1 Comme je l’avais signalé dans l’article « Représentation » que j’avais écrit pour le Dictionnaire de la communication [1], la polysémie du terme est impressionnante, mais l’acception qui nous intéresse ici est celle qui correspond, me semble-t-il, au verbe pronominal : « se représenter » quelque chose, c’est-à-dire avoir à l’esprit une image mentale, une signification, une définition (à ce stade il vaut mieux, je crois, rester dans le flou) de la chose en question. Il s’agit donc de la dimension cognitive du terme. Cette représentation peut être communiquée à autrui (ce qui la rend directement observable), mais elle concerne en priorité le sujet qui « se représente », en son for intérieur – d’où la difficulté à la saisir.
2 En ce sens, « représentation » s’oppose au « fait », à la « factualité » de l’objet brut, « tel qu’en lui-même ».
3 J’ai mis longtemps à réaliser que mon travail porte essentiellement sur les représentations, et à en tirer quelques conséquences théoriques et méthodologiques. La première fois, si mes souvenirs sont bons, que je me suis confrontée directement à cette problématique – mais sans pour autant en avoir conscience – c’était en travaillant sur Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, auquel j’ai consacré un article en 1985 : en mettant en évidence l’anachronisme de la « représentation » que Balzac y donne de Poussin (grâce à la comparaison avec la biographie de ce dernier), j’ai pu dégager le plan de la représentation imaginaire de l’artiste qu’il propose, en phase avec l’artiste « bohème » tel qu’il commençait à émerger. Et c’est vingt ans plus tard seulement, en reprenant cette analyse pour mon livre L’Élite artiste, que j’y ai ajouté une troisième dimension : non plus la réalité biographique de la vie de Poussin, ni la représentation imaginaire du Poussin « romantique » inventé par Balzac, mais la représentation symbolique des artistes comme nouveaux aristocrates, qui se met en place, à la fois inconsciemment et collectivement, à partir de la deuxième génération après la Révolution française. Réel, imaginaire, symbolique : ces trois plans appartiennent tous, me semble-t-il, au domaine de compétence du sociologue, même s’ils requièrent chacun des méthodes d’approche spécifiques.
4 Ensuite, c’est en écrivant mon premier livre, La Gloire de Van Gogh, que j’ai abordé frontalement la question des représentations que se font les différentes catégories de publics, génération après génération, de la vie et de l’œuvre du peintre, et des raisons de sa grandeur. Là encore il ne s’agissait absolument pas d’éclairer sociologiquement l’œuvre ou la personnalité de Van Gogh, mais d’expliciter les représentations dont il a fait l’objet, et la raison de ces représentations.
5 Il en est allé de même avec mon deuxième livre, Du peintre à l’artiste, qui était une reprise – très modifiée – de ma thèse : j’y ai travaillé à la fois sur le plan de la réalité des pratiques et sur le plan des représentations du statut d’artiste. Ensuite, dans États de femme puis dans Mères-filles, qui reposent sur l’analyse de fictions littéraires ou cinématographiques, les représentations sont la matière même de l’analyse, qu’il s’agisse de décrire la typologie des statuts de femmes dans la fiction ou l’espace des possibles des relations entre mères et filles. Dans Le Triple jeu de l’art contemporain, il s’agissait d’analyser les tensions liées à la mise à l’épreuve des représentations de sens commun en matière de définition de l’art. Dans La Fabrique du patrimoine, j’ai travaillé directement sur les représentations de ce qui peut « faire patrimoine » chez les experts chargés d’inventorier bâtiments et objets. Dans De la visibilité, j’ai pris au sérieux la matérialité des « représentations » qui font les célébrités à l’époque moderne, à savoir les images, et la façon dont elles agissent sur notre « représentation » de la place de ces célébrités, de ce qu’elles « représentent » pour nous, etc. Et dans De l’artification – l’ouvrage collectif que j’ai codirigé avec Roberta Shapiro – nous avons travaillé sur les représentations collectives des activités auxquelles a fait franchir la frontière entre non-art et art, et les modalités concrètes par lesquelles s’opère ce franchissement.
6 Enfin, dans le livre que je prépare actuellement sur les valeurs, je m’attaque à ces représentations particulières que sont les représentations axiologiques, autrement dit les principes de jugement. Là encore, il ne s’agit pas de répondre à la question de ce que vaut « réellement » un objet, une personne, une action, mais de répondre à la question de ce qu’ils valent pour les acteurs, et des outils dont ceux-ci disposent pour les évaluer, et rendre leurs évaluations acceptables par d’autres, c’est-à-dire compatibles avec les représentations d’autrui. On est donc, toujours, dans la problématique des représentations.
7 La problématique des représentations m’a permis de sortir d’une approche très positiviste de la sociologie, consistant à décrire la réalité effective, que ce soit par des mots ou par des chiffres. C’est une approche qui a été importante en sociologie de l’art car elle a permis de rompre avec la glose lettrée, essentiellement l’interprétation des œuvres, qui a longtemps tenu lieu de « sociologie de l’art » ; mais il fallait à mes yeux dépasser ce cadre trop étroit, sans pour autant retomber dans une conception de la sociologie plus proche des « humanités » que des « sciences sociales ». C’est ce qu’a permis la problématique des représentations, en mettant sur le même plan de légitimité épistémique les trois dimensions du réel, de l’imaginaire et du symbolique – auxquelles j’ajoute aujourd’hui la dimension axiologique.
8 Je dis souvent, un peu par provocation mais surtout pour lever les malentendus, que je ne m’intéresse pas à l’art, mais aux représentations de sens commun – plutôt qu’aux représentations savantes, qui sont beaucoup plus valorisées mais m’intéressent moins. En disant cela, je me place en porte-à-faux par rapport aux hiérarchies du monde savant, qui privilégient les œuvres d’art sur l’homme de la rue, côté humanités, et le réel sur les représentations, côté sciences sociales. Mais notre travail ne consiste pas à reproduire les hiérarchies dans lesquelles nous sommes pris : il consiste à nous en déprendre pour pouvoir prendre au sérieux les objets qui font sens pour les acteurs.
9 Faire parler une représentation est un vrai problème méthodologique, puisque, comme je l’ai dit, les représentations sont essentiellement internes, non dites, avant d’être, éventuellement, exprimées. Il faut donc les reconstituer, inductivement, à partir des matériaux où elles peuvent s’exprimer : la terminologie, les catégorisations, ainsi que les témoignages directs (autobiographies, correspondances, journaux intimes) et, bien sûr, les fictions. C’est ce que j’ai tenté de faire notamment dans L’Élite artiste et dans De la visibilité.
10 Mais l’accès aux représentations ne s’opère pas de la même façon pour toutes les catégories de représentations. Ainsi, à la différence des représentations imaginaires (par exemple l’artiste bohème dans Scènes de la vie de bohème de Murger), les représentations symboliques exigent de la part du chercheur un travail interprétatif, car elles ne se donnent pas directement (par exemple la position aristocratique du poète maudit dans Stello de Vigny). Le problème est le même pour les représentations axiologiques : pour passer des évaluations effectives (« C’est magnifique ! ») aux valeurs qui les sous-tendent (ici, la beauté), il faut un saut interprétatif, plus ou moins évident, et d’autant plus aisé qu’on appartient à la même culture que l’auteur du jugement. Mais c’est ce qui rend ce travail passionnant !
11 Il y aurait là une intéressante enquête à faire sur les pratiques des chercheurs lorsqu’ils travaillent sur les représentations…
Notes
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[1]
Lucien Sfez (dir.), Dictionnaire de la communication, Paris, PUF, 1993.