construite essentiellement sur l’organisation de ce niveau d’enseignement correspondant au collège français [13].
Longueur du tronc commun et inégalités scolaires

Longueur du tronc commun et inégalités scolaires
Note de lecture : le graphique classe les pays à la fois en fonction de la longueur du tronc commun (de 4 à 10 ans) et en fonction de l’ampleur des inégalités scolaires (inégalités d’acquis et inégalités sociales).19 Le principal clivage oppose les pays où prévaut le système dit de la séparation, avec une diversification/sélection précoce en filières (tracking) qui caractérise un « modèle germanique », à tous les pays, majoritaires, qui ont adopté un cycle commun pour le « secondaire inférieur », comme le collège en France. Dans tous les cas, les pays qui ont choisi la sélection précoce des élèves ont des taux de scolarisation commune faibles associés à des inégalités élevées, comme en Allemagne, en Belgique ou en Hongrie, et à des inégalités modérées aux Pays-Bas, en Suisse et en Tchéquie.
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Les pays qui proposent une scolarisation commune plus longue optent cependant pour des modalités différentes de traitement des difficultés des élèves. Au sein de cet ensemble, on peut ainsi distinguer trois formules d’organisation du cycle commun (Mons, 2007) :
- le modèle dit de l’intégration individualisée, où des modes de soutien individualisé existent et pas seulement pour les élèves faibles, tout recours au redoublement étant impossible, pas plus que l’organisation en classes de niveau. Les pays de l’Europe du Nord relèvent tous de ce type ;
- le modèle dit de l’intégration à la carte, où existe un tronc commun, « relativement commun » précise Mons, mais avec la possibilité de former des groupes de niveaux et une gestion des difficultés moins individualisée. On trouve dans ce groupe l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis… ;
- enfin, le modèle dit de l’intégration uniforme gère les difficultés des élèves face à un tronc commun long par le redoublement, parfois des classes de niveau, voire par des sorties du système sans qualification. Ici se regroupent des pays comme l’Italie, la France [14] ou le Portugal.
Ségrégation scolaire et inégalités
21 Les inégalités entre les élèves peuvent dépendre du niveau de ségrégation sociale et scolaire des établissements. La manière dont on regroupe les élèves est susceptible de jouer un rôle décisif dans leurs acquisitions et dans la formation des inégalités. Mettre ensemble les meilleurs et mettre ensemble les plus faibles peut accroître les écarts et faire baisser le niveau moyen car dans ce cas les plus faibles progressent particulièrement peu (Duru-Bellat, Mingat, 1997). Ces manières plus ou moins ségrégatives de regrouper les élèves dépendent, à la fois, des politiques scolaires et du niveau de ségrégation spatiale des inégalités sociales : quand les diverses classes sociales sont fortement séparées et concentrées dans la ville, les divers publics scolaires sont eux-mêmes fortement ségrégés. Nous avons repris ici deux variables synthétiques construites par Demeuse et Baye (2008) sur un sous-ensemble malheureusement réduit de pays [15]. L’une mesure la ségrégation des publics scolaires à 15 ans sous de multiples angles : inégalités scolaires ou sociales entre élèves, origine linguistique, lieu de naissance des parents… L’autre mesure le caractère ségrégatif des structures scolaires elles- mêmes ; cette variable est construite en agrégeant les modes de groupement des élèves, la part des ressources privées, le choix de l’école laissé à l’initiative des parents, le taux de redoublement… Ces deux variables globales sont évidemment corrélées, mais la relation n’est pas aussi forte qu’on aurait pu l’imaginer. Sans surprise, certains pays, notamment ceux de l’Europe du Nord, présentent à la fois des scores faibles de ségrégation des publics et des structures peu ségrégatives, alors que l’inverse s’observe dans des pays comme l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas où les publics sont séparés et où les structures sont ségrégatives. Mais il existe aussi des cas moins tranchés qu’il conviendrait d’explorer sur une base plus qualitative ; par exemple l’Italie et, à un moindre degré, la Grèce, mettent en place des structures scolaires peu ségrégatives tout un ayant un niveau de ségrégation assez élevé entre les établissements.
22 La ségrégation sociale et scolaire entre les établissements prévalant dans les pays est toujours associée à de fortes inégalités scolaires. Il existe une corrélation significative entre l’ampleur des inégalités scolaires et le degré de ségrégation entre les établissements (R = 0,489 ; Sig = 0.025), et, de manière encore plus marquée, avec le caractère ségrégatif des structures scolaires (R = 0,718 ; Sig = 0.000). De ce point de vue, l’enjeu de la mixité des établissements n’est donc pas une chimère, et c’est encore plus vrai en ce qui concerne les structures et les pratiques scolaires ségrégatives très fortement associées à l’ampleur des inégalités.
23 L’inégal degré de ségrégation des élèves apparaît donc comme un paramètre important de différenciation des systèmes éducatifs sous l’angle des acquis scolaires et des inégalités sociales afférentes. Il semble que l’on retrouve au niveau des pays le type de résultats mis en évidence au niveau des classes, à savoir que des classes de niveau, donc ségréguées, accentuent les écarts entre les élèves. Ceci pourrait déboucher, mais c’est moins systématique, sur des performances moyennes plus faibles dès lors que les élèves faibles regroupés entre eux y perdent bien plus que les plus forts n’y gagnent par rapport à une situation d’hétérogénéité. Toujours est-il que la ségrégation des publics entre établissements serait le paramètre le plus nettement associé à la formation des inégalités entre les élèves.
24 La relation entre la ségrégation des publics scolaires et l’ampleur des inégalités entre les élèves est également dégagée par de nombreux travaux, parfois sur la base de variables différentes. C’est ainsi qu’après avoir introduit un certain nombre de caractéristiques structurelles des systèmes éducatifs telles que leur degré de standardisation des méthodes, des programmes et des contrôles, la part du privé et la hiérarchie entre filières organisées par un tracking précoce, Pfeffer (2007) conclut que seul ce dernier paramètre est associé à son indicateur de « mobilité éducative ». L’éducation se transmet plus systématiquement de père en fils quand la sélection précoce fait diverger les itinéraires des élèves. De manière convergente, au terme de son analyse comparative d’un grand nombre de systèmes scolaires, Mons (2007) conclut que les systèmes où la sélection est précoce sont ceux où les inégalités sociales sont les plus marquées. Elle montre aussi, tout en soulignant des associations qui semblent néanmoins moins systématiques, qu’il existe un lien entre de fortes inégalités scolaires, un secteur privé important et le règne du libre choix des écoles par les familles. À l’opposé, dans les systèmes les moins inégalitaires, le choix de l’école est régulé, la décentralisation est encadrée et la part du privé est faible. En la matière, Green (2008) insiste sur l’impact de la décentralisation qui entraînerait des inégalités dans la qualité de l’offre scolaire. Qu’il s’agisse du choix de l’école ou de l’importance du secteur privé (ou encore, mais c’est moins exploré, le fonctionnement des établissements scolaires eux-mêmes), ces caractéristiques des systèmes affecteraient l’ampleur des inégalités entre les élèves de manière indirecte en accentuant la ségrégation des établissements.
25 En définitive, les diverses façons d’organiser les études jouent un rôle important dans l’ampleur des inégalités entre élèves et donc dans la construction des mécanismes de la reproduction sociale. Il semble que l’on puisse dire de manière relativement ferme que les systèmes scolaires les plus égalitaires mettent en place un tronc commun long et homogène et sont suffisamment centralisés pour limiter la ségrégation entre les classes et les établissements. Mais cela ne suffit pas car, pour être égalitaires, ces systèmes doivent aussi individualiser les pédagogies et le travail des élèves afin que l’homogénéité de la formation ne soit pas une manière de marginaliser ceux qui ne se plient pas à la norme commune [16]. Il faut donc que l’école associe des vertus relativement contradictoires. En tout cas, ceci montre que même si la reproduction reste une « loi » générale des systèmes scolaires, l’amplitude de cette reproduction dépend de la manière dont on organise l’école et dont on fait la classe [17].
Les effets de l’aval : emprise des diplômes et reproduction sociale
26 Pour tenter de comprendre la diversité des relations entre les inégalités scolaires et les inégalités sociales mise en évidence dans le graphique 1, il ne suffit pas de s’interroger sur le fonctionnement de l’école. Il faut se demander quel rôle jouent les inégalités scolaires certifiées par les diplômes dans la formation des inégalités sociales situées en aval de l’école. C’est ce que fait par exemple Louis Chauvel (1999) qui, après avoir, lui aussi, constaté une absence de corrélation entre inégalités scolaires et inégalités de revenus sur un échantillon de pays européens, en conclut que certaines sociétés valorisent plus ou moins les diplômes et développent, plus ou moins aussi, des systèmes de formation et/ou de qualification alternatifs à l’école. Les comparaisons internationales focalisées sur la stratification sociale et sa reproduction d’une génération à l’autre (Kerckhoff, 2000) montrent que si, dans tous les pays économiquement développés, les titres scolaires constituent le vecteur privilégié de la transmission des positions sociales entre parents et enfants, l’intensité et les modalités précises de ce processus varient selon les pays. Ceci s’explique par le fait que la force du lien entre les titres scolaires et les positions sociales occupées par les élèves sortant du système de formation s’avère très inégale d’un pays à l’autre. Les analyses comparatives conduites par Shavit et Müller (1998) le montrent nettement : les pays diffèrent davantage par leurs modes d’articulation entre les formations et les emplois, entre les diplômes et le « rendement » qu’on en tire sur le marché du travail, que par l’ampleur des inégalités devant la réussite scolaire. Ceci invite à s’intéresser tout particulièrement au processus d’insertion et à la manière dont les jeunes « rentabilisent » leurs diplômes.
27 Pour ce faire, il faut explorer la façon dont le diplôme se traduit en revenus et en statuts sociaux, ce que nous appellerons l’emprise du diplôme. On peut en effet concevoir que la variation de l’intensité des liens entre les inégalités des acquis scolaires et les inégalités sociales « finales » s’explique par le fait que, dans certains pays, les acquis scolaires n’ont guère d’incidence sur le devenir professionnel des personnes, alors que, dans d’autres sociétés, ils sont déterminants. En d’autres termes, on peut faire l’hypothèse que c’est vers les modes d’emprise des systèmes scolaires sur les sociétés qu’il faut se tourner puisque c’est le rôle joué par les hiérarchies scolaires dans la formation des hiérarchies sociales qui joue un rôle essentiel dans le processus de reproduction sociale.
28 Dans une analyse plus complète, il conviendrait d’intégrer également les modalités, elles aussi variées selon les pays, de la mobilité professionnelle en cours de carrière, avec ou sans recours à la formation continue, bref ce que d’aucuns appellent des « régimes » d’éducation tout au long de la vie (Buechtemann & Verdier, 1998). C’était une des conclusions de la recherche de Maurice, Sellier et Sylvestre (1982) sur l’Allemagne et la France : sélectionnés plus tôt et de manière plus injuste par l’école, les ouvriers allemands connaissaient cependant des carrières plus favorables que les ouvriers français grâce à la qualité de leur formation et à un système de mobilité professionnelle plus ouvert parce que moins attaché au poids des diplômes de base. Une chose est sûre, la formation, initiale ou continue, n’est pas tout : le rôle de l’école est encadré par les structures économiques et les caractéristiques du marché du travail situées en aval de la scolarisation. Dans un pays comme la France, persuadé que seules les inégalités sociales affectant les parcours scolaires des élèves sont déterminantes, ce constat doit être souligné avec vigueur.
Entre l’école et la société : l’emprise des titres scolaires
29 L’impact de l’école sur la société, notamment ses inégalités et leur reproduction, dépendrait en fait des relations qui se nouent entre les diplômes et les emplois. Dans le cas où l’emprise des diplômes sur les positions sociales est forte ou perçue comme telle, les acteurs n’ignorant rien de ce phénomène, on peut imaginer qu’ils se livrent à une compétition scolaire intense afin d’assurer la position de leurs enfants. Nous savons alors que les catégories les plus favorisées ont toutes les chances de gagner à ce jeu qui favorise la reproduction sociale et l’on s’attend à observer une corrélation positive entre l’emprise des diplômes et l’ampleur des inégalités scolaires.
30 Le solde de ce mode de fonctionnement reste néanmoins incertain et les effets de l’emprise peuvent être différents, voire divergents, en ce qui concerne les individus – niveau micro – et en ce qui concerne les sociétés – niveau macro. Au niveau des individus, la forte emprise des diplômes est intéressante pour les plus diplômés, mais elle pénalise les « vaincus » du système scolaire. Il est difficile de prévoir comment vont se composer ces effets contradictoires au niveau macrosocial, à savoir comment la reproduction se déploie, et avec quelle intensité, dans tous les cas où l’emprise des diplômes est plus modérée. La société est-elle moins injuste puisque l’école n’a pas le monopole du tri des individus, ou davantage, comme le voudrait l’idéologie méritocratique qui n’accepte que les inégalités produites par le diplôme et rejette comme illégitimes celles qui passeraient par les réseaux ou par des qualités peu scolaires ? Dans ce cas, on peut enfin supposer que les mécanismes de reproduction sociale sont d’autant plus forts que l’emprise des diplômes participe de la légitimation des inégalités sociales : celles-ci sont perçues comme justes car c’est l’école qui les a produites.
31 La variable « emprise » est construite par l’agrégation de deux variables : d’une part l’emprise des diplômes sur l’emploi (taux d’emploi des diplômés de l’enseignement supérieur par rapport à celui des individus ayant un diplôme inférieur au 2e cycle du secondaire) ; d’autre part, l’emprise des diplômes sur les salaires (salaire moyen des diplômés du tertiaire par rapport à celui des individus ayant un diplôme inférieur au 2e cycle du secondaire) [18]. Cette variable appréhende donc l’ampleur des avantages économiques apportés par le diplôme, plus précisément par un diplôme du supérieur qui constitue le niveau d’étude le plus discriminant dans notre échantillon de pays relativement riches et scolarisés à ce niveau. Plus la valeur de cette variable est élevée, plus les diplômes sont « rentables » en termes d’insertion et/ou de salaires sur le marché du travail, plus l’emprise des diplômes est alors élevée.
Emprise du diplôme et inégalités sociales
32 Les sociétés où les diplômes s’avèrent particulièrement rentables sont tendanciellement des sociétés aux inégalités salariales fortes : l’impact des diplômes sur les salaires est corrélé avec l’ampleur des inégalités de revenus, la relation est nette et significative (R = 0.647 ; Sig = 0.004). De manière générale, moins les diplômes déterminent les salaires, moins les inégalités de revenus sont fortes. Il est donc probable que l’emprise des diplômes soit un facteur de creusement des inégalités salariales, même si celles-ci résultent d’autres processus économiques et sociaux. Mais il est aussi possible que la relation soit de sens inverse : quand les inégalités de salaire sont fortes, on a besoin de critères pour distinguer les individus et le diplôme apparaît comme un critère objectif et légitime. On s’appuie alors d’autant plus fortement sur les diplômes, et c’est l’ampleur des inégalités salariales qui dans ce cas explique l’intensité de l’emprise scolaire.
Impact du diplôme sur les salaires et inégalités de revenus

Impact du diplôme sur les salaires et inégalités de revenus
Note de lecture : le graphique classe les pays pour lesquels ces deux informations sont disponibles à la fois selon la valeur de l’indicateur de l’impact du diplôme sur les salaires et l’indicateur d’inégalités de revenus.Emprise du diplôme et inégalités scolaires
33 Comme nous l’avons déjà suggéré, on peut faire l’hypothèse qu’une relation serrée entre la formation et l’emploi fige les inégalités qui se sont formées à l’école. Plus les diplômes sont indispensables, plus les acteurs ont, individuellement, intérêt à creuser les écarts scolaires afin de faire une différence scolaire. Le jeu scolaire serait plus détendu si les diplômes étaient moins vitaux. Effectivement, on observe, en moyenne, une corrélation non négligeable entre l’emprise des diplômes et les inégalités scolaires (R = 0,327 ; Sig = 0.096) : plus l’emprise des diplômes est forte, plus les inégalités scolaires sont marquées. Dans ce cas, on peut imaginer que, plus les diplômes sont « rentables », voire paraissent indispensables, plus les élèves et les familles ont intérêt à durcir la compétition scolaire afin de s’assurer les avantages différentiels qui fondent l’utilité des diplômes. Et plus les familles s’engagent dans cette logique, plus elles rigidifient les inégalités puisque les mieux placés feront tout pour maintenir leur position scolaire afin de reproduire leur position sociale et auront toute chance d’y parvenir du fait même de leurs avantages. Ce versant de la réalité est assez conforme à la thèse de la reproduction.
34 La corrélation entre les inégalités scolaires et l’emprise des diplômes rappelle un des paradoxes du modèle méritocratique qui domine la plupart des systèmes scolaires et gouverne le rôle que leur confient les sociétés : plus on croit que l’école est en mesure de construire des inégalités justes, plus il semble juste que celles-ci aient une forte emprise sur le destin professionnel des individus. Mais, à terme, plus les inégalités scolaires sont fortes et se reproduisent de la sorte, plus cela contredit l’idéal méritocratique qui supposerait que la reproduction des inégalités soit la plus faible possible puisqu’elle devrait reposer, en principe, sur une distribution aléatoire des talents et de la volonté (Dubet, 2004).
35 Une société conforme au modèle méritocratique conjuguerait, d’une part, une absence d’inégalités sociales scolaires et une pure égalité des chances – chaque enfant pouvant faire reconnaître ses mérites scolaires quel que soit son milieu social – et, d’autre part, une forte emprise du diplôme – les mérites qu’il sanctionne étant justement récompensés sur le marché du travail. Le schéma classique de l’analyse de l’allocation des places dans les sociétés modernes – le schéma origine-éducation-destination – prévoit que dans le cas d’une société purement méritocratique, les « destinations », c’est-à-dire les places, sont censées découler strictement de l’éducation reçue (Goldthorpe, 1996). Il y aurait donc de fortes relations entre éducation et destination, ce que nous désignons ici comme une forte emprise. Toujours dans cette société méritocratique, il ne devrait y avoir aucune relation entre origine et éducation, c’est-à-dire pas d’effet majeur de l’origine sociale sur les inégalités scolaires ni, bien sûr, d’effet net de l’origine sur la destination. Or, aucun des pays étudiés ici ne correspond à ce schéma théorique : en particulier, les pays où les inégalités scolaires sont faibles sont aussi ceux où l’emprise des diplômes est faible, et les pays où prévalent de fortes relations formation-emploi sont aussi ceux dans lesquels les inégalités sociales face à l’école jouent un rôle important. Ce constat [19] interroge fortement l’idéologie méritocratique pour laquelle les avantages liés à l’éducation (position sociale et salaire notamment) sont justes, puisqu’ils découlent du mérite ; dès lors que de forts avantages découlant de l’éducation se conjuguent avec de fortes inégalités sociales d’accès à l’éducation, ces mêmes avantages constituent clairement une source d’injustices.
Emprise des diplômes et inégalités scolaires

Emprise des diplômes et inégalités scolaires
Note de lecture : le graphique classe les pays selon la valeur de l’indicateur de l’emprise des diplômes et de l’indicateur d’inégalités scolaires.36 Les caractéristiques des systèmes éducatifs peuvent aussi être associées à des niveaux inégaux d’emprise des diplômes. Gross (2003) montre que les pays à forte emprise ont des systèmes éducatifs plus centralisés et plus hiérarchisés que les autres, ce qui rend les diplômes plus lisibles aux yeux des employeurs, contribuant ainsi à leur « rendement » potentiel. Il rejoint les conclusions de Shavit et Müller (1998), montrant que l’emprise des diplômes est plus intense quand les systèmes éducatifs présentent un caractère stratifié, c’est-à-dire comportent des filières distinctes et hiérarchisées. Nos propres données confirment ces analyses. On observe notamment une relation négative significative entre la variable emprise et la longueur du tronc commun (R = – 0.649 ; Sig = 0,000), l’emprise étant d’autant plus forte que le tronc commun est bref et que les filières hiérarchisées sont précoces. On observe également une relation positive significative avec la ségrégation des publics (R = 0.481 ; Sig = 0.027), l’emprise étant d’autant plus forte que les publics scolaires sont ségrégués, ce qui va d’ailleurs souvent avec un tronc commun bref et des filières précoces. Il y a donc une relation entre la rigidité de la stratification scolaire et le caractère précoce de l’orientation, et avec la rigidité des relations entre formations et emplois. Les diplômes apportent d’autant plus d’avantages qu’ils sont rares, comme le montre la corrélation négative forte qui existe avec le pourcentage de diplômés du tertiaire (R = – 0.656 ; Sig = 0,000). Ceci tend à valider la thèse de l’« inflation scolaire », qui, à l’instar de l’inflation monétaire, met en évidence une perte de valeur des diplômes associée à leur très forte diffusion (Duru-Bellat, 2006). Enfin, il existe une corrélation positive très marquée entre l’emprise des diplômes et le chômage des jeunes (R = 0.733 ; Sig = 0,000), ce qui conforte l’idée selon laquelle l’emprise des diplômes est d’autant plus nécessaire que le « rationnement » des emplois est important ; dans un contexte de concurrence forte pour des emplois rares, le critère du diplôme participe à l’organisation de la « file d’attente » des jeunes.
37 Ces diverses caractéristiques des relations des sociétés et de leur système éducatif se conjuguent et on peut chercher à en jauger l’importance relative dans un modèle multivarié les mettant en regard avec la variable emprise. Quand on tient compte, à la fois, des inégalités sociales globales et des caractéristiques scolaires, aucune variable ne se distingue par un impact significatif spécifique sur la variable emprise. En particulier, les différentes caractéristiques du système éducatif ne jouent pas significativement sur la force des relations formation-emploi. Dans un modèle plus économe (cf. tableau ci-dessous), seules deux variables ont un impact significatif et marqué : le dynamisme du marché du travail [20] et l’ampleur des inégalités scolaires. À elles seules, ces deux variables expliquent 33,2 % de la variance de l’emprise des diplômes. Ceci signifie que l’emprise des diplômes est d’autant plus élevée que l’emploi est relativement rare et que les inégalités scolaires sont fortes.
Explication statistique du niveau d’« emprise »

Explication statistique du niveau d’« emprise »
Des configurations nationales
38 Le mode d’articulation des diplômes aux positions sociales s’inscrit dans un ensemble de relations spécifiques à chaque pays. Certains d’entre eux peuvent présenter des niveaux d’emprise comparables pour des raisons historiques, sociales ou économiques fort diverses. Prenons ainsi le cas des pays où le niveau d’emprise est bas. En Suède, cela renvoie à un niveau d’inégalités salariales relativement faible et aussi à des relations traditionnellement distendues entre l’État, responsable de l’éducation et d’une formation professionnelle parfois critiquée précisément par son caractère trop académique, d’une part, et le secteur privé, d’autre part (Erikson, Jonsson, 1998). Intervient aussi le fait que les syndicats, fort influents dans ce pays sur les conventions concernant les rémunérations et les carrières, ont tendance à ne pas mettre en avant le critère du diplôme pour ne pas contrecarrer la mobilité professionnelle interne, tout en militant avec efficacité pour un éventail des salaires relativement resserré.
39 Le niveau d’emprise peut être relativement élevé dans certains pays pour des raisons différentes voire opposées. Dans quelques pays anglo-saxons comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, c’est avant tout l’ampleur des inégalités salariales qui tire vers le haut la variable emprise (Arum, Hout, 1998 ; Heath, Cheung, 1998). Il existe aussi, notamment au Royaume-Uni, une tradition de clivage entre la formation générale et la formation professionnelle n’intervenant qu’après la formation initiale et souvent sur le tas (« on the job »), organisée de manière décentralisée et sanctionnée par une multitude de qualifications professionnelles. À l’évidence, ceci ne favorise pas de fortes relations entre les diplômes et les emplois, d’autant plus que les jeunes diplômés s’insèrent dans une gamme de professions assez limitée pour évoluer ensuite. Aux États-Unis, l’éducation et la formation sont conçues comme un investissement individuel et il y a peu de relations institutionnalisées entre les écoles et les employeurs ; par ailleurs, les formations scolaires sont trop diverses, trop peu comparables et peu nettement hiérarchisées à l’échelle nationale, pour que des conventions stables régissent précisément les relations entre les titres et les postes. Comme au Royaume-Uni, la mobilité professionnelle semble assez forte pendant les premières années, et l’avantage des diplômés n’est peut-être que différé.
40 En Allemagne, la forte articulation entre les diplômes et les positions sociales s’inscrit dans le système dual. On comprend alors que les titres scolaires soient valorisés. L’existence d’une sélection précoce suivie d’itinéraires scolaires clairement hiérarchisés contribue à donner aux diplômes un pouvoir informatif clair sur la valeur des candidats. Ceci augure d’une emprise des diplômes forte en début de carrière et s’atténuant par la suite si la mobilité professionnelle est importante. Fréquenté par la majorité d’une classe d’âge, l’enseignement professionnel rend les entreprises privées coresponsables de la formation des jeunes mais aussi de leurs débuts professionnels. Ce qui peut atténuer l’emprise des diplômes en début de carrière.
41 Ces quelques cas rappellent que l’allocation des personnes dans les diverses places de la société n’est pas toujours sous le contrôle total de l’institution scolaire, ce que seules des théories excessivement centrées sur l’école ont pu ignorer. Ils rappellent également qu’il n’y a aucune raison de donner au modèle méritocratique le plus abstrait une valeur particulière puisque ce principe de justice peut se retourner contre lui-même comme le montre l’ampleur de la reproduction sociale qu’il peut induire dès lors que les qualifications scolaires ont une sorte de monopole dans la répartition des individus. Dans ce cas, on se trouve face à un des problèmes de justice évoqué par M. Walzer (1997) : les inégalités développées dans une sphère d’activité, l’éducation par exemple, ne deviennent véritablement injustes que dans la mesure où elles déterminent « trop » les inégalités développées dans une autre sphère, le travail par exemple ; l’inverse étant tout aussi vrai.
Emprise des diplômes et reproduction sociale
42 L’emprise des diplômes est-elle le vecteur d’une reproduction sociale plus ou moins prononcée ? Pour tester cette hypothèse il fallait se donner un indicateur empirique, nécessairement imparfait, de la notion très globale de reproduction. Nous avons construit la variable « reproduction » qui mesure l’impact du salaire du père sur le salaire de ses enfants. Cette variable est, sous des modalités diverses, très explorée dans la littérature économique (Addio (d’), 2007). Elle est généralement mesurée à travers la fraction de la différence de revenu existant à un moment donné entre tous les adultes qui est transmise à leurs descendants ; plus cette fraction est forte, plus la reproduction, au sens de la transmission intergénérationnelle des revenus est forte et plus la mobilité intergénérationnelle du revenu est faible [21]. En d’autres termes, plus la reproduction au sens où nous l’avons définie ici est forte, plus les inégalités entre adultes se retrouvent chez leurs enfants. À cet égard, d’importantes variations distinguent les pays de l’ocde : moins de 20 % de l’écart entre les gains des parents sont transmis aux enfants dans certains pays nordiques, en Australie ou au Canada, la France a un taux de 41 %, contre environ 50 % dans des pays comme l’Italie, le Royaume-Uni ou les États-Unis.
43 La transmission des caractéristiques sociales des individus d’une génération à l’autre dépend d’abord du contexte social global, contrairement à ce que met en avant l’idéologie méritocratique, foncièrement individualiste (Duru-Bellat, 2009). Concrètement, si le pays connaît une forte croissance, les jeunes générations accèdent à un meilleur niveau de vie et la stratification se déplace vers le haut grâce à la croissance du nombre d’emplois qualifiés… Mais l’éducation jouerait également un rôle important dans la mesure où la « mobilité des revenus » d’une génération à l’autre dépend notamment des rendements de l’éducation. La transmission parents/enfants des revenus serait plus marquée quand l’éducation est très rentable, quand l’emprise scolaire favorise la transformation des inégalités scolaires en positions sociales et donc en inégalités sociales. Dans ce cas, on aurait affaire à des sociétés fermées dans lesquelles les diplômes verrouillent très tôt les destinées individuelles.
44 Pour tester cette hypothèse, on peut partir de l’examen des corrélations entre les variables reproduction, emprise et inégalités scolaires.
45 Deux corrélations s’avèrent fortes et significatives. D’une part on retrouve la corrélation entre les inégalités scolaires et l’emprise des diplômes. D’autre part, et de manière encore plus nette, la reproduction sociale, appréhendée par le fait que les revenus se transmettent d’une génération à l’autre, est corrélée très fortement (R = 0.745 ; Sig = 0.005) et positivement avec l’emprise des diplômes sur l’emploi. Quand les diplômes apportent de grands avantages – variable emprise –, alors la transmission des salaires des parents aux enfants est plus marquée – variable reproduction –. Réciproquement, la transmission des avantages familiaux – variable reproduction –, est facilitée quand les diplômes apportent des avantages significatifs – variable emprise –. La corrélation ne dit évidemment rien sur le sens de cette relation, mais on peut penser que les stratégies de reproduction sociale par les diplômes seront d’autant plus marquées que l’emprise de ces derniers sur la situation professionnelle est importante.
Matrice de corrélation entre « emprise du diplôme », « reproduction sociale » et « inégalités scolaires »

Matrice de corrélation entre « emprise du diplôme », « reproduction sociale » et « inégalités scolaires »
46 Le graphique suivant permet d’observer la position des pays étudiés sous ces deux dimensions. S’opposent ainsi un groupe de pays dans lesquels l’emprise des diplômes est faible et la reproduction peu marquée (pays de l’Europe du Nord, Australie, Canada) et des pays aux caractéristiques opposées (États-Unis, Italie, Royaume-Uni). Certains pays comme l’Allemagne ou la France sont dans : une position moins typée : la reproduction est d’ampleur modérée en Allemagne malgré une emprise des diplômes : assez marquée, alors que la France conjugue une forte reproduction sociale avec une emprise des diplômes plus faible.
Emprise des diplômes et reproduction sociale

Emprise des diplômes et reproduction sociale
Note de lecture : le graphique classe les pays en fonction de l’indicateur d’emprise des diplômes et de l’indicateur de reproduction sociale (transmission intergénérationnelle des revenus).Reproduction sociale et inégalités scolaires
47 Même si le constat peut sembler trivial, il faut s’arrêter sur la corrélation positive entre les inégalités scolaires et la force de la reproduction sociale mesurée par la transmission intergénérationnelle des revenus. Tendanciellement, plus il y a d’inégalités scolaires, plus, en moyenne, la reproduction sociale est marquée et plus les revenus se transmettent d’une génération à l’autre. Pourtant cette corrélation, même élevée (0,460 – tout en étant non significative compte tenu du faible nombre de pays –), est loin d’être automatique et l’analyse qui précède permet de comprendre pourquoi. Même quand il y a de fortes inégalités scolaires, si l’emprise des diplômes est peu marquée cela ne se traduira pas par une reproduction sociale marquée. Dans ce cas, la transformation des positions scolaires en positions sociales ne va pas de soi et l’école n’est pas l’agent hégémonique et total de la reproduction. Nous montrons ici qu’on ne peut pas comprendre la reproduction en se cantonnant au monde scolaire : l’école produit sans doute des diplômes qui importent, mais il est indispensable de tenir compte de la rentabilité des titres scolaires.
48 Le graphique illustre une tendance générale : plus les inégalités scolaires sont fortes, plus la reproduction est forte, donc plus les positions des parents se transmettent aux enfants. Ce lien est particulièrement marqué en France et plus encore au Royaume-Uni et aux États-Unis. Là où les inégalités scolaires sont plus faibles, il y a moins de rigidité dans la structure sociale. Mais il y a des exceptions, comme l’Italie qui conjugue des inégalités scolaires assez faibles et une reproduction élevée, ou encore l’Allemagne qui conjugue, au contraire, des inégalités scolaires assez marquées et une reproduction sociale moins pesante. Ici, l’école n’est pas une courroie de transmission des inégalités sociales.
49 Globalement, l’examen des corrélations entre les variables inégalités scolaires/emprise/reproduction éclaire le rôle que joue l’école dans la reproduction sociale. L’emprise des diplômes apparaît comme le maillon essentiel : la reproduction sociale dépend plus de l’emprise scolaire que des inégalités scolaires (rappelons que les corrélations sont respectivement de 0,745 et 0,460), car, en la matière, c’est de la première que dépend la portée des secondes. Ceci est confirmé quand on croise dans un modèle toutes ces dimensions afin d’en évaluer le poids relatif dans le processus global de la reproduction des inégalités d’une génération à l’autre : le coefficient de la variable emprise est bien supérieur à celui de la variable inégalités scolaires et seule cette variable affecte significativement la reproduction.
Inégalités scolaires et reproduction sociale

Inégalités scolaires et reproduction sociale
Note de lecture : le graphique classe les pays en fonction de l’indicateur d’inégalités scolaires (inégalités d’acquis et inégalités sociales entre élèves) et de l’indicateur de reproduction sociale (transmission intergénérationnelle des revenus).50 Le fait que l’emprise soit la seule variable significative dans les modèles que nous avons construits sur notre échantillon de pays s’explique peut-être par sa grande variabilité d’un pays à l’autre. Plusieurs études montrent que l’emprise des diplômes sur la position sociale varie bien plus fortement que les autres variables, notamment l’ampleur des inégalités scolaires, quand on compare un ensemble de pays (Shavit, Müller, 1998). Autrement dit, les pays globalement comparables se distinguent moins par leurs inégalités scolaires que par les niveaux d’emprise des diplômes sur les emplois. Certes, l’avantage apporté par les diplômes est plus ou moins marqué, nous l’avons évoqué, selon l’ampleur des inégalités de revenus qui en dresse, pour ainsi dire, la marge d’action. On n’est donc pas surpris de constater que le solde de ces mécanismes, la force de la reproduction sociale, varie lui-même selon l’ampleur des inégalités de revenus. Comme le montre le graphique ci-dessous, il existe en effet une corrélation positive marquée (R = 0,684 ; Sig = 0,014) entre l’ampleur des inégalités de revenus et la force de la reproduction : la reproduction sociale est d’autant plus accentuée que les inégalités de revenus sont importantes.
Explication statistique de la variabilité de la variable « reproduction »

Explication statistique de la variabilité de la variable « reproduction »

Inégalités de revenus et reproduction sociale
Note de lecture : le graphique classe les pays en fonction d’une part des inégalités de revenus entre adultes (indicateur Gini) et d’autre part en fonction de l’indicateur de reproduction sociale.51 La corrélation entre les inégalités de revenus et la force de la reproduction sociale n’est pas totale : certains pays comme le Canada ou l’Australie conjuguent de grandes inégalités de revenus avec une reproduction sociale peu marquée ; d’autres comme la France sont dans une situation contraire, avec une assez forte reproduction sociale sur un fond de carte d’inégalités de revenus modérées.
Trois types de reproduction sociale
52 Il ressort de ces analyses que le mécanisme global de la reproduction sociale varie sensiblement selon les pays ; non seulement l’intensité de la reproduction varie entre les pays, mais les processus mêmes dont résulte cette reproduction ne sont jamais exactement identiques.
53 Un premier type pur est celui de la reproduction sociale. Se conjuguent alors de fortes inégalités scolaires, une forte emprise des diplômes et, au bout du compte, une forte repro- duction. Les pays les plus proches de ce cas sont les États-Unis et le Royaume-Uni. L’Allemagne s’en rapproche avec des inégalités scolaires élevées, une emprise qui, sur cet échantillon restreint de 12 pays, est relativement élevée et une reproduction moyenne. La France aussi tend vers ce type avec des inégalités scolaires non négligeables, et une reproduction assez forte, combinées à une emprise moyenne du diplôme.
54 Un deuxième type pur est celui de la fluidité, caractérisé par de faibles effets des inégalités sociales sur les inégalités scolaires, par une faible emprise et par une faible reproduction. Les relations entre ces trois dimensions sont relativement distendues. Plusieurs pays se rapprochent de ce type, notamment la Finlande et le Canada, puis, plus éloignés, l’Australie, la Norvège et la Suède.
55 Enfin, un troisième groupe type est caractérisé par le déboîtement de l’éducation et de la reproduction. La reproduction y est non négligeable voire forte, comme dans le premier groupe, mais elle ne passe pas par l’école. C’est le cas de l’Espagne où les inégalités scolaires, l’emprise des diplômes et la reproduction sont moyennes. Ici, tout se passe comme si la société ne tenait guère compte des hiérarchies scolaires. Le cas de l’Italie est encore plus atypique et intéressant : la reproduction sociale et l’emprise des diplômes y sont élevées, mais les inégalités scolaires peu importantes. C’est donc à des singularités nationales qu’il faut conclure et non à des combinaisons simples et automatiques de quelques variables.
56 Tous ces constats ont une certaine cohérence et nous retrouvons ici de grandes tendances déjà pointées par les économistes et les sociologues de la mobilité sociale : là où l’emprise de l’école est forte, non seulement les inégalités de carrières scolaires sont importantes mais la reproduction, ici mesurée par l’immobilité des revenus, est plus forte. Globalement, il s’agit de sociétés rigides où l’allocation des positions est verrouillée par des diplômes, eux-mêmes verrouillés par l’origine sociale. Au-delà de ces tendances moyennes, il existe des pays relativement atypiques présentant des profils fort instructifs. C’est le cas de l’Allemagne où les inégalités scolaires sont fortes et la reproduction modérée. On peut faire l’hypothèse qu’il existe en Allemagne des systèmes « compensateurs », comme la qualité de la formation professionnelle, qui atténuent considérablement l’effet de rigidité et d’emprise des inégalités scolaires, sur un fond de carte d’inégalités de revenus modérées. Grâce à ces mécanismes, la société est plutôt plus juste que l’école. D’une certaine manière, il peut y avoir des compensations dans l’autre sens et le cas de l’Italie est ainsi des plus intéressants : les inégalités scolaires n’y sont pas plus fortes qu’en Suède, mais la reproduction sociale y est des plus rigides. On peut alors supposer que les inégalités scolaires, bien que faibles, ont des conséquences sociales très élevées, ou bien, plus probablement, que d’autres réseaux que l’école permettent de reproduire les positions sociales elles-mêmes fort inégales. Nous retrouverions là un des traits des sociétés relevant des divers modèles « méditerranéens », dans lesquels le capital social local, urbain et familial a plus d’importance que les institutions nationales comme l’école, ou un aspect du capital social caractérisant, selon Putnam, l’Italie méridionale (Putnam, 1993). Dans tous les cas, à l’opposé de l’Allemagne, la société italienne serait moins juste que son école.
Conclusion
57 La sociologie de l’éducation nous a habitués à croire que « tout se joue » avant l’école, par l’amont, et à penser que les inégalités scolaires sont le simple reflet des inégalités sociales. Bien sûr, quand on raisonne au niveau des individus, cette perception est largement fondée : on réussit d’autant mieux à l’école que l’on est issu des classes favorisées. Mais ce postulat ne nous en dit guère plus car l’ampleur des inégalités scolaires n’est pas le « reflet » mécanique de l’amplitude des inégalités sociales quand on observe des sociétés relativement comparables. Pour expliquer des variations qui ne sont pas du tout insignifiantes, il ne faut plus raisonner seulement sur ce qui se passe en amont de l’école et cet article rappelle que ce qui se passe dans l’école atténue ou accentue le poids des inégalités sociales sur les inégalités scolaires. Les écoles qui sélectionnent tard, qui gardent tous les élèves ensemble et qui individualisent les pédagogies paraissent moins inégalitaires et moins reproductives que les autres. Ce constat n’est pas nouveau, mais il méritait d’être rappelé.
58 Mais, pour expliquer les variations de l’amplitude et des mécanismes de la reproduction, il faut aussi et peut-être surtout s’intéresser à ce qui se passe en aval de l’école, notamment à la manière dont les titres scolaires inégalement distribués affectent la répartition des individus dans des positions sociales elles-mêmes inégales. On voit alors que cette emprise, souvent fondée sur des arguments de justice méritocratique, rétroagit elle-même sur les inégalités scolaires. Plus les diplômes ont une forte emprise, une forte utilité sociale, plus les inégalités scolaires sont fortes. Non seulement les inégalités scolaires sont plus fortes, mais la reproduction sociale est elle-même plus intense : la part du revenu des enfants expliquée par celle des parents est plus élevée.
59 La démarche présentée ici invite à prôner un renversement des raisonnements classiques de la sociologie des inégalités et de la reproduction sociale. La reproduction intergénérationnelle ne doit pas être perçue seulement en fonction des caractéristiques individuelles des personnes avec l’image de l’héritage. Elle dépend aussi des « arrangements institutionnels » par lesquels les sociétés canalisent leurs membres au sein des systèmes scolaires, et, surtout, elle dépend de la nature des relations entre l’école et l’emploi saisie à travers l’emprise des diplômes (Kerckoff, 1995). On est ainsi conduit à dépasser une sociologie comparée des systèmes éducatifs pour tendre vers ce qui est alors une sociologie comparée de la stratification sociale.
60 Cette conclusion n’a pas seulement un intérêt sociologique ; elle a aussi une portée « politique » dans la mesure où elle révèle un des paradoxes de la croyance dans les vertus démocratiques et intégratrices de l’école. Plus on affirme que les inégalités scolaires sont méritocratiques et justes, et plus on agit pour qu’elles le soient, plus on est tenté de développer l’emprise scolaire. Mais plus on accroît cette emprise, plus les inégalités scolaires se creusent et plus les inégalités sociales se reproduisent, montrant, encore une fois, que ce qui vaut au niveau de chaque individu, ne vaut plus pour l’ensemble d’une société. Pour créer une école plus juste, il faudrait sans doute agir sur le fonctionnement même de l’école, mais il faudrait aussi agir sur le niveau d’emprise des qualifications scolaires afin que les inégalités scolaires ne déterminent pas la totalité des parcours des individus. Il faudrait faire en sorte que d’autres processus de formation, d’orientation et de sélection donnent de nouvelles opportunités à ceux qui ont raté leurs chances scolaires, et que l’école n’ait pas le monopole de la définition du mérite et de la valeur des individus. En France, ce changement de perception des mécanismes de formation et de reproduction des inégalités serait presque une révolution.
Notes
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[*]
Professeur de sociologie à l’université de Bordeaux-2, lapsac, et Directeur d’études à l’ehess, cadis – Université de Bordeaux-2, 3 ter place de la Victoire, 33076 Bordeaux Cedex – francois.dubet@u-bordeaux2.fr
-
[**]
Professeure de sociologie à l’Institut d’études politiques de Paris, osc – Observatoire sociologique du changement – 27, rue Saint-Guillaume – 75007 Paris – marie.duru-bellat@wanadoo.fr
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[***]
Ingénieur d’études au lapsac, Université de Bordeaux-2 lapsac – 3 ter, place de la Victoire – 33076 Bordeaux Cedex – antoine.veretout@u-bordeaux2.fr
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[1]
C’est l’ensemble de cette chaîne causale qu’il aurait fallu tester, et c’est ainsi que des chercheurs comme R. Moore (1996) ont contesté le modèle de la reproduction en soulignant comme une anomalie le fait que, d’une part, les filles, sexe « dominé », réussissent plutôt mieux à l’école et que par ailleurs cette meilleure réussite scolaire ne les conduit pas à occuper une position dominante par la suite.
-
[2]
Cette recherche fait l’objet d’un financement de l’anr pour la période 2007-2010.
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[3]
Voir par exemple les analyses passionnantes de Osborn M., Broadfoot P., McNess E., Planel C., Ravn B. & Triggs, 2003.
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[4]
Pour prendre un exemple fictif, si l’on observe une corrélation entre le niveau des acquis des élèves dans Pisa et le niveau de formation des enseignants, il est possible que cette corrélation, loin d’indiquer une influence de la seconde variable sur la première, traduise l’influence de la variable « cachée » richesse du pays, liée à la fois au niveau des élèves et à la possibilité de former les enseignants à un haut niveau.
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[5]
Les indicateurs caractérisant les systèmes éducatifs prennent en compte les performances et les inégalités scolaires, les taux de scolarisation, le rendement des diplômes, le financement de l’éducation, etc. Ces données, provenant pour la plupart de l’ocde, sont relatives à l’année 2005 et sont issues de « Regards sur l’éducation 2007 ».
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[6]
Pisa (Programme for International Student Assessment). Il s’agit d’un programme international d’évaluation des connaissances manifestées par les jeunes de 15 ans et censées être utiles pour la vie de tous les jours (« life-skills »). La première enquête date de 2000, a concerné 43 pays et s’est focalisée sur la maîtrise de la langue maternelle. Depuis, une 2e enquête conduite en 2003 s’est focalisée sur les mathématiques et une 3e, en 2006, sur les sciences. Une nouvelle enquête est en cours en 2009 et concerne à présent 62 pays.
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[7]
Voir les nombreux rapports de l’ocde publiés à partir des données Pisa depuis 2000 (notamment ocde, Literacy Skills for the World of Tomorrow, Paris, ocde, 2003).
-
[8]
Dans la littérature spécialisée sur Pisa, le fait que cet indicateur soit lié à l’amplitude de la dispersion des performances amène à utiliser un autre indicateur d’inégalité sociale, le « gradient socio-économique », c’est-à-dire le changement de performance qu’entraîne un changement d’une unité de l’indice qui appréhende globalement le milieu social de l’élève (escs). Le classement des pays peut être légèrement différent : par exemple, les pays de l’Europe du Sud apparaissent plus inégaux sur la base de l’indicateur « pourcentage des scores expliqué par le milieu social d’origine » que sur la base du gradient, parce que, si le milieu social explique bien une part importante
de la variance des scores, cette dernière n’est pas très importante par rapport aux autres pays. Il est difficile de trancher sur le fond quant à la valeur respective de ces deux indicateurs, et une chose est sûre, les classements des pays à cette aune doivent toujours être considérés comme indicatifs. -
[9]
Les inégalités de revenus (entre adultes) ne recouvrent évidemment pas les inégalités sociales dans leur globalité, mais elles présentent l’avantage d’être bien plus aisément comparables, d’un pays à l’autre, que les inégalités de statut professionnel.
-
[10]
Cette « action » de l’école peut évidemment passer par une variété de voies, que nous ne saurions explorer toutes ici ; parmi les voies non explorées, il y aurait évidemment les styles pédagogiques mis en œuvre dans les classes, ou le rôle plus ou moins important donné aux établissements ou encore aux familles.
-
[11]
Nous avons hiérarchisé les pays sur la base d’un indicateur d’intégration scolaire construit en combinant le pourcentage d’adultes atteignant le niveau d’un second cycle secondaire long et le score de performance atteint aux enquêtes Pisa. Ainsi, le système scolaire ayant le plus haut niveau d’intégration scolarise un pourcentage important d’élèves jusqu’à la fin d’un second cycle long, et par ailleurs conduit les élèves de 15 ans à un score moyen d’acquis élevé.
-
[12]
Il ne s’agit que d’une corrélation, indiquant que ce sont les mêmes pays qui, à la fois, développent la scolarisation et ont des élèves d’un niveau élevé ; toute conclusion tirée d’une corrélation ne peut qu’être hypothétique…
-
[13]
Cette typologie est évidemment discutable mais elle a l’intérêt de ne pas s’en tenir à une analyse purement formelle des systèmes (puisque les écarts entre la norme et le fonctionnement effectif ont été pris en compte). Les dénominations retenues pour les différents types n’ont bien sûr pas de connotation normative.
-
[14]
Rappelons que la France se distingue par un niveau particulièrement élevé des taux de redoublement : à l’âge de 15 ans, environ un tiers des élèves a déjà redoublé, et environ la moitié à l’âge de 18 ans.
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[15]
La France en particulier n’a pas fourni de données par établissement.
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[16]
La thèse selon laquelle les pédagogies individualisées sont un facteur d’inégalité ne semble pas aussi solide que le croit J.-P. Terrail (2005).
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[17]
Si l’on cherche à estimer par un modèle multivarié l’ampleur des inégalités sociales scolaires en tenant compte du niveau d’intégration des systèmes éducatifs et leurs principales caractéristiques, la part de variance ainsi expliquée n’est jamais que de 40 %.
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[18]
Les données sont celles de 2002 (Regards sur l’éducation, ocde, 2004). Pour la Grèce, le Japon et la République slovaque, la variable « emprise » ne mesure que le différentiel de taux d’emploi.
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[19]
On trouve des résultats convergents dans une étude européenne récente qui conclut que les pays où les inégalités sociales face à l’école sont les plus réduites sont aussi ceux où les avantages liés à l’éducation sont les plus limités.
Cf. Baye A., Demeuse M., Monseur C. & Goffin C. (2006), Un ensemble d’indicateurs pour mesurer l’équité des 25 systèmes éducatifs de l’Union européenne, Liège, Service de Pédagogie expérimentale. -
[20]
Nous avons construit une variable « macro » exprimant le dynamisme du marché du travail, par l’agrégation de six variables :
– moyenne des taux d’emploi de 1995 à 2005 de 15 à 60 ans ;
– moyenne des taux d’activité de 1995 à 2005 de 15 à 60 ans ;
– moyenne des taux d’emploi des 55-64 ans de 1995 à 2005 ;
– moyenne des taux d’emploi des femmes de 2000 à 2005 ;
– moyenne des taux de chômage de 1995 à 2005 ;
– moyenne des taux de chômage de longue durée (supérieure à 12 mois) de 1995 à 2005. -
[21]
Les économistes utilisent le terme d’élasticité (qui de manière générale, désigne la variation d’une variable en fonction d’une autre). Ainsi, et contrairement à ce que laisserait entendre intuitivement la notion d’élasticité, plus la valeur de celle-ci est élevée, plus la reproduction intergénérationnelle est forte. Nous avons choisi de ne pas reprendre ce terme pour éviter les confusions.