1Ce second volume sur l'agence financière prolonge le précédent en proposant trois nouveaux articles, qui ont déjà été présentés dans l'introduction au numéro 92. Dans l'introduction au premier volume, nous avions mis en relief le besoin d'intégrer plusieurs échelles d'analyse et une approche généalogique pour rendre compte de la manière dont l'investissement se fait. Il s'agit de s'intéresser à la fois aux méthodologies et raisonnements financiers standards, aux pratiques concrètes de ceux qui les réalisent, aux stratégies et modes d'organisation des entreprises dans lesquels ils travaillent, ainsi qu'aux acteurs et groupes sociaux qui ne font pas partie de l'industrie financière mais qui contribuent à la distribution des ressources qu'elle coordonne. Ces acteurs et groupes sont les États, les milieux universitaires mais aussi, par exemple, des organisations sociales qui contribuent à l'extension des services financiers, comme dans le cas du micro-crédit. Ce parti pris méthodologique doit permettre de rendre compte de l'épaisseur des logiques sociales de l'activité de distribution des ressources monétaires et, ce faisant, donne la possibilité d'élaborer une critique de la théorie financière standard reprise par la réglementation, qui ne cherche à voir que des investisseurs indépendants agissant dans des marchés problématisés en termes de leur efficience.
2L'approche de l'investissement financier comme phénomène politique, du fait de son incidence dans les hiérarchies sociales qu'il contribue à constituer en distribuant inégalement le crédit, permet par ailleurs une vision comparatiste dans l'espace et dans le temps. Dans l'introduction au précédent volume, nous avons ainsi envisagé comment, dans différentes configurations politiques, les acteurs, avec leurs raisonnements et leurs organisations, diffèrent. L'agence financière contemporaine n'est qu'un moment parmi d'autres, qui peut donc lui aussi être amené à se transformer fortement dans le futur. Les articles du volume précédent donnaient à voir des processus qui se situaient dans la période contemporaine. Ainsi, Horacio Ortiz montrait comment les concepts d'investisseur et de marchés efficients, fondamentaux dans les procédures quotidiennes d'investissement, ne sont pas incarnés dans des personnes, mais sont disséminés dans les entreprises et les réseaux d'échanges, selon des logiques différentes et parfois contradictoires. À une échelle plus large, Benjamin Lemoine montrait que la négociation de la dette souveraine est le produit d'une rencontre à la fois concurrentielle et coopérative entre les cadres du service public et ceux de l'industrie financière, dont les interactions redéfinissent à la fois ce qu'est l'intérêt financier et l'intérêt public. Finalement, couvrant un espace social encore plus vaste, Pascale Moulévrier montre comment, dans le cas du micro-crédit en France, l'industrie financière s'étend à travers l'action de l'État et d'organisations non-gouvernementales qui incitent les populations pauvres à s'endetter et substituent la finance au service public et à l'assistance sociale. Le présent volume conserve cette attention aux processus de genèse en proposant des cas empiriques plus lointains dans le temps. Ce faisant, il permet de mettre en perspective la situation contemporaine, en indiquant certains moments importants de sa constitution historique et en montrant les différences et les passages d'une configuration politique à une autre. Comme dans les articles du précédent volume, les travaux présentés ici s'attachent à situer les stratégies d'acteurs particuliers, « acteurs clés », dans le contexte concurrentiel de leur activité quotidienne mais aussi dans la perspective plus large de la transformation du secteur financier, des organismes publics et des conditions macro-économiques. Ce volume s'intéresse plus particulièrement à la construction des catégories financières et aux outils qui promeuvent encore aujourd'hui la représentation de l'investisseur comme centre de la décision d'allocation du capital. Fabriqués pour se différencier des concurrents, pour convaincre des clients, pour outiller un changement de cap des objectifs poursuivis par les organisations marchandes, ces objets doivent leur forme aux circonstances très concrètes dans lesquelles ils ont émergé. Retracer ces circonstances est un premier objectif. Sabine Montagne montre comment la figure contemporaine de l'investisseur, conçu comme un individu souverain face à ses objets d'investissement, doté d'outils techniques et doué d'une grande capacité de décision indépendante, est le produit d'une circulation conflictuelle d'identités sociales construites dans les milieux universitaires et ceux des gérants de fonds dans les années 60. Ces acteurs se sont imposés à la faveur d'un contexte institutionnel et macro-économique particulier. Barry Cohen et Bruce Carruthers montrent comment la notation par les agences de notation s'est constituée dans un tâtonnement cognitif à la fin du XIXe siècle, en fonction des stratégies commerciales des entreprises de notation en concurrence à l'époque. Celles-ci cherchaient à se positionner comme vendant une information fondamentale à la décision d'investissement, mais suffisamment floue pour que sa source ne puisse pas être rendue responsable devant des juges des conséquences de son utilisation. Ce faisant, les agences de notation ont progressivement défini ce qu'était l'« information » et l'« opinion » dans l'évaluation financière. Liliana Doganova suit les transformations d'une formule de calcul, devenue centrale dans l'évaluation et l'investissement dans l'industrie financière contemporaine, depuis ses premières formulations en Allemagne au XIXe siècle jusqu'à son adoption par les entreprises et la finance globale au XXIe siècle. Elle montre que cette formule, dans ses différents développements formels, est mobilisée par différents acteurs, personnes, entreprises, et États, avec des objectifs, des justifications et des conséquences différentes selon les configurations historiques.
3Les articles de ce volume et du précédent ont montré comment ce qu'on appelle aujourd'hui la finance est en fait inscrite dans une configuration politique particulière, dans laquelle elle n'existe que du fait de sa relation avec d'autres acteurs, comme les États, les milieux universitaires, parmi d'autres institutions. Loin de l'idée selon laquelle la finance serait un champ autonome qui s'imposerait au reste de la société, l'approche généalogique développée dans ce dossier permet de voir la complexité des processus sociaux par lesquels cet espace social s'est constitué et affirmé comme s'il était autonome. Ses outils et catégories apparaissent donc rien moins qu'universels. Idiosyncrasiques aux configurations d'origine, rien ne les prédestinait a priori à la résilience dont ils font finalement preuve : ces objets sont devenus fondamentaux pour la distribution du crédit. L'étude de cette résilience mériterait un autre dossier. Nous nous contenterons d'ouvrir celui-ci sur la question suivante : comment ces représentations de la valeur économique et du temps, cet ensemble divers de groupes sociaux, constitués dans des circonstances concrètes, font-ils carrière et s'universalisent ? C'est en poursuivant des travaux sur cet ensemble de pratiques qu'on peut rendre compte sociologiquement de l'établissement des hiérarchies sociales par la distribution des ressources monétaires contemporaine.