CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le travail des femmes a longtemps manqué de visibilité [1], mais il est aujourd’hui bien établi qu’elles assurent l’essentiel de la production domestique [2] et qu’elles ont toujours participé à la sphère professionnelle [3].

2Dans les familles d’indépendants, cette collaboration a fait l’objet d’une reconnaissance tardive, aussi bien juridique que scientifique. Ce n’est qu’au début des années Quatre-vingt que des enquêtes ont montré le caractère indispensable du travail des femmes dans les entreprises familiales de l’artisanat et du commerce [4]. À la même période, la professionnalisation du statut des agricultrices – jusque-là considérées comme des aides familiales, c’est-à-dire avant tout comme des épouses d’agriculteurs – est devenue un enjeu de lutte [5] en même temps que de recherche pour les sociologues et les féministes [6].

3Ces travaux ont permis de questionner les frontières habituellement établies entre travail domestique et professionnel, l’un étant habituellement associé aux femmes, et l’autre aux hommes. Comme l’écrit en effet Rose-Marie Lagrave :

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Le cas des agricultrices a été l’exemple expérimental qui a servi à déconstruire et reconstruire les fils invisibles entre travail productif et travail réputé improductif. En effet, la sphère du domestique dans une exploitation familiale agricole n’est pas distincte de la sphère productive : elles se recoupent, elles se chevauchent [7].

5En ce sens, il apparaît pertinent de considérer les familles d’indépendants comme des « maisonnées [8] » – c’est-à-dire comme des unités de coopération productive réunissant plusieurs personnes plus ou moins apparentées et éventuellement co-résidentes – et de s’interroger sur le partage des tâches en leur sein, sans dissocier productions professionnelle et domestique, ici largement imbriquées.

6Dans les deux enquêtes ethnographiques que nous avons menées auprès d’exploitations familiales viticoles de la région de Cognac d’une part, de familles d’artisans (boulangers-pâtissiers et maçons) d’autre part [9], nous avons observé la répartition sexuée des travaux au sein du collectif de production familial sans présupposer une distinction entre tâches professionnelles et domestiques, ni entre tâches masculines et féminines. L’avantage de ce dispositif est de ne pas définir les tâches a priori, comme c’est le cas dans les enquêtes statistiques [10]. Cette démarche a permis de mettre en évidence l’existence de maisonnées mobilisées autour de « causes communes » de nature diverse (maintien de l’entreprise familiale, entretien et conservation d’une maison ou prise en charge d’une personne dépendante). Les membres des maisonnées effectuent des activités différentes et complémentaires dont l’attribution dépend largement d’un ensemble de rapports de pouvoir, le genre en constituant une dimension essentielle.

7Les enquêté(e)s ne présentent pas de la même manière la participation des hommes et des femmes à ces collectifs de production. Les tâches masculines sont clairement définies et valorisées, d’autant plus qu’elles sont exposées comme relevant de la sphère professionnelle, qu’elles soient accomplies dans ce cadre ou « importées » dans le cadre domestique. Philippe le Vennec, par exemple, fils d’un maçon salarié d’origine paysanne, dirige une entreprise de maçonnerie et c’est à ce titre qu’il assure des travaux de bricolage chez la plupart des membres de sa parentèle rassemblés à Brest (il est généralement aidé par son frère qui a une formation de tailleur de pierre, ses beaux-frères formés à l’électricité du bâtiment ainsi que son neveu, plombier en apprentissage).

8À l’inverse, la participation des femmes à la production se caractérise davantage par le temps qu’elles mettent à l’entretien de la maisonnée [11]. Leurs activités sont souvent décrites comme indéterminées. Lors d’une entrevue enregistrée, Stéphane Dumont, un jeune viticulteur de 24 ans, décrit – à la demande de l’enquêtrice – la répartition des travaux dans l’exploitation familiale en présentant d’abord les tâches effectuées par son père et lui-même. L’enquêtrice finit par demander ce que fait sa mère, co-exploitante au même titre qu’eux. Il répond alors : « Ma mère, elle fait tout ». L’enquêtrice, surprise, sourit. Stéphane ajoute :

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Dans tous les domaines. Elle va dans la vigne tirer les bois, relever. Cette année, elle va… elle avait commencé à tailler, mais elle ne taille pas beaucoup [12]. Mon père fait les traitements, forcément…Tout ce qui est tracteur, c’est mon père ! Les vendanges, ma mère suivait la machine pour ramasser les raisins qui restaient, signaler s’il y avait un problème à la machine, parce que quand les tapis bloquent, mon père ne l’entend pas devant.

10Cet extrait d’entretien illustre bien la difficulté des enquêté(e)s à décrire les tâches féminines : n’ayant pas l’habitude de les raconter, ils finissent par les définir en creux de celles des hommes.

11Les enquêté(e)s décrivent bien qui fait quoi au sein de la maisonnée et la valeur différente accordée à chaque tâche, mais ils ne relèvent pas la dimension sexuée de la division de ces activités et ne la rattachent pas à des normes qui la justifieraient ou la contesteraient. La situation d’enquête n’y était pas propice : nous ne les avons pas rencontré(e)s en tant que personnes assumant un discours politique au sein d’un espace public, mais dans le cadre et à propos de leur vie privée et professionnelle. Pourtant, même dans ce cadre, on se doit de comprendre la façon dont les enquêté(e)s sont confronté(e)s aux rapports sociaux de sexe, les manières dont ils en parlent et au travers de quels enjeux pratiques la domination masculine émerge de leurs discours. Ici, nous en donnerons successivement deux exemples : l’organisation de la transmission au sein de la lignée et l’accès des femmes d’indépendants au travail salarié. Même en l’absence d’un discours féministe ou sexiste, la question du genre fait sens pour les acteurs, mais dans le cadre de problématiques qui leur sont propres.

La différenciation des rôles au sein de la lignée

12Les familles que nous avons observées ne forment pas seulement des maisonnées. Elles peuvent constituer également une « lignée » (ou groupe de descendance), c’est-à-dire un groupe d’apparentés soucieux d’assurer la reproduction d’un patrimoine commun, que ce soit un patrimoine économique ou des biens symboliques indivisibles comme un nom ou une réputation [13]. Le patrimoine des lignées d’indépendants a la particularité d’avoir pour élément central une entreprise à transmettre. Comment se répartissent les rôles entre hommes et femmes dans la reproduction de ce patrimoine ? Et comment les enquêté(e)s restituent-ils cette répartition dans leur discours ?

Des pratiques inégalitaires privilégiant l’héritier masculin ?

13L’entreprise ou l’exploitation familiale est prioritairement transmise au garçon [14]. Cette transmission recoupe trois dimensions : patrimoniale (hériter d’un patrimoine familial), professionnelle (apprendre le métier de ses parents) ainsi que statutaire (reprendre l’entreprise familiale en tant que chef d’entreprise) [15]. Ainsi, au moment du partage de l’héritage, les garçons reçoivent-ils en priorité le patrimoine professionnel [16]. Ils reproduisent aussi plus fréquemment que les filles le métier et le statut d’indépendant de leur père [17]. C’est également le garçon qui transmet le nom de famille. Les hommes monopolisent ainsi les éléments du capital de la lignée qui sont les plus valorisés.

14Cela ne signifie pas pour autant que les femmes n’ont aucun rôle au sein de la lignée. C’est ce que l’on observe dans une famille de boulangers de Gironde. Guy Pilon (53 ans en 2002) a hérité en 1992 de la boulangerie de ses parents. Ses trois sœurs – Nicole (54 ans), Arlette (51 ans) et Sylvette (49 ans) – n’ont pas hérité du patrimoine professionnel mais ont activement participé à la reconversion d’une partie du capital économique de la famille en capital scolaire : leur mère, Renée (75 ans) justifie la vente d’un moulin ayant appartenu à son père par la nécessité de payer les études des filles. Guy, le repreneur est présenté comme peu doué pour les études, alors que le capital scolaire accumulé par ses sœurs semble justifier le fait qu’elles ne veuillent pas reprendre la boulangerie [voir encadré]. Les femmes assurent également l’entretien du capital social de la lignée : les trois filles Pilon savent avec qui la famille a des liens de parenté au village et dans les environs [18]. Nicole et Sylvette en particulier, qui sont restées au village, contrairement à Arlette, et sont devenues respectivement directrice d’école et adjointe au maire à l’urbanisme, sont au cœur des réseaux de sociabilité locaux. En ce qui concerne le maintien du patrimoine familial, les femmes, même si elles n’héritent pas du patrimoine professionnel, ont également leur rôle à jouer. Les filles Pilon acceptent, par exemple, de conserver certains biens symboliques : en l’occurrence, une maison de village achetée par les parents de Renée qui incarne la réussite de la lignée maternelle [19]. Elles acceptent aussi de récupérer une part résiduelle de la succession – la première part définie (le fonds de boulangerie et la maison du père) étant celle de Guy. Elles contribuent ainsi, en creux, à la préservation du patrimoine familial. Le rôle des femmes au sein de la lignée n’est donc pas négligeable. Mais les hommes y jouent un rôle nettement plus visible et plus valorisé.

15Dans les familles d’indépendants, quand l’entreprise, élément central du patrimoine familial, se transmet bien au garçon, cette transmission se fait sous le sceau de l’évidence. Dans les exploitations familiales viticoles, le garçon qui reprend l’exploitation a « toujours voulu faire cela », il a toujours été « intéressé », il est « passionné » par son métier, contrairement aux sœurs (s’il en a) qui n’ont « jamais été intéressées » [20]. Dans la famille le Vennec, Philippe (41 ans en 2002), chef d’une entreprise de bâtiment apparaît parmi ses cinq sœurs et son frère comme l’héritier évident de son père (mort en 1997), lui-même maçon. En témoigne la manière dont sa sœur, Catherine (43 ans) le désigne comme le « relais du patriarche ». À la question de l’enquêtrice, « Pourquoi Philippe ? », celle-ci répond du tac au tac : « Ben, parce que c’est le garçon ».

Des différences qui ne laissent pas indifférent(e)s

16La spécificité du rôle du garçon au sein du groupe de descendance est évidente, mais elle est aussi contestée par les enquêté(e)s, qu’ils soient des femmes ou des hommes. C’est le cas pour la transmission du métier. Catherine et Claudie le Vennec disent l’impossibilité pour les filles de participer à la transmission du capital professionnel dans le bâtiment (un milieu professionnel masculin) valorisé au sein de la lignée. Claudie (47 ans), que son père emmenait avec lui sur les chantiers, n’a jamais trouvé de travail dans le secteur après avoir obtenu un BEP d’électricité du bâtiment : « je n’ai jamais trouvé quelqu’un qui m’aurait embauchée. Donc à la limite, c’est comme si j’avais aucune formation, parce que j’ai jamais pu exercer mon métier ». Quant à Catherine, cadre maison chez Picard-surgelés, elle regrette que le capital professionnel accumulé par les filles, en dehors du secteur du bâtiment, ne soit pas reconnu à sa juste valeur au sein de la lignée, en particulier par son père :

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Moi je n’ai jamais eu l’impression d’avoir été reconnue [par mon père] dans mon propre métier, alors que j’ai quand même eu une belle progression aussi, hein ! Et à chaque fois que j’allais voir Papa en lui disant : « Papa, Papa, je suis fière, tu peux être fier de moi, j’ai eu une promotion ». « Bon, ben c’est bien ». Mais le métier du commerce, pour lui c’était pas un métier. Il y avait un métier qui avait une valeur à ses yeux, c’était le métier du bâtiment.

18Il en est de même pour le monopole des garçons sur la reprise de l’entreprise familiale, c’est-à-dire la transmission du statut de chef d’entreprise. Chez les Pilon [21], l’intéressé lui-même, Guy, critique la façon dont on lui a assigné, en tant que garçon, le rôle de repreneur de la boulangerie familiale :

19

Parce que j’étais le seul garçon de la famille, et [mon père] ne voulait surtout pas laisser tomber ce fonds de boulangerie. Donc il s’est dit, comme ça venait de son père, de son grand-père, il a dit [à] moi, seul garçon de la famille, tu vas prendre le…

20C’est au nom des nouvelles normes familiales d’épanouissement personnel – selon lesquelles l’individu est censé se réaliser en fonction de ses goûts personnels [22] – que Guy remet en cause le rôle masculin qu’on lui a attribué dans la lignée :

21

C’étaient les mœurs d’autrefois, qui ont changé maintenant […] Ben moi, je ne voulais pas devenir… Est-ce que je force mes enfants à devenir boulanger ? Non. Alors que moi, on m’a forcé à être dans la partie, et puis je ne voulais pas trop. Mais je n’avais pas le choix.

22Femmes et hommes remettent ainsi en cause ces rôles assignés par le sexe dans les transmissions familiales.

23Les modalités du partage du patrimoine au moment de la succession cristallisent justement les enjeux de la distribution des rôles masculin et féminin au sein du groupe de descendance. Ce partage doit en principe être égalitaire. Pourtant, dans les familles d’indépendants, la transmission du patrimoine professionnel à un seul héritier entraîne des partages dont l’égalité est bien souvent contestable. Ainsi, chez les Pilon, le fonds de pâtisserie donné à Guy dans sa jeunesse n’a-t-il pas été pris en compte dans la définition des parts. Cette façon de faire a été justifiée par le financement des études des filles et l’aide apportée par Guy à ses parents à la boulangerie (aide pour laquelle il a pourtant été très tôt rémunéré). Les trois sœurs de Guy Pilon, tout en réaffirmant sans cesse qu’elles ne « comptent pas » et qu’elles ne veulent pas semer la discorde dans la famille [23], adoptent cette justification face à l’enquêtrice, mais la discutent longuement. D’une part, en soulignant l’aide qu’elles ont apportée à leurs parents, elles aussi, à la boulangerie. D’autre part, en mettant en question l’équivalence faite entre le coût de leurs études et la valeur du fonds de pâtisserie [voir encadré].

24La distribution sexuée des rôles dans la lignée, qui assigne à chaque sexe un genre, est discutée, voire critiquée, par les protagonistes hommes et femmes des partages patrimoniaux. Un cas limite de refus de cette assignation est celui du frère aîné de Philippe Le Vennec (l’entrepreneur en maçonnerie), Serge, célibataire et sans enfant, qui après avoir suivi une formation de tailleur de pierre et s’être mis à son compte a renoncé à son activité. Déclaré schizophrène et abandonnant de fait son rôle d’héritier masculin au sein de la lignée, il a alors envisagé de changer de sexe (il n’a pas obtenu l’autorisation pour subir une opération chirurgicale, mais il a suivi un traitement hormonal pendant plusieurs mois). Participant de plus en plus aux tâches domestiques de la maisonnée, au même titre que ses sœurs, il a ainsi tenté de mettre son sexe, si l’on peut dire, en conformité avec son nouveau genre.

25Les commentaires sur la transmission du nom sont une autre façon de contester la définition des rôles féminins dans le groupe de descendance. L’une des sœurs Le Vennec, Françoise (45 ans, sans diplôme et actuellement femme au foyer chez son compagnon, Bernard), exprime ainsi son regret de ne pas pouvoir transmettre son nom à son fils Jonathan, issu d’un premier mariage :

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Le nom a beaucoup d’importance. Oui, la preuve, dès qu’on divorce on reprend notre nom, c’est la première chose qu’on fait. C’est vrai que moi j’aurais voulu que mon petit s’appelle Le Vennec, c’est sûr […] ce n’est pas normal que les enfants prennent le nom du père systématiquement [24].

Une femme construit – et déconstruit – l’équité des partages successoraux au sein de sa fratrie : l’exemple de Sylvette Pilon

Et vous, ça vous a semblé équitable le fond de pâtisserie et les études… ?
Je crois. Je crois, parce que… Mais bon, alors là je t’avoue que je n’ai jamais fait les calculs […]. Jusqu’à ce que je me marie, j’ai toujours travaillé, enfin j’ai travaillé, tous les dimanches je faisais les livraisons de gâteaux et tout, je ne me suis jamais faite payer quoi, si tu veux. En compensation on a toujours… Enfin… Mais équitable, moi je crois. Maintenant je t’avoue que je n’ai jamais mis sur un papier les chiffres, combien j’avais coûté, combien mon frère avait coûté. Parce qu’il a travaillé, il a gagné de l’argent très rapidement, et que nous non. Maintenant je pense que s’il y avait un calcul à faire, ce serait peut-être lui qui en a eu plus que nous. Mais je ne le sais pas. Parce que comment on peut estimer un niveau d’études avec… ça doit être assez dur. Mais c’est un choix aussi que c’est lui qui l’a fait… mes parents l’ont jamais obligé à faire pâtissier. C’est lui qui voulait faire pâtissier. Enfin, moi je crois. J’étais gamine : il avait quatorze ans, donc moi j’avais onze ans quand il a voulu faire pâtissier. Donc j’ai des souvenirs, des souvenirs où… Moi j’ai toujours vu mon frère ne jamais aimer l’école. Je ne crois pas que ce soit une influence, que mon père voulait qu’il fasse un métier qui ressemblait au sien, je ne crois pas. Mon frère, c’est vrai que l’école ça le gonflait pour le coup. Par contre, apprendre un métier, ça… Mais mon père ne l’a pas obligé à faire boulanger, parce qu’il voulait faire pâtissier, donc il a fait… Non, je pense que mon frère il n’a pas été désavantagé vis-à-vis de nous, parce qu’il a toujours été plutôt le petit chouchou des trois filles, des trois sœurs. Mais c’est vrai que c’est le seul qui n’a pas fait d’études. Mais pas… Mais je ne crois pas que c’était parce que mes parents ne voulaient pas qu’il les fasse. Je crois que c’était un choix que lui il avait. Mais après, si tu veux, au niveau des partages…, je t’avoue que je n’ai jamais compté parce que ça m’a… Ce que je ne voulais surtout pas, c’est que tous les quatre on se fâche. Parce que ici, je te dis, il y a je te dirais 70 % des gens qui se fâchent pour les partages, parce qu’ils ont toujours… Ils disent qu’il y en a un qui a eu plus que l’autre, etc. Moi, c’était le genre de truc… Ce qu’on ne voulait pas, Arlette, Nicole, et moi, toutes les trois, parce que mon frère, c’est autre chose, il y a la belle-sœur qui rentre en ligne de compte… Enfin, ça c’est autre chose. Mais on ne voulait surtout pas se fâcher, et je crois que ça a été… D’abord, ce n’est pas nous qui l’avons fait, hein, je veux dire qu’il y a des notaires, tout ça. Je crois qu’il n’y a pas eu d’injustice, en toute honnêteté, je crois que tout a été fait régulièrement. Donc nous on a eu une part à peu près équitable. Et donc, je te dis, mon frère à chaque fois qu’on bossait, depuis des années… Moi je n’y travaille plus depuis que je suis mariée et que j’ai des enfants, mais j’ai fait au moins dix ans de ma vie, disons de 17-18 ans quand j’ai eu le permis jusqu’à vingt-cinq ans, j’ai bossé la pâtisserie tous les dimanches etc. Tout ça j’ai fait comme mon frère. Mes sœurs aussi. Chaque fois qu’on avait un moment…, on bossait. Mais ça, bon, moi je ne compte pas. Je regarde mon frère, moi j’ai toujours fait « à l’aise », sans réfléchir, me dire qu’il allait me devoir de l’argent. Mais bon, en fait, c’est vrai que…

27La place des un(e)s et des autres au sein de la lignée fait ainsi davantage l’objet de réflexions et de discours que le partage des tâches au sein du collectif de production familial, et cela sans que l’ethnographe ait besoin d’user de détours pour recueillir ce discours.

Maisonnée et travail des femmes « à l’extérieur »

28Si, à la différence de ce qui se produit pour les transmissions, les enquêté(e)s rencontré(e)s n’ont pas remarqué ni contesté le partage des tâches entre hommes et femmes au sein de la maisonnée, certain(e)s d’entre eux se posaient néanmoins davantage de questions sur les conséquences et la nécessité du travail salarié des femmes, « à l’extérieur » de l’entreprise familiale (dirigée par l’homme dans l’ensemble des familles d’indépendants enquêtées). Comme le remarquent Christian Baudelot et Roger Establet :

La frontière entre indépendants et salariés, jadis très stricte, s’est largement ouverte. Les deux tiers des compagnes des indépendants sont aujourd’hui salariées. Une sur deux chez les agriculteurs, trois sur quatre chez les artisans, six sur dix chez les petits commerçants, huit sur dix chez les chefs d’entreprise, deux sur trois chez les professions libérales. [25]
Cet accroissement du travail salarié des femmes d’indépendants est continu depuis les années Soixante-dix et concerne donc plus particulièrement les jeunes couples [26]. En quoi cette généralisation du travail salarié des compagnes d’indépendants transforme-t-elle l’organisation genrée du travail au sein de la maisonnée ? C’est en essayant de répondre à cette question que l’on saisit comment le partage sexué des tâches dans le collectif familial de production apparaît dans le discours des enquêté(e)s.

Reconnaissance du travail des femmes et travail salarié

29Le salariat féminin correspond tout d’abord à une reconnaissance du travail des femmes et de son caractère productif, ce qui n’était pas le cas avec le statut d’aide familiale. Il apporte également aux femmes une certaine indépendance financière. C’est ce que montre bien l’exemple de l’exploitation viticole familiale de Soijon. Y cohabitent Yvon et Denise Raynaud (une soixantaine d’années), leur fils Éric et sa femme Patricia (la trentaine), leur enfant Maxime âgé de 5 ans et la mère de Denise, Marie (83 ans). En 1998, à l’âge de 27 ans, Éric s’installe comme exploitant individuel sur l’exploitation de ses parents, qui partent « officiellement » à la retraite, mais continuent à travailler avec lui. Patricia exerce une activité à mi-temps de portage de repas à domicile pour personnes âgées depuis 1994. Même si Patricia gagne à peine 3000 francs par mois à l’époque, elle interprète son activité salariée comme lui offrant une marge de manœuvre financière et une nouvelle autonomie vis-à-vis de la maisonnée : « ça me sort. Ce n’est pas que je suis mal ici, mais je vois autre chose. Et puis je m’assume toute seule. Et même si ce n’est pas beaucoup, ça fait un petit pécule. » Inversement, la belle-mère de Patricia, qui a toujours travaillé comme aide familiale sur l’exploitation, témoigne du manque d’indépendance et de reconnaissance qu’elle a pu ressentir dans sa vie de labeur :

Denise Raynaud : J’ai toujours travaillé gratuitement, je n’ai jamais eu de salaire, je n’ai jamais eu d’argent […] Et moi qu’ai toujours travaillé, je l’ai eu le salaire si tu veux, mais jamais défini pour moi, pour dire, bon avec l’argent de mon mois, je fais ça, ça et ça. J’ai toujours eu l’impression de travailler gratuitement.
L’accroissement du nombre de femmes d’indépendants actives « en dehors » de l’entreprise familiale pose ainsi la question de la reconnaissance sociale du travail des femmes « dans » les entreprises familiales, y compris a posteriori. C’est à travers les enjeux du travail salarié féminin à l’extérieur que les enquêté(e)s, dans les familles d’indépendants, discutent la définition des rôles féminins au sein de la maisonnée.

Travail salarié féminin et rapports des femmes à la maisonnée

30Le travail salarié féminin signifie effectivement un désengagement des femmes de l’entreprise familiale. Ce désengagement nécessite une réorganisation de la production professionnelle au sein de la maisonnée, voire le recours à des salariés. Guy Pilon explique ainsi que sa boulangerie serait beaucoup plus rentable pour un couple de boulangers [27]. Sa femme Marie-Hélène (45 ans), fille de bijoutiers parisiens, travaille à la Caisse des Dépôts et Consignations. Son refus de travailler à la boulangerie est perçu comme un danger pour la viabilité de l’entreprise familiale. L’on peut interpréter en ce sens l’animosité que suscite la femme de Guy Pilon au sein de sa belle-famille, fortement ancrée dans un village de Gironde. C’est ce que suggère cet extrait d’entretien avec Yoann, un des neveux du boulanger :

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Alors, tu as Guy qui a repris la boulangerie. […] Alors ça, la femme, elle n’a jamais voulu bosser dans le magasin, quoi. Elle a un boulot à Bordeaux […]. Donc, genre, elle veut absolument bosser à Bordeaux, avoir son indépendance quoi : donc c’est un peu la Parisienne dans le lot, quoi, qui s’entend mal un peu avec machin, tout ça…

32Le travail salarié des femmes apparaît au premier abord comme antinomique avec la participation active au collectif de production familiale. Il est souvent présenté, par les femmes elles-mêmes, comme une source d’épanouissement individuel, opposé au dévouement à la maisonnée. C’est en ces termes que Catherine, la sœur de Philippe Le Vennec (l’entrepreneur brestois en bâtiment) compare aujourd’hui sa position à celle de sa sœur Françoise. Catherine, après avoir été licenciée de son emploi chez Picard, a profité d’une période de chômage pour suivre une formation au Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM). Habitant à Paris depuis son mariage avec un employé de la SNCF, elle se rend aujourd’hui rarement à Brest, où réside l’essentiel de sa famille. Françoise, qui habite à Brest chez son compagnon (dentiste), à proximité de sa mère et de la plupart de ses frères et sœurs, consacre au contraire beaucoup de son temps de femme au foyer à la maisonnée Le Vennec (elle aide par exemple quotidiennement sa mère pour le ménage). Catherine présente ainsi la situation de sa sœur :

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Et Françoise, elle travaille en ce moment ?
Non. Toujours pas. C’est dans ses projets. Elle réfléchit beaucoup, en ce moment, à sa vie. C’est vrai qu’elle a donné du temps pour Papa quand il a été malade ; elle a donné du temps aussi à Marie [leur sœur aînée]. Parce qu’en fait Papa est mort en 1996, Marie est tombée malade en 1999 [atteinte d’un cancer de la moelle épinière], je crois. Elle a donné aussi beaucoup de temps aux enfants, [elle hésite, puis corrige] aux petits-enfants de Bernard [son compagnon], et aujourd’hui elle sature un petit peu. Elle aimerait un peu s’occuper d’elle, et c’est en passant peut-être par une activité professionnelle qu’elle pourrait se réaliser. […] Quand je vois comment elle fonctionne, je me dis, à chaque fois que je descends, je me dis que je suis heureuse de ne pas être à Brest et surtout, surtout, d’avoir une vie professionnelle. […] Et quand je vois l’état d’esprit dans lequel sont Marie, Françoise, je les trouve très fermées sur elles-mêmes, sur leur monde, sur leurs préoccupations, qui sont des préoccupations de… Ben tiens on va faire les boutiques, tiens on va rencontrer les amis, on va voir la famille, on va… Ça leurs journées sont bien, bien remplies, mais elles sont remplies par [elle hésite], par la rencontre, la rencontre avec les autres, avec les amis, la famille. […] Dans leur fonctionnement quotidien je me sens annihilée, je ne pourrais pas.

34Le travail salarié féminin apparaît ici clairement associé aux nouvelles normes familiales selon lesquelles l’épanouissement individuel doit primer sur le dévouement à la maisonnée [28].

35Il ne faut cependant pas associer systématiquement le travail salarié avec une libération des tâches assignées traditionnellement aux femmes au sein du collectif familial de production. S’il modifie bien le rapport des femmes à la maisonnée et les en émancipe partiellement, il ne les libère pas pour autant du travail domestique qu’elles doivent continuer à accomplir dans la sphère conjugale.

36Éric et Patricia Raynaud ont cohabité pendant trois ans avec les parents d’Éric, ce qui est une situation fréquente dans la viticulture charentaise. Patricia décrit ainsi le moment où son mari et elle ont quitté le logement des parents Raynaud pour emménager dans leur propre maison (qui ne se situe qu’à cent mètres de la ferme parentale) :

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Ça a dû te changer de passer de l’autre maison à ici ?
Ah oui, ça change tout. Même si je m’entends bien avec tout le monde [dans sa belle-famille], ce n’est pas pareil. On ne peut pas vivre à sa façon quand on n’est pas chez soi […]. Je sais que je repassais le linge par exemple, aussi bien le nôtre que celui de mes beaux-parents. Ça faisait de l’avance à ma belle-mère, mais il fallait que ce soit plié de telle et telle façon, tandis que là je plie comme je veux, quoi. Puis bon, ce qui m’embêtait le plus c’est ça, c’est qu’on me dise, il faut faire comme ça. Bon, chacun, c’est sûr a sa méthode, chacun plie à sa façon. Mais moi s’il m’arrivait un problème je lui imposerais pas de repasser et de plier comme ça. Là fallait que ce soit comme ça et pas autrement.
Et la cuisine, qui la faisait ?
Ah, c’était elle qui la faisait, je ne me permettais pas [de la faire]. Bon si je voulais faire un gâteau, ça, j’avais encore la possibilité de faire un gâteau. Je faisais le ménage dans notre chambre, s’il fallait je passais un coup de balai. J’aidais quoi, parce que de toutes façons je n’aime pas rester là à rien faire, mais bon, quand tu ne te sens pas chez toi, tu ne te sens pas de prendre l’initiative [par exemple] « tiens ben aujourd’hui je vais faire les poussières ». Tu n’es pas chez toi, tu ne sais pas si le geste va être bien vu ou pas bien vu.

38Patricia, dont le travail domestique était relativement limité lorsqu’elle vivait chez ses beaux-parents, prend en charge actuellement, chez elle, la totalité des tâches domestiques : ménage, courses, cuisine, entretien du linge, du jardin d’agrément devant la maison. Elle raconte qu’Éric ne fait pas du tout le ménage : « pour lui, ce n’est jamais sale ». Et elle ajoute qu’« il n’a pas été habitué comme ça ». Première interprétation : Éric a été peu impliqué dans le travail domestique, pris en charge essentiellement par sa mère, qui, dans le cadre de la cohabitation, semble imposer ses manières de faire à Patricia en ne lui laissant pas l’initiative des tâches ménagères. Fausse route. En fait, Patricia explique que pour sa belle-mère, Denise Raynaud « sa vie, c’est les vignes », « c’est être à l’extérieur » et « la maison, elle n’en a pas grand-chose à faire ». Le repli conjugal – manifeste dans le déménagement du jeune couple – a donc eu pour conséquence de réactiver chez Patricia toutes les dispositions « féminines » acquises et non-questionnées et notamment toutes les injonctions à faire le ménage selon un niveau d’exigence assez élevé [29]. Si le gain d’autonomie de l’épouse par rapport à sa belle-famille est manifeste et lui permet d’imposer ses propres normes, on est loin d’assister ici à un allègement des tâches domestiques par rapport à la génération des femmes qui travaillaient dans l’entreprise familiale [30].

39De la même façon, Arlette Pilon critique les normes ménagères de sa mère Renée, boulangère : « Il y a un bordel chez elle ! » (le fils d’Arlette précise d’ailleurs que dès qu’elle rend visite à sa mère, elle fait le ménage). Renée Pilon et Denise Raynaud, deux femmes dévouées au collectif familial de production âgées de soixante-quinze et soixante-deux ans, ne semblent donc pas plus assignées aux tâches domestiques « féminines » que leurs fille et belle-fille qui, elles, travaillent « à l’extérieur ». Plus encore, celles-ci cherchent à s’émanciper par rapport à la maisonnée, mais pas par rapport aux tâches domestiques. Cette émancipation reste d’ailleurs parfois bien relative. Alors que Patricia Raynaud est sensible à l’indépendance, notamment financière, que lui procure son travail d’aide à domicile, si l’on écoute son mari Éric – qui l’encourage vivement à travailler à l’extérieur – on comprend que ce choix est envisagé dans une stratégie collective qui est celle de l’exploitation familiale dans son ensemble :

40

Vaut mieux qu’elle continue de travailler à l’extérieur. Elle est sûre d’avoir un revenu. Parce que, il y en a beaucoup [d’agriculteurs] leur femme travaille à l’extérieur, et c’est elle qui fait marcher la maison. C’est sûr, l’exploitation, il y a quelques années, c’était intéressant, ça faisait vivre […] Je sais que moi, je l’incite à travailler ailleurs. Pas rester là. Je préfère embaucher un mi-temps, des saisonniers s’il faut, si j’ai besoin de mains.

41On mesure le paradoxe du travail salarié « à l’extérieur » des femmes d’indépendants. Il participe au relâchement de l’emprise de la maisonnée (en diminuant leur participation à la production commune), transforme l’accès des femmes à l’argent et leur confère un statut professionnel reconnu par leur conjoint (contrairement à celui d’aide familiale). Mais il est aussi permis par le recours à la maisonnée (pour la garde des enfants notamment [31]) et constitue une manière différente, dans un autre contexte, de participer au maintien économique de l’entreprise familiale [32].

42Le travail salarié féminin sert donc finalement de support aux discours des enquêté(e)s sur la modification du rôle des femmes au sein de la maisonnée. Modification dont le sens n’a rien d’évident, mais qui ne correspond certainement pas à une remise en question de l’attribution aux femmes de certaines tâches domestiques. Au cours des entretiens, l’assignation des femmes aux tâches ménagères, sans être niée, n’est pas relevée et encore moins dénoncée. Est par contre discuté, au travers des discours sur le salariat féminin, leur dévouement à une maisonnée s’étendant au-delà de la sphère conjugale et de ses modalités.

43C’est au travers de l’expression des enjeux d’appartenance à des groupes familiaux, lignées et maisonnées, que les rapports sociaux de sexe émergent dans le discours des enquêté(e)s, alors que posée telle quelle, elle soulève peu de réflexion tant les choses, en ce domaine, semblent aller de soi. Les enquêté(e)s ne produisent pas de discours normatifs sur ce que doivent revêtir les rôles sociaux masculins et féminins. Ils n’en sont pas moins aux prises avec l’aspect « genré » de leurs pratiques, aspect qui prend sens dans la place qu’ils se voient assigner dans leur groupe familial, en tant que maisonnée ou lignée.

44Les familles d’agriculteur(trice)s et d’artisan(e)s indépendant(e)s constituent un terrain favorable pour mettre au jour ces questions d’appartenance puisque les groupes familiaux que constituent les maisonnées et les lignées y sont particulièrement bien dessinés. Les maisonnées recoupent en effet les contours de l’entreprise familiale tandis que les lignées s’organisent autour de la perpétuation d’un patrimoine professionnel. La problématisation du genre autour d’enjeux d’appartenance à des groupes familiaux ne paraît pas cependant une spécificité des familles d’indépendants : la question des rôles féminin et masculin se pose également dans les maisonnées qui se mobilisent autour de la prise en charge d’une personne âgée dépendante ou d’un nourrisson, et au sein des lignées dans lesquelles doit se transmettre, par exemple, une maison de famille. L’étude des façons dont les rapports de genre se jouent dans les rapports familiaux gagnerait ainsi à la comparaison de différents milieux sociaux. ?

Notes

  • [1]
    Margaret Maruani, Mais qui a peur du travail des femmes ?, Paris, Syros, 1985, 175 p. ; Les Nouvelles frontières de l’inégalité. Hommes et femmes sur le marché du travail, Paris, Syros, 1998, 283 p.
  • [2]
    Bernard Zarca, « La division du travail domestique. Poids du passé et tensions au sein du couple », Économie et statistiques, n° 288, 1990, pp. 29-40 ; « Inégalités entre hommes et femmes », in France, Portrait social 2000-2001, Paris, Insee, pp. 182-183.
  • [3]
    Sylvie Schweitzer, Les Femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux XIXe et XXe siècles, Paris, Odile Jacob, 2002, 288 p.
  • [4]
    Isabelle Bertaux-Wiame, « L’installation dans la boulangerie artisanale », Sociologie du travail, n° 1, 1982, pp. 8-23 ; Bernard Zarca, L’Artisanat français. Du métier au groupe social, Paris, Économica, 1986, 290 p.
  • [5]
    Alice Barthez, Famille, travail et agriculture, Paris, Economica, 1982, 192 p. ; Martine Berlan, « Un théâtre de l’ambiguïté : les manifestations », in Rose-Marie Lagrave (dir.), Celles de la terre. Agricultrices : l’invention politique d’un métier, Paris, Ehess, 1987, pp. 187-232 ; Rose-Marie Lagrave et Juliette Caniou, « Un statut mis à l’index », in ibid., pp. 111-150.
  • [6]
    Christine Delphy, « Agriculture et travail domestique : la réponse de la bergère à Engels », Nouvelles questions féministes, n° 5, 1983, pp. 3-18.
  • [7]
    Rose-Marie Lagrave, « Les agricultrices : les oubliées de la recherche et du féminisme », Lunes, n° 4, 1997, pp. 21-27.
  • [8]
    Florence Weber, « Pour penser la parenté contemporaine. Maisonnée et parentèle, des outils de l’anthropologie », in Danielle Debordeaux et Pierre Strobel (dir.), Les Solidarités familiales en questions. Entraide et transmission, Paris, LGDJ/ MSH, coll. « Droit et Société », Série Sociologie, vol. 34, 2002, pp. 73-116 ; Sibylle Gollac, « Maisonnée et cause commune : une prise en charge familiale », in Florence Weber, Séverine Gojard et Agnès Gramain (dir.), Charges de famille, dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2003, pp. 274-311.
  • [9]
    Ces deux enquêtes de terrain menées respectivement par Céline Bessière et Sibylle Gollac dans le cadre de leur thèse portent sur deux problématiques distinctes : les modalités de la reproduction de groupes sociaux d’agriculteurs, d’une part (Céline Bessiere, Maintenir une entreprise familiale. Enquête sur les exploitations viticoles de la région délimitée Cognac, Université Paris V Descartes, thèse de doctorat de sociologie, 2006), et l’intervention de logiques familiales dans les décisions prises en matière d’immobilier, d’autre part. Dans le cadre de ces deux enquêtes, nous avons rencontré non seulement des indépendants, mais aussi leurs apparenté(e)s (conjoint(e)s, frères et sœurs, parents) qu’ils soient salariés ou à leur compte. Il est important de noter que les membres de chacune des familles rencontrées ont des niveaux de diplôme divers et sont dotés d’un capital économique d’importance très variable. Par ailleurs, toute recherche qui porte sur les groupes sociaux d’indépendants est confrontée à des difficultés pour évaluer les positions sociales des indépendants entre eux et par rapport aux salariés. Approximativement, on peut cependant estimer que les familles d’indépendants auprès desquelles nous avons travaillé appartiennent soit à une bourgeoisie davantage dotée en capital économique qu’en capital culturel, soit aux groupes des petits indépendants proches du milieu ouvrier.
  • [10]
    Ainsi, dans l’enquête Emploi du temps 1985-6, seules quinze tâches domestiques sont-elles définies, dont sont exclues par exemple le bricolage, le jardinage, l’élevage des enfants, la prise en charge des personnes âgées (Bernard Zarca, « La division du travail domestique… », loc. cit.). Cela conduit ainsi à limiter les tâches « masculines » à « porter du bois, du charbon, du mazout », « laver la voiture » et à occulter certaines tâches féminines, pourtant très coûteuses en temps.
  • [11]
    C’est un résultat à la fois des recherches sur les agricultrices en France (Rose-Marie Lagrave, « Bilan critique des recherches sur les agricultrices en France », Études rurales, n° 92, 1983, pp. 9-40) et des enquêtes sur le rôle des femmes dans les solidarités familiales, notamment dans la prise en charge des personnes dépendantes (Sylvie Renaut et Alain Rozenkier, « Les familles à l’épreuve de la dépendance », in Claudine Attias-Donfut (dir.), Les Solidarités entre générations. Vieillesse, famille, état, Paris, Nathan, 1995, 352 p. ; Florence Weber, Séverine Gojard et Agnès Gramain, Charges de famille…, op. cit.).
  • [12]
    « Tirer les bois » et « relever » sont des tâches manuelles souvent féminines, moins valorisées que la taille : elles consistent respectivement à dégager les chutes de bois en hiver après la taille et à rabattre les rameaux sur le palissage au printemps.
  • [13]
    Sibylle Gollac, « Faire ses partages. Patrimoine professionnel et groupe de descendance », Terrain, n° 45, 2005, pp. 113-124 ; Céline Bessiere, « Les “arrangements de famille” : équité et transmission d’une exploitation familiale viticole », Sociétés contemporaines, n° 56, 2004, pp. 69-89.
  • [14]
    L’exploitation de plusieurs enquêtes statistiques permet de généraliser ce constat dans le cas des artisans et commerçants (enquête FQP 1985 réalisée par l’Insee, enquête Réseaux familiaux réalisée par l’INED en 1976, exploitées dans Bernard Zarca, « L’héritage de l’indépendance professionnelle selon les lignées, le sexe et le rang dans la fratrie », Population, n° 2, 1993, pp. 275-306). Si aucun garçon ne peut reprendre, on admet la possibilité de transmettre l’entreprise à une fille mais, la plupart du temps, à condition qu’elle épouse un homme qui exerce la profession adéquate, de telle sorte que le partage traditionnel des tâches au sein de l’entreprise ne soit pas bouleversé. Dans le cadre des bouleversements de l’institution matrimoniale (la progression des divorces chez les indépendants et le refus croissant des femmes d’avoir un statut auxiliaire dans l’entreprise familiale), de telles « reprises en gendre » sont néanmoins de plus en plus rares.En ligne
  • [15]
    Céline Bessiere, « Une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole », in Florence Weber, Séverine Gojard et Agnès Gramain (dir.), Charges de famille, op. cit., pp. 237-273.
  • [16]
    Voir Alice Barthez, « Le patrimoine foncier des agriculteurs vivant en couple », Agreste, Cahier n° 17-8, 1994, pp. 23-36, sur le cas de l’agriculture. L’exploitation de l’enquête Patrimoine 2003 permet d’élargir ce résultat à l’ensemble des indépendants : 69% des donations en biens professionnels vont à des hommes (Céline Bessière, Sibylle Gollac, Muriel Roger, Économie et Statistique, à paraître en 2008).
  • [17]
    Si 23% des fils d’agriculteurs de plus de 45 ans sont agriculteurs, seules 10,3% des filles d’agriculteurs le sont. De la même façon si 28% des fils d’artisans, commerçants et chefs d’entreprise de plus de 45 ans appartiennent au même groupe social que leur père, ce n’est le cas que de 8,9% des filles. Du point de vue du statut, 32,8% des fils d’indépendants sont également à leur compte, contre 14,3% des filles. [Enquête Emploi de l’Insee, 2001].
  • [18]
    Le rôle des femmes dans la mémoire généalogique a été mis en avant par l’ethnologie de la paysannerie (Tina Jolas, Yvonne Verdier et Françoise Zonabend, « Parler Famille », L’Homme, vol. X, 1970, pp. 5-26.) ainsi que par l’ethnologie des classes supérieures en milieu urbain (Béatrix Le Wita, « La mémoire familiale des Parisiens appartenant aux classes moyennes », Ethnologie française, vol. XIV, 1984, pp. 57-66).
  • [19]
    Renée étant fille unique doit assurer le maintien du patrimoine de sa lignée.
  • [20]
    Céline Bessière, « Les “arrangements de famille”… », loc. cit., 2003.
  • [21]
    Pour une description plus détaillée de ce cas, voir Sibylle Gollac, « Faire ses partages… », loc. cit.
  • [22]
    François de Singly, Les Uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Paris, Armand Colin, 2003, 271 p.
  • [23]
    Se présenter comme une famille qui demeure solidaire et soudée au moment critique des partages patrimoniaux est l’objet d’une fierté sociale (Anne Gotman, Hériter, Paris, PuF, 1988, 246 p.).
  • [24]
    L’entretien date de 2000, avant la loi du 4 mars 2002 appliquée depuis janvier 2005 qui permet la transmission du nom de famille de la mère à ses enfants.
  • [25]
    Christian Baudelot et Roger Establet, « Classes en tous genres », in Margaret Maruani (dir.), Femmes, genre et sociétés : l’État des savoirs, Paris, La Découverte, 2005, pp. 38-47.
  • [26]
    Nathalie Blanpain et Dominique Rouault, « Les indépendants et dirigeants dans les années Quatre-vingt-dix », Données Sociales, Paris, Insee, 2002, pp. 427-438 pour les indépendants non agricoles ; Solange Rattin, « Deux jeunes ménages d’agriculteurs sur cinq ont des ressources non agricoles », Données sociales, Paris, Insee, 2002, pp. 439-446 pour les agriculteurs.
  • [27]
    Isabelle Bertaux-Wiame a bien montré combien le travail des femmes peut être considéré comme indispensable au fonctionnement des boulangeries artisanales. Voir « L’installation dans la boulangerie artisanale », loc. cit.
  • [28]
    François de Singly caractérise ainsi la famille contemporaine par sa fonction de construction de l’identité individualisée (in Le Soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996, 255 p.). L’individu ne doit pas se sacrifier à sa famille : « Même lorsque les contraintes économiques sont fortes et qu’elles rendent nécessaires le recours aux services de la famille, ceux qui rendent service ne doivent pas avoir le sentiment d’être “exploités” » (François de Singly, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1993, 128 p.).
  • [29]
    Jean-Claude Kaufmann, Le Cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère, Paris, Nathan, 1997, 238 p.
  • [30]
    Céline Bessiere, « “Vaut mieux qu’elle travaille à l’extérieur”. Enjeux du travail salarié des femmes d’agriculteurs dans les exploitations familiales », Cahiers du Genre, n° 37, 2004, pp. 93-114.
  • [31]
    L’enquête ethnographique sur les exploitations familiales viticoles a montré l’importance de la garde des enfants par les belles-mères des femmes qui occupent un emploi salarié « à l’extérieur ». Cette garde est facilitée par la proximité résidentielle entre les générations autour de l’exploitation. Denise Raynaud, par exemple, garde son petit-fils depuis que Patricia a repris le travail, après sa naissance. Aujourd’hui que Maxime est scolarisé, elle le garde une heure chaque soir pour le goûter ainsi que le mercredi et le samedi lorsque Patricia travaille ou dès qu’il y a un imprévu. Les enquêtes statistiques sur les modes de garde (l’enquête Famille de l’Insee par exemple) ne nous permettent pas de corroborer ces résultats. Elles prennent en compte, en effet, uniquement le statut professionnel de la mère et on ne peut donc repérer les familles d’indépendants où les femmes occupent un emploi salarié. On sait cependant, grâce à une enquête de la CNAV, que 85% des grands-mères et 75% des grands-pères gardent au moins occasionnellement leurs petits enfants en bas-âge. Lorsque les deux membres du jeune couple travaillent, les enfants bénéficient d’autant plus d’une garde régulière (toutes les semaines), que leurs revenus sont faibles (Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen, Grands-parents : la famille à travers les générations, Paris, Odile Jacob, 1998, 330 p.)
  • [32]
    En reprenant les termes de Joan Scott et Louise Tilly, deux historiennes qui étudient le processus d’industrialisation au XIXe siècle en France et en Angleterre, on peut qualifier ce recours au marché salarié du travail d’« économie de salaire familiale » : « L’entrée des femmes sur le marché du travail n’était souvent qu’une stratégie familiale, une manière pour elles d’assurer leur part habituelle de responsabilités familiales » (Joan W. Scott et Louise A. Tilly, Les Femmes, le travail et la famille, Paris, éd. Rivages, 1987 (1re éd. 1978), p. 13).
Français

Résumé

Cet article s’appuie sur deux enquêtes de terrain menées auprès de familles d’indépendants, l’une auprès d’exploitations familiales viticoles dans la région de Cognac, l’autre auprès de familles d’artisans (boulangers-pâtissiers et maçons). Dans les deux cas, on peut observer, d’une part, un partage sexué des tâches au sein du collectif de production familiale – collectif de production professionnelle mais aussi domestique, que nous appellerons maisonnée – et, d’autre part, une définition « genrée » des rôles dans la transmission du patrimoine de la lignée (ou groupe de descendance). Pourtant, les personnes enquêtées ne tiennent ni discours normatif, ni discours contestataire sur le rôle des hommes et des femmes. Le partage des tâches, par exemple, est bien décrit mais son aspect genré n’est pas remarqué et encore moins remis en cause. En l’absence d’un discours féministe ou sexiste, la question du genre peut néanmoins faire sens pour les acteurs par le biais de problématiques qui leur sont propres. Ainsi la différenciation des rôles masculins et féminins au sein de la lignée est-elle clairement explicitée, voire contestée par les enquêté(e)s. En revanche, la problématisation du partage genré des tâches (domestiques et professionnelles) n’apparaît qu’indirectement. Pour l’appréhender, il a fallu poser une question qui, elle, fait sens pour les enquêté(e)s : l’accroissement du travail salarié des femmes d’indépendants.

Céline Bessière
Céline Bessière est agrégée et répétitrice en sociologie au département de sciences sociales de l’École normale supérieure. Elle est membre de l’équipe « Enquêtes, Terrains, Théories » du Centre Maurice Halbwachs.
Sibylle Gollac
Sibylle Gollac est agrégée et répétitrice en anthropologie au département de sciences sociales de l’Ens. Elle est doctorante dans l’équipe « Enquêtes, Terrains, Théories » du Centre Maurice Halbwachs.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/sr.024.0043
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