CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Bien que déjà élevé, le taux de ségrégation résidentielle des classes supérieures est en augmentation dans la métropole parisienne (Préteceille, 2006). Pourtant l'extension des « beaux quartiers » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989) en banlieue résidentielle est peu documentée et l'on sait peu de choses sur les individus et les espaces concernés. Cet article s'intéresse à la fraction assez méconnue des classes supérieures au cœur de ce processus, que nous qualifions de classes supérieures du pôle privé. Elle correspond à des ménages très aisés, davantage dotés en capital économique que culturel, propriétaires de grandes maisons en proche banlieue résidentielle parisienne, et dont au moins l'un des membres occupe une position professionnelle à responsabilités dans le secteur privé. La dimension statutaire séparant les « gens du publics » des « gens du privé » (Singly et Thélot, 1989) recoupe des divisions en termes d'aspirations et de valeurs différentes (Lamont, 1995) et d'adoption de modes de vie particuliers (Andreotti et al., 2016). Cette scission est particulièrement forte en France (Hugrée et al., 2017) et les hauts cadres du secteur de la finance et de la banque sont aujourd'hui des représentants importants de ces « gens du privé » particulièrement présents dans les quartiers de banlieue chic étudiés (Godechot, 2013). Les ménages enquêtés se distinguent des ménages habitant les quartiers gentrifiés de la banlieue parisienne, davantage dotés en capital culturel qu'économique (Collet, 2015), mais aussi des ménages habitant les quartiers refondés de l'Ouest parisien beaucoup plus denses et moins enclavés que les quartiers étudiés, qui sont, contrairement aux ménages enquêtés, souvent bi-actifs, primo-accédant et vivent en appartement (Cousin, 2008).

2L'espace domestique est un point d'entrée privilégié pour l'analyse des classes sociales (Gilbert, 2016) et permet de saisir les arrangements familiaux et les rapports de genre (Bonvalet et al., 2018). Il est le lieu d'enjeux matériels et symboliques inextricables et rend les dispositions de classe particulièrement saillantes (Bourdieu, 2000). Le logement occupe une place importante dans le patrimoine, et les choix de localisation des ménages de classes supérieures ont un effet direct sur les dynamiques de ségrégation à l'échelle métropolitaine et de tension des marchés immobiliers (Préteceille, 2006). En plus d'être un bien économique, le logement est également un espace de pratiques. Il a été pourtant peu étudié sous cet angle-là, contrairement aux logements des classes populaires (Schwartz, 2012 ; Gilbert, 2014 ; Lion, 2018). Une conséquence de ce faible intérêt pour l'espace domestique est que les femmes sont largement invisibilisées au sein des travaux sur les classes supérieures, et ce alors qu'elles effectuent un travail domestique, symbolique et social qui contribue au positionnement du ménage et à sa reproduction (Ostrander, 1984 ; Sherman, 2017).

3L'entrée par l'espace domestique est novatrice et pertinente pour étudier la fraction du pôle privé des classes supérieures. Il s'agit de montrer comment le rapport à l'espace du quartier et du logement est au cœur de la définition de ce groupe des classes supérieures. Contrairement aux « grandes fortunes » ou aux descendants de l'aristocratie, davantage étudiées par la littérature et dont une part importante de la vie est rendue publique par la lignée familiale ou par des annuaires mondains (Grafmeyer, 1992), cette fraction de classe est beaucoup plus tournée vers l'espace domestique et prône la discrétion comme garante du confort. De plus, la localisation de ces ménages en banlieue signale une recherche d'espace. L'étude du logement invite donc à s'interroger sur le rôle de l'espace dans les dynamiques socialisatrices. Le double sens du terme espace permet de préciser la portée de ce rôle. D'une part, le logement et le quartier sont à la fois les produits de socialisations antérieures et des instances de socialisation qui fabriquent ou renforcent des dispositions et permettent leur transmission (Bonvalet et Gotman, 1992 ; Authier, 2012). D'autre part, l'espace est également l'étendue qui entoure les individus et dont ils peuvent disposer comme ils l'entendent. On peut faire l'hypothèse qu'avoir de l'espace contribue à l'incorporation de dispositions dominantes. Comment l'espace contribue-t-il à faire des individus ce qu'ils sont ? Dans le cas des classes supérieures du pôle privé : comment l'espace participe-t-il à construire la position dominante du ménage ? Et plus particulièrement, quel rôle l'espace joue-t-il dans la formation et l'actualisation des dispositions des femmes ?

4Les matériaux mobilisés sont issus d'une enquête par entretien auprès de ménages de quartiers résidentiels de deux communes de la banlieue parisienne (cf. infra). Ils permettent de saisir les stratégies de contrôle des conditions de socialisation des individus, du groupe familial et plus largement de la fraction de classe étudiée. En effet, bien que cette méthodologie ne permette pas d'observer les processus de socialisation à l'œuvre, ces entretiens, construits autour des trajectoires résidentielles, permettent de replacer le rapport au logement dans les biographies familiales et professionnelles et de montrer le rôle de l'espace dans le travail de positionnement social. L'intérêt porté aux pratiques résidentielles met au cœur de l'analyse la manière dont elles créent ou renforcent des dispositions de classe et de genre.

5Cet article s'intéresse donc aux mécanismes par lesquels le logement contribue à forger chez les membres des classes supérieures du pôle privé une aisance, au double sens de richesse matérielle et de rapport assuré et légitime à l'espace. Nous montrerons en premier lieu comment les stratégies résidentielles des ménages interrogés contribuent à la formation de dispositions de classe, à travers la reproduction du statut de propriétaires et le choix de quartiers homogènes marqués par l'entre-soi, deux conditions favorables à la transmission d'un rapport dominant à l'espace. Il est ensuite nécessaire de davantage explorer le rapport à l'histoire des lieux qu'entretiennent ces ménages, qui les place dans une position prestigieuse tout en éclairant les différenciations internes au groupe étudié. Enfin, l'espace de la maison joue un rôle central dans la formation de dispositions de classe et de genre, à travers l'aménagement et la décoration des logements. Avec la prise en charge de ce travail domestique, les femmes deviennent ainsi de véritables « maîtresses de maison » (Davidoff et Hall, 2014, p. 366), concept qui renvoie à la fois au contrôle qu'ont les femmes des classes supérieures sur leur espace domestique et au caractère traditionnel des formes familiales.

Présentation de l'enquête de terrain

6Cette analyse s'appuie sur l'enquête de terrain réalisée dans le cadre de ma thèse, composée d'entretiens avec des propriétaires de maisons situées dans les quartiers les plus aisés de deux communes de la première couronne de la banlieue parisienne : Rueil-Malmaison (RM) et Saint-Maur-des-Fossés (SMDF). Ces quartiers, saisis à travers le découpage en îlots regroupés pour l'information statistique (IRIS), appartiennent aux « espaces de la bourgeoisie à prédominance de chefs et cadres d'entreprise » (SBE) identifiés par Edmond Préteceille (2006). Ce sont donc des quartiers supérieurs marqués par leur morphologie urbaine pavillonnaire, leur fort taux de cadres et de propriétaires ainsi que leurs habitants aux revenus bien supérieurs à la moyenne francilienne (Tableau 1). En moyenne, les quartiers à Rueil-Malmaison sont plus riches et ont des taux de cadres plus élevés, ce qui témoigne de la spécificité de l'Ouest parisien, espace traditionnellement bourgeois et à proximité de La Défense.

Tableau 1. Caractéristiques des espaces locaux où résident les ménages enquêtés

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Tableau 1. Caractéristiques des espaces locaux où résident les ménages enquêtés

7J'ai réalisé 30 entretiens dans chaque commune [1]. Les premiers contacts ont été obtenus en assistant à des réunions publiques et grâce à mon réseau de connaissance. Après avoir trouvé cinq ou six points d'entrée différents pour chaque commune, j'ai progressé par recommandation au sein des réseaux d'interconnaissance des enquêtés. Les entretiens ont duré en moyenne deux heures et se sont déroulés dans la quasi-totalité des cas au domicile des personnes. Ils ont donné lieu à une observation partielle mais attentive du domicile, et notamment des pièces conçues pour la réception (salon, salle à manger, cuisine et parfois bureau) et des espaces extérieurs.

8Les hommes actifs des ménages enquêtés sont dans une large majorité des hauts cadres du secteur privé, des professions libérales ou encore des chefs d'entreprise, dont les conjointes sont très souvent femmes au foyer. C'est en grande partie avec elles qu'ont été réalisés les entretiens. Les ménages disposent tous d'un important capital économique, cristallisé dans des logements de grande valeur, des résidences secondaires, et parfois des possessions immobilières supplémentaires. Plus de deux tiers des ménages enquêtés ont un patrimoine immobilier estimé supérieur à un million d'euros, et font donc partie des 3 % des ménages les plus dotés de France. Par leurs professions, mais aussi leurs études [2], ces fractions appartiennent au pôle privé des classes supérieures. La plupart des enquêtés ont grandi dans des ménages aisés, propriétaires d'au moins une maison, dont le père était également cadre, ingénieur, médecin ou encore chef d'entreprise. Plus d'un tiers des mères des enquêtés étaient femmes au foyer.

Acquérir une maison dans un quartier supérieur pour contrôler la reproduction sociale

9Les ménages étudiés ont connu des trajectoires résidentielles distinctives qui les conduisent à être propriétaires dans des quartiers très homogènes de la banlieue parisienne. Ce faisant, ils contrôlent les conditions de socialisation des membres du ménage, et la circulation des capitaux au sein du groupe familial.

« Se sentir chez soi » : l'attachement au statut de propriétaire

10Une spécificité des classes supérieures est de disposer à la fois de hauts revenus et d'un patrimoine important, qui s'alimentent et se renforcent mutuellement. Historiquement, la bourgeoisie est attachée au patrimoine immobilier (Davidoff et Hall, 2014) qui lui permet de convertir son pouvoir social en un pouvoir sur l'espace urbain (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016). La propension à accéder à la propriété dépend à la fois du volume et de la structure du capital : les ménages à droite de l'espace social, davantage dotés en capital économique sont plus attachés à la propriété privée (Bourdieu, 2000). Devenir propriétaire dépend donc des revenus disponibles mais également des dispositions incorporées pendant la socialisation. Nous allons voir que la constitution d'un patrimoine immobilier est un marqueur social important pour les ménages enquêtés qui découle de ces dispositions et qui peut être un instrument déterminant de la reproduction sociale. Être propriétaire renforce la légitimité des personnes enquêtées à être où elles sont.

11Les classes supérieures du pôle privé ont de fortes dispositions à la propriété. En effet, la plupart des enquêtés ont été socialisés dans des familles de propriétaires immobiliers et sont donc attachés à ce statut (Bonvalet et Gotman, 1992). Nathalie Champemont [3] (54 ans, femme au foyer, mariée à un cadre dirigeant, 3 enfants) m'explique par exemple avoir acheté une maison à Boston lors d'une expatriation programmée pour quatre ans afin de « se sentir chez [elle] » :

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On a un petit peu de mal à louer quand on peut acheter [rires]. On aime bien se sentir chez soi avec ses meubles, et puis comme on en avait la possibilité, nous l'avons fait. Non, nous ne pensions pas rester plus longtemps, on savait qu'on partait pour cinq ans maximum. 

13De plus, les ménages enquêtés ont acheté leur premier bien immobilier à un jeune âge, entre 25 et 30 ans, situation très rare en France [4] (Bugeja-Bloch, 2013). Les jeunes ménages s'engagent dans une « carrière » de propriétaires, et progressent au fur et à mesure de leurs acquisitions vers des biens toujours plus prestigieux. Plus d'un tiers des ménages enquêtés n'ont jamais été locataires dans le secteur privé ou l'ont été moins de trois ans, contrairement à la grande majorité des ménages en France (Bonvalet, 2005). Si les ménages accèdent si précocement à la propriété, c'est aussi parce que beaucoup d'entre eux ont été hébergés à titre gratuit ou préférentiel par leurs parents ou leurs grands-parents multipropriétaires. Cette situation vis-à-vis du secteur locatif privé est révélatrice de parcours résidentiels atypiques, ancrés dans les classes supérieures.

14L'attachement à la propriété des ménages enquêtés est également visible dans le fait que deux tiers d'entre eux sont multipropriétaires, et possèdent outre leur résidence principale, un ou plusieurs biens qu'ils louent ou dont ils jouissent. Si, en France, 58 % des ménages sont propriétaires de leur logement en 2017, la multipropriété demeure un privilège [5]. Elle permet aux ménages concernés de reproduire des conditions optimales pour leurs enfants, en achetant des appartements qu'ils peuvent mettre à leur disposition. Malgré la pression immobilière grandissante en région parisienne, les enfants adultes des ménages enquêtés intériorisent à leur tour ces dispositions et deviennent propriétaires à un âge similaire à celui de leurs parents, s'inscrivant à leur tour dans une lignée de propriétaires.

15La trajectoire résidentielle de Nadine Trajin illustre l'importance de ces lignées de multipropriétaires. À sa naissance en 1960, ses parents, qui étaient respectivement institutrice et ingénieur, étaient logés à titre gratuit chez leurs parents à Paris, avant de devenir propriétaires au Raincy. À son mariage, Nadine Trajin passe deux ans en location pour finir ses études. Elle, professeure de chimie, et son mari, cadre dirigeant dans l'industrie pharmaceutique, sont ensuite hébergés à titre gratuit dans une maison de ses grands-parents avant d'acheter leur premier appartement à Saint-Maur-des-Fossés à l'âge de 28 ans, puis leur maison actuelle cinq ans plus tard, d'une valeur de 900 000 euros au moment de l'enquête. Par la suite, le couple achète un studio dans le 5e arrondissement de Paris dans lequel ils hébergent tour à tour leurs quatre enfants, et les aident ainsi dans leur accession précoce à la propriété en proche banlieue : l'aîné achète un appartement à 31 ans et le deuxième achète une maison à 27 ans. Au moment de l'entretien, outre leur maison et le studio à Paris, le couple possède un appartement dans la banlieue ouest, occupé par le mari pendant la semaine, et une résidence secondaire dans les Alpes.

16La reproduction du statut de propriétaire influence la socialisation résidentielle. C'est une caractéristique des ménages du pôle privé des classes supérieures. La propriété immobilière participe de la légitimité qu'ont les individus à être là où ils sont, qui est une modalité du rapport dominant à l'espace.

Le travail immobilier des femmes comme contribution à l'accumulation de capital économique

17L'attachement au statut de propriétaire est particulièrement visible chez les femmes des ménages enquêtés qui sont majoritairement en charge de la recherche du logement. Beaucoup de femmes interrogées disent avoir visité entre 50 et 100 biens immobiliers avant l'achat de leur maison. Cette recherche intense, qui s'étend parfois sur plusieurs années, témoigne de l'importance du marquage social établi par le logement. L'enjeu est en effet d'acheter la « maison parfaite », celle qui signale la position sociale adéquate. La majorité des femmes interrogées disent avoir visité seules ces nombreux biens immobiliers, et en avoir sélectionné une petite part à montrer à leurs maris. Nathalie Champemont me dit par exemple en entretien ne pas avoir recherché d'emploi au retour de l'expatriation à Boston pour se consacrer à la recherche d'une maison. Ce travail comprend également la négociation des emprunts nécessaires à l'achat du bien. De plus, la multipropriété démultiplie cet investissement féminin : les femmes des ménages enquêtés propriétaires bailleurs prennent souvent en charge la gestion locative des biens immobiliers supplémentaires. C'est le cas de Sylvie Toussaint (53 ans, femme au foyer, mariée à un dentiste, 3 enfants), dont le ménage possède en plus de leur maison de 350 m2 à Saint-Maur-des-Fossés et du cabinet du mari, un appartement à Paris et une maison dans le sud de la France dont elle gère la location saisonnière. Elle témoigne de l'intériorisation de dispositions particulières chez elle et son mari, propices à l'achat, la rénovation et la vente de biens immobiliers (« quelque chose qui nous plaît »), renforcées et actualisées par l'expérience :

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On a une certaine compétence à se projeter, pour faire des travaux... Voilà pour améliorer, pour meubler à moindre frais pour que ce soit sympa, pour relooker, oui. Parce qu'on l'a fait déjà pas mal de fois et puis que c'est quelque chose qui nous plaît.

19Sylvie Toussaint plaisante en me disant qu'elle n'est pas une « multinationale », mais ce travail de valorisation immobilière peut s'avérer chronophage. Par exemple Léonie Oudot (50 ans, femme au foyer, mariée à un chef d'entreprise, 3 enfants) gère les locations saisonnières de la résidence secondaire qu'elle possède avec son mari, ainsi que la société civile immobilière (SCI) de sa belle-famille qui comprend quatre biens immobiliers dont elle assure l'entretien et les locations, à laquelle s'ajoute un portefeuille d'actifs financiers de sa propre famille. Ce travail de gestion immobilière assumé par ces femmes peut devenir une compétence professionnelle : c'est le cas pour Christelle Duprez (49 ans, agente immobilier, mariée à un directeur financier, 3 enfants) qui, après avoir passé deux ans à chercher sa maison, se reconvertit pour devenir agente immobilière freelance.

20Pour certaines, ce travail immobilier se transforme en véritable goût pour la propriété : plusieurs enquêtées se disent « passionnées » ou « férues » d'immobilier. Béatrice Cartier (47 ans, femme au foyer, mariée à un architecte, 4 enfants) n'a jamais été locataire et elle achète son premier appartement avec son mari à 26 ans. Cette disposition à la propriété est également un goût puisqu'elle « adore l'immobilier ». À la fin de notre entretien, elle me montre des annonces immobilières de maisons similaires à la sienne dans son quartier et me dit être « toujours à l'affût » sur certaines offres immobilières comme les appartements à Paris ou encore les terrains sur l'Ile de Ré. Cet attrait pour l'immobilier s'accompagne d'un rapport spéculatif au logement, qui en plus de sa valeur d'usage devient un instrument d'accumulation du capital économique (Lefeuvre, 2018). En effet, elle me dit à propos de son premier appartement :

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Le seul regret qu'on ait, c'est d'avoir vendu l'appartement. Parce qu'on pense qu'on aurait pu acheter la maison sans apport, pareil, parce que là maintenant les prix de l'immobilier à Paris c'est hallucinant. [...] On l'a acheté [...] 10 000 francs le m2, ça fait 1 500 euros ! Maintenant dans le 18e, je sais pas combien c'est, mais c'est à 6 000 ­ 8 000 euros le m2, voilà, c'est multiplié par six ! C'est quand même dément. Mais bon on fait des erreurs dans la vie. Parce qu'on aurait pu le louer, quoi.

22On peut faire l'hypothèse que cet intérêt pour l'évolution des prix de l'immobilier est d'autant plus fort que Béatrice Cartier est femme au foyer et que cette plus-value pourrait constituer sa contribution au capital économique familial ­ elle qui se décrit avec ironie « oisive et entretenue ». Par la recherche et l'acquisition du logement mais aussi par la gestion locative des biens immobiliers concernés, les enquêtées participent donc à la gestion financière du ménage et à l'accumulation de capital économique au sein des familles.

L'entre-soi comme assurance d'une socialisation de classe

23Être propriétaire n'est cependant pas le seul élément déterminant du statut résidentiel des classes supérieures, qui découle également de la valeur économique et symbolique des possessions immobilières. Cette valeur dépend de la maison mais aussi du quartier dans lequel la famille s'installe, qui fonctionne à la fois comme un signal de leur appartenance de classe et une instance de socialisation pour les membres du ménage. Certains enquêtés désignent leur quartier à l'aide d'expressions laudatives et prestigieuses, comme Delphine Garnier (39 ans, femme au foyer, mariée à un directeur financier, 6 enfants), qui me dit habiter dans « le triangle d'or » de Rueil-Malmaison. Colette Prévost (67 ans, retraitée secrétaire à mi-temps dans l'entreprise de son mari, 1 enfant) me parle en ces termes de sa troisième et avant-dernière acquisition immobilière située sur les bords de Marne : « Et alors ensuite on l'a vendu pour acheter une très belle maison anglo-normande, sur le quai George V qui est en quelque sorte ‟une adresse” sur La Varenne. »

24Cette volonté de rechercher des espaces prestigieux, dont le renom va entériner l'appartenance de classe de la famille, s'illustre également avec les résidences secondaires. Le choix de la localisation de la maison secondaire se fait parfois pour des raisons d'ancrage familial, mais plus couramment dans les lieux emblématiques du tourisme français des classes supérieures et notamment en Normandie, sur la Côte d'Azur ou dans les Alpes (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016). Le choix de ces lieux de villégiature témoigne d'une recherche d'entre-soi qui se prolonge au-delà du choix de la résidence principale, et qui consolide leur statut résidentiel et témoigne de leur appartenance de classe.

25Pour leur résidence principale, les ménages enquêtés choisissent des quartiers homogènes socialement et réputés scolairement, qui leur permettent de contrôler les conditions de socialisation de leurs enfants. Contrairement à la plupart des ménages en France, ils ne mentionnent pas le budget comme un critère déterminant de leurs choix résidentiels. Ils sont davantage guidés par un « appel du vert » et la recherche d'un cadre de vie agréable et tranquille. L'homogénéité sociale à l'échelle locale découle des faibles densités, de l'enclavement des quartiers ­ qui leur assurent peu de passage et peu de mélange ­ et des prix de l'immobilier à l'échelle locale. Pour la plupart des ménages, c'est généralement le fait d'avoir un ou plusieurs enfants qui les pousse à déménager en banlieue et à acquérir une maison (Bonvalet, 2005 ; Brun et Fagnani, 1991). C'est aussi le cas pour les ménages des classes supérieures du pôle privé qui mentionnent le bien-être familial pour justifier le choix d'un quartier résidentiel en banlieue aisée. Le choix d'habiter un quartier d'entre-soi leur permet ainsi de contrôler les conditions de socialisation des enfants en s'assurant de l'homogénéité sociale du cadre à l'intérieur duquel se déroule leurs interactions (Gombert et Van Zanten, 2004).

26L'entre-soi résidentiel est également recherché pour l'entre-soi scolaire qu'il implique. Des travaux ont montré l'interdépendance des choix résidentiels et scolaires (Oberti, 2007), comment les familles façonnent leur trajectoire résidentielle en fonction du niveau et du profil social des écoles à proximité (Fack et Grenet, 2009), et ce, dès le plus jeune âge des enfants. Valérie Devaux (46 ans, femme au foyer, mariée à un directeur commercial, 3 enfants) achète son premier appartement à Issy-les-Moulineaux à 24 ans avec son mari puis ils déménagent dans une maison à Rueil-Malmaison quand leurs deux premiers enfants ont quatre et deux ans en raison de la qualité des écoles : « On avait entendu dire que le lycée était très très bon. Malgré que nos enfants étaient tout petits on a misé sur la proximité des écoles et la qualité des écoles. »

27Certains enquêtés notent la difficulté à mener à bien l'éducation des enfants dans un contexte mixte où la distance existant entre l'appartenance sociale du ménage et le profil moyen du quartier introduirait une gêne, inexistante dans les contextes d'entre-soi, davantage marqués du sceau de l'évidence. Marie Valois (49 ans, femme au foyer, mariée à un ingénieur, 3 enfants), qui a fait l'expérience de la mixité scolaire au début de sa trajectoire de propriétaire, alors qu'elle vivait à Nanterre, souligne avec franchise en entretien l'importance de scolariser ses enfants dans une école bien fréquentée afin de s'assurer de leurs conditions de socialisation et de leur incorporation de dispositions congruentes avec leur milieu d'origine :

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Le niveau était dégueulasse. Les petits amis c'étaient pas forcément ce dont on avait vraiment envie pour eux. Les gens étaient très... Enfin les enfants en tout cas étaient très différents [...] Même si j'ai adoré justement cette mixité sociale qui est très marquée à Nanterre où y'avait des femmes africaines qui habitaient dans des foyers Sonacotra qui scolarisaient leurs enfants dans la même école que mes enfants et qui passaient leurs hivers en tong et en boubou [...] Alors ça peut paraître enfants gâtés, mais voilà, pour mes enfants j'ai assez envie qu'ils restent dans leur milieu, qu'ils élèvent leurs enfants un peu comme nous, qu'ils aient les mêmes codes que les gens qui les entourent.

29Cet extrait montre que les frontières de classe qui délimitent l'entre-soi sont redoublées par des frontières raciales. L'entre-soi résidentiel, et la ségrégation scolaire qui en découle, favorisent les fréquentations homogames. L'école, ainsi que les activités extra-scolaires (Tranchant, 2016), sont des instances de socialisation majeure pour les enfants, où ils apprennent les « codes » du « milieu » auquel ils appartiennent (Le Wita, 1988). À la différence des fractions des classes supérieures les plus dotées en capital culturel, qui ont notamment recours aux fausses adresses pour compenser leur plus faible ségrégation et pouvoir ainsi contourner la carte scolaire (Barrault-Stella, 2017), les fractions du pôle privé utilisent l'espace comme pourvoyeur de capitaux d'excellence, les quartiers étudiés étant des « pôles scolaires d'excellence » (Oberti, 2007) [6] à la fois public et privé. En effet, on pourrait penser qu'ayant choisi des quartiers homogènes dotés d'établissements publics réputés, les ménages enquêtés ne contournent pas la carte scolaire. Pourtant, les quartiers possèdent aussi des établissements privés prestigieux et la majorité des enquêtés profite de cette proximité et a déjà scolarisé au moins un de ses enfants dans le secteur privé. Ce choix se fait d'autant plus que les ménages sont catholiques et qu'il s'agit des études secondaires plutôt que primaires. La scolarisation dans le privé est synonyme pour les parents interrogés d'un meilleur encadrement, d'un suivi plus individualisé et de davantage de discipline. Elle va de pair avec un attachement aux valeurs libérales, ainsi qu'un éloignement vis-à-vis de l'État et des services publics, qui caractérisent l'appartenance au pôle privé des classes supérieures.

30Le logement contribue à la formation des classes supérieures du pôle privé. La propriété immobilière augmente leur légitimité à l'échelle locale et favorise dans le même temps le processus d'accumulation de capital économique. Pour les femmes au foyer rencontrées, la prise en charge de la gestion immobilière permet de contribuer à l'accumulation de capital économique et sa reproduction. C'est aussi par l'encadrement des conditions de socialisation que les ménages enquêtés utilisent l'espace pour asseoir leur position. La non-mixité résidentielle et scolaire permet aux enquêtés et à leurs enfants d'évoluer dans un entre-soi confortable. Le logement est également un placement symbolique, dont l'ampleur dépend notamment de l'épaisseur historique des lieux.

S'inscrire dans l'histoire et se positionner au sein des classes supérieures du pôle privé

31Au-delà de sa dimension spatiale, le pouvoir social est également un pouvoir sur le temps. Les lignées des grandes familles aristocratiques et la logique de l'héritage participent du contrôle de l'histoire par les fractions les plus dominantes de la société (Bourdieu, 1979). Pour les familles moins dotées et appartenant depuis moins longtemps aux classes supérieures, la maîtrise du temps peut se faire par le biais de l'appropriation d'une histoire locale. En s'inscrivant dans l'histoire de leur quartier et en tirant des ressources symboliques de leur logement, ces ménages entérinent leur appartenance de classe. Par ailleurs, les rapports très différents qu'entretiennent les ménages enquêtés à l'historicité et au cachet de leur maison dépendent fortement du volume et de la structure des capitaux détenus, et offrent à voir des différenciations internes au groupe des classes supérieures du pôle privé.

Tirer du prestige de l'historicité d'un lieu

32Le rapport des habitants à l'histoire de leur quartier est un puissant levier de contrôle de l'espace et d'affirmation de son positionnement social. L'histoire d'un lieu est d'autant plus l'objet d'un travail de réappropriations que le profil social d'un quartier change rapidement. Dans le cas du processus de gentrification dans le Bas-Montreuil, les nouveaux habitants se mobilisent pour neutraliser le passé ouvrier de la ville en  uvrant pour la patrimonialisation d'éléments historiques populaires alternatifs (Collet, 2012). Dans le quartier du South End à Boston, les habitants font un travail symbolique de réhabilitation de l'architecture victorienne afin de rehausser le prestige du quartier (Tissot, 2011). Les quartiers « refondés » à destination de cadres du privé se différencient des espaces gentrifiés car ils se développent à la place de quartiers industriels et ouvriers dont la démolition sert justement à effacer ce passé sans que ce travail incombe aux nouveaux habitants (Cousin, 2008).

33L'appropriation par les habitants de classes supérieures de l'histoire des quartiers de banlieue résidentielle étudiés est plus facile car elle s'inscrit pleinement dans la culture bourgeoise. Ce sont des lieux qui incarnent la haute société et qui ont été faits pour elle : à Rueil-Malmaison, Napoléon et l'impératrice Joséphine ont fait construire le château de Malmaison au cœur du quartier étudié ; à Saint-Maur-des-Fossés, les bords de Marne deviennent un lieu de villégiature prisé par les riches parisiens à partir de la fin du XIXe siècle. Certains enquêtés cherchent à mettre en avant le prestige de leur quartier en mentionnant son histoire et les personnages historiques qui y ont laissé une trace au moment de l'entretien, comme c'est le cas de Colette Prévost qui dit habiter une « adresse » à Saint-Maur-des-Fossés :

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La Varenne a toujours été donc un fief également au XXe siècle, de gens connus, des artistes, puisque nous, cinq villas [7] plus loin que la nôtre, lorsqu'on était quai George V, résidait encore Charles Trenet. [Elle me parle d'autres voisins, de grands entrepreneurs au XXe siècle]. Donc si vous voulez y'a eu quand même des gens...

35Ces évocations permettent à la fois de planter un décor prestigieux, d'évoquer une proximité au moins résidentielle avec ces destins extraordinaires et d'user d'arguments d'autorité sur le prestige local. Un label historique permet à un quartier de gagner en « dignité culturelle » mais aussi en valeur économique, comme c'est le cas à Boston (Tissot, 2011).

36La mise en avant du patrimoine historique des quartiers choisis par les enquêtés et de leur logement est une source de capital symbolique. C'est une manière pour les enquêtés de s'inscrire dans l'histoire et de se l'approprier. Béatrice Cartier (47 ans, femme au foyer, mariée à un architecte, 4 enfants) est particulièrement sensible au caractère historique de son quartier et de sa maison ­ une grande maison à colombages datant de la fin du XIXe siècle, entourée d'un vaste terrain à proximité du château de Malmaison. En la rapprochant de l'impératrice Joséphine, la propriété de cette maison l'anoblit :

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Alors y'a toute une histoire, j'ai pas le dossier, c'est con, j'aurais dû le sortir. C'est en tous cas une maison avec des arbres classés, à la mairie je suis allée voir, ben venez voir, y'a des séquoias plantés par Joséphine (elle me montre à la fenêtre). En fait on aime bien cette maison parce qu'elle a une histoire [...] On cherche toujours, nous, des gravures où on voit nous, notre maison, on n'a pas trouvé. [...] Donc c'est extraordinaire. Je veux dire, c'est une richesse... [...] Et j'ai jamais retrouvé la maison. Je cherche toujours quand je vois des vieilles cartes postales pour retrouver un petit peu la maison [...]. On aime bien ce quartier pour son histoire, nous. On adore. On va souvent au château. On y va souvent et à chaque fois on découvre un nouveau truc. On est attaché à l'histoire, de se dire que Joséphine elle a peut-être marché là où on marche... C'est quelque chose... Même les enfants sont attachés. 

38Béatrice Cartier cherche à s'approprier cette histoire et à la matérialiser à l'aide de preuves qu'elle consigne dans un « dossier ». Cette valeur symbolique influence si fortement le ménage qu'à ma question en fin d'entretien sur un possible déménagement au moment de la retraite, elle me répond avec emphase « Mon mari il me dit : ‟Non on la vendra jamais !” ».

39Au-delà de ce cas exemplaire, l'attachement des ménages rencontrés à cet ancrage historique est apparu à différents moments au cours de l'enquête de terrain. Une enquêtée utilise par exemple une peinture représentant Hortense de Beauharnais, fille de Joséphine, comme photo de profil de son compte whatsapp, une autre un selfie pris devant le château de Malmaison. Ce sentiment de proximité ressort aussi de l'entretien avec Cécile Lambert qui me propose de lui donner Joséphine comme prénom anonymisé. La récurrence des références au couple impérial montre la prégnance de la patrimonialisation du quartier autour du château de la Vervolière. Elle exacerbe le sentiment d'appartenance locale et renforce la cohésion du groupe. En effet, le patrimoine est « une catégorie productrice d'intégration » (Drouard, 2012), et ce d'autant plus qu'il est enseigné à l'école et devient un élément de référence pour les enfants des personnes enquêtées, comme me l'explique Gisèle Fradin (65 ans, retraitée assistante de direction, mariée à un retraité ingénieur, 3 enfants) :

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Et puis ils [les enfants] savent aussi qu'ils vivent dans un endroit historique, y'a toujours une commémoration de Napoléon ou de Joséphine, etc. Et les enfants ils y travailllent [à l'école]. Est-ce que ça les motive par rapport à la ville ? Je suppose.

41Ce n'est pas simplement que la proximité spatiale facilite un intérêt pour l'histoire impériale ; dans notre cas, elle renforce aussi les aspirations à s'y intéresser (Ripoll, 2013). Enfants et parents sont « motivés » par cette histoire locale à laquelle ils sont attachés et qui rejaillit sur leur statut résidentiel et, plus largement, sur leur statut social. On l'a vu, ce n'est pas n'importe quelle histoire qui est appropriée par les habitants : à travers les figures de Napoléon et Joséphine de Beauharnais, c'est la gloire impériale qui est valorisée. Le fait que l'impératrice soit répudiée par son mari pour des questions de fertilité et qu'elle passe la fin de ses jours seule dans le château de la Vervolière est plus volontiers oublié dans la mise en récit de l'histoire locale.

42Selon Edmond Goblot, cette intégration ­ stimulée par la patrimonialisation ­ est chère aux classes supérieures qui décrivent leur groupe social et local selon une logique de nivellement. En effet, les personnes enquêtées se livrent peu à des luttes de classement en entretien et laissent voir une image homogénéisante de leur quartier où le prix du foncier sert de « barrière » garantissant l'entre-soi qui mettrait tout le monde « à niveau » (Goblot, 1925). Pourtant le rapport au cachet historique des maisons dessine différents sous-groupes au sein de la fraction de classe étudiée.

Faire une maison à son image

43Au-delà du quartier où les ménages deviennent propriétaires, les biens immobiliers qu'ils acquièrent font l'objet d'une attention particulière. L'attrait pour une maison ancienne ayant du cachet historique n'est pas généralisé au sein de la fraction de classe. En effet, le cachet historique est difficilement compatible avec les standards du confort moderne (isolation, luminosité, etc.) et de ceux de la mode en matière d'aménagement et de décoration, notamment avec l'attrait pour les grands volumes ouverts sur l'extérieur. L'arbitrage entre prestige et confort dépend des différences de volume et de structure des capitaux des personnes interrogées et donne à voir des différenciations à l'intérieur du groupe des classes supérieures du pôle privé. C'est notamment le cas entre Philippe Fournel (59 ans, fils de commerçant et chef d'entreprise) et sa femme (65 ans, fille d'industriels, femme au foyer et artiste peintre) qui a davantage converti son capital économique en capital culturel ­ comme beaucoup d'autres femmes (Bessière et Gollac, 2007) ­ et est donc plus sensible à la valeur historique du bien. Il m'explique :

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Le cahier des charges : mon épouse, de l'ancien, et moi, des volumes. Alors je vous apprends rien, l'ancien et volumes c'est incompatible. Parce que dès que vous avez de l'ancien, vous trouvez des petites chambres, des petites pièces, etc.

45De manière plus générale, le rapport au cachet historique de la maison différencie les ménages les plus dotés en capital culturel ou les plus anciennement établis au sein des classes supérieures de ceux les moins dotés en capital culturel ou en petite mobilité sociale ascendante dans les classes supérieures grâce à l'accumulation de capital économique. Pour le premier groupe, le cachet historique était un impératif dans leur recherche d'une résidence ayant une « âme » (Nathalie Champemont). Les maisons sont appréciées pour leurs façades extérieures cossues et imposantes et sont rénovées « dans leur jus » en conservant des tommettes anciennes, des moulures au plafond, une cheminée, un  il-de-b uf, etc. Ces éléments en font un bien économique rare mais viennent aussi ajouter, à la valeur purement économique de la maison, une épaisseur historique. Le deuxième groupe se distingue par la recherche d'un cadre de vie répondant à des exigences en termes de confort et d'agencement très précises. Lorsqu'ils le peuvent, ces ménages font construire leur maison, pour qu'elle soit parfaitement adaptée à leurs besoins, étape ultime de la recherche d'individualité. Cet attrait pour des maisons modernes n'empêche pas une valorisation d'éléments de la culture classique, qui se retrouvent dans l'aménagement (marbre, colonnades, etc.) ou la décoration (meubles d'époque, gravures, etc.).

46Mais ces systèmes de préférences et ces principes de différenciations au sein de la fraction de classe étudiée ne sont pas figés comme en témoigne la trajectoire de Colette Prévost qui illustre un certain « tâtonnement » entre les deux tendances dégagées. Elle et son mari sont nés en 1950, ils ont grandi dans des espaces traditionnels des classes supérieures ­ à Versailles pour elle, dans le 16e arrondissement de Paris pour lui ­ et viennent d'un milieu favorisé : le père de Colette Prévost était colonel et sa mère au foyer, son beau-père était commerçant et sa belle-mère expert-comptable. Malgré des petits diplômes ­ elle est titulaire d'un BTS commercial et il est titulaire du bac ­ le couple se maintient dans les classes supérieures grâce à leur capital économique et à la création par le mari d'une entreprise où sa femme travaille en tant que secrétaire. Leur goût pour la propriété est fort puisqu'ils deviennent propriétaires pour la première fois très précocement, à 22 ans, et sont, au moment où je les rencontre, multipropriétaires ­ ils possèdent une résidence principale, deux résidences secondaires et plusieurs biens en location. Leur trajectoire résidentielle renseigne sur les enjeux symboliques attachés aux biens immobiliers, et sur les ressorts du choix ou non de prestige historique. À 30 ans, les époux Prévost cèdent à leur « rêve » et deviennent propriétaires d'une « villa » sur les bords de Marne. Cette maison à colombages de style anglo-normand, construite au début du XXe siècle les séduit par sa prestance. Colette Prévost me dit avoir eu le « coup de cœur intérieurement », notamment grâce au « plancher avec des lambourdes en chêne » et à la « superbe cheminée de château ». Mais la maison est mal exposée et aussi mal isolée, et quatre ans après l'avoir achetée, ils décident de la revendre pour faire l'acquisition d'un terrain et construire une maison « d'après [leur] desiderata, [...] qui [leur] corresponde ». Même si la façade extérieure est moins cossue et que la maison est « moins tape-à-l' il que la précédente », Colette Prévost soigne l'aménagement intérieur, comme elle me le confie : « Moi comme j'ai des goûts de luxe de toutes façons [rires], c'est marbre au sol, des boiseries, enfin vous voyez, des choses comme ça. »

47Ces aménagements, ainsi que la présence de nombreux éléments de décoration dorés (notamment les interrupteurs), de meubles d'époque XVIIIe ou rococo, de peintures et de gravures figuratives, peuvent être analysés comme des moyens de compenser la perte du cachet historique de la bâtisse et d'assurer leur statut résidentiel et le prestige symbolique de leur maison. La construction d'une piscine, qu'ils n'utilisent pas en raison de leurs deux résidences secondaires à Saint-Tropez et au Touquet mais qui « fait bien dans le décor », participe également de ces logiques tout en augmentant la valeur économique du bien. La trajectoire des époux Prévost peut être analysée à l'aune de leur ancrage dans les classes supérieures : jeunes, la possession d'une maison prestigieuse est importante pour eux afin d'entériner leur appartenance de classe ; davantage établis au sein des classes supérieures ils privilégient finalement le confort au prestige symbolique.

48L'espace local et sa patrimonialisation, ainsi que le cachet historique des maisons, contribuent à la formation des individus et à la cohésion du groupe à l'échelle locale. Ils permettent aux ménages enquêtés de se doter en capital symbolique et donc d'entériner leur appartenance aux classes supérieures.

La maison au cœur de la formation des dispositions de classe et de genre

49Les ménages étudiés se caractérisent par leur fort investissement de la sphère domestique, qui témoigne de l'importance accordée aux logiques familiales et aux besoins des enfants et qui pèse principalement sur les femmes. La socialisation à l'œuvre dans ces foyers participe des dynamiques de reproduction sociale à travers le logement, en transmettant notamment aux enfants un rapport dominant et genré à l'espace.

« Avoir besoin d'espace »

50À partir du XIXe siècle, la bourgeoisie impose une nouvelle vision de l'espace domestique, désormais exclusivement tournée vers la vie du noyau familial restreint (Duby et al., 1987 ; Davidoff et Hall, 2014). Le logement fait l'objet d'un travail de spécialisation avec la création d'espaces spécifiquement consacrés aux loisirs ou de chambres dédiées aux enfants. Les choix résidentiels des ménages enquêtés s'inscrivent dans ce temps long et le choix d'une maison en banlieue s'explique en premier lieu par l'importance accordée à la vie de famille qui s'incarne dans la recherche d'espace et d'un jardin. Grâce à leur capital économique, les ménages enquêtés investissent dans de vastes maisons, souvent de plus de 200 m2 (pouvant aller jusqu'à 600 m2) avec de grands espaces de réception et de nombreuses chambres. Nathalie Champemont (54 ans, femme au foyer, mariée à un cadre dirigeant, 3 enfants) relie ce besoin d'espace à son expérience résidentielle états-unienne :

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Aux États-Unis notre maison était grande, on vit dans des espaces beaucoup plus vastes. Souvent la cuisine est associée à une grande pièce qu'on appelle la family room où la famille regarde la télévision... fait un peu tout. Et du coup nous avions pris de mauvaises habitudes ! D'avoir besoin d'espace.

52Alors que les grandes fratries sont fréquentes au sein du corpus d'enquêtés (en moyenne 3 enfants par femme), les parents interrogés ont à cœur que chaque enfant ait sa propre chambre. Le respect de ce critère s'inscrit dans une perspective individualiste de développement personnel des enfants, mais également d'un traitement égalitaire entre eux (Brun et Fagnani, 1991). La taille des logements permet non seulement que chaque enfant ait sa chambre, mais aussi que les enfants jouissent d'une relative indépendance entre eux en tant que fratries. Les chambres des enfants sont ainsi souvent regroupées dans un espace cohérent, distinct de la « suite parentale ». Chez Valérie Devaux (46 ans, femme au foyer, mariée à un directeur commercial, 3 enfants), les enfants ont « leur étage à eux » :

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Donc ce qu'on aimait bien, c'était l'étage où tous les enfants étaient regroupés. Avec des chambres équivalentes et en fait ça leur faisait leur étage à eux. Ils s'entendent très bien et je pense que ça, ça joue. Le fait d'être tous, avoir leur espace de vie, quoi.

54Cette configuration est valorisée par les parents qui la perçoivent comme un facteur de solidarité et de complicité fraternelles. En offrant aux enfants « leur espace de vie » propre, on peut penser que ces ménages favorisent une socialisation à la propriété de l'espace. Le fait d'avoir de la place mais aussi d'avoir son propre espace inculque un rapport dominant à l'espace et une faible intériorisation de la contrainte vis-à-vis de l'espace domestique (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016).

55En plus des chambres individuelles, les ménages rencontrés valorisent le fait que la maison comporte un espace dédié aux enfants ou à la famille. Selon les familles cet espace s'appelle la « family room », comme chez Nathalie Champemont, ou bien la salle de jeux ou encore le salon des enfants, et certains y installent une télévision, des étagères avec des bandes dessinées, une table de ping-pong, etc. Pour Évelyne Fourcade (57 ans, cadre contractuelle de la fonction publique, mariée à un médecin spécialiste, 2 enfants), la présence d'un sous-sol aménageable pour que ses deux fils aient un espace à eux, était un critère important au moment de l'achat de la maison :

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On l'a [le sous-sol] transformé en espace de jeu pour les enfants. Donc en bas vous avez une table de salle à manger, les télés, les canapés, voilà [...] Nous on pouvait avoir nos copains ici et eux pouvaient aussi avoir leurs copains en bas sans qu'on se gêne.

57Le logement est choisi en fonction de la possibilité qu'il offre de pouvoir recevoir, à la fois pour les parents mais aussi pour les enfants. Les sociabilités au domicile (dîners, fêtes, rallyes) occupent en effet une place importante dans la culture bourgeoise (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016) et témoignent d'une « privatisation des sociabilités » (Andreotti et al., 2016). Ces réceptions sont formelles, « planifiée » (Davidoff et Hall, 2014) et leur organisation, prise en charge par les femmes, représente un coût économique important. Lors d'entretiens avec des femmes au foyer, j'ai eu l'occasion de voir leurs enfants venir avec des amis pour déjeuner ou goûter. À la fin de mon entretien chez Marie Valois (49 ans, femme au foyer, mariée à un ingénieur, 3 enfants), sa fille et cinq de ses amis de lycée arrivent par exemple pour déjeuner de manière impromptue. Elle me dit : « Ils aiment bien débarquer ici, même si la bouffe est certainement moins bonne [qu'à la cantine] ! ». Le fait de disposer d'espaces de convivialité dès l'adolescence où l'on peut passer du temps avec ses amis contribue donc à l'intériorisation d'un « habitus mondain » (Lenoir, 2016), ainsi qu'à augmenter la présence des enfants au domicile et donc à renforcer le contrôle qui s'exerce sur eux et leurs fréquentations.

58Ces différents critères relatifs aux pièces et à leur disposition renvoient au projet familial que porte le ménage et à la volonté, après avoir choisi les meilleures écoles, de construire le meilleur des cadres possibles pour le développement des enfants. En plus de la surface habitable, la présence d'un jardin participe à cet environnement favorable et est souvent la raison qui justifie l'acquisition d'une maison plutôt que d'un appartement. Le jardin représente à la fois un symbole et une pratique (Davidoff et Hall, 2014). C'est un symbole au sens où il entoure la propriété, crée un espace tampon avec le monde extérieur et matérialise le repli sur le foyer et le monde privé de ces fractions des classes supérieures. Mais c'est également un lieu de pratiques, qui est régulièrement mis en scène dans les discours des enquêtés comme un espace de jeu et d'intenses sociabilités enfantines et familiales. Des équipements de loisirs sont d'ailleurs très souvent visibles dans les jardins traversés, comme des balançoires ou des trampolines mais aussi, des équipements plus conséquents et plus distinctifs comme des piscines et dans un cas, un court de tennis. Cette volonté d'intégrer des espaces récréatifs à l'intérieur du logement permet de ne pas avoir nécessairement à sortir (Coutras, 1987) et donc de pouvoir choisir les moments où l'on souhaite se confronter au monde extérieur comme me l'explique Cécile Lambert (50 ans, consultante à domicile, mariée à un directeur financier, 2 enfants) :

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On dit souvent : « Et si le luxe, c'était l'espace ? ». Pour moi c'est : « Et si le luxe, c'était le jardin ou la terrasse ? ». Voilà, le fait de ne pas être obligé d'aller dans un parc avec plein de monde, de prendre la voiture pour aller à la campagne, de pouvoir vivre chez soi, y être bien et s'y reposer sans avoir besoin de partir en week-end nécessairement ou d'aller dans un parc, je trouve que c'est un vrai luxe.

60La présence de ces équipements de loisirs induit ainsi une socialisation pour les enfants dans un espace domestique où tout est à leur disposition.

Le pouvoir de la décoration

61Cette aisance, visible dans la taille des maisons, se retrouve dans leur décoration qui témoigne d'un attachement à l'ordre et matérialise la structure spécifique du capital culturel des classes supérieures du pôle privé. La décoration contribue également à l'intériorisation de dispositions dominantes mais peu savantes pour les membres du ménage.

62La décoration est un témoin des goûts des individus, elle est particulièrement révélatrice de dispositions profondes intériorisées dans le cadre familial, et sur lesquelles l'école a peu de prise (Bourdieu, 1979). Si la décoration est si centrale dans l'analyse des classes sociales, c'est aussi parce que les individus s'investissent dans le travail de consommation pour faire du logement un « chez-soi » qui leur corresponde (Segalen et Le Wita, 1993). Cette activité ne concerne pas que les ménages les plus dotés (Gilbert, 2014 ; Lion, 2018). Toutefois, le statut de locataire peut être un frein pour certains (Gilbert, 2014) alors que le statut de propriétaire permet d'aménager plus librement son logement, de s'investir davantage dans la décoration et donc « de se l'approprier au plein sens du terme » (Bonvalet, 2005).

63Au-delà des différenciations visibles entre sous-fractions de classe relativement au cachet des maisons, les intérieurs des ménages enquêtés sont minutieusement décorés et répondent à une esthétique de l'ordre : ils sont ordonnés, coordonnés dans le choix des couleurs, et peu chargés. Cet ordre dans les intérieurs étudiés se traduit notamment par la présence de collections d'objets choisis et exposés, comme des canards en différentes matières, des presse-papiers en verre, des boîtes en argent, des services à thé en porcelaine, etc. C'est un « univers d'objets » où les babioles sont sélectionnées et ne sont pas hétéroclites, symbole de l'« art du détail » décrit comme un pilier de la culture bourgeoise par Béatrix Le Wita (1988).

64Cette esthétique de l'ordre se définit par son homogénéité et s'oppose à l'« esthétique de l'hétéroclite et du dépareillement » (Chalvon-Demersay, 1984, p. 114) ou celle de « l'hybridation » (Collet, 2012) propre aux classes moyennes et supérieures dotées en capital culturel qui recherchent l'originalité, détournent des objets de leur fonction originelle et mêlent des éléments industriels ou populaires à d'autres plus légitimes. Les intérieurs des « intellos » du triangle du 16e arrondissement sont caractéristiques d'une « logique de l'encombrement » (Chalvon-Demersay, 1984, p. 116), qui s'oppose à l'ordre des intérieurs des classes supérieures du pôle privé, résumé par la maxime au sujet des intérieurs de la bourgeoisie du XIXe siècle : « Une place pour chaque chose et chaque chose a sa place » (Davidoff et Hall, 2014).

65La décoration témoigne également de la nature particulière du capital culturel des classes supérieures du pôle privé. Les intérieurs observés étaient toujours décorés de tableaux qui permettent d'attester le goût légitime des individus et de leur capital économique. Les tableaux, les meubles et les bibelots, au-delà de leur aspect esthétique, sont des biens de valeur qui témoignent de l'appartenance de classe (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989). J'ai aperçu à quelques reprises des pianos dans les salons et les espaces de réception des logements où j'ai été reçue, mais jamais de bibliothèque, où les seuls livres visibles étaient des albums de grand format mis en scène comme des objets de décoration. Cette structure particulière de capital culturel fait écho aux évolutions analysées par Philippe Coulangeon qui montre comment le renforcement des inégalités de revenus et de patrimoine s'accompagne d'une « revanche des philistins » (2011, p. 161) qui entretiennent un rapport plus démonstratif et plus extériorisé à la culture, à travers l'acquisition de biens et de services onéreux, dont les profits de distinction demeurent particulièrement élevés. Ce rapport éloigné à la lecture, matérialisé par l'absence de livres, les différencie de ménages davantage dotés en capital culturel, et rend plus incertaine la reproduction sociale par l'école (Henri-Panabière, 2010).

Devenir une « maîtresse de maison »

66La recherche de ces grandes maisons, puis leur aménagement et leur décoration, ainsi que l'organisation de dîners mondains au domicile, assignent les femmes à leur rôle domestique et font d'elles des « maîtresses de maison ». Ce travail pris en charge par les femmes fait partie de ce que Rachel Sherman nomme le « travail du style de vie » (2017), qui participe à l'incorporation et l'actualisation des dispositions de genre et contribue à entériner l'appartenance de classe du ménage.

67Le temps passé par les femmes au foyer à la prise en charge du travail du style de vie, notamment la recherche et l'aménagement du logement est un cas extrême de division genrée du travail qui se retrouve chez tous les ménages enquêtés. Contrairement aux couples bi-actifs de classe moyenne soucieux de montrer leur bonne volonté vers plus d'égalité (Lambert, 2016), l'asymétrie de la répartition des tâches est exposée clairement à l'enquêtrice, et « va de soi » (Sherman, 2017, p. 160) pour les personnes enquêtées. Cette division traditionnelle des rôles se retrouve dans l'utilisation de l'espace domestique, la maison étant un « lieu sous contrôle féminin » (Cartier et al., 2008, p. 86). C'est ce contrôle qui justifie pour les enquêtées leur investissement dans la recherche du logement, où elles vont passer plus de temps, qu'elles ont en charge et pour lequel elles peuvent plus facilement se « projeter » (Evelyne Fourcade). Cette division genrée de l'espace est visible dans les choix d'aménagement du logement comme le montre l'exemple de Colette Prévost (67 ans, retraitée secrétaire à mi-temps dans l'entreprise de son mari, 1 enfant) qui me raconte le processus d'attribution des pièces avec son mari au moment de la conception des plans de leur logement : « Bon, mon père avait donné son billard à mon mari. Bon, moi le billard je le voyais bien dans le sous-sol. Bon, mon mari a voulu le mettre, bon il a fait une mezzanine-là, bon ça m'a supprimé une chambre. »

68Cette anecdote illustre les usages différenciés de la maison par les deux conjoints selon des logiques genrées. En véritable « maîtresse de maison », Colette Prévost est en charge des fonctions de réception de la maison ­ comme l'indique le pronom singulier « ça m'a supprimé une chambre » ­ alors que son mari est occupé par des considérations récréatives et de loisir. Ce marquage de l'espace témoigne de la reproduction de dispositions genrées puisque le père de Colette Prévost donne son billard à son gendre et non à sa fille. Cet exemple traduit également les rapports de pouvoir au sein du couple puisque malgré le « contrôle » des femmes sur l'espace domestique, c'est finalement son mari qui a le dernier mot sur la fonction de la pièce.

69En plus du travail d'aménagement, les femmes prennent en charge le travail de décoration, qui est une occupation « féminine » selon Colette Prévost. Bien qu'épurés, les intérieurs n'en sont pas moins travaillés. Dans ces fractions des classes supérieures dotées en capital économique, le travail de consommation en lien avec le logement fait l'objet d'un investissement en temps et en argent conséquent. Cela témoigne de l'importance accordée à ce travail d'agencement intérieur qui fonctionne comme un révélateur de l'appartenance de classe (Sherman, 2017). Les objets et les tissus d'ameublement des ménages enquêtés sont parfois faits sur mesure, achetés chez des antiquaires ou chez des « éditeurs » italiens du 6e arrondissement de Paris situés autour de la rue du Bac. Le goût pour la propriété s'accompagne donc d'un goût pour la décoration qui fait l'objet d'un travail, dans lequel les femmes investissent et s'investissent pour s'assurer que leur maison renvoie une image sociale adéquate. Nathalie Champemont (54 ans, femme au foyer, mariée à un cadre dirigeant, 3 enfants) se décrit par exemple comme une « passionnée » de décoration. Le soin avec lequel elle décore son logement témoigne à la fois des moyens financiers du ménage, de l'importance symbolique que le couple y attache, mais aussi de l'aspect valorisant de cette activité pour elle.

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J'aime bien passer du temps à choisir un tissu, à choisir une couleur de peinture. Je suis capable de faire... Vous voyez pour les fenêtres j'étais très exigeante parce que je voulais du bois à l'intérieur, de l'aluminium à l'extérieur et je ne voulais pas que les montants soient trop présents, je voulais une large surface vitrée. Et du coup j'ai fait peut-être une dizaine de fabricants de fenêtres. Je fais pareil pour les tissus d'ameublement, je passe autant de temps [rires] ! [...] Non [je ne fais] pas trop de bricolage parce que je trouve que... ça se voit. [...] Après c'est une question de moyens. Nous pouvons faire faire, si nous ne le pouvions pas, à ce moment-là je me mettrais à peindre, mais j'y passerais du temps parce que je n'aime pas les imperfections [rires] ! 

71Elle se décrit « exigeante » et « maniaque » en ce qui concerne l'ameublement, et cela pèse considérablement sur son travail de consommation. Pierre Bourdieu notait le rôle particulier des femmes vis-à-vis de la décoration : « les femmes de la bourgeoisie [...] partiellement exclues de l'entreprise économique, trouvent leur accomplissement dans l'aménagement du décor de l'existence bourgeoise, quand elles ne cherchent pas dans l'esthétique un refuge ou une revanche » (1979, p. 58). Le travail qui entoure le logement et la sphère domestique n'est pas seulement symbolique ou esthétique, il permet aussi aux femmes de contrôler une partie du capital économique du ménage.

72L'espace domestique a donc des effets socialisateurs sur les femmes, et ce d'autant plus qu'elles sont au foyer et y passent la majorité de leur temps, car il les inscrit dans un ordre sexué matérialisé (Cartier et al., 2008 ; Lambert, 2016). Il renforce ainsi la différenciation des rôles de genre marquée chez les classes supérieures (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016 ; Sherman, 2017) et facilite leur transmission aux enfants qui grandissent au sein de ces foyers marqués par une division genrée du travail domestique (Court et al., 2016).

73L'espace du quartier et de la maison participent à la construction du statut résidentiel des enquêtés et plus largement à leur statut social. Le fait de vivre dans un quartier ségrégé et dans de grandes maisons inculque aux enquêtés et leur famille un rapport particulier à l'espace, assuré et légitime. Leur socialisation de classe les a habitués aux espaces homogènes et elle s'active dans le choix du logement, ce qui va ensuite produire une socialisation de renforcement pour les adultes et permettre la transmission de ces goûts et de ce rapport particulier à l'espace aux enfants.

74Le quartier et le logement fonctionnent donc comme des instances de socialisation, ils permettent de reproduire les styles de vie des classes supérieures du pôle privé, notamment le goût pour la propriété, l'importance accordée aux logiques familiales, l'habitus mondain et les dispositions différentialistes du point de vue du genre. Le capital symbolique tiré de la propriété d'une maison et de sa décoration renforce l'appartenance de classe et contribue à faire des ménages enquêtés des membres à part entière des classes supérieures. Les femmes sont les principaux agents de cette socialisation résidentielle, à travers le choix du logement, son aménagement et son organisation quotidienne. Elles sont ainsi au cœur de la transmission du capital économique.

75Les quartiers de banlieue résidentielle étudiés, ainsi que leurs vastes maisons, accentuent l'ancrage des individus dans les fractions du pôle privé des classes supérieures. Ces espaces de vie favorisent et entretiennent le repli sur la sphère du foyer grâce à l'isolement qu'ils permettent et à l'aisance spatiale qui s'y développe. De la même manière que la transmission du capital culturel gagne à être étudiée à travers les dispositions incorporées (Serre, 2012), cet article montre l'importance des biens matériels et de leurs usages dans l'intériorisation d'un rapport dominant à l'espace.

Annexe. Photographie d’une maison avec du cachet historique dans les quartiers étudiés

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Annexe. Photographie d’une maison avec du cachet historique dans les quartiers étudiés

Notes

  • [1]
    Six entretiens ont été réalisés avec un couple, 40 avec une femme seule et 14 avec un homme seul.
  • [2]
    Les personnes interrogées ont des capitaux scolaires hétérogènes. Les plus dotés d'entre eux sont diplômés de grandes écoles de commerce ou d'ingénieur mais certains ont suivi des formations courtes de type BTS voire n'ont pas le Bac. Leurs études sont orientées autour du management, de la finance et de l'informatique. La très grande majorité des enfants majeurs ont fait des écoles privées post-bac de commerce ou d'ingénieur.
  • [3]
    Afin de garantir l'anonymat des enquêtés, leurs noms ainsi que le nom de certains lieux ont été modifiés.
  • [4]
    Selon l'enquête Logement de l'Insee, en 1996, lorsqu'une partie des enquêtés avait moins de 30 ans, 10,7 % des ménages dont la personne de référence a moins de 30 ans sont propriétaires occupants (Insee, 2017). Il serait intéressant d'avoir ce pourcentage pour l'aire urbaine parisienne, où l'on peut imaginer que les prix élevés retardent l'accession à la propriété et où les propriétaires sont moins nombreux que dans le reste de la France (Bugeja-Bloch, 2013).
  • [5]
    Ainsi, seulement 15 % des ménages sont propriétaires d'un logement qui n'est pas leur résidence principale. Au-delà des ménages qui sont propriétaires bailleurs, c'est surtout la possession d'une résidence secondaire qui est particulièrement discriminante, puisque cela concerne 4,9 % des ménages (Insee, 2017).
  • [6]
    Les lycées publics des quartiers étudiés, Richelieu à Rueil-Malmaison, Condorcet et Marcellin-Berthelot à Saint-Maur-des-Fossés, ainsi que les lycées privés, le centre Madeleine Daniélou et la Salle Passy Buzenval à Rueil-Malmaison et Teilhard-de-Chardin à Saint-Maur-des-Fossés, comptent parmi les établissements les plus réputés de la banlieue parisienne et concurrencent directement les prestigieux lycées parisiens.
  • [7]
    J'ai observé que plusieurs dénominations étaient utilisées pour désigner les maisons ­ « pavillon », « villa », « propriété », etc. ­ et qu'elles participaient aux logiques de distinction.
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Résumé

En s’appuyant sur une enquête auprès de ménages du pôle privé des classes supérieures dans des quartiers aisés de la proche banlieue parisienne, cet article décrit les stratégies résidentielles mises en œuvre par les ménages afin de contrôler les conditions de socialisation du groupe familial. La propriété d’une maison de valeur dans des quartiers marqués par l’entre-soi est un signe de leur statut social. Elle participe à la reproduction sociale en transmettant aux enfants un capital économique et des dispositions de classe. Avec la recherche du logement, son aménagement et sa décoration, les femmes contribuent au positionnement social du ménage et deviennent des « maîtresses de maison ».

Mots-clés

  • Classes supérieures
  • Genre
  • Logement
  • Patrimoine
  • Styles de vie
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Lorraine Bozouls
Doctorante en sociologie, OSC, Sciences Po et URBEUR, Università degli studi di Milano Bicocca, ATER en science politique à l'IEP de Bordeaux
lorraine.bozouls@sciencespo.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/02/2020
https://doi.org/10.3917/soco.115.0151
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