1 Aucun lieu n'est strictement spécialisé dans l'appariement des conjoints. » C'est ainsi que concluent Michel Bozon et François Héran leurs recherches sur La formation du couple dans les années 1980 (Bozon et Héran, 1988, p. 145). Inscrite dans la continuité du travail sur le Choix du conjoint d'Alain Girard (2012 [1964]), l'ambitieuse étude a permis de caractériser les lieux de rencontres en France et de suivre leur évolution sur sept décennies, entre 1914 et 1984. Elle donne à voir la transformation du paysage des rencontres au cours du XXe siècle qui s'est largement diversifié tout en devenant plus socialement clivé. Un fait reste néanmoins inchangé au fil du temps et fédère les différents milieux sociaux : la marginalité des services spécialisés dans la rencontre. Bien que les annonces et les agences matrimoniales existent en France depuis le XIXe siècle (Garden, 2008 [1981] ; Kalifa, 2011), elles peinent à entrer dans les pratiques. Au milieu des années 1980, on compte seulement un couple sur cent formé par ce biais, et une très large majorité des Français excluent totalement l'idée d'y avoir recours un jour. Dans les termes des auteurs de l'enquête, « les intermédiaires spécialisés (annonces ou agences) ne constituent qu'un cas limite et suscitent d'ailleurs la méfiance générale » (Bozon et Héran, 1988, p. 145).
2 Trente ans après cette photographie du paysage amoureux, les sites de rencontres viennent remettre en cause ce constat. En tant que services dédiés à l'appariement de partenaires, ces sites s'inscrivent dans la lignée des annonces et des agences matrimoniales. Ils s'en distinguent cependant par leur succès inédit. C'est ce que montre la nouvelle enquête sur la formation des couples en France l'Étude des parcours individuels et conjugaux (Épic) [1]. En 2013, on estime qu'entre 16 % et 18 % de la population âgée de 18 à 65 ans s'était déjà inscrit sur un site de rencontres. Et parmi les couples formés depuis le milieu des années 2000, environ 9 % se sont connus sur un tel site (Bergström, 2016). Si les services précédents pouvaient avec justesse être considérés comme un « marché parallèle », où cherchaient à se rencontrer des individus « exclus du marché matrimonial normal » (Singly, 1984, p. 525), tel n'est pas le cas de leurs successeurs numériques. Les sites de rencontres ne sont rien d'autre que la banalisation des intermédiaires de la rencontre, désormais sollicités par un public nombreux.
3 Que changent alors ces nouveaux services ? Les articles de ce dossier proposent des éléments de réponse à cette question, souvent posée dans la presse et dans les nombreux essais consacrés aux sites. À partir de deux terrains très différents, ils interrogent la manière dont ces sites modifient l'organisation des rencontres amoureuses et sexuelles. Parce que le temps de la recherche est bien plus long que celui des nouvelles technologies, les articles portent sur des sites web et non pas sur les applications plus récentes pour mobile. Cela ne réduit pas pour autant la portée des analyses qui au-delà des différents supports techniques mettent en exergue la spécificité de ce mode de rencontres. Deux traits caractéristiques sont plus précisément au centre des études.
Des rencontres à l'écart et à l'abri des regards
4La spécificité des sites de rencontres par rapport aux modes de rencontres « ordinaires » est souvent cherchée du côté de leur caractère numérique. Plus rarement on souligne leur insularité : les sites ont la particularité d'être dissociés des espaces de vie et de sociabilité. En cela, ils modifient sensiblement l'organisation des rencontres qui, traditionnellement, sont prises dans d'autres pratiques sociales. Qu'il s'agisse d'une première prise de contact ou d'entrevues ultérieures, celles-ci s'inscrivent dans des activités comme le travail, les études, les loisirs, les sorties et les fêtes. Ces contextes présentent l'avantage d'autoriser, selon les envies, « l'investissement individuel le plus intense ou le désinvestissement de routine. Les associations, le milieu professionnel ou les lieux d'études constituent de bons lieux de rencontres parce qu'ils se prêtent, plus que d'autres, à ce double jeu » (Bozon et Héran, 1988, p. 145). Les sites de rencontres opèrent une rupture importante avec cette organisation des choses en dissociant lieux de vie et lieux de rencontres. Spécifiquement consacrés à l'appariement des partenaires, ils participent à désencastrer les rencontres amoureuses et sexuelles d'autres sphères de la vie sociale. Le recrutement de partenaires devient ici une pratique distincte et formalisée : spatialement et temporellement circonscrite, elle est dotée d'une finalité explicite. Plus qu'un nouveau lieu de rencontres, les sites changent l'organisation sociale de l'appariement des partenaires.
5Cette dissociation des sites vis-à-vis des espaces de sociabilité constitue par ailleurs un facteur clef de leur succès. Auprès des jeunes tout d'abord, dont les pratiques amoureuses et sexuelles sont scrutées de près par les pairs, et auxquels ils offrent un contexte de flirt et de rencontre plus discret (Metton-Gayon, 2009 ; Bergström, 2012). Vis-à-vis des personnes séparées ensuite, dont l'entourage ne fournit plus autant d'opportunités de rencontres parce que la majorité des individus de leur âge sont déjà en couple. Ces nouveaux services ont alors l'avantage d'ouvrir considérablement le vivier des partenaires potentiels. Enfin, les sites de rencontres présentent un attrait particulier pour les personnes aux pratiques homosexuelles. Dès leur apparition, ils ont connu un succès important auprès des femmes et des hommes bi- et homosexuels (Bajos et Beltzer, 2008) et ils constituaient en 2013 le principal mode de rencontre des couples gays et lesbiens (Bergström, 2016). Il existe aujourd'hui une abondante littérature scientifique consacrée plus spécifiquement aux rencontres entre hommes sur internet. Sur fond d'une préoccupation vis-à-vis des comportements sexuels à risque, les articles cherchent à comprendre l'essor des rencontres en ligne dans la population gay. Outre l'entre-soi et l'élargissement des réseaux sexuels que les sites permettent, les auteurs mettent en avant la possibilité de distinguer l'identité sociale telle qu'exprimée face à l'entourage et des pratiques sexuelles potentiellement stigmatisées, pratiquées avec des partenaires connus sur internet (Bolding et al., 2007 ; Léobon et Frigault, 2007 ; Léobon, 2009). Beaucoup moins nombreux, les travaux consacrés aux rencontres entre femmes vont dans le même sens. Natacha Chetcuti souligne que « l'échange numérique fonde souvent les premières sociabilités amicales et affectives lesbiennes (...) La fréquentation de sites de rencontre comme Meetic ou Gayvox permet aux jeunes lesbiennes de vivre leur vie affective et sexuelle loin de cercles amicaux plus anciens, sans pour autant s'en couper totalement » (Chetcuti, 2014, p. 40). La possibilité d'approcher des personnes de même sexe à l'abri des regards environnants joue a fortiori un rôle important dans des pays où l'homosexualité est pénalisée, comme le souligne Patrick Awondo dans un des articles de ce dossier.
6C'est donc la distinction entre réseaux sociaux et réseaux sexuels qui constituent la véritable originalité des sites. Permettant des rencontres à part, donnent-ils lieu à des couples différents ? La question est au cœur d'une série de travaux en langue anglaise consacrés aux logiques d'appariement des partenaires en ligne. Considérant les sites comme un terrain d'observation des préférences amoureuses et sexuelles, les auteurs s'intéressent notamment aux comportements endogames. Par l'analyse statistique des sites les profils d'utilisateurs et les comportements de contacts ils montrent la propension des usagers à rechercher des partenaires similaires sur le plan des caractéristiques sociales (Hitsch, Hortacsu et Ariely, 2010 ; Skopek, Schulz et Blossfeld, 2011 ; Schmitz, 2016) ou des caractéristiques ethno-raciales (Feliciano, Robnett et Komaie, 2009 ; Lin et Lundquist, 2013 ; PotârcSa et Mills, 2015). L'article de Marie Bergström dans ce dossier adopte une approche similaire en s'intéressant aux logiques d'homogamie sociale sur les sites de rencontres en France. Or, plutôt que de simplement établir le caractère homogame des usages, l'auteure chercher à montrer les mécanismes sous-jacents. Par une approche multi-méthode qui confronte l'analyse statistique des sites avec des entretiens menés avec des utilisateurs, elle donne à voir le modus operandi de l'homogamie sur les sites de rencontres.
7L'article de Patrick Awondo s'inscrit, lui, dans un courant de recherche consacré non pas à l'endogamie mais, au contraire, à la formation de couples binationaux via internet, unissant des partenaires souvent très inégaux. Alors que ces recherches portent le plus souvent sur les rencontres entre hommes occidentaux et femmes issues des pays du Sud (Diminescu et al., 2010 ; Ricordeau, 2011), l'originalité de cette étude est de s'intéresser à la formation de couples gays. L'auteur montre que les sites de rencontres permettent à des jeunes hommes camerounais, d'une part, et des hommes français à la retraite, d'autre part, de s'extraire des marchés sexuels locaux où ils occupent pour des raisons très différentes des positions marginalisées. Si par ces rencontres internationales, les sites semblent ainsi ouvrir le champ des possibles, les couples sont rattrapés par le profond déséquilibre entre les positions sociales des deux partenaires, notamment après leur installation en France.
Mise en scène de soi et mise à nu des termes de la rencontre
8Par rapport aux lieux « ordinaires », les sites introduisent aussi une nouvelle étape dans le processus de rencontre. Alors que toute histoire commence habituellement par une rencontre physique, l'usage des sites implique une pré-sélection des partenaires potentiels avant de les découvrir « en vrai ». De nouveau, cette particularité n'est pas propre à internet elle caractérisait aussi les annonces et les agences de mariage. Elle implique une forte objectivation de l'échange amoureux et sexuel comme le soulignait François de Singly au sujet des petites annonces. Les acteurs sont en effet « conduits à jouer de manière explicite une scène pour se vendre en tant que futur conjoint » (Singly, 1984, p. 523). Ainsi, « en dépouillant le catalogue de la vente matrimoniale par correspondance, on assiste au premier moment d'une négociation difficile parce que les normes du nouveau régime matrimonial requièrent un désintéressement explicite, signe de l'amour, et que la forme même de la présentation de soi par écrit interdit d'apparaître complètement ainsi » (p. 524). Les sites de rencontres reposent sur une même explicitation qui à l'opposé du « double jeu » évoqué précédemment incite les acteurs à décrire leurs qualités et à préciser leurs attentes vis-à-vis du futur partenaire. Sans connaître forcément la nature précise des intentions respectives (formation d'un couple ou relation plus éphémère), les interlocuteurs se savent en négociation d'une relation intime. Cette mise à nu de l'échange amoureux et sexuel suscite de fortes réticences et frappe les sites, tout comme les services matrimoniaux avant eux, d'une image négative. Pratique désormais fréquente, l'usage des sites n'est pas pour autant une pratique banale tant elle défie les imaginaires de la rencontre fortuite et singulière (Marquet, 2009 ; Bergström, 2013).
9Pour les populations bi- et homosexuelles, l'explicitation des termes de la rencontre implique notamment de se définir selon sa sexualité (se dire « gay » ou « lesbienne ») et, dans le cas des rencontres entre hommes en particulier, de nommer les pratiques et les rôles sexuels endossés (« actif », « passif », « viril », « safe », etc.). À ce sujet, Patrick Awondo montre que si internet autorise une certaine internationalisation des réseaux sexuels, il favorise aussi la circulation des catégories d'auto-nomination. Pour les jeunes hommes camerounais qu'il a interviewés, la découverte de l'univers numérique traduit d'abord la confrontation à des dénominations occidentales telles que « gay » ou « homosexuel » faisant concurrence aux catégories locales. L'adoption de ces nouvelles manières de se nommer n'est pas étrangère à la réalisation de rencontres internationales et à l'aspiration de vivre autrement la sexualité entre hommes.
10Si l'usage des sites de rencontres implique nécessairement de se mettre en scène, la manière d'y procéder diffère cependant. Comme l'article de Marie Bergström s'attache à le montrer, la forte standardisation des sites n'empêche pas des modes d'appropriation qui n'ont rien d'universel : la manière de se saisir du dispositif technique, de se décrire dans son « profil » et d'aborder des partenaires potentiels diffère fortement, notamment selon les milieux sociaux. Ces usages différenciés sont en soi un facteur d'homogamie et font que, sur les sites de rencontres comme ailleurs, ceux qui se ressemblent s'assemblent bien souvent.
Notes
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[1]
Enquête conduite en 2013-2014 par l'Ined et l'Insee et coordonnée par Wilfried Rault et Arnaud Régnier-Loilier.