CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En France, la contraception est aujourd'hui très largement médicalisée et assurée par les femmes, via la prise quotidienne d'une pilule contraceptive ou la pose d'un dispositif intra-utérin (ou stérilet) (Bajos et al., 2012). Cela n'a cependant pas toujours été le cas : jusqu'au début des années 1970 les méthodes les plus répandues étaient la continence périodique (« méthode Ogino » ou bien « méthode des températures »), nécessitant une forme de collaboration dans le couple, et le retrait avant éjaculation, ou « coïtus interruptus », classé comme « méthode masculine » de contraception (Simon et al., 1972, p. 185). La diffusion progressive de la contraception médicale ­ et en particulier de la pilule ­ a eu deux effets. Elle a donné accès, en particulier aux femmes, à une sexualité libérée de la « peur au ventre » (Thébaud, 1991). Elle a aussi entraîné un retournement progressif de la responsabilité contraceptive : masculine, elle est devenue féminine (Giami et Spencer, 2004, p. 380). La signification de ce retournement en termes de rapports de genre reste néanmoins controversée. Pour Françoise Héritier « la prise par les femmes du contrôle de leur propre fécondité revient pour elles à sortir du lieu de la domination », ce qui constitue « le levier d'un changement majeur pour l'humanité tout entière » (1999, p. 48). Mais si l'on suit Nathalie Bajos et Michèle Ferrand (2004) ce levier reste « symbolique », et la contraception participe d'une domination masculine qui continue d'assimiler féminité et maternité, et ce d'autant plus que celle-ci peut désormais être choisie ­ et doit donc être complètement assumée.

2Cette controverse quant à l'efficacité de la contraception comme levier de la domination masculine laisse pourtant de côté un objet considéré comme masculin [1] : le préservatif [2]. En sus de son efficacité contraceptive, celui-ci représente, avec son équivalent féminin, le seul moyen efficace de protection contre les IST (infections sexuellement transmissibles). Il est donc susceptible d'être utilisé, seul ou en combinaison avec une autre méthode de contraception, dans le cadre des premiers rapports sexuels, dans les relations ponctuelles ou par les personnes ayant plusieurs partenaires. Il trouve ainsi sa place dans un modèle contraceptif français très médicalisé qui implique « un recours important au préservatif en début de vie sexuelle, l'utilisation de la pilule dès que la vie sexuelle se régularise et le recours au stérilet quand les couples ont eu les enfants qu'ils désiraient » (Bajos et al., 2012, p. 2). Même si les récents débats autour des risques liés aux pilules contraceptives de troisième et quatrième générations contribuent à faire bouger ce modèle et à le complexifier (Bajos et al., 2014), l'utilisation du préservatif reste minoritaire dans les relations établies, mais très forte en début de vie sexuelle.

3Cela n'a cependant pas toujours été le cas : associé à la prostitution, car il protégeait des maladies vénériennes, puis simplement considéré comme désuet, le préservatif n'était que très peu utilisé en France dans les années 1980. C'est l'arrivée du sida, et surtout les campagnes promouvant le préservatif comme unique moyen de s'en protéger, qui mènent à sa diffusion, en particulier lors des premiers rapports : ainsi, à partir de la fin des années 1980, « l'usage des préservatifs au premier rapport augmente fortement, passant pour les femmes de 8 % en 1987 à 45 % en 1993 » (Toulemon et Leridon, 1995, p. 4). Le modèle contraceptif qui subsiste aujourd'hui se met alors progressivement en place. À la fin des années 1990, la découverte de traitements antirétroviraux (trithérapies) permet l'amélioration de la durée et de la qualité de vie des personnes séropositives. Progressivement, le VIH paraît devenir de plus en plus, pour les plus jeunes du moins, un « risque comme les autres » (Giroux, 2016), et ce alors même que l'utilisation du préservatif persiste presque systématiquement en début de vie sexuelle, parfois au cours des relations ponctuelles, et même dans certaines relations durables.

4Le scénario (hétéro)sexuel avait déjà été modifié par l'arrivée de la contraception médicale, mais plus encore que les pratiques, les représentations sexuelles restent fortement différenciées. Le désir masculin serait ainsi par exemple « naturellement » plus important que le désir féminin (Bajos et Bozon, 2008a). Cela ne signifie pas que ces représentations et ces pratiques n'ont pas évolué, et l'on peut se demander si le préservatif n'a pas participé d'une modification en profondeur de la sexualité ­ sans qu'il faille nécessairement parler de libération ou de limitation de celle-ci ­, en devenant la condition nécessaire de certains rapports ou de certains actes. On peut s'interroger aussi : l'essor de son utilisation a-t-il contribué à faire des hommes des « agents de santé » au même titre que les femmes, comme son assimilation aux méthodes masculines de contraception pourrait le laisser penser ?

5On commencera par revenir sur la construction d'une « évidence », celle de l'utilisation du préservatif, et sur les dimensions genrées de cette construction progressive des années 1960 à nos jours. Puis on cherchera à savoir ce qu'il en est aujourd'hui de la distribution des responsabilités associées à la sexualité entre hommes et femmes, en se centrant d'une part sur la décision de mettre ou non un préservatif, et d'autre part sur les modalités de son arrêt. Enfin, dans le cadre de son utilisation, on s'intéressera à la manière dont le préservatif s'insère dans les représentations différenciées de la sexualité hétérosexuelle.

PRÉSENTATION DES DONNÉES

Cette recherche s'appuie sur trente-cinq entretiens semi-directifs sur la sexualité, le préservatif et la contraception [3]. Ils ont été effectués entre 2014 et 2016 auprès de quatorze hommes et vingt et une femmes de 20 à 35 ans, ayant ou ayant eu des relations hétérosexuelles, et qui avaient déjà utilisé un préservatif masculin [4]. Compte tenu des modalités de recrutement, ils et elles sont, dans leur majorité, mieux doté.e.s en capital scolaire que la population générale [5] (ayant un niveau de diplôme variant entre bac+2 et bac+8), et leurs comportements sexuels sont particuliers (plus de partenaires sexuel·le·s que la moyenne, par exemple). Les enquêté·e·s sont originaires de France métropolitaine, de même que leurs partenaires (à l'exception d'une enquêtée, Mélanie, dont le compagnon est originaire d'Afrique sub-saharienne et a appris après son arrivée en France qu'il était séropositif ; sur le sujet voir Desgrées-du-Loû et al., 2015).
Les enquêté·e·s ont été recruté·e·s de différentes manières. Tout d'abord, j'ai diffusé des messages sur un réseau social à large diffusion (Twitter) précisant que je cherchais des personnes hétérosexuelles ayant utilisé le préservatif, puis, un an plus tard, des personnes ayant utilisé des « méthodes naturelles » de contraception. Chaque message a été partagé plus d'une centaine de fois, et j'ai ainsi effectué neuf entretiens. J'ai ensuite posé dans les CIDAG [6] et le Planning familial d'une grande ville de province des annonces proposant de faire un entretien sur la contraception ou sur le préservatif, ce qui m'a permis de recruter quinze enquêté·e·s. Les flyers mentionnant la contraception, bien qu'adressés aux hommes comme aux femmes, n'avaient permis d'avoir que des entretiens avec des femmes, alors qu'hommes comme femmes ont répondu à ceux qui portaient sur le préservatif. J'ai aussi utilisé les forums « Santé » ou « Sexualité » du site Doctissimo, d'une part en y laissant des messages proposant de me contacter pour faire un entretien sur le lien entre sexualité et préservatif et/ou sur la contraception (trois enquêté·e·s), et d'autre part en contactant directement des personnes repérées sur certains forums (par exemple pour trouver des utilisateurs et utilisatrices de méthodes contraceptives rares ; trois enquêté·e·s). Enfin, cinq enquêté·e·s m'ont contactée sur proposition d'une personne avec qui j'avais effectué un entretien, par effet « boule de neige ». Si chaque mode de recrutement correspond à des individus spécifiques (seules des personnes ayant une vie sexuelle nécessitant un test de dépistage se rendent au CIDAG, seules des personnes présentes sur Twitter et liées d'une manière ou d'une autre à mon réseau peuvent répondre à l'annonce, etc.), diversifier ces modes de recrutement permet d'éviter que chacun d'eux n'aient un trop grand poids dans l'enquête. Par ailleurs, et pour éviter l'influence de la sphère médicale sur les discours des enquêté·e·s, les entretiens ont principalement eu lieu à leur domicile et jamais dans un lieu médical, permettant ainsi une distanciation par rapport au discours de santé sur le préservatif. Enfin, on peut noter que le sexe de l'enquêtrice a sans doute pu avoir des effets sur les discours produits, le fait d'être face à une femme pouvant peut-être contribuer à renforcer les discours d'adhésion de certaines enquêtées à la norme de responsabilité féminine (Monjaret et Pugeault, 2014 ; Clair, 2016).
Afin de donner un aperçu plus représentatif des usages du préservatif, on utilisera également des données issues de l'enquête FECOND (FEcondité, CONtraception et Dysfonctions sexuelles, INSERM-INED, menée en 2010 et dirigée par Nathalie Bajos et Caroline Moreau) [7].

D'UN OBJET DÉSUET À UN OBJET POUR LES JEUNES : COMMENT LE PRÉSERVATIF EST DEVENU UNE ÉVIDENCE

6Utiliser un préservatif pour la première relation sexuelle est aujourd'hui une pratique largement majoritaire : selon les chiffres de FECOND, 88 % des femmes et 93 % des hommes de 20 à 29 ans ayant déjà eu une activité sexuelle déclaraient, en 2010, avoir utilisé un préservatif lors de leur premier rapport sexuel. Cette situation ne date cependant que d'une vingtaine d'années, comme l'atteste la comparaison des données de 1985 et de 1996 : on passe « de 10 % à 85 % d'utilisation au premier rapport » (Rossier, Leridon et l'équipe Cocon, 2004, p. 451). Comment cette « évidence » s'est-elle progressivement construite ?

7Avant la légalisation en France de l'utilisation des méthodes contraceptives médicales (loi Neuwirth, votée en décembre 1967 mais dont les derniers décrets d'application ne seront publiés qu'en 1972), l'utilisation du préservatif est peu répandue en France [8], contrairement à ce qui peut être le cas dans d'autres pays [9]. L'enquête Simon établit qu'en 1970, 21 % des femmes et 30 % des hommes interrogé·e·s ont déjà utilisé un préservatif masculin (Simon et al., 1972, p. 185). L'arrivée des méthodes médicales, en particulier de la pilule, mais aussi du stérilet (Leridon, 1987, p. 57 et suivantes) va contribuer à marginaliser son utilisation, en même temps qu'elle fait des femmes les responsables uniques de la contraception ­ et des éventuels échecs contraceptifs (Bajos, Ferrand et l'équipe Giné, 2002). Le préservatif devient alors de plus en plus obsolète, au point que l'on peut trouver cette question dans un article de Marie-Claire[10] datant de 1980 : « Les capotes, ça existe encore aujourd'hui ? ». Comme le souligne l'article, son utilisation permet de partager la gestion de la contraception : « Il est temps de redécouvrir [le préservatif]. Parce qu'il est efficace, parce qu'il est sans danger et parce qu'il permet à l'homme de prendre lui aussi part à la contraception. » [11] Plus de dix ans après la légalisation de la contraception médicale, cinq ans après celle de l'avortement, la question du partage de la responsabilité contraceptive commence à se poser ­ et le préservatif paraît être l'instrument possible d'une division plus équitable du travail contraceptif.

8 L'apparition du virus du sida change la donne. Considérée d'abord comme touchant uniquement les homosexuels, la maladie, vue comme « mortelle, incurable, contagieuse » (Hintermeyer et al., 1994, p. 73) devient peu à peu la source d'une peur plus large. Des associations, principalement issues de la communauté homosexuelle, se créent (Thiaudière, 2002, p. 21-33) ; les premières campagnes de sensibilisation menées par l'État et visant le grand public sont lancées en 1987 (Paicheler, 2002, p. 57-61). La maladie fait donc apparaître des recommandations officielles à propos de la sexualité, recommandations qui concernent en particulier le port du préservatif. Le 1er juin 1987, à l'occasion de l'ouverture à Washington du troisième congrès international sur le sida, Libération titre : « Le sida change le sexe ». Le premier changement tient dans la nécessité d'utiliser un préservatif si l'on a plusieurs partenaires et lors de relations avec un nouveau ou une nouvelle partenaire. Cette nécessité va peu à peu se cristalliser sur la « première fois », du fait de campagnes qui ciblent principalement les jeunes, considérés comme les plus « à risque » (Chartrain, 2010). Pour les convaincre d'utiliser le préservatif, c'est alors la dimension ludique de celui-ci qui est mise en avant par les médias. Une chronique télévision du Monde, portant sur un numéro de l'émission « Ça se discute » consacré au préservatif, en 1994, note ainsi que Jean-Luc Delarue [12] fait « swinguer les capotes anglaises à la manière d'un collégien égrillard » [13]. Au cours des années 1990, le préservatif devient donc progressivement un objet « banal » ­ du moins pour les plus jeunes et pour les multipartenaires.

9La banalisation de cet « objet sexuel » semble alors susceptible de réimpliquer les hommes dans l'aspect sanitaire de la sexualité, en les rendant responsables de la protection contre les IST. C'est ce que montre une des premières enquêtes quantitatives réalisées après l'apparition du sida, l'enquête Analyse des comportements sexuels en France (ACSF, 1992), qui conclut, à propos du dernier rapport déclaré :

10

« Les hommes, dans 82,6 % des cas, déclarent l'avoir apporté [le préservatif], dans 12,2 % des cas c'est leur partenaire, et dans 5,2 % des cas tous les deux. Parmi les femmes, ces pourcentages sont respectivement 20,2 % (elle-même), 65,6 % (le partenaire) et 14,2 % (tous les deux). La disponibilité des préservatifs reste donc très largement tributaire de l'homme. » (Ducot, Bajos et Spira, 1993, p. 248)

11 Cependant, ce n'est pas vers une mise en avant de la responsabilité masculine que s'orientent les campagnes de promotion de l'utilisation du préservatif lancées par l'État. Pour celui-ci, au contraire, le rôle des femmes est crucial dans la diffusion et l'utilisation de ce nouvel objet, car elles sont « habituées à être ‟responsables” de la procréation, de la maîtrise des naissances, [...], de l'unité familiale, de la vie dans son quotidien comme dans sa symbolique. [...] Elles sont prescripteurs du préservatif » (note du ministère de la Santé, septembre 1988, citée par Paicheler, 2002, p. 74). On constate ici une essentialisation du rôle des femmes dans la gestion contraceptive (à ce propos voir Ventola, 2016, p. 102) qui s'étend à celle du préservatif, comme le montre aussi Brenda Spencer (1997, p. 67-68). Ainsi, les campagnes de promotion du préservatif vont s'orienter vers les femmes, afin d'élargir le champ de responsabilité de celles-ci ­ et non celui des hommes.

12À partir de la fin des années 1990, les campagnes visant les hétérosexuel·le·s se raréfient progressivement, alors que l'accès aux traitements antirétroviraux (1997) améliore les conditions de vie des malades du sida. Celui-ci devient moins visible et le discours médiatique se médicalise, d'autant plus que prime désormais « l'idée que c'est aujourd'hui une maladie chronique qui suscite moins de crainte » (Beltzer et al., 2011, p. 12). La question de la responsabilité matérielle des préservatifs passe au second plan, comme le montre par exemple l'absence de question portant sur la personne qui aurait apporté le préservatif utilisé lors du dernier rapport dans l'enquête Contexte de la sexualité en France, en 2006. Le préservatif reste cependant très largement utilisé, surtout en début de vie sexuelle. Inséré dans le schéma français de protection/contraception, comme dans certains rapports sexuels spécifiques, il semble s'être forgé sa place dans la sexualité ­ une place qui n'est plus que rarement interrogée, les principaux discours à son sujet étant des discours médicaux et de prévention.

13Aujourd'hui, dans un contexte de diminution de la crainte du sida, l'utilisation persistante du préservatif lors de certains types de relations hétérosexuelles pose question. On peut supposer que cette utilisation repose sur une responsabilité genrée, assumée par les femmes dans la continuité de la responsabilité contraceptive. On peut aussi penser aussi, pour les générations qui ont grandi avec le sida, les métamorphoses des significations liées au préservatif ont eu des effets sur la sexualité elle-même ­ mais pas nécessairement sur les rapports de genre qui s'y jouent.

LA SANTÉ SEXUELLE, UNE PRÉOCCUPATION LARGEMENT FÉMININE

14Le préservatif est généralement considéré comme une méthode masculine, de contraception comme de protection. Cependant, qu'un objet soit vu comme masculin (ou féminin) n'en impose pas automatiquement la responsabilité aux hommes (ou aux femmes). L. Diller et W. Hembree (1977) distinguent par exemple, à propos de la contraception, « entre la personne initiant la méthode (male or female-initiated), la personne sur la physiologie de laquelle la méthode est censée agir (male or female-directed) et la personne dont le consentement est nécessaire pour le succès de la méthode (male or female-complied) » (cités par Spencer, 1999, p. 32). La responsabilité a donc différentes dimensions. Dans le cas du préservatif, si c'est bien sur le corps de l'homme que l'objet est appliqué, l'initiation peut être le fait de la femme et son consentement est aussi nécessaire [14]. Qu'en est-il de cette responsabilité, aujourd'hui en France, parmi des individus diplômés de 20 à 35 ans ayant eu plusieurs partenaires sexuel·le·s ?

Le mettre ou ne pas le mettre : la responsabilité du préservatif

15La décision de mettre ou non un préservatif se pose lors de deux types de rapports sexuels : d'une part, dans le cadre des rapports avec un·e partenaire dont on ne sait pas s'il est porteur, ou si elle est porteuse, d'IST ; d'autre part, dans celui des rapports sans autre méthode contraceptive (les deux situations ne s'excluant pas). Les motivations de la décision de mettre ou non un préservatif sont multiples : confiance dans le/la partenaire, peur d'une diminution du plaisir, de « casser l'ambiance » du moment, etc. (voir par exemple Peto et al., 2000). Dans le cadre d'un rapport entre un homme et une femme, on peut se demander s'il est possible de distinguer une responsabilité ou un contrôle genré vis-à-vis de cette décision, et s'ils dépendent du type de rapport en jeu ­ « première fois », rapport ponctuel ou relation de couple.

16Lors du tout premier rapport sexuel, la majorité des individus utilise aujourd'hui un préservatif, suivant ainsi une « histoire de référence » ­ à savoir une sorte de « guide pratique » en matière de sexualité (Levinson, 2001, p. 6). Celle-ci, qui associe donc premier rapport et préservatif, semble selon FECOND intégrée tant par les jeunes femmes que par les jeunes hommes, 88 % des femmes et 93 % des hommes de 20 à 29 ans ayant déjà eu une activité sexuelle déclarant en 2010 avoir utilisé un préservatif lors de leur premier rapport sexuel. Une première explication de ces chiffres tient dans la dimension contraceptive du préservatif. En effet, lorsqu'il est utilisé, il est souvent le seul moyen de contraception de cette « première fois » : ainsi, 72 % des individus de 15 à 29 ans qui ont utilisé un préservatif lors de leur première relation sexuelle l'ont utilisé seul, et non en association avec une autre méthode comme la pilule. Le préservatif apparaît ainsi comme un moyen adapté à « la situation d'incertitude sur l'avenir de la relation que vivent les deux partenaires » (Beltzer et Bajos, 2008, p. 444), et son utilisation est assumée par les hommes comme par les femmes.

17Mais une explication supplémentaire tient dans la place qu'a pris le préservatif dans le scénario de cette « première fois », en en devenant progressivement un élément évident, voire même une évidence scolaire [15] :

18

« Je crois que j'ai bien appris mes cours. Voilà. Je crois que j'ai bien retenu la leçon, et que l'angoisse de mes parents, et aussi toute l'angoisse médiatique qu'il y avait au début des années 2000 encore autour du sida avec le Sidaction, avec... Voilà, ce genre d'événement, m'a fait comprendre que ça devait être quelque chose d'obligatoire, et qu'il fallait pas se poser de questions, qu'il fallait le faire. » (Pauline, 23 ans, bac+5)

19Pour Pauline, comme pour plusieurs jeunes femmes interrogées ­ et en particulier pour celles qui ont des capitaux scolaires ­ mettre un préservatif relève ainsi d'une démarche scolaire : « j'ai bien appris mes cours », dit-elle. Il semble y avoir en fait, dans la sphère sexuelle, une réactivation de dispositions existantes dans d'autres sphères, qui sont distinctes selon le sexe mais aussi selon d'autres types de capitaux. Les enquêté·e·s justifient ainsi leur utilisation du préservatif en fonction de domaines où leur respect de la consigne est valorisé, comme c'est le cas de l'école pour les femmes interrogées. C'est d'autant plus intéressant que Pauline fait allusion à des éléments qui ne relèvent pas de l'apprentissage à proprement parler, mais plutôt d'un climat général : une « angoisse » de ses parents et des médias, des « événements » spécifiques. La référence scolaire est ainsi utilisée pour justifier une évidence plus diffuse et mettre en avant le fait que respecter celle-ci peut être valorisante ­ comme à l'école. Or un tel champ lexical n'est adopté par aucun homme de l'échantillon, alors que l'utilisation du préservatif pour le premier rapport n'est pas moins répandue pour eux qu'elle ne l'est pour les femmes. On peut penser que cette différence est due au fait qu'il est moins valorisant pour un homme de souligner qu'il respecte bien une norme que cela ne l'est pour une femme. Passée cette première relation sexuelle, où l'utilisation du préservatif semble désormais évidente pour les hommes comme pour les femmes, du moins chez les diplômé·e·s, qu'en est-il pour les relations ponctuelles, elles aussi visées par le discours public sur le préservatif ?

20L'étude des entretiens permet de mettre au jour que, si toutes les jeunes femmes interrogées ne portent pas la même attention au préservatif ­ et si celle-ci peut varier en fonction des situations ­, on voit tout de même poindre autour de cet objet une extension du « travail sanitaire » des femmes. Ce que Geneviève Cresson définit comme une « aide pluridimensionnelle apportée par un ‟répertoire de liens” » (2006, p. 11) concerne normalement les soins médicaux profanes apportés « aux jeunes enfants, aux malades, aux personnes en perte d'autonomie ou dépendantes ». Or, cette aide a dans les « rôles féminins » un aspect impératif qui est inexistant dans les « rôles masculins » (2006, p. 14). Ainsi, plusieurs hommes de l'échantillon soulignent que leur utilisation du préservatif dépend de leur partenaire, comme Julien (23 ans, ingénieur), qui indique à propos d'une relation sexuelle sans préservatif avec une partenaire occasionnelle que « la fille elle [avait] peut-être oublié » en encore Colin :

21

Et alors là [lors de ses relations ponctuelles] comment ça se passait, est-ce que tu utilisais le préservatif, est-ce que ça dépendait des fois ? Est-ce que les filles prenaient la pilule ?

22

« Ça dépendait des fois. En fait ça dépendait de la fille. En fait, comme c'est pas moi qui d'office... propose où l'impose ou quoi que ce soit, si... Faut que la fille vraiment me... m'oblige. » (Colin, 33 ans, formateur et coach)

23Dans les deux cas, c'est la responsabilité de leur partenaire que Julien et Colin mettent en avant, signalant ainsi qu'ils s'adaptent finalement à sa décision. Le préservatif, qui pourrait être pris en charge par des hommes qui ne sont ni jeunes, ni malades, ni dépendants, incombe finalement aux femmes, ce qui met en lumière l'inégalité qui s'articule autour de la gestion de cet objet : si elles n'assument pas cette part du « travail », personne ne le fera à leur place.

24 Si beaucoup de femmes interrogées prennent en charge cet objet c'est ainsi parce que les hommes semblent être majoritairement défaillants. C'est à la fois d'une prise en charge physique et mentale qu'il s'agit ici, cette dernière s'entendant comme la nécessité permanente de devoir prévoir et tout gérer (Haicault, 2000, p. 92). Guillaume (23 ans, bac +5) explique ainsi qu'il n'a « jamais acheté de capotes pour un plan cul », car les filles « savent très bien que le gars il en a peut-être pas forcément sur lui », et anticipent cet état de fait en en prévoyant systématiquement ­ portant donc bien cette charge mentale supplémentaire. C'est sans doute d'autant plus le cas que les hommes sont moins directement concernés par les conséquences éventuelles du rapport sexuel, en tout cas en ce qui concerne le risque de grossesse non désirée, et ce d'autant plus lors d'une relation ponctuelle, avec une femme à laquelle ils ne sont pas liés. Quand un homme ne prend pas en charge le préservatif, il sait qu'il est probable qu'une femme le fera pour lui ­ mais l'inverse ne se vérifie pas.

25C'est ainsi majoritairement aux jeunes femmes de prendre en charge le travail lié à cette responsabilité. Mais cela ne signifie pas pour autant que toutes les femmes acceptent ce « travail sanitaire » et que tous les hommes y soient réfractaires. L'analyse des enquêté·e·s qui ne s'inscrivent pas dans cette norme met cependant au jour la force de celle-ci. Ainsi, les jeunes femmes qui n'endossent pas systématiquement la responsabilité du préservatif soulignent qu'elles ne sont pas de « bonnes élèves » ­ ce que ne font pas les hommes. Prenons le cas de Camille, qui était sous implant jusqu'à récemment et n'utilisait pas systématiquement le préservatif dans le cadre des relations ponctuelles : « ça c'est très mal » dit-elle, ajoutant qu'elle est « en train d'essayer de fortement [se] raisonner ». Les hommes qui ne respectent pas les prescriptions de santé ne jugent pas nécessaire, quant à eux, de se justifier systématiquement au cours de l'entretien.

26Concernant les hommes, ce sont plutôt les cas où ils prêtent une attention forte au port du préservatif qui sont considérés comme en dehors de la norme. Ainsi, plusieurs enquêtées qui ont eu affaire à des hommes insistant pour utiliser un préservatif (dans le cadre d'un rapport ponctuel) les qualifient d'« hypocondriaques », dévalorisant ainsi cette tentative de prise en charge masculine en l'assimilant à une « peur » des maladies ne correspondant pas au modèle de virilité dominant. Si nous continuons à suivre Camille, on voit bien comment ces différentes logiques peuvent s'articuler :

27

Et ça t'est déjà arrivé d'être face à un mec qui voulait absolument utiliser un préservatif, qui insistait ?
« Ah ouais, ouais, ouais. Ouais. Enfin du coup qui... qui lui, naturellement... sort ses préservatifs, et la question se pose pas en fait. Parce que... parce que voilà c'est comme ça que ça fonctionne. Ouais ouais, ça m'est arrivé. Mais c'est pas la majorité hein ! (rire) Lui c'était un peu un flippé, un hypocondriaque, donc ça m'étonne pas mais... (rire). » (Camille, 26 ans, monitrice-éducatrice en structures sociales)

28 Camille souligne ici à la fois que « c'est comme ça que ça fonctionne », et que « c'est pas la majorité », mettant en évidence un hiatus qui amène à se questionner sur l'identité de celles ou ceux qui font habituellement « fonctionner » la sexualité. Parallèlement, elle qualifie l'homme qui a insisté pour utiliser un préservatif de « flippé » et, donc, d'« hypocondriaque », minorant les précautions dont il prend l'initiative ­ et ce alors même qu'elle juge « très mal » de ne pas les prendre elle-même. Ainsi, la volonté de prise en charge de certains hommes peut même être stigmatisée par leurs partenaires ponctuelles.

29 Il faut cependant bien distinguer cette responsabilité du préservatif d'un contrôle de l'utilisation de celui-ci. Dans le cadre de relations non consenties, le contrôle sur cet objet redevient masculin, comme l'est le contrôle de l'acte, qui est imposé par le partenaire. Les récits de refus de préservatif sont systématiquement le fait de femmes, et plusieurs enquêtées racontent ainsi les viols qui ont suivi :

30

« J'ai subi un viol à l'âge de 19 ans. Donc en fait c'était mon petit copain, et moi en fait j'étais allée acheter des préservatifs et je les avais mis sur la table de nuit à côté, et sauf qu'il a pas voulu les utiliser. Et il était sur moi, et voilà, j'ai... j'ai pas pu faire grand-chose. » (Alicia, 35 ans, documentaliste)

31Alicia avait pris en charge l'aspect matériel de la responsabilité contraceptive, achetant des préservatifs et les disposant à portée de main. Mais son partenaire a refusé de les utiliser et l'a tout de même forcée à avoir des rapports sexuels : le préservatif devient ainsi un symbole du consentement, pensable dans des relations égalitaires mais qui disparaît lors de relations forcées. La responsabilité féminine du préservatif s'insérant dans le cadre d'une sexualité qui n'est pas égalitaire, elle n'est pas nécessairement couplée à la capacité de contrôle qui devrait y être liée.

32Concernant les relations durables, enfin, l'utilisation du préservatif reste minoritaire en France : d'après l'enquête FECOND, 7,1 % des femmes et 16,1 % des hommes entre 20 et 35 ans en couple déclarent utiliser le préservatif seul comme méthode de contraception (l'écart entre les deux étant en partie dû au fait que les hommes ne sont pas nécessairement informés par leurs partenaires de l'utilisation simultanée d'un autre contraceptif). Lorsque les deux partenaires sont d'accord pour utiliser le préservatif, sa prise en charge se fait aussi majoritairement par les femmes et relève de deux logiques. D'abord, dans la mesure où les femmes sont désormais en charge de la contraception, il semble logique que le préservatif en tant que contraceptif rentre dans leur sphère de responsabilité. Ensuite, dans la mesure où il est le signe d'une attention à l'autre, une forme de « travail sanitaire » persiste paradoxalement. Ainsi, la gestion logistique des préservatifs est considérée par certaines enquêtées comme une tâche ménagère :

33

« Donc c'est toujours moi, même quand je vais chez lui, qui en a [des préservatifs]. Mais je pense que c'est un peu comme... les mères qui disent à leur garçon ‟Nettoie ta cuvette de toilettes”, mais que finalement on passe toujours derrière et qu'on nettoie, je pense que c'est... C'est de ma faute, j'aurais dû dès le départ... » (Mélanie, 35 ans, éducatrice spécialisée, partenaire séropositif)

34Le fait de « gérer » des préservatifs semble être une corvée comme une autre, et l'assimilation de son rôle à celui des « mères » éclaire bien la dimension genrée du partage (ou plutôt de l'absence de partage) de cette tâche. À l'achat à proprement parler s'ajoute aussi une tâche de planification soulignée par Marielle (35 ans, médecin), qui vérifie leur disponibilité et leur validité : « Il faut penser à regarder la date de péremption, enfin... Je regarde au fur et à mesure, mais il faut penser à en racheter quand il n'y en a plus ». On retrouve à nouveau une charge mentale largement féminine, cette fois-ci appliquée aux préoccupations matérielles.

35Pour comprendre cette prise en charge différenciée dans toutes les circonstances, il faut s'intéresser non seulement au discours public sur le préservatif, dont on a vu qu'il était dès le début orienté vers les femmes [16], mais aussi à la structure du système de soin en France. Contrairement aux hommes, les femmes ont régulièrement affaire à des instances de santé (Guyard, 2008 ; Ventola, 2014). Or, comme le montre Cécile Ventola, ces professionnel·le·s ont tendance, en France, à naturaliser la gestion féminine de la contraception et à ignorer, voire à dénigrer, le préservatif en tant que contraceptif, arguant justement de l'impossibilité de confier cette responsabilité à des hommes (2016, p. 114). Pour les hommes, en revanche, l'accès au corps médical est beaucoup plus restreint : les hommes interrogés ont ainsi eu peu d'occasions d'évoquer leur sexualité face à un·e professionnel·le de la santé, ce qui peut avoir un impact sur l'évidence de l'utilisation du préservatif. C'est d'autant plus le cas que les représentations médiatiques du préservatif sont finalement peu fréquentes. Ainsi, même dans le cas de la pornographie, Mathieu Trachman note que « l'usage du préservatif semble [...] contradictoire avec la constitution de supports masturbatoires dans lesquels est mis à distance tout élément pouvant susciter une certaine inquiétude » (2011, p. 263).

36« L'appel à la responsabilité, à la maîtrise de soi et à l'attention envers l'autre, plutôt qu'au respect d'une morale sexuelle, fait peser sur les individus l'entière et lourde charge du gouvernement d'eux-mêmes et de leur réalisation personnelle », écrit Michel Bozon (2013 [2002], p. 38). Concernant le préservatif, et parmi des individus diplômés et ayant eu plusieurs partenaires sexuel·le·s, cette assertion semble différenciée en fonction du sexe : pour les femmes, cet auto-contrôle porte sur le fait d'imposer ou non le préservatif ; alors que pour les hommes, on a affaire à un auto-contrôle qui relève plutôt de la gestion du scénario sexuel, et qui consiste à réussir à intégrer le préservatif dans ce scénario sans le perturber (sur le lien entre préservatif, désir et plaisir, voir par exemple Graham, 2012 ; Randolph et al., 2007). Mis à part dans le cas spécifique de la « première fois », la norme de « responsabilisation individuelle et [la] nécessité d'un ‟gouvernement de soi” » (Bajos et Bozon, 2008a, p. 591) en lien avec le préservatif ne concerne pas tous les individus avec la même amplitude.

Formel au féminin, informel au masculin ? L'arrêt du préservatif

37Le « rôle sanitaire » joué par les femmes s'observe aussi dans le récit que font les enquêté·e·s du moment de l'arrêt du préservatif, dans le cadre d'une relation de couple qui devient sérieuse. Le premier élément qui conditionne l'arrêt du préservatif est le fait de pouvoir se fier à une contraception efficace. Aujourd'hui, en France, malgré des signes de fléchissement du modèle contraceptif français, c'est la pilule qui reste le contraceptif le plus largement utilisé (ainsi, selon Bajos et al., 2014, p. 3, 65,7 % des jeunes femmes de 20-25 ans concernées par la contraception prenaient la pilule en 2013). Mais l'arrêt du préservatif peut aussi impliquer, et c'est ce vers quoi tendent les recommandations officielles, un test de dépistage des IST (et en particulier du VIH).

38Une manière de mesurer la perception des risques liés aux IST ­ et donc l'importance accordée au préservatif ­ est de regarder si, dans le cadre d'une relation stable, les individus font systématiquement ou non un test de dépistage avant d'arrêter d'utiliser le préservatif au profit d'un autre mode de contraception. Les écarts bruts entre hommes et femmes sont difficilement analysables : si les femmes sont plus susceptibles que les hommes d'avoir fait le test au cours de leur vie, c'est au moins en partie parce qu'elles sont soumises à des tests de dépistage au cours de leurs grossesses. Mais l'enquête FECOND permet d'avoir accès des données plus fines, qui mettent en évidence un décalage important entre les pratiques masculines et féminines. En effet, on possède des données sur les tests de dépistages effectués au moment de l'arrêt du préservatif lors de la première et de la deuxième relation (du moins pour les personnes ayant déclaré avoir utilisé le préservatif lors du premier rapport sexuel de cette relation, puis plusieurs fois ensuite) :

TABLEAU 1. Probabilité d'avoir effectué un test de dépistage du VIH avant l'arrêt du préservatif

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TABLEAU 1. Probabilité d'avoir effectué un test de dépistage du VIH avant l'arrêt du préservatif

Source : enquête FECOND, Inserm/Ined 2010, hommes et femmes de 15 à 29 ans [17] ayant utilisé un préservatif plus d'une fois en début de relation avec leur premier·e et/ou leur second·e partenaire. Lecture : 51 % des femmes qui ont utilisé un préservatif plusieurs fois avec leur premier partenaire ont effectué un test de dépistage du VIH avant d'arrêter de l'utiliser.

39Plusieurs choses doivent être relevées ici. D'abord, que la distinction entre tranches d'âge permet de voir que les plus jeunes ne suivent pas plus le scénario de référence que les plus âgé·e·s, et que l'entrée dans la norme du test de dépistage semble avoir atteint un plafond. Ensuite, si l'on s'intéresse au total ­ et c'est le plus intéressant ­ on remarque que 58 % des femmes et 48 % des hommes ont fait un test avant d'arrêter le préservatif avec leur premier·e partenaire. Or dans le cadre de la seconde relation ce chiffre est stable pour les hommes (47 %), alors qu'il augmente encore pour les femmes (68 %) : on passe donc d'un écart de 10 points entre hommes et femmes à un écart de 21 points. Il semble que la vigilance des femmes augmente à partir du second partenaire, alors que ce n'est pas le cas de celle des hommes. Si le fait que les femmes, suivies médicalement, aient la possibilité de demander plus facilement à faire un test est à prendre en compte, on peut penser que la perception du risque est plus aiguisée pour elles qu'elle ne l'est pour les hommes, ce qui peut expliquer leur plus grand attachement à l'utilisation du préservatif.

40Ce poids du genre dans la perception du risque s'observe aussi dans les discours des enquêté·e·s quant aux modalités de la décision de faire ou non un test dans le cadre de l'arrêt du préservatif. Parmi les personnes interrogées, on remarque que ce sont majoritairement les femmes qui déclarent avoir pris l'initiative de faire un test. Ainsi, Laura Li a adopté une attitude « pédagogique » envers son petit ami (même si elle prend la pilule, donne régulièrement son sang, et que pour lui c'était le premier rapport sexuel) :

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« Je m'étais dit qu'il était possible que je sois pas sa seule expérience sexuelle dans sa vie, et qu'il fallait acquérir l'automatisme du préservatif, donc même si on avait pu je lui ai dit : ‟Non, on fera les trois mois avec le préservatif, et après on fera le test, et si c'est bon, bah voilà, on s'en passera, et en attendant... même si on n'en a plus et qu'on en a très envie, bah non.” [...] Il se moquait de moi en disant que c'était dans un but pédagogique. » (rires) (Laura Li, 22 ans, bac+2)

42 Elle voulait ainsi lui faire acquérir un « automatisme », qu'elle avait déjà alors que ce n'était pas son cas. Plusieurs enquêtées disent ainsi ne pas proposer les tests mais les imposer à leurs partenaires. Quand les hommes font des tests de leur propre initiative, il semble que cela soit plutôt pour eux-mêmes, après une prise de risque (c'est le cas de plusieurs enquêtés après des relations non protégées). Dans le cadre du couple, les hommes ne semblent pas avoir un pouvoir ­ ou une volonté ­ d'imposition semblable à celui des femmes. Ainsi Guillaume souligne, dans un renversement intéressant de la situation :

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« Claire, la guitariste, elle les a pas faits [les tests], alors que moi je les ai faits pour elle, et elle, elle les a pas faits ! Alors elle les a pas faits, parce que moi j'étais sa première fois, mais même ! Même ! Qu'est-ce que j'en sais moi ! » (Guillaume, 23 ans bac+5)

44Il paraît ne pas savoir comment réagir face à une femme qui ne joue pas son rôle de prise en charge responsable de la santé. Cependant, ses protestations ne l'empêchent pas d'avoir finalement des relations sexuelles sans préservatif, et ce malgré l'absence de test ­ ce qui n'est pas le cas de la majorité des enquêtées. Quand la responsabilité sanitaire échoit aux hommes, elle semble donc être potentiellement difficile à assumer.

45L'arrêt du préservatif peut aussi se faire de manière beaucoup plus informelle : mais ce sont principalement des récits masculins qui renseignent cette modalité. On le perçoit particulièrement bien quand Sylvain (23 ans, bac+3) explique à propos d'une de ses relations sexuelles avec sa petite amie actuelle que « c'était une fois sans préservatif ouais, mais je crois qu'on l'avait pas arrêté ». L'arrêt du préservatif peut ainsi se faire progressivement, mais il peut aussi être très rapide et définitif, en particulier dès que la dimension contraceptive est bien prise en charge par la femme, comme l'explique Anthony (21 ans, bac+2) : « Elle m'a dit ‟Je prends la pilule”. Je lui ai dit ‟T'as aucune maladie ?”, elle m'a dit ‟Non”, je lui ai dit ‟Non”, et voilà. » Une des explications tient dans le fait que dans les récits masculins, la question de la santé semble souvent secondaire par rapport à la représentation du désir qui est mise en scène. Ainsi plusieurs enquêtés racontent avoir déjà décidé d'arrêter faute de préservatifs disponibles et parce que la contraception était assurée par leur partenaire, ou parce qu'ils utilisaient alors le coït interrompu : « je crois qu'un jour on n'en avait plus, mais on avait trop envie de le faire » (Martin, 21 ans, bac+2), « je pense qu'on n'en avait pas sous la main et qu'on avait envie de le faire » (Julien, 23 ans, ingénieur). Seuls les hommes semblent s'affranchir totalement du discours officiel et assumer le poids des contingences matérielles dans leurs décisions. On peut se demander alors à quel point le discours féminin est travaillé pour correspondre à la norme, dans la mesure où ce type de récits est beaucoup plus rare chez les jeunes femmes. Ici, le discours masculin est donc celui de la domination de désirs irrépressibles, et, dans la mesure où la responsabilité du préservatif incombe majoritairement aux femmes, on peut penser que l'absence de préservatif à portée de main apparaît comme un signal pour s'en passer.

46 Sans qu'elles en aient toujours le contrôle, les femmes semblent donc bien responsables du préservatif dans sa double dimension protective et contraceptive, au même titre qu'elles le sont des autres moyens de contraception. Mais qu'en est-il au sein de l'acte sexuel lui-même ?

UN OBJET, DEUX REPRÉSENTATIONS : PRÉSERVATIF ET SEXUALITÉ

47Le préservatif, en tant qu'objet technique, « s'inscrit[t] dans les représentations dominantes de la sexualité masculine et féminine », écrivent Alain Giami et Brenda Spencer (2004, p. 379). L'étude de cet objet permet donc de mettre à jour ces représentations sous-jacentes et les rapports de genre qu'elles sous-tendent, mais elle donne en outre un accès aux pratiques sexuelles. C'est ici tant aux représentations genrées de la sexualité auxquelles on a accès grâce à l'étude du préservatif qu'aux pratiques elles-mêmes que l'on va s'intéresser.

Se procurer un préservatif, un acte aux significations genrées

48On peut s'interroger, avant de voir de plus près ce qu'il en est dans l'acte sexuel, sur ce que véhicule, en termes de représentations du genre et de la sexualité, l'achat d'un préservatif. En effet, celui-ci témoigne dans le schéma français d'une sexualité active et implicitement non conjugale ; or cette représentation n'est pas assumée de la même manière par les hommes et les femmes.

49Parmi les hommes interrogés, aucun n'a de problème à acheter des préservatifs. Cet achat peut même avoir une connotation positive, prouvant ainsi l'existence d'une vie sexuelle. C'est ce que le souligne Martin :

50

« Moi je me fous du regard extérieur, par exemple quand je vais en acheter le pharmacien ou la pharmacienne la plupart du temps c'est ‟Vous voulez que je vous mette un sac ?”, puis quand ils voient que c'est un peu transparent ‟Vous voulez un deuxième sac ?”, genre pour cacher, ‟Non mais c'est bon, juste un sac pour porter, je m'en fiche qu'on voit que j'ai des préservatifs.” C'est bien d'ailleurs, les gens voient que j'ai une activité sexuelle. » (Martin, 21 ans, bac+2)

51L'objet peut donc représenter un moyen de confirmer à eux-mêmes ­ et aux autres ­ leur virilité, dans le cadre d'une association fréquente entre sexualité et masculinité. Ainsi, pour Martin, acheter des préservatifs permet de témoigner de son accès à une sexualité implicitement hétérosexuelle (et ce même si les préservatifs peuvent aussi être associés à une sexualité homosexuelle). C'est en particulier le cas pour les plus jeunes de nos enquêtés, qui n'ont commencé à avoir une activité sexuelle que depuis peu. L'association entre préservatif et sexualité peut ainsi permettre aux hommes hétérosexuels qui en utilisent ­ et en particulier à ceux qui aspirent à avoir plus d'une partenaire, et à ce que cela se sache ­ de se sentir valorisés.

52 Ce lien avec la sexualité n'est pas nécessairement valorisant pour les femmes, au contraire, et chez les jeunes femmes de notre échantillon, dont plusieurs ont pourtant eu plus de partenaires sexuels que la moyenne, les réactions sont plus contrastées. Certaines enquêtées ne parviennent pas à effacer sa dimension sexuelle, qui reste d'autant plus difficile à assumer que le préservatif ne s'inscrit généralement pas dans la sexualité conjugale, qui est celle principalement attendue des femmes (Bajos et Bozon, 2008b). C'est ainsi le cas de Laura Li ou de Camille :

53

Et ça t'a jamais posé de problème, d'acheter des préservatifs ?
« Euh... Je m'en fais souvent une montagne, au supermarché ou à la pharmacie, je me dis : ‟Oh la la, elle va me juger, la pharmacienne, elle va me juger, la caissière, et tout.” » (Laura Li, 22 ans, bac+2)
Ça t'a jamais dérangé d'aller acheter des préservatifs ?
Camille : « Ah si, c'est gênant, ça m'a gênée longtemps... [...] Mais ouais c'est le truc... Encore dans une pharmacie ça va, dans une grande surface on... machin... Je trouve ça un peu plus... gênant. D'une manière générale, si on pouvait... Ouais, ne pas... Que ce soit quelque chose de plus discret, ça m'aurait arrangée pendant longtemps. Aujourd'hui je me dis ‟Il faut que j'essaie de dépasser ça”, parce qu'en même temps on a tous une vie sexuelle, et faut qu'on arrête de... Ouais, de faire des chichis, et machin... En plus, voilà... Donc... Mais ouais, ça a été gênant longtemps, ouais. »
Et tu sais un peu ce qui te gênait, pourquoi ça te gêne, du coup, de...
« Bah je sais pas, d'arriver avec mon paquet de préservatifs, et de me dire que la personne en face bon, elle va se dire : ‟Ouais, ce soir, c'est une petite partie”, alors que bon, d'aller acheter une crème pour les mycoses, je trouve ça limite moins gênant ! (sourire). » (Camille, 26 ans, monitrice-éducatrice en structures sociales)

54Dans les deux cas, les enquêtées rapportent une gêne liée à la peur d'être « jugées ». Il est d'ailleurs intéressant de noter le féminin de « la pharmacienne » et « la caissière » dans le discours de Laura Li. Si les deux métiers sont fortement féminisés, on peut penser que cette utilisation n'est pas complètement neutre mais dénote une peur du jugement des autres femmes sur un comportement qui ne correspondrait pas à son (leur) genre. Camille, quant à elle, met bien en avant que c'est la dimension sexuelle de l'achat du préservatif (« ce soir, c'est une petite partie ») qui lui pose problème plutôt que simplement la dimension intime, affirmant même préférer aller acheter « une crème pour les mycoses », qui n'a pas forcément cette connotation sexuelle. On retrouve ainsi un besoin de « quelque chose de plus discret » que l'on ne perçoit pas dans les discours des hommes. C'est par exemple aussi le cas chez Pauline (23 ans, bac+5), qui ne se sert jamais dans la boîte qui est à disposition dans son école, alors même que le préservatif est sa contraception régulière, car elle trouve « dérangeant » de le faire alors que tous·te·s les autres étudiant·e·s peuvent la voir. Pour d'autres jeunes femmes interrogées cela ne pose pas de problème, et peut même avoir un effet démonstratif, mais dans une perspective très différente de celle des garçons : « J'ai pas honte, je pars du principe que c'est un geste responsable, donc y'a aucune honte à avoir », explique Tanja (23 ans, bac+4), qui met en évidence ici sa position de « femme responsable » (Spencer, 1999). L'absence de honte est donc liée à l'aspect préventif, et non à l'aspect sexuel.

55 La vision du préservatif est donc très différente pour les hommes et les femmes interrogé·e·s : pour les premiers, il s'agit principalement d'un objet sexuel, et donc positif ; mais parmi les secondes, seules celles qui le définissent comme étant avant tout un objet de prévention parviennent à investir de manière positive le fait de s'en procurer. Cette différence de signification participe de l'explication des écarts déclaratifs que l'on a pu constater entre hommes et femmes dans l'utilisation du préservatif (les hommes déclarant plus fréquemment son utilisation que les femmes, et ce dès la première relation). En effet, les femmes sont plutôt incitées à se dire « contraceptrices » qu'utilisatrices du préservatif, le premier rôle restant plus valorisant pour elles.

Poser le préservatif : technique revendiquée versus technique invisibilisée

56Si on a pu relativiser d'abord la dimension masculine de la responsabilité du préservatif, on pourrait penser que sa gestion matérielle reste, elle, une prérogative majoritairement dévolue aux hommes. Cependant, si l'on en croit l'enquête FECOND, parmi les 20-29 ans ayant déjà eu un rapport sexuel ce sont 91 % des femmes et 99 % des hommes qui ont déjà « manipulé un préservatif », soit un écart minime entre hommes et femmes. Moins de 40 % des personnes de moins de 30 ans ayant déjà manipulé un préservatif déclarent l'avoir fait dans le cadre d'une information sur la contraception (on note tout de même que c'est un peu plus le cas des femmes ­ 37 % ­ que des hommes ­ 29 %). Le premier contact avec un préservatif a eu lieu au cours d'un rapport sexuel pour environ le tiers des individus, et 17 % des femmes et 25 % des hommes en avaient manipulé un « pour voir ce que c'était ». Si on remarque quelques différences entre hommes et femmes, ceux-ci se familiarisant à cet objet de manière un peu plus autonome, hors des espaces dédiés, les différences restent tout de même peu importantes pour un objet souvent considéré comme masculin.

57 Concernant la pose de l'objet sur le sexe masculin au cours de la relation sexuelle elle-même, les récits qui en sont faits mobilisent peu le vocabulaire du jeu sexuel, pourtant encouragé par les campagnes de prévention et que l'on aurait pu s'attendre à trouver dans les entretiens. Ce moment apparaît plutôt comme une « pause », un passage obligé qu'il faut réaliser rapidement et sans s'appesantir. Si aucune donnée statistique ne nous permet de savoir qui s'en est occupé lors du dernier rapport sexuel, les récits de ce moment permettent de mettre à jour la force des représentations genrées en matière de sexualité.

58 Les représentations sociales placent en effet les hommes du côté de la technique [18], ce qu'attestent leurs discours sur la pose du préservatif. C'est d'autant plus le cas que celle-ci concerne en premier lieu le corps masculin (au contraire de techniques visant à procurer du plaisir à sa partenaire et portant donc sur le corps féminin). Si on parle ici de technique, c'est parce que c'est le terme même utilisé par plusieurs hommes, qui revendiquent ainsi leur capacité propre et non transmissible à mettre le préservatif :

59

« J'ai une technique assez particulière pour le mettre [...] [pas] comme ils l'indiquent sur la boîte quoi. » (Sylvain, 23 ans, bac+3)
« Y'a la technique officielle, et y'a des techniques un peu plus personnelles. » (Anthony, 21 ans, bac+2)

60Cette insistance sur la technique peut ainsi justifier le fait que ce soit à l'homme de (se) mettre le préservatif, dans la mesure où celle-ci est « particulière », « personnelle ». Comme l'explique aussi Tanja (23 ans, bac+4) à propos de son partenaire actuel, « comme il faut une technique particulière, on va dire (rire), du coup voilà, c'est plutôt lui qui s'en charge ». La technique de pose ne semble pas être communicable, alors même que l'acte sexuel entraîne généralement une transmission à l'autre des savoirs sur son propre corps (comment faire du bien ou éviter de faire du mal à l'autre).

61 Dans le cadre des relations durables, les femmes s'occupent parfois, de manière systématique ou non, de la mise en place de l'objet. Il peut alors s'agir d'une manière de réintroduire la partenaire dans le déroulé de l'action. Mais il est intéressant de noter qu'aucun·e enquêté·e ne met dans ce cas-là en avant une question de technique, et ce moment où le préservatif est au centre même de l'acte peut aussi être, paradoxalement, celui où sa dimension sexuelle est la plus niée, en particulier par les femmes elles-mêmes. Un argument utilisé pour expliquer cette prise en charge féminine tient ainsi dans une application au niveau intime de la responsabilité contraceptive féminine que l'on retrouve chez quelques enquêtées, et qui montre bien comment la norme sociale influe sur les discours qui sont tenus sur le préservatif :

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« C'est toujours moi qui mets le préservatif, en général. Parce que moi ça me rassure, en fait, ça me rassure de lui mettre... Ça me rassure, comme ça je suis sûre que c'est bien mis, qu'on l'a bien fait... Voilà, bien pincé, et tout ça... [...] je vais être hyper méthodique, et tout ça dans le... dans le truc, comme ça je suis rassurée, je sais que c'est bien mis en place et voilà. Et que voilà. Et après je suis en confiance. » (Marielle, 35 ans, médecin)

63Ainsi ce n'est pas sur le fait d'utiliser ou non le préservatif que se fait la vérification, mais sur la manière dont il est posé : « ça [la] rassure. » C'est aussi ce que dit Tanja à propos de son précédent compagnon : « ça me permettait de savoir comment il avait été posé, ce qui me rassurait aussi. » Mais tout en justifiant le fait de poser le préservatif par un souci de santé ­ le fait qu'elle soit médecin n'est pas anodin ­, Marielle utilise des expressions montrant à quel point c'est, là encore, une « technique » particulière qui est utilisée : « bien pincé », « hyper méthodique ». Ce n'est donc pas tant dans des rapports différents à la pose du préservatif ­ qui nécessite dans tous les cas une certaine technique ­ que dans les registres de justification que se dévoilent à nouveau les normes de genre, assignant même les plus « techniques » des femmes à la sphère sanitaire.

CONCLUSION

64Le préservatif est aujourd'hui largement utilisé en France par les 20-35 ans. Pour autant, il demeure un objet marginal au sens où il reste lié à certains types de sexualité : la première fois et les relations ponctuelles en particulier. D'abord associé uniquement à ces dernières, considérées comme des prérogatives des hommes, le préservatif a longtemps été considéré comme un objet masculin. La diffusion de son utilisation à la fin des années 1980, dans le contexte de l'épidémie de sida, a cependant entraîné une métamorphose de cet objet. Le discours officiel de promotion du préservatif a en effet très rapidement reposé sur les femmes, déjà « agents de santé » de la contraception. Le discours concernant la responsabilité qui incombe aux femmes est particulièrement prégnant dans le cadre des relations durables, où le préservatif est utilisé uniquement en tant que moyen de contraception, charge désormais quasi exclusivement féminine, mais il ne s'y réduit pas. Pour les jeunes femmes interrogées, diplômées et susceptibles d'avoir des relations ponctuelles, on peut ainsi dire que cette responsabilité a « contaminé » la sphère relevant de la prévention des IST. On peut se demander si ce serait aussi le cas pour des jeunes femmes ayant des parcours sexuels plus monogames.

65 Cependant, toutes les situations sexuelles dans lesquelles le préservatif est utilisé aujourd'hui ne présupposent pas une responsabilité féminine : ainsi, pour la première relation sexuelle, cette charge apparaît partagée entre hommes et femmes. Passée cette première situation, cependant, et en particulier pour les individus interrogé·e·s, diplômé·e·s et ayant eu plusieurs partenaires sexuel·le·s, on remarque une assignation des femmes à la sphère sanitaire et, corollairement, une déresponsabilisation masculine. Cette assignation s'exprime par une charge mentale, mais aussi logistique. Elle est particulièrement forte dans le cas des relations de longue durée, où elle peut s'inscrire dans le cadre du travail domestique. On la retrouve aussi pour les relations ponctuelles ou les débuts de relations ­ à l'exception notable, donc, de la « première fois ». Si toutes les femmes et tous les hommes ne se conforment pas à ce modèle, les discours des enquêté·e·s sur leurs pratiques le prennent comme un repère implicite et naturalisé ­ et se situent donc par rapport à celui-ci.

66L'exemple du préservatif met bien en évidence qu'en « changeant de genre », une pratique ou un objet peuvent changer de sens. Ainsi, si le préservatif a pu être le symbole d'une sexualité masculine immorale, il est aujourd'hui plutôt banalisé par les hommes ­ sans pour autant qu'ils valorisent son utilisation. Ce n'est cependant pas le cas pour les femmes, car son utilisation reste associée à une sexualité hors couple toujours connotée négativement ­ comme en témoignent les réticences féminines quant à son achat. Mais parallèlement, les femmes interrogées sont confrontées à un discours qui, associant responsabilité et préservatif, leur présente celui-ci comme le symbole d'une (hétéro)sexualité féminine responsable et auto-contrôlée. Elles font ainsi face à une double injonction : être une « femme bien » qui n'a pas besoin de préservatif, et être une femme responsable qui en utilise lorsque c'est nécessaire. Les registres de justification mobilisés par les enquêtées montrent donc que l'utilisation de cet objet reste ambiguë.

67Ainsi, indépendamment des pratiques liées au préservatif, on perçoit grâce à son étude la force de la dimension genrée des discours le concernant. Le positionnement par rapport au fait de mettre un préservatif diffère en fonction du sexe, les femmes seules ressentant une nécessité de justifier leurs actes en fonction de la norme préventive. On note aussi la persistance, en France, dans des milieux dotés en capital culturel voire en capital économique, de représentations qui essentialisent un masculin forcément technique et aux « pulsions » irrépressibles, et un féminin centré sur la dimension sanitaire. L'asymétrie de genre est donc au cœur de son utilisation, comme le soulignent les rapports de pouvoir qui s'y jouent et les difficultés que peuvent rencontrer les femmes pour l'imposer.

Annexe : tableau récapitulatif des enquêté·e·s cité·e·s. Sur les 35 enquêté·e·s, seul·e·s les profils des 13 cité·e·s dans l’article ont été détaillés.

figure im2

Notes

  • [1]
    Sans chercher à revenir en détail, dans le cadre de cet article, sur la construction des notions de « masculinité » et de « féminité », on s'en tiendra ici à la représentation commune d'un masculin et d'un féminin essentiellement différents, représentation qui fonde le système de genre et les inégalités qui y sont associées (Bereni et al., 2012, p. 5).
  • [2]
    L'article portant exclusivement sur le préservatif masculin, les occurrences du mot « préservatif » désigneront uniquement celui-ci. Pour des réflexions autour du préservatif féminin on se reportera avec profit à l'article de Judith Hermann-Mesfen (2013).
  • [3]
    Dans la suite de l'article, l'âge de chaque enquêté·e cité·e sera précisé systématiquement, ainsi que la caractéristique sociale jugée la plus pertinente (le niveau de diplôme atteint quand la personne est étudiante, la profession sinon). En annexe, on trouvera des informations relatives aux biographies sexuelle et contraceptive des enquêté·e·s cité·e·s dans l'article, ainsi que quelques éléments sur leur utilisation du préservatif.
  • [4]
    Dans un objectif de protection seule, de contraception seule ou des deux à la fois, mais aussi dans des buts « hygiéniques » ou ludiques, même si ces derniers restent très rares.
  • [5]
    Un second volet de l'enquête, portant plus spécifiquement sur les personnes peu ou pas diplômé·e·s, sera mené ultérieurement.
  • [6]
    Centre d'information et de dépistage anonyme et gratuit du VIH, des hépatites virales B et C et de la syphilis.
  • [7]
    Son volet « Population générale » comprend 8 645 hommes et femmes de 15 à 49 ans résidant en France métropolitaine (pour plus de précisions voir Bajos et al., 2012). Je remercie vivement Nathalie Bajos, qui m'a donné l'accès à cette base, ainsi qu'Henri Panjo, qui a pris le temps de me la transmettre et de m'en expliquer les recodages.
  • [8]
    C'est d'autant plus le cas que la loi nataliste de 1920 a interdit la « propagande pour les méthodes anticonceptionnelles » ; seule la dimension prophylactique du préservatif lui donne donc le droit d'être commercialisé.
  • [9]
    Pour les États-Unis, voir par exemple Rainwater, 1960, p. 150-153.
  • [10]
    Marie-Claire, novembre 1980, dossier intitulé « Contraception 80. Tout ce que vous voulez savoir ». Le magazine a pour cible les jeunes femmes entre 20 et 35 ans.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Animateur et producteur de télévision, il a animé entre 1994 et 2009 l'émission « Ça se discute », consacrée à des sujets de société et qui s'appuyait sur les témoignages d'invités ainsi que sur des reportages.
  • [13]
    Philippe Boggio, « Bonheurs de latex », Le Monde Radio-Télévision, 4-5 décembre 1994, p. 39.
  • [14]
    De la même manière, on peut souligner que l'utilisation d'une méthode hormonale par la femme ne signifie pas forcément que le partenaire n'est pas impliqué dans la contraception (Dudgeon et Inhorn, 2004, p. 1383-1385 ; Le Guen et al., 2015).
  • [15]
    C'est sans doute d'autant plus le cas que nous analysons un échantillon plus diplômé que ne l'est la population générale.
  • [16]
    Comme le montre aussi une étude menée sur les mentions de la contraception et de l'avortement dans la presse québécoise entre 2007 et 2009, et qui conclut à une désignation des femmes comme seules responsables (Landreville et Moreau, 2011, p. 253-254).
  • [17]
    Les données n'ont pas été recueillies pour les plus de 30 ans.
  • [18]
    On peut par exemple s'en rendre compte à la lecture des magazines masculins, qui plus que les féminins mettent en avant cet aspect (Déroff, 2007, p. 104-105).
Français

Résumé

Cet article s'intéresse aux rapports de genre qui se jouent aujourd'hui autour de l'usage du préservatif masculin. Il s'appuie sur des entretiens auprès d'hommes et de femmes diplômé·e·s de 20 à 35 ans ayant des rapports hétérosexuels et sur des données quantitatives issues de l'enquête FECOND (2010, Inserm/Ined). L'article revient d'abord sur la diffusion progressive de « l'évidence du préservatif » dans la société française. Il montre ensuite que, dans la majorité des situations, les femmes ont aujourd'hui la charge aussi bien logistique que « mentale » du préservatif. Ainsi, c'est désormais aussi bien la contraception que la protection qui est du ressort féminin. Mais les rapports de genre transparaissent également lorsque l'on s'intéresse à l'utilisation même du préservatif au cours de l'acte sexuel (masculinité technique, féminité sanitaire). Cet objet semble ainsi être un bon révélateur des représentations genrées de la sexualité qui prévalent aujourd'hui encore, ainsi que des doubles injonctions faites aux femmes.

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Cécile Thomé
EHESS/Iris (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux)
thome.cecile@gmail.com
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/01/2017
https://doi.org/10.3917/soco.104.0067
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