CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le nombre de concepts allemands ou français qui sont parvenus au cours des deux dernières décennies à s'exporter vers les sciences sociales et historiques « internationales », c'est-à-dire de langue anglaise, peuvent se compter sur les doigts d'une main. Le concept d'Eigensinn en fait partie. Google Scholar recense plus de 400 publications académiques, principalement en histoire, mais aussi en ethnographie, en sociologie et en science politique, incluant le terme dans leur titre. La diffusion du concept est sans doute liée à la fois au regain d'intérêt pour les échelles d'analyse « à ras le sol » (Revel, 1996), mais aussi à la plasticité d'un concept qui a été traduit de multiples façons et qui se propose de dépasser des couples

2 conceptuels binaires (domination et résistance, bourreaux et victimes, l'individuel et le collectif...). Dans ses travaux sur le monde ouvrier, l'analyse des pratiques d'affirmation de soi (n'en faire qu'à sa tête, être obstiné, se dérober, tourner en dérision...) et de prise de distance au rôle qui s'encastrent dans des collectifs, ou « l'entre-soi », a permis à Alf Lüdtke d'objectiver les formes multiples de gestion des contraintes dans l'usine, mais aussi de comprendre la fragilité du mouvement ouvrier allemand face à la montée du nazisme (Lüdtke, 1993). Dans ses travaux sur le national-socialisme et la violence extrême, cette problématique a été redéployée à la fois pour saisir la gestion des pressions, mais aussi pour comprendre comment les ouvriers pouvaient assumer un rôle d'encadrement des travailleurs forcés ou participer activement aux tueries de masse (Lüdtke, 2002, 2010).

3La séduction exercée par un concept qui apporte des réponses originales aux grandes questions de l'histoire allemande du XXe siècle, en partant de l'échelle micro sans tomber dans les apories de l'individualisme méthodologique, a pleinement joué sur l'historiographie de la « deuxième dictature allemande », la RDA. Au moment de l'ouverture des archives au début des années 1990, l'Alltagsgeschichte avait déjà acquis ses lettres de noblesses, et le concept d'Eigensinn s'est rapidement imposé comme un de ses concepts structurants grâce aux travaux d'Alf Lüdtke lui-même (Lüdtke, 1994 ; Becker, Lüdtke, 1997), mais aussi à ceux d'autres historiens allemands (Lindenberger, 1998, 1999 ; Wierling, 2002 ; Gieseke, 2007 ) ou étrangers (Kott, 2001 ; Palmowski, 2009 ; Droit, 2009).

4Le partage des objets entre l'histoire politique centrée sur le cœur du pouvoir (le Bureau politique et l'appareil du Parti socialiste unifié (SED), la Stasi, l'idéologie) d'un côté, et l'Alltagsgeschichte et l'histoire sociale centrées sur les groupes sociaux dans leur confrontation aux dispositifs de domination politique de l'autre, a signifié que l'Eigensinn a surtout été rabattu sur la résistance des ouvriers, femmes, jeunes, ruraux, étrangers et autres groupes dominés. Ces recherches ont ainsi utilisé le concept pour étudier les formes d'appropriation et d'accommodation différenciées des stratégies du SED pour cerner les limites d'un projet politique tendanciellement totalitaire (Bessel, Jessen, 1996). En termes weberiens, le concept a été déployé pour étudier la négociation sur les conditions de l'obéissance sans se préoccuper de la contribution de l'Eigensinn au maintien des relations structurelles de domination ni des effets en retour sur les stratégies du pouvoir (voir cependant Lindenberger, 1998 ; Lüdtke, 1994).

5Dans cet article, je souhaite revenir sur ces questions à partir de l'analyse des pratiques des agents étatiques de « base ». Cette catégorie d'agent a été peu étudiée, car assimilée aux « dominants » en tant que rouage discipliné du Parti-État. Or, en adoptant une perspective relationnelle de la domination inscrite dans la multiplicité des situations d'interaction (Lüdtke, 1991, p. 13), l'analyse des pratiques des agents en contact régulier avec le public ouvre des perspectives d'analyse sur leur autonomie, les marges d'appréciation dans l'application des directives, les effets des asymétries sociales et les effets de la socialisation des agents sur la manière d'endosser leur rôle (Dubois, 1999 ; Siblot, 2006 ; Spire, 2008). Si l'Eigensinn n'est pas la seule proposition théorique disponible pour penser ce type de relation, l'articulation que ce concept propose entre l'échelle individuelle et le collectif, l'insistance sur la dignité et l'entêtement, ainsi que l'attention portée à la pluralité des logiques qui peuvent se déployer dans les interactions asymétriques nous rend attentif à un ensemble « d'anomalies » ou « grains de sable » qui passent souvent inaperçus dans le déroulement d'une enquête. Le matériel de recherche mobilisé ici est composé d'archives sur les politiques d'attribution de logements dans la ville et le Bezirk de Leipzig entre 1945 et 1989 [1]. Ce travail d'archive a été complété par 12 entretiens rétrospectifs avec des agents d'attribution des mairies d'arrondissement réalisés entre 1995 et 1999 (Rowell, 2006).

6L'État disposait du monopole dans la détermination de l'offre (construction) et de la régulation de la demande à travers la hiérarchisation des demandeurs de logement et l'identification et la saisie de logements sous-occupés, quel que soit leur régime de propriété. À l'interface entre les logiques étatiques et les habitants, en charge d'arbitrer des carrières résidentielles et la distribution sociale d'une ressource rare, ces agents entretenaient nécessairement une relation intense avec la population :

7« Ce sont les organes d'attribution de logements qui, parmi tous les services de l'État, cultivent le contact le plus direct et le plus soutenu avec les citoyens. Cette situation n'est pas toujours facile à gérer, puisque la pression des demandeurs de logements est parfois intense, mais personne n'a le droit d'être impoli ou d'avoir une attitude subjective [unsachlich] envers eux [2]. »

8Cette citation souligne les tensions contenues dans la recherche de la « bonne distance » dans les rapports au guichet. Il s'agira dans cet article de comprendre la manière dont ces agents endossent leur rôle et réagissent aux contraintes diverses en naviguant entre la « subjectivité » et l'application impersonnelle des règlements face aux stratégies déployées par les demandeurs de logements. En même temps, ce rappel à l'ordre d'un supérieur hiérarchique attire notre attention sur une deuxième question essentielle : celle de la structure de la relation hiérarchique. Cette relation a été classiquement considérée comme une relation de commandement et d'obéissance. Cependant, on montrera que la prolifération de règlements et la capacité des agents à se rendre « opaques » à leur hiérarchie et à rendre compte de leur activité en retraduisant dans des formes bureaucratiques attendues des pratiques s'inscrivant dans d'autres logiques ont contribué à introduire du « jeu » (Dubois, Lozac'h, Rowell, 2005) dans les rapports triangulaires entre la hiérarchie, les agents subalternes et les habitants.

9Dans une première partie, on étudiera les obstacles à l'extension du cadre d'analyse forgé par A. Lüdtke pour étudier les ouvriers à une population qui est comparable du point de vue de leur exposition aux dispositifs disciplinaires, mais très différente dans la mesure où leur rôle consiste précisément à manier des sanctions et des incitations pour orienter les conduites des citoyens. Cette population diffère aussi dans la mesure où le travail est a priori moins collectif et moins soumis aux contraintes physiques et matérielles que l'usine et il s'agit d'une population majoritairement féminine. Le genre est un enjeu de taille compte tenu de l'importance qu'Alf Lüdtke accorde à l'engagement des corps (masculins) dans la conceptualisation d'Eigensinn. Le monde du petit bureaucrate est avant tout un monde de l'écrit et des échanges verbaux qui impliquent d'autres registres d'action [3]. On verra par la suite comment les agents soumis à des contraintes contradictoires de la hiérarchie et des pressions du public, peuvent utiliser ces injonctions multiples pour se ménager des espaces d'action pour agir selon des logiques parfois dictées par leurs conditions de socialisation extra-administrative. Enfin, face aux dispositifs de la hiérarchie visant à surveiller leur action, les agents apprennent à ne pas se faire remarquer, à rester opaque ou à se rendre invisible. Cette conformation « de papier », ou désengagement conforme constitue la condition de possibilité d'une application souple des règles en fonction d'enjeux qui ont parfois peu à voir avec les règles officielles.

L'extension du cadre conceptuel de l'usine à l'administration

10L'intérêt d'une analyse des échelons subalternes de l'État est double. D'une part, à la suite des travaux de Jens Gieseke (2007), Thomas Lindenberger (1998) ou Sonia Combe (1999) sur le SED, la police ou la Stasi, on peut sociologiser l'analyse de l'État, longtemps supposé homogène, unitaire et parfaitement discipliné (Schroeder, 1994). En considérant que les acteurs directement chargés du déploiement des stratégies étatiques auprès des administrés sont soumis à des contraintes, obligations, dilemmes, et normes sociales au même titre que les ouvriers, on peut parvenir à une image plus complexe et plus réaliste des mécanismes de production de l'ordre social. D'autre part, en restituant la porosité de la frontière entre l'État et la société, on favorise une lecture dégagée des implicites normatifs d'une structure politico-bureaucratique qui commande et des groupes sociaux qui résistent et imposent des limites à l'exercice du pouvoir (Bessel, Jessen, 1996). Pour rendre opérationnelle une telle perspective, il sera d'abord nécessaire de comprendre pourquoi le concept d'Eigensinn a été peu utilisé pour étudier ce type d'acteur.

11 Une première explication est la perception de la RDA comme un État parfaitement centralisé disposant d'une panoplie d'instruments de contrôle et de surveillance censés garantir une parfaite discipline de ses agents [4]. Les instances locales de l'État étaient en effet soumises à une triple tutelle de l'appareil du SED, de l'exécutif territorial supérieur et des ministères sectoriels. Par ailleurs, le contrôle politique des carrières et la surveillance opérée par les cellules du SED au sein des administrations étaient censés avoir produit les conditions pour une obéissance prompte, automatique et schématique (Weber, 1995, p. 95). Cette interprétation qui repose sur plusieurs postulats fragiles explique le peu de recherches empiriques sur les agents étatiques subalternes.

12Comme l'a rappelé Alf Lüdtke, l'analyse de la domination ne peut se réduire à la soumission et la résistance. On peut se conformer mais en « faisant la tête », obéir formellement mais en « traînant les pieds », se conformer sans en avoir l'air, ou faire semblant de se conformer (obséquiosité trop appuyée). Si la domination est ainsi toujours liée à une situation précise, la variété des situations qui structurent le travail quotidien dans les administrations locales laisse théoriquement la place aux différentes tactiques des agents subalternes qui ont pu être théorisées dans d'autres contextes : l'évitement (Crozier, 1963) ; la rétention d'information ou la maîtrise des sources de l'incertitude ; la création et l'usage de marges d'appréciation différenciées selon la situation ; la prise de distance avec le règlement ou au contraire son respect « à la lettre » (Bourdieu, 1990).

13Un deuxième obstacle à une extension de ce type de perspective aux agents subalternes de l'État est la faible institutionnalisation et identité sociale de cette catégorie. Dans l'historiographie de la RDA, le concept d'Eigensinn a été utilisé pour étudier les groupes sociaux ou professionnels fortement institués dans leur confrontation avec les stratégies de domination du SED. Les agents subalternes de l'État n'étaient pas dotés d'une identité collective comparable et disposaient de peu de supports institutionnels ou identitaires pouvant alimenter des répertoires individuels ou collectifs de distanciation par l'affirmation de soi ou d'un entre soi collectif.

14 Les administrations locales ont été les seules administrations à avoir fonctionné sans discontinuité en 1945. Cependant, le SED a procédé à des épurations profondes et au recrutement massif de personnels issus des classes populaires dans des institutions déjà déstructurées par la guerre. Le peuplement des administrations locales avec des personnes sans expérience administrative avait à la fois un objectif de légitimation (marquer une rupture forte avec le passé, rapprocher la composition sociale de l'administration de celle de la population) et une dimension stratégique, visant à briser l'identité collective d'une bureaucratie ayant servi les projets hitlériens. Dans les décennies suivantes, l'État consacra un effort important de formation des « cadres » (Best, Mestrup, 2003) mais les emplois subalternes, peu rémunérés et faiblement reconnus, ont été toujours marqués par un fort turnover, rendant ainsi difficilement tenable l'hypothèse de l'émergence d'une identité de groupe, de valeurs partagées ou d'un habitus de petit fonctionnaire. Ainsi, au milieu des années 1970, le service des affaires du logement de Leipzig (139 agents) était composé à 84 % par des femmes, 19 % n'avaient aucune formation professionnelle, la majorité était formée aux métiers manuels et 68 % avaient moins de trois ans d'ancienneté [5]. Il est difficile de présupposer l'existence de ressorts identitaires partagés qui constitueraient un répertoire de savoir-faire et savoir-être servant de points d'appui à des tactiques d'esquive, de retournements et de réappropriations caractéristiques de l'Eigensinn. Cependant, on peut faire l'hypothèse selon laquelle la position au bout de la chaîne de production de l'État et la configuration des contraintes délimitent une gamme de pratiques d'affirmation de soi possibles qui peut être utilement étudié avec un regard informé par les travaux d'Alf Lüdtke.

Le maquis réglementaire et l'application sélective des directives dans les interactions avec le public

15La sociologie de la police (Jobard, 2002 ; Favarel-Garrigues, 2007 ; Fassin, 2011), comme la sociologie des rapports au guichet (Dubois, 1999 ; Siblot, 2006 ; Spire, 2008) attirent notre attention sur trois éléments producteurs d'une autonomie d'action et d'appréciation dans l'application des règles bureaucratiques. Premièrement, la multiplication des règles dans un contexte où les ressources et le temps sont limités laisse d'importantes marges d'appréciation et une hiérarchisation personnelle des priorités dans le travail. Deuxièmement, l'application différentielle de ces règlements s'inscrit dans une relation sociale où il faut tenir compte des propriétés et trajectoires sociales des agents au guichet comme celles des administrés (Siblot, 2006 ; Spire 2009). Troisièmement, les agents sont plus ou moins soumis à la surveillance hiérarchique, leur donnant ainsi des marges plus ou moins grandes pour présenter stratégiquement leur travail ou la situation des administrés à leurs supérieurs. Ces trois conditions sont réunies sous des formes particulières dans le cas examiné ici. On étudiera ainsi successivement les effets de la multiplication des directives contradictoires et les dynamiques propres des relations avec les administrés en compétition pour l'octroi d'un logement.

16Dans une situation de pénurie structurelle de logements (en 1950 un ménage sur deux vivait en cohabitation et en 1980 environ 10 % des ménages était en attente d'un logement/relogement), les administrations municipales étaient à la fois chargées d'identifier et de saisir des surfaces « sous-occupées » et d'attribuer les logements vacants après avoir classé les demandes par ordre de priorité. Cette régulation administrative de l'offre et de la demande impliquait la mise en place de systèmes d'équivalence entre les qualités des personnes permettant de les hiérarchiser sur une même échelle. Les agents administratifs étaient confrontés à une prolifération de directives ministérielles et communiqués du SED peu coordonnée définissant un cercle très étendu et toujours changeant de catégories de la population « prioritaires » : médecins, universitaires, membres de la police, responsables du SED, ingénieurs, artistes, victimes du nazisme, familles nombreuses, jeunes couples, malades de tuberculose, personnes handicapées, logements insalubres...) [6].

17Ces directives centrales avaient une portée générale, mais prenaient également très souvent la forme d'injonctions plus concrètes, voire nominatives, lorsqu'il s'agissait de loger des salariés d'une entreprise, administration ou organisation politique venus d'une autre région. Comme la norme de répartition s'opérait sur un territoire communal ou arrondissement dans les grandes villes, le travail de classement reposait sur une double tension : entre d'une part, la hiérarchisation des demandeurs en fonction de leur appartenance à une catégorie sociale « prioritaire », et d'autre part entre les « outsiders » soutenus par leur entreprise, ministère de tutelle ou le SED dans une logique de gestion de la main-d' uvre et les « insiders » qui cherchaient à sortir de leur colocation, s'installer en ménage ou disposer de plus d'espace suite à des naissances (Elias, Scotson, 1994). Cette tension générait une série de dilemmes pratiques dans la gestion des pressions contradictoires entre les demandeurs extérieurs qui pouvaient se prévaloir d'un soutien politique fort et les « autochtones » dont les demandes étaient renvoyées du côté de considérations de l'ordre du privé, mais qui faisaient valoir leur ancienneté sur le territoire et voyaient d'un mauvais  il le traitement privilégié des « outsiders ». Par exemple, dans une circulaire de 1954, on peut lire : « il faut donner une priorité absolue [souligné dans le texte] aux immigrants et ‟revenants” [ceux qui avaient émigré en RFA avant de revenir] [7] ».

18Cependant, les rapports qui remontaient vers Berlin signalaient l'hostilité de la population locale à cette mesure qui transgressait, au nom de la raison d'État, la norme égalitaire.

19« Les agents municipaux reçoivent des crachats dans la rue parce qu'ils ne peuvent rien faire pour des personnes encore mal logées. [...] On entend souvent dire que le seul moyen pour un ouvrier d'obtenir un logement décent est de partir pendant quelques mois en Allemagne de l'Ouest [8]. »

20En même temps, le nombre de plaintes de « revenants » qui exigeaient le respect de l'engagement à leur égard, qu'on peut constater également pour des ingénieurs, techniciens, ou universitaires peu satisfaits de la durée de traitement de leur demande ou la qualité du logement qui leur avait été proposé, témoigne d'une application peu zélée de nombreuses directives centrales.

21S'il y avait indéniablement un risque à ne pas donner suite à une injonction d'un ministère, du SED ou d'un puissant Kombinat, les agents subalternes poursuivaient néanmoins une stratégie pragmatique d'évitement des conflits avec la population locale. Cela intervenait surtout lorsque les règlements heurtaient les conceptions égalitaires de la justice diffusées dans la société et largement partagées par ces agents, d'autant plus que pour faire face au turnover important, les chefs de service dépendaient du travail des commissions d'auxiliaires administratifs bénévoles. Ces commissions organisées à l'échelle des communes étaient elles-mêmes composées en grande partie de demandeurs de logement qui espéraient ainsi accélérer le traitement de leur dossier. Ainsi, les autochtones pouvaient mobiliser des réseaux d'interconnaissance et susciter une identification de la part des agents d'attribution, qui habitaient souvent dans les mêmes quartiers, et qui avaient connu les mêmes épreuves et frustrations face à la concurrence des « outsiders ». Cette logique pouvait également s'exprimer lors d'opérations de saisie d'espaces sous-occupés ou d'échange d'appartements. Par exemple, en 1952 l'administration avait ordonné un échange de logements entre une veuve de 67 ans qui occupait un appartement de trois pièces et une famille de quatre personnes entassée dans une pièce en colocation. Malgré une décision initiale conforme à l'objectif de rationalisation de l'usage de l'habitat, l'administration fait marche arrière car « des personnes aimées par tout un quartier sont obligées de quitter leur environnement familier alors que d'autres y échappent [9] ».

22 La multiplication de cas où les injonctions politiques heurtaient le sens de la justice de la population locale plaçait les agents de l'État dans des situations délicates. D'un côté les demandeurs « prioritaires » et la hiérarchie exigeaient le respect du règlement, mais de l'autre les agents de l'État étaient souvent plus sensibles à la pression des demandeurs « sans qualités », mais mal logés. Les expressions d'hostilité (crachats, insultes, menaces...) évoquées dans les archives attirent notre attention sur le brouillage des frontières entre leur rôle administratif et leur rôle social. Les entretiens rétrospectifs insistent beaucoup sur ce brouillage et le fait d'être souvent interpellé : « les gens m'abordaient au supermarché ou dans la rue pour avoir des nouvelles de leur dossier, ou me prenaient à partie après des réunions de parents d'élèves [10] ». Dans un contexte où l'attente pour des demandes reconnues comme légitimes mais pas « prioritaires » pouvait dépasser cinq, voire dix ans, les agents de l'État devaient gérer les déceptions, y compris ­ et peut-être surtout ­ dans leurs propres cercles de sociabilité. Rentraient également en jeu des faveurs, des « petits cadeaux » ou les échanges de services dans une économie de la pénurie (Huinink, Mayer, 1995), où la division du travail entre les sexes signifiait que les femmes étaient particulièrement concernées par ces échanges pour obtenir des biens de consommation recherchés. Certaines lettres de plainte manient le soupçon sur des irrégularités et quelques rappels dans les notes de service insistent sur l'obligation de refuser des fleurs et petits cadeaux.

23 Mais, c'est surtout la réputation dans le quartier et dans les réseaux de sociabilité qui semblait constituer l'enjeu le plus fort. Chaque quartier établissait ainsi une liste nominative dans le plan de logement annuel, que les directives centrales et la multiplication des dérogations imposées par un élu ou un responsable local du SED perturbaient fortement. Les agents, qui avaient été incités à personnaliser leurs relations avec les demandeurs (Rowell, 2005), se sentaient moralement obligés de tenir parole et parfois de prendre des distances avec des politiques inspirées par la raison d'État.

24 « Le plan était une sorte de somnifère... il était public et nominatif, donc les gens pouvaient savoir plus ou moins combien de temps ils devaient attendre. Or, on n'arrivait jamais à tenir le plan, et les gens étaient souvent en colère. On s'était engagé, on avait donné notre parole, on essayait d'expliquer. Mais on n'avait rien à leur donner et c'était peut-être ça le plus dur [11]. »

25 Les relations avec les administrés pouvaient ainsi être très conflictuelles. La lecture des plaintes laisse entendre que des agents pouvaient « laisser pourrir » un dossier d'un demandeur qui les « prenait de haut » ou qui avait des « prétentions démesurées », surtout après avoir refusé des logements proposés par les services. « On avait le plus de problèmes avec ceux qui n'étaient pas forcément les plus mal lotis, les profs par exemple ou les médecins [12] ». Inversement des dérogations octroyées pouvaient aussi être motivées par la volonté d'éviter des conflits ou pour mettre fin à un sentiment d'être harcelé. « Il y avait des gens qui venaient pratiquement tous les jours, qui nous harcelaient, qui haussaient le ton... qui menaçaient [13]. » Il était ainsi plutôt rationnel de « se débarrasser des gens qui insistaient ou qui menaçaient [14] » en leur octroyant un logement plus rapidement. Ces exemples montrent aussi l'importance de l'asymétrie sociale qui pouvait jouer en défaveur des agents administratifs qui avaient gardé un souvenir particulier des personnes qui pouvaient mobiliser des soutiens leur permettant de les court-circuiter (Rowell, 2002).

26 L'insertion des agents dans leur contexte social a créé les conditions d'une application plus souple des directives centrales, permettant de rééquilibrer le jeu en faveur des intérêts des « autochtones » non-prioritaires. En se montrant peu zélé dans le traitement des dossiers de l'intelligentsia ou de ceux qui arrivaient de l'extérieur dans des conditions privilégiées, que ce soit à cause des pressions des autochtones, une identification avec d'autres « sans grade » ou pour affirmer leur dignité face aux demandeurs sûrs de leur droit et qui les prenaient de haut, on voit que les agents subalternes étaient aussi guidés par des logiques d'affirmation de soi et de poursuite d'une ligne d'action d'évitement des conflits pouvant s'écarter considérablement des objectifs politiques ou bureaucratiques qui leur avaient été assignés.

Se dérober aux contrôles : conformation distanciée et entretien de l'opacit

27Les possibilités de préserver une autonomie d'action étaient fonction des anticipations sur les sanctions et le degré d'exposition aux contrôles. Cette mise à distance de la hiérarchie visant à se soustraire à la surveillance pouvait prendre des formes physiques comparables à celles que l'on trouve dans les travaux d'Alf Lüdtke, mais se manifestait surtout sous des formes spécifiques au contexte bureaucratique structuré par des relations écrites.

Se rendre opaque

28En 1962, le maire d'un arrondissement de Leipzig a adressé un rapport au maire sur l'attribution de logements qui dénonçait « un travail tellement négligent que l'on ne peut se défaire de l'impression que ce chaos masque des irrégularités [15] ». De façon significative, le rapport n'était pas suivi d'une enquête, mais simplement d'un plan d'action pour mieux tenir à jour des fichiers de logements. Cet échange témoigne à la fois du problème de traçabilité du travail des agents et de la méfiance réciproque entre les agents d'exécution et les responsables administratifs et élus. Elle s'inscrit dans une forte différenciation sociologique, politique et professionnelle en termes de déroulement des carrières, salaires, diplômes, taux d'adhésion au SED (20 % pour les premiers, équivalent à la moyenne générale de la population adulte et plus de 80 % pour les chefs de service) et de genre, la quasi-totalité des chefs de service étant masculins tandis que les postes d'exécution se féminisent fortement à partir des années 1950 pour attendre un taux de 80 % dans la plupart des services municipaux non-techniques à partir des années 1970. Cette distance sociologique et politique est bien exprimée par un adjoint au maire en 1962 :

29 « Si on se promène dans les couloirs avec les yeux bien ouverts, on peut avoir l'impression qu'un grand pourcentage des collègues paraît mécontent. Ils n'ont aucune confiance dans leurs supérieurs hiérarchiques. On le voit bien, les discussions entre eux sont bien plus animées que celles qu'ils peuvent avoir avec les conseillers municipaux ou les chefs de service. Nous ne savons pas ce qu'ils se disent, et une évaluation politique et idéologique est très difficile à faire, parce que nous ne savons pas ce qui se passe dans la tête des collègues [16]. »

30Cet aveu d'impuissance nous semble proche de scènes décrites par Alf Lüdtke où le personnel d'encadrement qui traverse l'atelier voit comment les discussions en cours s'arrêtent, ressent le mécontentement, voir l'hostilité qui s'exprime par le mutisme et les visages fermés. Ce clivage traversait aussi les services et opposait les membres du SED et la majorité de ceux et celles qui n'avaient pas leur carte :

31« Il y avait une réunion du Parti tous les lundis dans les locaux. Donc on savait qui y était et qui n'y était pas. [...] Il y avait des choses qu'on devait garder pour nous [ceux qui n'étaient pas membres du SED], qu'il valait mieux ne pas dire devant tout le monde. Mais ce n'est pas comme on le dit tout le temps aujourd'hui... mon chef était dans le SED, mais il était correcte. Il n'a pas toujours suivi les consignes du Parti, il était plus flexible... plus pragmatique [17]. »

32L'opacité et la rétention d'informations pouvaient également être entretenues en suivant à la lettre l'injonction à sortir des bureaux pour rencontrer le public sur son lieu de travail ou dans son logement. Cette ouverture à la société et personnalisation des rapports devait marquer la différence avec la bureaucratie capitaliste froide, formelle et enfermé dans les bureaux telle une forteresse (Rowell, 2005). Une partie importante du temps de travail des agents d'attribution était en effet consacrée aux visites à domicile pour constater la réalité d'un logement insalubre (tout en contrôlant la véracité des informations des demandeurs), à organiser les heures de permanence dans les entreprises ou les quartiers ou à rencontrer les auxiliaires administratifs. Ces pratiques étaient conformes à l'image d'une administration « proche du peuple » que le SED mettait en avant, mais avait aussi l'avantage pour l'agent administratif d'échapper à toute surveillance directe. Selon une analyse du budget temps de ces agents datant de 1978, 16 % du temps de travail était consacré aux heures de permanence, 24 % étaient passés en rendez-vous extérieur avec des citoyens ou les auxiliaires et 25 % dans le traitement des plaintes, qui nécessitaient là encore des entretiens et vérifications à l'extérieur [18]. Enfin, ces postes à fort turnover, mal rémunérés, très féminisés et exposés à des pressions hiérarchiques et sociales, étaient aussi ceux où l'absentéisme (légitime ou illégitime) était le plus fort. Or, au lieu de questionner l'organisation et les conditions de travail et de carrière, la problématisation de l'absentéisme naturalisait les catégories du genre : « Le problème essentiel réside dans la trop forte proportion de femmes dans le service, les absences fréquentes pour cause de congé maternité, de maladie des enfants, et plus généralement leur insuffisante solidité nerveuse [19]. »

La conformation ex post aux attentes bureaucratiques

33Si les agents devaient régulièrement rendre compte de leurs activités extérieures, la principale source d'information de la hiérarchie ­ et sans doute la plus problématique pour les agents administratifs ­ était la plainte des administrés. Les plaintes sur des problèmes du logement arrivaient par de centaines de milliers sur les bureaux des responsables du Parti ou de l'État à tous les niveaux et comportaient souvent une critique nominative d'un agent ou d'un service [20]. Ces plaintes entraînaient un surcroit important de travail, sous la forme d'une réponse adressée au plaignant et un rapport de justification au destinataire de la plainte dans un délai de moins d'un mois. Dans le cas d'une mise en cause nominative, l'agent tâchait de démontrer à la fois le respect de la légalité et de sa sollicitude, politesse et bonne volonté, mais le récit pouvait aussi détailler la « mauvaise foi » du plaignant. Ces « affaires » ne se terminaient presque jamais par une sanction de l'agent administratif. Le plaignant obtenait souvent gain de cause, permettant à l'intercesseur du SED d'engranger du crédit auprès du citoyen et à l'agent de base de se débarrasser d'un gêneur en démontrant au passage sa réactivité et sa conformité à l'image d'un agent rigoureux mais compréhensif.

34Le deuxième système de surveillance bureaucratique était le rapport routinier assorti de tableaux statistiques récapitulant l'identité sociale des bénéficiaires sur une période donnée. L'enjeu pour l'agent de base consistait à retraduire ex post l'activité en faisant rentrer les identités des bénéficiaires dans les catégories préétablies. Cette traduction produisait l'image d'une conformité bureaucratique qui était en même temps une opération d'invisibilisation des conditions sociales de production des décisions. Les catégories statistiques des bénéficiaires avaient une faible capacité à orienter les pratiques à cause de leur imprécision. Tout d'abord, les catégories à renseigner étaient construites à partir d'une seule identité sociale, laissant l'agent le loisir d'optimiser la répartition entre les catégories qui intéressaient la hiérarchie. Par exemple, un ménage composé d'un ingénieur et d'une employée avec trois enfants pouvait être rangé dans la catégorie « intelligentsia », « activiste du travail », salarié d'une entreprise prioritaire, famille nombreuse ou « ouvrière » en utilisant l'identité de classe de l'épouse, puisque les employés étaient regroupés avec la classe ouvrière à partir des années 1960. La définition des catégories sociales centrales telles que l'intelligentsia ou la classe ouvrière étaient faiblement objectivée (Steiner, 1997). Sans définition claire de l'intelligentsia dans les années 1950 et 1960, et sous l'effet de la pression des entreprises, hôpitaux, universités, écoles, institutions culturelles, les négociations sur l'appartenance individuelle à cette catégorie prioritaire pouvaient inclure des contremaîtres, infirmières, instituteurs, voire des ouvriers qualifiés de Kombinat puissants. Après 1971, l'amélioration des conditions de logement des ouvriers était devenue la priorité politique, concrétisée par l'obligation de leur attribuer 60 % des logements neufs.

35« Depuis plusieurs années la ville a toujours indiqué que 60 à 65 % des appartements neufs étaient attribués aux ouvriers. Ce chiffre n'est pas exact au regard des dossiers que nous avons examinés. Le jugement était purement subjectif et une variété de définitions semble avoir été utilisée. Au lieu de prendre en compte l'identité de classe du chef de ménage, les administrations se sont contentées de la présence d'un ouvrier dans la famille. Parfois les services se sont contentés de l'origine sociale ou du métier initial. Or, si l'on prend l'activité exercée par le chef de ménage, le pourcentage réel des ouvriers qui ont bénéficié d'un logement neuf avoisine seulement 30 % [21]. »

36Les administrations atteignaient année après année cet objectif grâce à une retraduction ex post qui jouait sur la définition flottante de l'ouvrier.

37La rédaction de rapports routiniers constituait une partie très importante de l'activité des agents. Or, ce travail était difficile pour des agents ayant peu de capitaux scolaires. Dans les années 1940 et 1950 les rapports étaient souvent renvoyés à l'expéditeur avec de nombreux rappels à l'ordre portant sur l'orthographe et la syntaxe, la mise en page, et les maladresses dans les formulations politiques. Trente ans plus tard, un rapport souligne que « la formation professionnelle et politique est très insuffisante, la connaissance des lois lacunaire, et la majorité des employés a des problèmes d'expression à l'écrit [22] ». Or, à partir de la fin des années 1950, les rapports étaient rendus dans des formes attendues, témoignant d'un apprentissage d'un savoir-faire aussi bureaucratique que politique.

38Cet apprentissage n'était pas simplement individuel, mais prenait une dimension collective ayant pour effet de renforcer les solidarités entre des agents face à la hiérarchie. Comme l'a noté le premier adjoint du maire de Leipzig en 1954 : « chaque employé qui doit rédiger le moindre rapport consulte ses collègues pour discuter du contenu du rapport et de chaque formulation. Ils se plaignent du nombre de rapports, mais en réalité c'est surtout cette manière de travailler qui les empêche d'être plus efficaces [23] ». Ayant le sentiment de ne pas maîtriser les formes d'interaction écrites, les agents subalternes mettaient leurs compétences en commun. L'hypercorrection, la standardisation et les formulations types qui caractérisent les rapports administratifs à partir des années 1960 étaient ainsi moins le produit d'un habitus de petit fonctionnaire que le résultat de la peur de l'incorrection et du mauvais maniement des formules politiques. Cet apprentissage collectif participait à l'émergence une forme de solidarité collective vis-à-vis de la hiérarchie et à la stabilisation d'une relation distancée entre les niveaux. L'encadrement disposait de la preuve du bon fonctionnement de leurs services qu'ils pouvaient à leur tour faire remonter à leurs supérieurs ; les agents subalternes avaient appris à se conformer aux attentes, à ne pas attirer l'attention, ce qui leur permettait ainsi de conserver une autonomie dans l'accomplissement pratique de leur travail. La capacité des supérieurs hiérarchiques à objectiver les performances et le travail concret de ses agents était ainsi limitée par les instruments de connaissance, l'imprécision des catégories administratives, mais aussi par des tactiques déployés par les agents subalternes pour rendre leur activité opaque mais conforme aux attentes bureaucratiques.

Conclusion

39Nonobstant l'accumulation des rapports routiniers relatant une application zélée des règlements, la hiérarchie disposait de nombreux indices sur l'application sélective des règlements, des décisions non conformes, des passe-droits, voire des irrégularités. Or, à partir du milieu des années 1950, on constate un affaiblissement considérable de l'emprise de la hiérarchie sur des agents subalternes qui s'explique en partie par leur capacité à rendre compte de leurs activités dans les formes attendues, et de façon plus structurelle, par le fait que tout renforcement de contrôles risquait d'accentuer le turnover déjà très important.

40 Les postures des agents subalternes face à leur hiérarchie et face aux habitants peuvent être interprétées comme des formes d'engagement distancié ou de désengagement conforme qui leur permettaient de tenir face aux pressions contradictoires et mouvantes. On s'est efforcé de tisser ici des parallèles suggestives entre le monde de l'administration et l'usine en analysant les manières différentes de tenir le rôle en fonction de la perception des contraintes et de la configuration sociale et institutionnelle de l'espace des interactions. À l'instar d'Alf Lüdtke qui a déconnecté ces formes de désengagement des répertoires de la désobéissance ou de l'opposition et a interrogé leur signification en termes de maintien d'un système de domination industrielle ou dictatoriale, nous faisons l'hypothèse que ces pratiques ont eu des effets structurelles contrastées sur la stabilité de la RDA.

41Sur le moyen terme, cette autonomie des pratiques ­ à la fois conquise et tolérée ­ avait sans doute contribué à la stabilité du régime. Elle amortissait les effets des revirements politiques fréquents et souvent incompréhensibles qui pouvaient heurter des principes de justice ancrés dans la société. L'agrégation de décisions s'appuyant en partie sur les solidarités et interactions locales qui donnait aux agents de base une capacité à anticiper les perceptions et réactions des habitants face aux mesures étatiques participait à la réintégration d'une pluralité des intérêts sociaux en amortissant les effets des politiques fondés sur la raison d'État qui tendaient à privilégier les catégories d'outsiders avec des soutiens à Berlin. Cette souplesse permettait de désamorcer des conflits dans un contexte où l'action ou l'inaction de l'État, en tant qu'arbitre unique des carrières résidentielles, prenaient rapidement une connotation politique, souvent instrumentalisée par les demandeurs pour appuyer leur demande. Ne pas appliquer à la lettre l'injonction de privilégier certains groupes à l'exclusion d'autres permettait de désamorcer les effets politiquement dommageables d'une officialisation d'une hiérarchie des groupes sociaux dans un État qui revendiquait une légitimité s'appuyant sur sa capacité à faire disparaître les oppositions entre les classes sociales.

42 Cependant, à plus long terme, le décalage considérable entre les règles officielles et les pratiques rendait le système d'allocation des ressources peu lisible et difficile à anticiper. Puisque le passe-droit était devenu la règle, accepté, voire imposé par les représentants du SED qui répondaient souvent favorablement aux innombrables demandes d'intercession des administrés, la capacité des agents de base à imposer des décisions en invoquant le règlement avait tendance à décroître. Au cours des années 1980, le nombre d'impayés de loyers était en hausse considérable. Les échanges de logements ordonnés par la municipalité pour optimiser l'utilisation du parc étaient devenus pratiquement impossibles à imposer. La dynamique des relations entre les agents de base et leur hiérarchie d'une part, et entre ces agents et les administrés d'autre part a eu un effet ambigu à long terme. D'un côté, elle a permis à ces agents de « tenir » dans un contexte de travail structurellement tendu. Cependant, de l'autre côté, elle a privé ces mêmes agents des supports institutionnels nécessaires à rendre évident et incontestable leur capacité à agir au nom de l'État.

Notes

  • [1]
    La RDA fut découpée en 15 Bezirk en 1952. Le Bezirk Leipzig était quatrième en termes de population avec 1,5 million d'habitants et la ville de Leipzig, deuxième ville de la RDA en termes de population.
  • [2]
    Rapport sur l'attribution de logements pour 1975 de la ville de Leipzig envoyé au conseil du Bezirk Leipzig et au SED daté du 5.3.1976. Archives conseil du Bezirk Leipzig, STAL 24784.
  • [3]
    Les archives ne donnent que peu d'indications sur les postures, gestes et façons d'engager le corps. Si les responsables hiérarchiques sont parfois amenés à critiquer la froideur ou les attitudes hautaines des agents, ce sont surtout les plaintes déposées par les administrés qui donnent accès à quelques éléments épars sur les dispositions corporelles dans des situations conflictuelles.
  • [4]
    Une grille de lecture culturaliste voyant la RDA comme l'héritière de l'État prussien a sans doute contribué à renforcer cette représentation de l'État est-allemand.
  • [5]
    Analyse des affaires du logement de 1976 dans la ville de Leipzig : Archives municipales, Leipzig, STVuR (2) 1153.
  • [6]
    En l'absence d'un service central chargé de la coordination des politiques d'attribution sauf pendant quelques années au milieu des années 1950, chaque ministère  uvrait dans l'intérêt de ses ressortissants ou des entreprises sous son contrôle.
  • [7]
    Circulaire du 25.3.1954. Ministère du Travail, BarchB DQ 2 3989.
  • [8]
    Rapport du 25.4.1955 du Bezirk Karl-Marx-Stadt. Ministère du Travail. BarchB DQ 2 3988.
  • [9]
    Compte rendu de la commission des affaires du logement du 15.2.1952. Archives municipales, Leipzig, STVuR (1) 487.
  • [10]
    Entretien avec Mme W., née en 1950, sténographe de formation et agent d'attribution depuis la fin des années 1970. 24.9.1998 à Leipzig.
  • [11]
    Entretien à Leipzig avec Mme S., née en 1957, vendeuse de formation et agent d'attribution depuis 1983, le 22.9.1997 à Leipzig.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Entretien Mme W.
  • [14]
    Le qualificatif vient d'un entretien avec M. K. à Leipzig, née en 1936, responsable d'un service d'attribution de logements d'arrondissement pendant une dizaine d'années dans les années 1960 et 1970. Entretien à Leipzig le 21.12.1995.
  • [15]
    Rapport du maire de l'arrondissement sud-est au maire de Leipzig intitulé « Quelques problèmes dans le domaine des affaires du logement » du 4.6.1962. Archives municipales, Leipzig, STVuR (1) 2595.
  • [16]
    Compte rendu d'une réunion des adjoints au maire. 4.1.1962. Archives municipales, Leipzig, STVuR (2) 1162.
  • [17]
    Entretien avec Mme W. (note 10).
  • [18]
    Rapport de l'Institut de l'organisation administrative et de la bureautique du 3.6.1978. Conseil du Bezirk, STAL 25554.
  • [19]
    Analyse de l'administration de la politique du logement de Leipzig du 22.10.1979. Archives municipales, Leipzig STVuR (2) 1153.
  • [20]
    Par exemple, les 589.600 habitants de Leipzig ont déposé 45 000 plaintes en 1962 selon les administrations. Archives municipales, Leipzig, STVuR (1) 2857. Environ un tiers en moyenne concernaient un problème de logement, environ 10 % dénoncent nominativement le travail d'un agent et 10 % nomment le bénéficiaire présumé d'un passe-droit.
  • [21]
    Rapport de juillet 1981 intitulé « Quelques problèmes dans la réalisation du programme sociopolitique à Leipzig ». Conseil du Bezirk Leipzig. STAL 25557.
  • [22]
    Rapport de l'Institut de l'organisation administrative et de la bureautique du 3.6.1978. Conseil du Bezirk Leipzig, STAL 25554.
  • [23]
    CR de réunion du cabinet du maire de Leipzig du 23.9.1954. Archives municipales, Leipzig, STVuR (1) 1843.
Français

Dans l'historiographie de la RDA, les travaux inspirés par le concept d'Eigensinn se sont focalisés sur les groupes sociaux dominés. Les agents de l'État, assimilés aux dominants, n'ont pas fait l'objet d'études inspirées de ce cadre d'analyse qui insiste sur la distance au rôle, les esquives ou le maintien d'un quant à soi dans un environnement de travail caractérisé par une multitude de dispositifs disciplinaires. S'appuyant sur l'exemple des agents municipaux chargés de l'attribution de logements, la première partie de l'article cherche à établir la valeur heuristique d'une telle approche dans un environnement bureaucratique. Après avoir restitué dans une deuxième partie les conditions rendant possible le déploiement de logiques autres que bureaucratiques, l'article aborde la question du rapport à la hiérarchie construit sur des tactiques de maintien de l'opacité et de la production d'une distanciation conforme. Le prisme de l'Eigensinn permet enfin de saisir comment ces formes de distanciation peuvent paradoxalement contribuer à la stabilisation du régime.

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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2016
https://doi.org/10.3917/soco.099.0127
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