1Depuis les années Soixante-dix, nombreux sont les ouvrages en sciences sociales qui ont mis en évidence le caractère socialement construit des inégalités entre les sexes. Le genre, tant en histoire qu’en sociologie, en anthropologie et en science politique, s’est ainsi peu à peu constitué en catégorie d’analyse indépassable. Dans beaucoup de travaux, cependant, le terme « genre » reste malheureusement un simple synonyme de « sexe ». Les inégalités entre les hommes et les femmes qui concernent les pratiques observées n’y sont pas systématiquement reliées aux représentations du « masculin » et du « féminin » qui les sous-tendent. Pourtant, le concept de genre pose précisément la question de l’articulation entre les représentations et les inégalités sociales.
2Ce numéro confronte les approches de doctorant(e)s et de jeunes chercheur(e)s qui se sont rencontré(e)s autour d’interrogations communes sur la place du genre dans la construction de leurs objets d’études, alors même qu’ils et elles travaillent dans des disciplines (histoire, sociologie, science politique) et selon des méthodes et des matériaux d’enquête divers (archives historiques, observations de terrain, entretiens ethnographiques) [1]. Nous entendons ainsi par « genre », non seulement l’ensemble des discours qui produisent la différence des sexes mais, plus généralement, la construction sociale de la différence sexuelle en tant qu’elle s’inscrit dans l’économie des rapports sociaux de sexe, structurés par une domination du « masculin » sur le « féminin », et évolue dans l’histoire et dans l’espace social.
3L’unité de cette publication autour d’une même définition du genre, appliquée à des champs de recherches très variés, n’est pas le fruit du hasard. C’est le résultat de l’appartenance de la plupart des auteur(e)s à une même génération qui a bénéficié des premiers enseignements institutionnalisés sur le genre en France (Ehess, Ens, Universités Paris I, Paris VII, Toulouse II, Lyon II, …). Nos recherches sont ainsi traversées implicitement ou explicitement par plusieurs héritages intellectuels : d’abord celui du féminisme matérialiste français, tel que Christine Delphy, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu ou Danièle Kergoat [2] notamment, ont pu le construire. Cet héritage particulier, dans son opposition toujours structurante au féminisme « différentialiste », reste celui qui nous a fourni les premiers outils d’analyse des rapports sociaux de sexe. C’est souvent simultanément que nous avons découvert les réflexions anglo-saxonnes sur le gender, en particulier les travaux de Joan W. Scott [3] d’une part, et de Judith Butler [4] d’autre part, dont nous nous sommes servi pour penser les assignations genrées normatives et le genre comme langage du pouvoir. Dans le contexte universitaire français, plusieurs d’entre nous ont tenté de concilier ces héritages avec la sociologie de Pierre Bourdieu et une approche méthodologique caractérisée par l’analyse réflexive de matériaux empiriques [5]. Les travaux présentés ici témoignent d’un souci de mobiliser le genre dans la construction de l’objet de recherche, la production des données, l’étude des sources et leur analyse finale. Cela les amène parfois à explorer de nouveaux outils d’enquête et à revisiter les concepts et méthodes issus des théories féministes.
4Sans prétendre représenter toute la diversité des travaux de jeunes chercheur(e)s sur le genre en France, ce dossier expose des usages diversifiés du genre adaptés aux différentes sources et configurations d’enquête. Il s’agit moins de proposer une nouvelle approche conceptuelle du genre que de rendre compte de quelques uns de ses modes d’appropriation empirique.
Genre, terrains et situation d’enquête
5La première partie de ce dossier est emblématique de notre démarche d’ensemble : trois disciplines différentes (histoire, sociologie et science politique) s’emparent du genre pour interroger des matériaux et des terrains très différents (veuves et moniales au Moyen Âge, familles de travailleurs indépendants et femmes en politique dans la France contemporaine) et renouveler les questionnements de leur discipline sur ces sujets. Ces trois textes se confrontent directement aux questions théoriques et méthodologiques liées à l’usage scientifique et/ou profane du concept de genre.
6Caroline Jeanne et Diane Pasquier-Chambolle démontrent l’intérêt de l’utilisation du genre en histoire médiévale, à partir de leurs travaux sur les veuves à Paris à la fin du Moyen Âge et sur les moniales byzantines à l’époque Paléologue (1261-1453). Elles soulignent la nécessité de dépasser l’analyse de la seule situation des femmes et montrent au contraire comment se construisent conjointement les représentations du « féminin » et du « masculin » (en l’occurrence, ce que doivent être un moine et une moniale, ce qu’on attend d’un veuf et d’une veuve).
7Mobiliser le concept de genre, c’est également dépasser le constat des inégalités entre les sexes pour les articuler aux représentations du « masculin » et du « féminin ». C’est ce que tentent de faire Céline Bessière et Sibylle Gollac, à partir de terrains ethnographiques sur des familles d’indépendants (dans la viticulture, la boulangerie et le bâtiment) dans la France contemporaine. Partant de l’observation – classique – d’un partage sexué des rôles dans les familles d’indépendants étudiées, elles constatent que si cette répartition des tâches est bien décrite au cours des entretiens par les enquêté(e)s, son aspect genré n’est pas remarqué et encore moins remis en cause. Cet article expose ainsi la façon spécifique dont la question du genre se pose dans les familles d’indépendants et au travers de quels enjeux elle émerge des discours « indigènes », comme par exemple celui des rôles masculins et féminins au sein de la lignée. En l’absence d’un discours féministe ou sexiste, la question du genre peut effectivement faire sens pour les acteurs par le biais de problématiques qui leur sont propres, et le travail du chercheur consiste alors à y être particulièrement attentif.
8Lucie Bargel, Éric Fassin et Stéphane Latté ont été, au contraire, confronté(e)s au problème inverse dans leur enquête consacrée, depuis 2001, à l’entrée des femmes dans la vie politique locale. Sur ce terrain, les enquêté(e)s eux-mêmes mobilisent sans cesse le genre pour interpréter les pratiques du métier politique qu’ils-elles relatent. Les auteur(e)s tentent alors de mener l’analyse de ces usages sociaux du genre et de l’articuler à une réflexion sur ses usages sociologiques, auxquels eux-mêmes n’échappent pas, mettant ainsi la relation d’enquête au cœur de leur réflexion méthodologique sur l’utilisation du concept de genre.
Socialisation aux identités de genre
9La deuxième partie aborde la construction sociale de la différence sexuelle à l’échelle des individus, autrement dit la socialisation aux identités de genre. Stéphanie Guyon détaille ainsi de manière ethnographique la socialisation par les pairs à une identité masculine – voire à une identité virile – au sein d’un groupe de supporters ultra. Elle expose les hiérarchies implicites entre hommes, plus ou moins conformes aux normes genrées du groupe. Si dans le cas des supporters, la masculinité qu’ils affirment dans le groupe structure également leurs autres sphères sociales d’activité, le processus de socialisation de genre n’est pas toujours univoque et cohérent. Aux multiples instances de socialisation correspondent des normes de genre qui peuvent varier, sans pour autant déroger à l’économie générale de la domination masculine.
10Martine Court étudie ainsi le rapport des jeunes filles à l’embellissement de leur corps et les décalages entre leurs manières d’agir et leurs manières de penser comme des effets d’injonctions contradictoires dans leur socialisation de genre. De plus, une même instance de socialisation, comme l’école par exemple, peut produire des assignations de genre évolutives dans le temps et selon le contexte. C’est ce que démontrent les articles d’Alexandra Oeser et de Marie-Carmen Garcia. En analysant de manière longitudinale les pratiques d’enseignement de l’histoire de la Shoah en Allemagne, la première souligne qu’un rapport affectif à l’histoire, d’abord constitué comme féminin et dévalorisé, est ensuite neutralisé du point de vue du genre dès lors qu’il devient une qualité recherchée par les enseignants, permettant aux garçons de maintenir leur avantage scolaire. Marie-Carmen Garcia s’attache, quant à elle, à la variation des configurations de genre dans les pratiques circassiennes à l’école, selon le contexte d’enseignement. Valorisé par les enseignants pour sa « mixité », le cirque devient tantôt une activité acrobatique tantôt une activité artistique, créant ainsi des modes genrés évolutifs d’appropriation de ces pratiques. En somme, s’intéresser à la socialisation de genre permet d’étudier les représentations genrées et leurs effets pratiques, et les effets « retour » des pratiques sur les représentations.
11Isabelle Clair s’y attache également, en soulignant les redéfinitions des représentations des rôles conjugaux féminin et masculin qu’occasionnent les premières expériences sexuelles et/ou amoureuses à l’adolescence. À travers ses entretiens avec des jeunes vivant dans des cités d’habitat social en banlieue parisienne, elle montre que leurs croyances initiales, organisées autour d’une stricte division sexuée de l’expérience amoureuse, sont dans le même temps réactivées et perturbées par leurs comportements et ceux de leurs partenaires ; cet exemple souligne encore la co-construction du genre par les représentations et les pratiques.
Genre, pratiques artistiques et réception des œuvres
12La troisième partie est consacrée aux usages du genre comme catégorie d’analyse, dans le domaine spécifique de l’étude des pratiques artistiques et de la réception des œuvres. Nous avons choisi de nous intéresser à ce champ de recherches spécifique, dans la mesure où se pose ici de façon exemplaire la question centrale des relations entre pratiques et représentations dans l’étude des rapports sociaux de sexe, en raison de l’extraordinaire importance de l’imaginaire, du mythe ou du fantasme tant dans les pratiques effectives des créateurs que dans les modalités de réception des œuvres par le public. Ici plus qu’ailleurs, les discours ont des effets directs en termes de rapports de pouvoir.
13C’est à cette problématique que se confrontent Séverine Sofio et Deborah Gutermann, dont les textes portent sur le XIXe siècle. La première présente le raisonnement qui l’a poussée à mettre en évidence, expliquer puis surmonter, de la façon la plus pragmatique qui soit, le hiatus entre l’image – globalement péjorative – des plasticiennes, et les pratiques effectives (plutôt égalitaires) des artistes des deux sexes. Elle expose l’intérêt des diverses « facettes » théoriques du concept de genre, à condition de ne pas céder à la facilité en se focalisant sur les différences de sexe et en oubliant, du coup, les autres variables (classe sociale, appartenance générationnelle, capital social, type de formation reçue, etc.) qui façonnent et font évoluer le genre. La question de la construction des identités sexuées et de la spécificité de leur analyse sur un terrain historique intéresse également Deborah Gutermann qui analyse les modalités de réception de la littérature romantique autofictionnelle caractérisée, justement, par la valorisation d’un certain brouillage des normes de genre. La réception des œuvres littéraires est pareillement au cœur de l’article de Viviane Albenga consacré aux cercles de lecture contemporains. En s’inspirant, des écrits des théoriciennes féministes de la littérature d’une part, et des concepts d’habitus ou de domination tels qu’ils furent développés dans la sociologie de Pierre Bourdieu d’autre part, Viviane Albenga montre comment la lecture peut entrer (selon le contexte, la nature des œuvres lues, etc.) en résonance ou en conflit avec les dispositions de genre des lectrices et des lecteurs. Elle montre donc comment la pratique de la lecture collective permet des reconfigurations originales des dominations de classe et de sexe : une conclusion qui recoupe à la fois celle de Séverine Sofio sur la nécessité d’articuler systématiquement le genre à d’autres rapports de domination et celle de Deborah Gutermann dans l’affirmation que pratiques artistiques et pratiques sociales sont liées par un jeu d’influences mutuelles.
Genre et pratiques militantes
14La quatrième partie, enfin, présente plusieurs contributions mettant au jour le lien entre le genre, le capital politique et les pratiques militantes. Magali Della Sudda s’intéresse à la tension entre des discours conservateurs et des pratiques novatrices dans une association féminine de masse, au moment où naissent les partis politiques modernes. La particularité de la Ligue patriotique des Françaises, fondée en 1902 et regroupant plusieurs centaines de milliers d’adhérentes est d’avoir constitué un espace de politisation féminine conservateur, hostile au féminisme républicain en même temps qu’elle offrait à ses cadres un lieu d’action publique dont la plupart des femmes était alors privée. Le genre s’avère ici un outil d’analyse particulièrement efficace pour comprendre comment ont pu s’articuler la revendication d’une société hiérarchisée, voire inégalitaire, et des voies d’émancipation individuelle, en réaction à la politique de laïcisation du début du siècle dernier. Le deuxième article porte sur l’analyse genrée des effets de Mai-68 sur une génération de femmes et d’hommes qui ont pris part aux événements. Dans son travail mené auprès des parents d’enfants scolarisés à l’école Vitruve à Paris et dans une école expérimentale à Nantes, Julie Pagis montre ainsi les effets différents de Mai-68 sur les trajectoires militantes, professionnelles voire affectives des enquêté(e)s, à partir de questionnaires et d’entretiens. Cette approche diachronique permet de rendre compte de la façon dont l’événement joue un rôle dans la socialisation politique, en accentuant les effets des normes de genre inégalitaires inculquées précédemment et en entraînant parfois une rupture avec celles-ci.
15Le troisième texte cherche à savoir comment les effets du genre se déclinent de façon subtile au sein du groupe socialiste du Conseil régional d’Île-de-France. Delphine Dulong et Frédérique Matonti ont observé les pratiques des élu(e)s socialistes au sein de l’assemblée régionale et analysé les discours des enquêté(e)s en entretien. Si le capital politique demeure déterminant, le genre présente néanmoins des effets qui structurent les rapports sociaux. On comprend ainsi comment dans une assemblée paritaire se reproduit la domination masculine non seulement en raison de rapports sociaux de sexe souvent inégalitaires, mais surtout de la façon même dont se constitue un capital professionnel spécifique.
16Enfin, l’article de Xavier Dunezat interroge les conditions de possibilités de l’appropriation d’une grille de lecture genrée de leurs pratiques militantes par les chômeurs et les chômeuses mobilisé(e)s à Rennes et à Morlaix. Il s’attache aux dynamiques de l’action collective, modelées par les rapports sociaux de sexe et de classe, mais aussi par les inégalités de capital militant, et aux modalités selon lesquelles la sexuation objective des pratiques peut être dite, rendue visible, voire être contestée (ou pas) au sein du mouvement social. ?
Notes
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[1]
Ce dossier est issu de la journée d’études « Genre et construction de l’objet », organisée le 3 juin 2004 par des doctorant(e)s du Laboratoire de Sciences Sociales (Ens/Ehess), avec les contributions de Catherine Achin, Lucie Bargel, Laure Béréni, Céline Bessière, Magali Della Sudda, Sibylle Gollac, Stéphanie Guyon, Thomas Morinière, Alexandra Oeser, Olivier Roueff et Séverine Sofio. D’autres articles sont venus enrichir ces premières contributions, dans le prolongement de cette rencontre.
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[2]
On pourra se reporter à la bibliographie indicative constituée par l’association de Jeunes Chercheuses et Chercheurs en études féministes, genre et sexualités [en ligne http:// www. efigies. org/ index. php? option= com_content]
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[3]
Voir l’article fondateur de Joan W. Scott, « Gender : A Useful Category of Historical Analysis », The American Historical Review, vol. 91, n° 5, 1986, pp. 1053-1075, paru en français sous le titre, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Le Genre de l’histoire, Les Cahiers du GRIF, n° 37-38, 1988, pp. 125-153.En ligne
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[4]
Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005, 281 p. (traduction par Cynthia Kraus de Gender Trouble, paru en 1989).
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[5]
Stéphane Beaud, Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Découverte, 2003, 356 p.