CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Si tout le monde, à tout âge, est susceptible de trouver le temps long, l’ennui au cours de la jeunesse prend des dimensions particulières et semble n’épargner personne. Ennui social d’individus réflexifs et curieux de ce qui les attend sans réelle prise sur leur destinée, dépendants de leurs aînés et sans pouvoir. Les jeunes attendent – l’autonomie et la prise en considération. Et se lassent d’attendre. Dans les classes populaires, l’attente semble souvent moins longue mais la déception est plus forte : l’ennui se loge dans le sentiment d’être non pas à l’orée de ce qu’ils appellent souvent « la vraie vie » mais sur un chemin parallèle qui ne la rejoint (dra) jamais vraiment. Et l’attente se fait infinie. Certes, les fils et filles d’ouvriers, d’agriculteurs et d’employés se disent souvent qu’il est sage de ne pas se faire trop d’illusion. Né(e)s dans un contexte de crise économique, ils en subissent fortement les effets au moment de leur sortie du système scolaire ; le vieil adage, selon lequel il faut profiter de sa jeunesse (Hoggart, 1957 : 91), se transforme en injonction difficile à satisfaire alors que leur autonomisation financière semble très hasardeuse. Dans le même temps, malgré la crainte du futur inscrite dans l’enfance de leur génération, la promesse d’un après plus heureux est portée par l’école républicaine, la société de consommation et la mise en scène de l’amour conjugal.

2 Deux enquêtes de terrain, dans des cités de la banlieue parisienne puis dans des villages de la Sarthe, m’ont permis de constater les mécanismes et le poids de cette tension entre l’espoir d’un avenir de liberté et l’expérience simultanée de sa déception qui, articulée à un enclavement social fort, étirent les journées des filles et des garçons que j’y ai rencontrés. S’il est loin de tout recouvrir, l’ennui semble grignoter un peu leur vie : à l’école, au chômage, dans des emplois précaires, enfin dans leurs premières expériences d’un des biens les plus désirables qui soient dans la période contemporaine : le couple.

Il existe un ennui spécifiquement conjugal, lié à un ennui plus large, lui-même amplifié par le fait d’appartenir à des classes populairesgéographiquement enclavées.

3 Je montrerai qu’il existe un ennui spécifiquement conjugal, lié à un ennui plus large, lui-même amplifié par le fait d’appartenir à des classes populaires géographiquement enclavées. Ses sources sont à trouver dans les contradictions propres à deux socles fondamentaux du couple contemporain : l’idéal conjugal, fondé sur la proximité la plus grande entre deux individus en même temps que la différence des sexes – c’est-à-dire la différence la plus radicale qui soit – entraînant malentendus, solitude et déception dans la vie quotidienne ; et l’ethos égalitaire [2], qui diffuse le principe de l’égalité entre les sexes en même temps que leur indépassable complémentarité, faisant de la découverte du couple hétérosexuel un moment renouvelé de l’expérience de la domination des garçons sur les filles. J’analyserai ces contradictions, en lien avec ce qui fait l’ensemble de la vie quotidienne des jeunes que j’ai rencontrés : la précarité économique, la distance géographique aux espaces désirables de leur génération, le stigmate de ne pas être des urbain(e)s ou de ne pas être des blanc (he) s [3], et un certain rapport au temps propre à leur âge. Je développerai mon argumentation à partir de mon enquête en milieu rural – l’enquête en cités HLM formera un arrière-plan comparatif.

ÉLÉMENTS DE TERRAIN ET PROGRAMME DE RECHERCHE

Enquête 1, terminée [2002-2005] : menée dans quatre cités d’habitat social de la banlieue parisienne, cette enquête mêle observations ethnographiques et entretiens compréhensifs avec une soixantaine de filles et garçons de 15 à 20 ans, appartenant aux classes populaires [4]. Pour un compte-rendu, cf. Clair, 2008.
Enquête 2, en cours [depuis janvier 2008] : comparable à la précédente, auprès de jeunes du même âge mais vivant en milieu rural, appartenant eux aussi pour la quasi-totalité d’entre eux aux classes populaires [5]. À l’heure où cet article est écrit, trente jeunes des deux sexes font partie de l’enquête ; la quasi-totalité a été rencontrée à de nombreuses reprises, informellement et dans le cadre d’entretiens enregistrés : le nombre d’entretiens par enquêté(e) allant de deux à huit ; lorsqu’ils sont en couple, les deux partenaires ont pu être intégrés au corpus (ce qui avait très rarement possible dans mon enquête en cités HLM). Pour l’exposé de premiers résultats, cf. Clair, 2010.
Dans les deux cas, seul le point de vue des jeunes est recueilli ; celui des parents étant inaccessible du fait du thème de l’enquête : tout échange avec eux serait susceptible d’être perçu comme une entorse au « contrat » de discrétion passé avec les enfants. Les bornes d’âge ont été définies, en raison de l’accent mis sur la sexualité dans le projet global de la recherche, en fonction de l’âge moyen de passage à la sexualité pénétrative en France (17 ans et quelques mois) ; elles permettent de rendre compte d’une tranche suffisamment réduite pour que l’âge ne constitue pas en soi une variable trop forte dans l’analyse (et vienne perturber l’ensemble) en même temps que suffisamment large pour englober les différents âges auxquels les individus, autour de cette moyenne, accèdent à la sexualité génitale en fonction de leur classe sociale et de leurs éventuelles croyances religieuses.
Le choix de ces deux terrains s’inscrit dans un programme de recherche visant à saisir la variation sociale des manifestations du genre dans la vie des jeunes au moment de leur entrée dans la conjugalité et/ou la sexualité. Au moyen de la comparaison ethnographique : j’entends poursuivre mon travail dans les classes moyennes et supérieures urbaines. Si mon projet est à terme de rendre compte d’une articulation, empiriquement fondée, entre la classe, le genre, le clivage urbain/rural et la race [6], l’étape à laquelle je me trouve aujourd’hui ne me permet de mettre au jour qu’une partie de cette articulation. Parce que j’entre dans mon projet par l’observation du couple hétérosexuel, c’est la différenciation/hiérarchisation des sexes qui, à ce stade de mon travail, en constitue la première grille d’analyse, articulée de façon secondaire à la classe et à la race.

LE COUPLE, UN OBJET DÉSIRABLE ACCESSIBLE

4 L’injonction contemporaine à « l’épanouissement individuel » ne se traduit pas par une valorisation massive du célibat : une vie de couple « réussie » reste un idéal de vie (Singly, 1996), dont les jeunes se font largement l’écho. Ainsi la majorité de mes interlocuteurs(trices) disent que l’envie « d’être en couple » [7] est au centre de leurs préoccupations. Paul [18 ans, lycée agricole, Sarthe] raconte, à propos des garçons de son entourage : « J’ai l’impression que le fait d’avoir une vie de couple, ou quelque chose comme ça, pour eux, c’est... c’est sans doute ce qui est le plus important » ; lui-même reconnaît, à l’occasion d’un autre entretien : « La question qui me fait le plus cogiter, c’est le fait de trouver quelqu’un ». La présence dans un même espace d’une fille et d’un garçon « célibataires » et qui se plaisent suffit bien souvent à fonder un couple, comme le raconte Floriane [17 ans, BEP « aide à la personne », Sarthe] lorsqu’elle a rencontré Jérôme : « J’étais avec ma cousine et puis ben alors j’ai dit bonjour à tout le monde, et tout, et puis dès que j’ai vu Jérôme, ben je l’ai embrassé. [...] je l’ai trouvé mignon, donc... je me suis dit “ben, je suis célibataire, lui aussi, donc autant y’aller, quoi” ». Cela fait désormais trois ans que Floriane et Jérôme « sortent ensemble ».

5 L’idéal conjugal n’est pas un idéal familial, il est formulé de façon autonome : certes les jeunes se projettent souvent dans une vie future faite de maris, de femmes et d’enfants ; mais dans l’immédiat, c’est le couple pour lui-même qu’ils visent. Lorsqu’ils souhaitent « une relation sérieuse », ils ne l’imaginent pas nécessairement définitive ni devant déboucher sur la construction d’une famille. Le couple « ou quelque chose comme ça » recouvre des formes variables, souvent brèves (quelques jours, quelques semaines), parfois longues (plusieurs années), non cohabitantes ou cohabitantes (chez les parents ou dans un logement indépendant), comprenant le plus souvent des rapports sexuels génitaux [8]. Cependant on entend bien dans les mots de Paul qu’il ne s’agit pas seulement de vivre une expérience ponctuelle, mais de « trouver quelqu’un » dans la durée. La relation imaginée est chargée de représentations faites de « partage », de « complicité », d’enrichissement mutuel. Filles et garçons sont nombreux à présenter les choses ainsi. Si certains (nes), au contraire de Paul, favorisent plutôt les relations courtes et/ou plus légères, tous (tes) ont à l’esprit la perspective d’une installation à plus ou moins long terme et y voient une dimension fondamentale de leur vie à venir. Leurs justifications sont dans ce cas toujours les mêmes : il s’agit de « s’amuser » avant de vivre une « vraie relation » ou bien de se donner le temps de « trouver la bonne personne ». En milieu rural comme dans les cités péri-urbaines (Clair, 2008).

6 L’appartenance aux classes populaires renforce encore l’attrait de la conjugalité qui fait partie de ces territoires désirables dont ces jeunes ne sont pas exclus, comme dans le cas des adultes décrit par Olivier Schwartz : « On investit les lieux les plus proches (la famille, le quartier) parce que l’on est exclu des lieux sociaux les plus désirables. L’appropriation de leur territoire par les individus dissimule une appropriation à leur territoire et une expropriation de tous les autres. Propriétaires forcés de la seule richesse qui leur soit accessible, ils mènent, certes, une vie privée, mais privée de beaucoup de choses. On est ici en présence d’un privatisme défensif et rétracté, qui constitue une caractéristique traditionnelle des classes populaires. » (Schwartz, 1990 : 20).

7 De l’idéal à la mise en application du couple, les similitudes entre les deux populations que j’ai enquêtées sont nombreuses : l’appartenance à une même génération, une même classe sociale, le stigmate d’être issu de l’immigration ou d’être rural [9], enfin le fait de vivre dans un espace enclavé où l’interconnaissance est très forte rapprochent des individus qui semblent à première vue très éloignés les uns des autres. Mais leur expérience du couple diffère sur un aspect : à la campagne, les jeunes s’installent en couple beaucoup plus tôt et en dehors de toute institutionnalisation par le mariage. Dans les cités HLM où la majorité des jeunes sont fils ou filles de migrants, l’installation conjugale s’opère plus tardivement en raison du poids que l’expérience de migration des parents fait peser sur la génération suivante en termes de réussite sociale (professionnelle et conjugale) et de loyauté aux valeurs du pays d’origine que le pays d’accueil ne manque pas de stigmatiser : la vie en couple est fortement associée à l’obligation du mariage, et l’entrée dans la vie sexuelle, particulièrement pour les filles, est plus tardive (Guénif, 2000 ; Clair, 2008). Dans les villages où j’ai enquêté, envie d’un couple stable et installation conjugale sont plus rapprochées.

8 L’installation s’opère d’abord souvent dans l’espace familial et, si le couple perdure, peut donner lieu à une cohabitation indépendante (Clair, 2010, 2011 [10]). Ces deux formes d’installation sont facilitées sur le plan matériel par des logements familiaux plus grands qu’en zone péri-urbaine et l’accès à des logements indépendants moins onéreux, y compris pour des jeunes aux revenus modestes. Elle signifie une sortie de l’enfance et donc une plus grande maîtrise de la vie quotidienne : même lorsque leur couple est imbriqué dans le foyer familial, les jeunes jouissent d’une plus grande liberté dans l’organisation de leurs sorties et dans le choix de leurs invitations amicales en raison de leur nouveau statut ; toutes choses que l’installation dans un logement indépendant évidemment renforce. Pour les filles, particulièrement, l’entrée dans le couple peut constituer une fuite du regard parental : leur sexualité leur semble dans un premier temps plus libre, elles pensent ne plus avoir de compte à rendre concernant leurs allées et venues. Le fait qu’elles soient généralement en couple avec des garçons plus âgés leur permet de partir du foyer familial même quand elles sont encore scolarisées et sans ressources [11].

9 J’ai pu observer plusieurs de ces installations au cours de mes deux dernières années d’enquête. Mon analyse sera centrée sur ce moment particulier, fondé sur une expérience matérielle et un rapprochement des corps inédits. Alors, la « vraie vie » semble commencer.

L’OPPOSITION ENTRE LES SEXES EN CONTEXTE DE VIRILITÉ DOMINÉE

? Des couples divisés : désir et découverte de l’autre radical

10 L’entrée dans la sexualité, lorsqu’elle est hétérosexuelle [12], apparaît comme un moment d’aboutissement de la construction du désir tout au long de l’enfance. À l’image de sa préparation phantasmatique, elle est pétrie d’un mouvement contradictoire : si le désir pour l’autre sexe est obligatoire, sa réalisation physique pose problème aux adultes ; filles et garçons grandissent dans un « ensemble séparé » (Goffman, 1977). Cette contradiction prend corps au moment de l’entrée dans la sexualité pénétrative (particulièrement pour les filles) et persiste au-delà, dans la vie quotidienne du couple [13] : il ne s’agit pas seulement de vivre un désir à la fois enjoint et interdit, mais de partager sa vie avec un autre que les socialisations antérieures ont fait, à certains égards, opposé à soi (Lemel & Roudet, 1999 ; Dafflon-Novelle, 2006 ; Guyard & Mardon, 2010). Le couple peut prendre des allures de gageure tant il contredit la possibilité d’une connivence entre des individus tellement différents. Il va de soi que le clivage entre les sexes n’est pas si grand qu’il subsumerait tous les autres clivages sociaux de même qu’il serait capable d’empêcher toute proximité entre filles et garçons. Mais il est un clivage fort malgré tout et au fondement même du couple. L’entrée dans la conjugalité n’est alors pas seulement un aboutissement de la socialisation genrée, elle en est un des grands moments de renouvellement.

Ce que le couple renouvelle au quotidien, c’est le désir de l’autre radical : les filles désirent des garçons virils, les garçons des filles féminines.

11 Ce renouvellement se réalise dans une tension : idéal conjugal et hétéronormativité [14] façonnent le couple selon des forces antagoniques – alors que le premier fait l’éloge de la complicité, la seconde renvoie à une réunion des contraires. Ce que le couple renouvelle au quotidien, c’est le désir de l’autre radical : les filles désirent des garçons virils, les garçons des filles féminines. Si virilité et féminité prennent des formes différentes dans les cités HLM et dans les villages, l’attente en termes de différence sexuée, elle, est la même. Plus que de différence il s’agit en réalité d’opposition – être un garçon, c’est ne pas être une fille, et inversement. Dès lors, la vision du monde et les occupations des deux membres du couple peinent à se recouper.

12 Marjorie en fait les frais régulièrement : au moment de l’entretien cité ci-dessous, elle vit depuis quelques semaines avec Jérémie qu’elle fréquente depuis un an. Marjorie a quitté l’école quelques mois plus tôt (elle était en première année de bac pro) : elle ne supportait plus l’internat, voulait gagner de l’argent et vivre avec Jérémie. Lui est couvreur. Souvent, le soir, ses copains le rejoignent dans leur appartement commun ; ils discutent de longues heures, boivent et fument du shit. Dans ces soirées très masculines, qui font l’essentiel de leurs soirées festives à leur domicile, Marjorie s’ennuie beaucoup.

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Combien de fois j’ai dit à Jérémie : « ouais, j’ai l’impression d’être un meuble de déco ! Comme si j’étais pas là, voilà, j’suis dans le fond du canapé, je bouge pas, vous m’parlez pas ! » [...] Enfin des fois, il était quand même avec moi, mais le seul truc, c’est que j’me sentais vraiment à l’écart. Parce qu’ils parlaient qu’à Jérémie et puis moi c’était comme si j’étais pas là ! Donc des fois, j’essayais d’esquiver un peu, je descendais voir une copine qu’habite à N., tout ça. Ou sinon j’allais dans la salle de bain : [elle mime qu’elle est au téléphone] « ouais, Alison, ça va ? Moi, j’me fais trop chier, j’en ai marre ! » (juin 2009, entretien individuel avec Marjorie, 18 ans, en couple avec Jérémie, 24 ans).

14 La séparation entre les partenaires, particulièrement visible dans les moments de loisirs (surtout aux yeux de l’ethnographe plus facilement présente dans ces occasions), traverse en réalité l’ensemble de la vie du couple, ainsi qu’en témoigne la même Marjorie :

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Moi, je sais que mes parents, ils continuent à m’aider, normal ! Mais après aussi quand tu les vois pas, quand t’as un coup de déprime, moi, je sais que je parle souvent à ma mère, donc après bah... C’est pas grave, tant pis ! Je reste toute seule dans ma déprime !
Tu te sens un peu seule, enfin plus seule ?
Ouais, des fois, je me sens un peu seule, ouais. Parce que bah avec Jérémie, bah on parle, mais je veux pas trop lui raconter tous mes... des trucs, j’en parlerais plus à une fille, on va dire (juin 2009, entretien individuel).

16 La famille d’origine continue le plus souvent de jouer un rôle important dans la vie quotidienne des jeunes qui s’installent ensemble de façon indépendante : elle est régulièrement visitée et contribue aux dépenses – payant « des courses », ou donnant cinq euros par-ci par-là pour l’essence ou les cigarettes. Mais l’installation constitue une séparation : même quand la distance géographique est faible, les jeunes se font un devoir de faire couple en occupant majoritairement le domicile conjugal. J’ai observé qu’au fur et à mesure des mois, des routines se mettaient en place entre ce dernier et la famille d’origine : tel garçon va seul prendre son café, après le déjeuner, chez ses grands-parents où il retrouve tous les jours ses parents et sa sœur ; telle fille profite de ses trajets entre l’école et chez elle pour rendre visite à sa mère dans les trous de son emploi du temps. Ces routines disent la continuité des relations familiales ; elles sont encore facilitées du fait que l’installation dans un logement indépendant et l’accès à un statut conjugal, socialement valorisé, apaisent des relations parfois houleuses à la fin de l’adolescence [15]. Une opposition se fait alors jour : la famille fourmille d’interlocuteurs(trices) et de confort, alors que le couple apparaît souvent comme un lieu vide et silencieux, où le moindre conflit laisse seul(e) avec soi-même, sans allié(e). Cette solitude est perceptible chez les garçons dans l’observation de leurs visites familiales, dans le choix de leurs interlocuteurs au détriment de leur partenaire pour parler de tel ou tel sujet. Les filles, quant à elles, disent ne pas toujours trouver dans leur copain une oreille attentive à leurs problèmes personnels, plus encore elles n’envisagent pas de l’y trouver (« j’en parlerais plus à une fille, on va dire »).

Ces éléments plaident pour la prise en compte del’hétéronormativité dans l’analyse des tensions qui traversent le couple contemporain.

17 Ces éléments plaident pour la prise en compte de l’hétéronormativité dans l’analyse des tensions qui traversent le couple contemporain. Celles-ci sont souvent appréhendées du point de vue de l’individualisation de la société : désormais intérêt individuel et intérêt conjugal (et donc collectif) peuvent entrer en conflit, l’absorption du premier par le second n’allant plus de soi (Singly, 2000, 2003 ; Chaumier, 1999). Cette analyse tient compte de la différenciation des sexes, notamment pour souligner que l’individualisation s’est faite beaucoup plus tard pour les femmes que pour les hommes et que le rattrapage par ces dernières ne débouche pas nécessairement sur une symétrisation des relations conjugales ; elle est en revanche peu prolixe sur la façon dont la norme sexuelle intervient dans ce processus. Pourtant si « l’individualisation des individus » aboutit pour partie à une égalitarisation entre les sexes, chacun(e) étant désormais reconnu(e) dans ses aspirations individuelles, elle repose aussi sur un mouvement contraire : bien que certains privilèges liés au sexe aient été rognés, être reconnu(e) dans son individualité ne signifie pas ne plus être reconnu(e) dans un sexe. Si le fait d’être un homme ou une femme dans la société contemporaine a changé pour partie de signification, le fait d’être un homme ou une femme reste primordial. Particulièrement dans une instance fondée sur la différence visible des sexes, comme le couple continue de l’être. Dès lors les divergences en son sein ne doivent pas être analysées uniquement sous l’effet de l’individualisation de ses membres mais aussi en tenant compte du fait que chacun(e) doive régulièrement consolider la dimension sexuée de son individualité pour que son couple soit conforme à la norme hétérosexuelle. L’idéal conjugal est donc en tension à la fois avec des aspirations individuelles et avec la confirmation répétée d’une différence radicale à l’intérieur du couple.

? Des couples immobiles : des garçons de peu de valeur en dehors de l’espace local

18 La prise en compte de l’hétéronormativité dans la définition du couple contemporain permet en outre de comprendre un des ressorts de sa variation sociale. Si féminité et masculinité se construisent dans l’opposition l’une de l’autre, elles sont aussi au croisement d’autres rapports sociaux (Hamel, 2003). Le fait que les attributs virils des garçons vivant en milieu rural et appartenant aux classes populaires soient largement dévalorisés à l’échelle de la société globale n’est pas sans effet sur leurs relations avec les filles du même milieu qu’eux.

Le fait que les attributs virils des garçons vivant en milieu rural et appartenant aux classes populaires soient largement dévalorisés à l’échelle de la société globale n’est pas sans effet sur leurs relations avec les filles du même milieu qu’eux.

19 Ainsi la figure du « bouseux » revient très souvent dans leurs propos à tous (tes) et c’est une figure d’abord masculine. Certes, les filles se sentent dévalorisées au travers de leur appartenance au monde rural, elles en parlent beaucoup. Mais les signes de la ruralité dans leur cas passent plus inaperçus : leur accent est souvent moins prononcé que celui des garçons, corrigé par une scolarité souvent plus longue ; leur goût pour « la nature » ne fait pas l’objet de moqueries, il relève d’un goût pour « l’espace, les animaux et la nourriture saine », alors que l’attachement des garçons pour la nature peut être aussi un attachement pour les tracteurs, la pêche et la chasse, ce que nombre de filles ne manquent pas de dénigrer. Et si les filles rurales ne ressemblent pas en tous points aux autres filles de leur génération, ces différences ne sont pas nécessairement relevées ni rapportées à leur lieu de vie ; par exemple, contrairement aux filles urbaines, des classes moyennes, supérieures comme populaires, elles ne sont pas très sensibles à la norme de la minceur (leurs discours et leurs pratiques alimentaires en attestent), mais personne ne relève cette différence qui n’est donc pas perçue comme un signe de ruralité. Par ailleurs, les filles qui suivent des filières scolaires du tertiaire peuvent mettre en avant leur goût pour les cosmétiques et les vêtements, faire la preuve de leur appartenance à leur génération majoritairement urbaine parce qu’elles fréquentent épisodiquement les magasins de la ville la plus proche, et qu’elles disent aimer cela ; les filles plus ancrées dans la ruralité, notamment celles qui sont en filière agricole, trouvent des façons de valoriser une féminité rurale en dévalorisant la figure féminine urbaine de la « pétasse », frivole et dépravée.

20 Dans une certaine mesure, les garçons peuvent aussi faire la preuve de leur appartenance à leur génération, au-delà de la ruralité, et certains se distinguent des « paysans » en disant qu’ils fument du shit, qu’ils boivent des alcools forts et « ne se mettent pas minables au gros rouge » comme les anciens. Mais au final leur ancrage professionnel est plus rural – ils sont ouvriers ou artisans quand les filles occupent des emplois de service ou sont encore scolarisées ; quant à leur hexis corporelle, elle est repérée comme typiquement rurale, contrairement à celle des filles et quoi que ces dernières s’évertuent à donner à leurs petits copains le goût du vêtement, qu’ils rechignent souvent à développer – contrairement aux garçons de cité.

21 Tout dans la virilité des garçons ruraux ne déplaît pas aux filles, et toutes n’attachent pas de l’importance aux mêmes signes de virilité. Mais on entend parfois poindre dans leurs propos un sentiment de honte sociale : quand elles présentent leurs petits copains à leurs amies d’internat qui viennent de la ville, quand elles me les présentent, quand elles s’imaginent passant leur samedi après-midi ailleurs qu’au lac pour pêcher, nombre d’entre elles semblent regretter qu’ils ne soient pas plus conformes à une certaine idée, plus urbaine, de la virilité.

22 Si les garçons sarthois sont dévalorisés à l’aune de leur ancrage rural, ceux de ma première enquête l’étaient en raison du stigmate pesant sur les cités HLM et, le cas échéant, sur leur couleur de peau ou leurs « origines » supposées. Ces variantes se conjuguent à une situation partagée : l’appartenance aux classes populaires. Dans la Sarthe comme en banlieue parisienne, le manque d’argent et des bénéfices symboliques qui en dépendent, mine la haute estime que les garçons aimeraient avoir d’eux-mêmes (et que l’on ait d’eux). Ils se savent perdants d’avance dans la comparaison qu’ils soupçonnent les filles d’établir entre eux et d’autres garçons mieux dotés socialement. C’est pourquoi, dans les cités, ils perçoivent le train qui transporte les filles vers la capitale comme un lieu de perdition : la mobilité des filles constitue pour eux la possibilité d’une dévalorisation sur un marché sexuel qui excède leur territoire local. De façon comparable, les garçons sarthois, lorsqu’ils sont en couple, prétendent tous « ne pas aimer les boîtes de nuit » (les mêmes, en période de « célibat », disent l’inverse) : aux demandes répétées de leurs copines de sortir le samedi soir, « pour changer », pour sortir du quotidien et de ses limites, ils opposent un refus rarement ébranlé. Et lorsqu’ils cèdent, ils redoutent la soirée. Aller en boîte de nuit n’est pas de tout repos : ils doivent alors faire la preuve continue de leur droit de propriété sur leur copine (Guillaumin, 1992) ; la crainte éventuelle de recevoir ou de porter des coups pour ce faire n’explique pas tout : la boîte de nuit les met en présence de rivaux potentiels face auxquels ils craignent d’être vaincus d’avance aux yeux des filles :

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Moi, j’aime pas aller en boîte, c’est que des histoires de mecs avec les meufs. Moi, j’irai en boîte, mais quand j’aurai ma voiture.
Qu’est-ce que ça changera ?
Ben c’est normal, t’as ta copine, ta caisse.
(août 2008, entretien individuel avec Jérôme, 17 ans).
(Jérôme « sort avec » Floriane, 16 ans, depuis près de deux ans. Il vit plus souvent dans la famille de cette dernière qu’avec ses propres parents à qui il rend visite occasionnellement. Il habite sa chambre même quand, la semaine, Floriane est à l’internat. Jérôme a quitté l’école à 16 ans. Il n’a pas de diplôme. Au moment de cet entretien, il pense qu’il se fera embaucher comme intérimaire, à 18 ans, dans l’usine qui emploie son père. Finalement son anniversaire a coïncidé avec une période de forte crise économique : depuis il ne trouve de travail nulle part, à l’exception de quelques semaines, de temps à autres, pour la cueillette des pommes ou l’entretien de jardins privés).

24 La voiture est un objet central pour les garçons, non seulement parce qu’elle est un signe extérieur de richesse et que l’obtention du permis de conduire confirme des qualités perçues comme d’abord masculines, mais aussi parce qu’elle permet de partir : « ici, on se fait chier, y’a rien à faire, quand j’aurai le permis, ça changera tout ! » [Kevin, 18 ans, apprenti électricien, Sarthe]. La lenteur de la sortie de la jeunesse pour les ruraux se mesure au délai d’obtention du permis, la promesse d’une mobilité sans obstacle remplit l’avenir d’événements de toutes sortes : ils sont intarissables sur tout ce que la voiture leur permettra de faire et d’obtenir. Il se sentent d’autant plus punis lorsqu’ils ne sont pas en âge de passer le permis, ratent l’examen ou n’ont pas les moyens de le financer. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que lorsque Jérôme parle de boîte de nuit, et au fond, du peu de valeur qu’il se reconnaît, il se réfère à sa future voiture : il a un vieux scooter qui fonctionne très mal ; dépité, il raconte souvent, sous les rires de sa copine Floriane, ses pannes et les scènes ridicules que la machine lui fait vivre.

25 D’une façon générale, le sentiment de ne pas valoir grand’chose revient souvent dans la bouche des garçons : ils n’ont pas (ou peu) de diplôme, sont sans travail ou en emploi précaire, ils ne sont pas riches, ils incarnent une virilité pour partie ringardisée. Quoi qu’ils s’en défendent et savent qu’ils ne sont pas tout entiers réduits à leur stigmate, ce dernier pèse sur leur façon de mettre en scène une virilité menacée. Les filles attendent d’eux qu’ils soient des « vrais mecs » : ils se font « vrais mecs », y compris sur un mode défensif, qui prive les filles de sortie. La norme hétérosexuelle ne signifie bien sûr pas seulement l’opposition des sexes, mais leur hiérarchisation : dans le couple, apparaître vraiment viril passe par des démonstrations de domination masculine dont l’expression de la « possessivité » et de limites imposées aux filles sont des ressources pour ces garçons. Se pose alors la question de leur exercice de ce pouvoir tandis qu’ils sont dans le même temps, ainsi que leurs copines, dépositaires d’un discours d’égalité entre les sexes.

LE COUPLE HÉTÉROSEXUEL ET LE PIÈGE DE LA DOMINATION MASCULINE

? L’adhésion des jeunes de milieux populaires à un ethos égalitaire

26 Les lectures d’Olivier Schwartz et ses deux principaux terrains d’enquête [16] l’amènent à une réduction théorique du « populaire ». Celui-ci se caractérise selon lui par une « bivalence » c’est-à-dire « la conjonction de deux types de propriétés » : une position sociale dominée et des comportements culturels « qui tendent à les séparer des classes dominantes ». La dualité de cette définition est de plus en plus visible dans la période contemporaine où l’enclavement social – grandissant ces dernières années – tend à s’accompagner d’un désenclavement culturel (Schwartz, 1998) : les effets de la crise économique (renforçant les inégalités sociales) se conjuguent à des processus historiques qui rendent les classes populaires moins distantes aux modèles dominants – via notamment la tertiarisation de leur activité professionnelle, l’accès à la propriété et la massification scolaire. Les travaux de Jean-Pierre Terrail (1995), de Stéphane Beaud (1999, 2002) et de François Dubet (1987), chacun à leur façon, déclinent cette bivalence dans le cas des jeunes générations perméables entre autres à l’idée d’une émancipation par l’école, à la vulgate psychologique et donc à ses formulations.

27 Mes propres terrains d’enquête n’ont cessé de révéler cette même dualité, non seulement dans le cas des jeunes “de cité” étudiés par Beaud et Dubet, mais aussi dans celui de jeunes vivant en milieu rural. Dans la liste des perméabilités culturelles qui semblent les inscrire au moins autant dans leur génération que dans leur classe sociale, je pourrais ajouter : la généralisation de la prise de la pilule contraceptive qui pendant longtemps a suscité des résistances particulièrement fortes dans les classes populaires (Bajos et Ferrand, 2005), la consommation d’alcools forts et aromatisés (vodka orange, bière à la cerise, etc.) plutôt que de vin, dont la préférence a été longtemps caractéristique des classes populaires [17] (Boltanski, 1971), la consommation régulière de cannabis (Cadet-Taïrou et al., 2010), l’utilisation massive du téléphone portable et, plus récemment pour les ruraux, d’Internet – à des fins d’achats et de ventes d’objets, de téléchargement de musique et de films, mais aussi d’expression de soi au moyen de messageries instantanées et de blogs. Toutes choses qui rapprochent ces jeunes de pratiques propres à leur génération et, ce faisant, à d’autres milieux sociaux.

28 Leur discours sur l’égalité des sexes est à ajouter à la liste de leurs perméabilités culturelles [18]. Ayant fréquenté pendant au moins dix ans une école égalitariste [19], les jeunes de milieu rural sont aussi fils et filles de parents nés pour la majorité d’entre eux en France à la fin des années 1960 ou au début des années 1970 ; leurs mères, en particulier, ont le plus souvent un emploi salarié, et poussent les filles à faire des études. Contrairement à l’idéal conjugal, diffusé dans l’ensemble de la société française depuis maintenant plusieurs décennies, la perméabilité des jeunes de classes populaires à l’ethos égalitaire est plus récente mais elle est manifeste dans leur façon de parler du couple (par exemple dans l’énonciation continuelle par filles et garçons de « droits » individuels et égalitaires que les uns(es) et les autres disent se reconnaître mutuellement) et dans la possibilité désormais plus grande des filles, malgré tout, à multiplier les histoires amoureuses et à ne pas pouvoir concevoir leur vie future sans un travail à elles.

? Entre désenclavement culturel et enclavement social

29 Schwartz insiste sur le fait que le désenclavement [20] culturel n’est jamais total et qu’il ne se traduit pas par la disparition des inégalités sociales. Ce balancier se cristallise pour les jeunes que j’ai rencontrés dans leurs situations géographiques (et donc sociales) particulières : cités péri-urbaines et villages ont ceci de commun qu’ils sont spatialement enclavés. Certes Internet et le téléphone portable réduisent les distances, de même que les transports en commun en banlieue et l’inévitable scooter à la campagne (qui tend aujourd’hui à remplacer l’antique mobylette) ; mais le manque d’argent pour payer la carte orange, le forfait téléphonique ou l’essence, la peur de la grande ville, anonyme et bruyante, qui soupçonne les non-blancs et se moque des « ploucs », enfin la rareté du travail à proximité sont autant de renforts sociaux à l’isolement spatial. Le couple se construit dès lors dans l’immobilité forcée, le manque d’activités professionnelles et de loisirs dans l’immédiat géographique, le difficile accès aux lieux et au pouvoir de consommation, l’exiguïté du marché sexuel et conjugal, le poids des rumeurs et des réputations.

30

Tu le suis [à la pêche] ?
Ben ouais, y’a un lac à Château où... souvent le week end on y va ! [elle rit] Même si j’aime pas trop, j’y vais quand même. Mais je pêche pas, je le regarde, c’est tout.
Tu fais quoi ?
Ben rien. J’attends. [...]
Vous faites quoi quand vous y allez pas ?
Ben... je sais pas, quand on y va pas... on reste chez moi [à cette époque, Laura et Romain vivent encore chez les parents de cette dernière, Romain faisant des allers-retours entre chez ses parents, à Tours, et chez elle], ou on va voir des copains, ça dépend. [silence] En même temps, ici, y’a rien à faire.
Parce que vous pouvez faire quoi en dehors de la pêche ?
Ben rien ! [elle rit] Y’a rien à faire. Si, aller se promener autour du lac ; parce qu’en fait, il fait trois kilomètres le tour du lac, on peut le faire à pied, mais bon, c’est pas trop mon truc. Donc... y’a que ça en fait. C’est pour ça, on va à la pêche. Ben sinon, on va voir des potes mais bon... ils habitent à Tours donc lui, comme il vient de Tours, jusqu’à chez moi, s’il faut après qu’on retourne à Tours pour revenir chez moi, ça fait des allers-retours [une cinquantaine de kilomètres].
(Février 2008, entretien individuel avec Laura, 19 ans, dernière année de BEP « vente ».

31 L’articulation du genre et de la classe sociale dans l’injonction qui pèse sur les garçons ruraux de rehausser leur virilité, visible notamment au travers de leur exercice d’une domination sur les filles, est renforcée par le fait que, comme dans les cités, le loisir à la campagne est d’abord masculin. Il a deux principales déclinaisons : dehors ou dans des fêtes privées. Or si les filles ont la possibilité d’occuper ces deux espaces, leur réputation sexuelle y est toujours en danger (Clair, 2008, 2010) et, au fond, elles n’y sont pas tout à fait chez elles : dans l’espace public, leur mobilité visible est interrogée par les regards des autres ; dans les fêtes, leur exposition à l’alcool et au flirt les met toujours en péril de passer pour des « putes ». Le resserrement autour de la possibilité de loisirs d’abord réservés aux garçons est encore plus fort à la campagne où ils sont plus rares qu’en zones urbaine et périurbaine. Pour preuve l’absence quasi-totale d’encadrement de la jeunesse, à l’exception de clubs de sport.

32 L’enclavement social qui renforce la division sexuée de l’espace apparaît dès lors comme un cadre contraignant susceptible d’agir contre l’ethos égalitaire diffusé dans tous les milieux sociaux. Mais cette contrariété est complexe : elle prend source aussi dans les présupposés de l’ethos égalitaire lui-même.

? La contradiction dans le principe : derrière l’ethos égalitaire, une représentation différentialiste des sexes

33 Comme dans le cas de l’idéal conjugal, si certaines caractéristiques des jeunes enquêtés tendent à accroître la distance à l’idéal, cette distance est comprise en amont, dans la formulation même de cet idéal. Les garçons rencontrés dans les cités HLM et les villages sarthois incarnent une domination masculine propre à leur milieu, de la même façon que tous les autres hommes/garçons le font en fonction de leurs propres caractéristiques sociales. Cela ne signifie pas qu’ils seraient nécessairement plus loin de l’idéal égalitariste parce qu’ils seraient plus loin du haut de l’échelle sociale. L’ethos égalitaire, tel qu’il se reflète dans les discours communs et donc aussi des jeunes enquêtés, est porteur lui-même, dans sa formulation, d’une contradiction. Profondément différentialiste, il articule l’égalité entre les sexes à un antagonisme qui serait indépassable. Derrière l’antagonisme se cache la hiérarchisation. Les contradictions perceptibles dans les discours des jeunes, ou bien entre leurs discours (égalitaristes) et leurs pratiques (sexistes), sont en réalité soutenues par une contradiction présente dans leur définition de l’égalité, devenue la définition dominante : les femmes devraient avoir les mêmes « droits » que les hommes, mais hommes et femmes seraient fondamentalement différents. L’hétéronormativité au fondement du couple réapparaît : en ordonnant l’opposition des sexes, elle ordonne leur complémentarité. C’est dans l’idée de la complémentarité, récurrente dans les propos des jeunes et les raisons qu’ils avancent pour formuler leurs goûts et dégoûts du couple, que se loge déjà, sans se dire, la justification de l’inégalité entre les sexes.

L’ethos égalitaire, tel qu’il se reflète dans les discours communs, est porteur lui-même, dans sa formulation, d’une contradiction. Profondément différentialiste, il articule l’égalité entre les sexes à un antagonisme qui serait indépassable.

34 Ce principe de la complémentarité, en milieu rural, est visible avec la vie en couple, dans la création d’un nouveau répertoire féminin : les garçons attendent très souvent de leurs copines, et ils voient en cela une manifestation de leur féminité, qu’elles régulent leur propension à faire la fête. Une « bonne » copine, c’est-à-dire une « vraie » fille, doit canaliser les excès de son copain, perçus comme naturellement masculins, en matière de sexualité, ainsi que de consommation d’alcool et de drogue. Très vite plongées dans une vie quotidienne faite de compromis en tous genres, les filles prennent souvent les traits de « la mégère ».

35 Cette fonction féminine n’est pas nouvelle ni spécifique aux jeunes ruraux – les garçons que j’ai rencontrés en banlieue parisienne attendaient eux aussi des filles qu’elles les empêchent de « faire des conneries », en même temps qu’ils leur reprochaient souvent de les « empêcher de vivre ». Le fait qu’elle perdure dans le temps et qu’elle traverse l’espace social retient l’attention, alors même que la sociabilité des filles en dehors du couple, particulièrement à la campagne, est plus proche de celle des garçons qu’auparavant : elles font la fête, sortent le soir, multiplient les partenaires sexuels, etc. C’est l’entrée en couple qui change tout, et là encore de façon particulièrement visible en ce qui concerne les filles rurales : parce que le contraste est alors plus fort entre leur vie d’avant et leur vie conjugale ; et parce que l’installation matérielle signifie une prise en charge de la majorité du travail domestique qui accélère et renforce leur prise de fonction.

36 J’ai été le témoin d’une des soirées évoquées par Marjorie un mois et demi après l’entretien cité précédemment. Entre-temps cette dernière avait trouvé un emploi : elle s’occupait de personnes âgées à leur domicile, avec des horaires morcelés sur la journée typiques de ce genre d’activité – le matin tôt, à midi et le soir jusqu’à 21h.

37

Il est 18h. Je dois passer voir Jérémie pour un entretien après le travail. Quand j’arrive, son salon est plein : cinq copains à lui sont là, tous maçons. Le plus jeune (en apprentissage) est allé acheter à la supérette d’en face une bouteille de vodka et un litre de jus d’ananas avec l’argent des plus vieux. Le bang [21] est sorti. La soirée commence. Je m’installe.
En définitive, seules deux filles font une apparition au cours de la soirée. Morgane, en couple avec Alexandre, arrive vers 20h : elle sort du salon de coiffure où elle travaille et vient chercher ce dernier. Elle comprend très vite qu’elle va devoir attendre et fait très vite comprendre à la compagnie que cette attente ne lui convient pas ; une scène de ménage finit par éclater, elle se plaint de l’indifférence d’Alexandre à ses souffrances de conjointe délaissée, indifférence chronique qui l’aurait contrainte à avorter quelques semaines plus tôt : elle aurait voulu « garder » l’enfant, il n’en voulait pas. Elle finit par partir, seule. Vers 21h, je vais chercher Marjorie à la fin de sa journée de travail dans un village voisin, Jérémie craignant de s’y rendre en voiture et de se faire « pincer » par les gendarmes, la fête ayant commencé depuis plusieurs heures. Quand Marjorie rentre avec moi vers 21h30 dans le salon, mêmes grimaces. Les deux filles, qui ne se sont pas croisées ce soir-là, ont pris le même air vexé ; Morgane est en colère dès ses premiers pas dans la pièce, Marjorie n’embrasse pas Jérémie en arrivant, jusqu’au rappel à l’ordre d’Alexandre : « heureusement que je suis là, sinon t’aurais pas eu de bisou ! ». Toutes les deux ont le même réflexe : s’asseoir sur un tabouret un peu à l’écart, montrant qu’elles se tiennent à l’écart. Elles regardent les garçons avec mépris, se levant régulièrement pour dire qu’il faut partir, ou qu’il faut dîner.
Vers 23h, je décide de quitter les lieux, sentant que Marjorie est à bout de nerfs. Elle me raccompagne. Le salon est au premier étage, nous sommes toutes les deux à la porte, au rez-de-chaussée. Nous discutons, elle me raconte son nouveau travail : contente et fatiguée, elle m’en décrit les bons moments et les plus difficiles, notamment la toilette des dames dont elle s’occupe, cauchemardesque quand elles font sous elles. Elle sait qu’elle doit se lever tôt le lendemain, elle voudrait que les garçons partent : « je vais monter, je vais pousser ma gueulante ». Un bruit de verre cassé se fait entendre, immédiatement elle hurle en direction de l’escalier : « bravo ! » Regardant la remise, dehors, elle me dit : « je vais le [Jérémie] faire débarrasser, on mettra le canapé qui sert à rien et au moins comme ça je serai tranquille ». Elle voudrait une maison avec un jardin parce qu’elle a besoin de pouvoir aller dehors, parce qu’ainsi elle pourrait « bronzer tranquille ». (Journal de terrain, juillet 2009).

38 Le quotidien du couple en attribuant à chaque sexe des fonctions complémentaires génère progressivement une rupture dans leurs loisirs respectifs et leur définition de l’amusement, de la détente et plus largement de ce que être jeune veut dire. Des filles qui, avant d’être en couple ou dans les premiers temps de flirt avec leur copain, partageaient les mêmes fêtes et les mêmes excès, trouvent la compagnie des garçons de moins en moins amusante. Ces derniers disent de leurs copines qu’elles sont « chiantes » et qu’elles sont souvent « trop collantes » : la mégère n’édicte pas seulement les règles domestiques, elle rappelle régulièrement à l’ordre du couple ; quand les garçons trouvent plus de divertissement hors de lui, elles les y rappellent, cherchant dans un mouvement contraire, à nourrir la vie conjugale qu’ils tendent à déserter. Comme d’autres, Romain s’en plaint :

39

Mais Jérôme, c’est pareil, il est un peu dans le même cas que moi et je crois que eux, quand ils auront un appartement ensemble, aussi ça va faire comme nous. Parce que déjà, ils sont quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre ensemble et au bout d’un moment, Jérôme, lui, il va péter un câble. Parce que lui, c’est comme moi : il retient, il retient, il retient, mais bon à un moment ou un autre... [...] là, je lui ai dit [à Laura] : « Ouais, y’a des fois, j’aimerais bien être tout seul » ; au moins, je suis tranquille, je pense à rien ; comme ça, quand je vais à la pêche, je suis tout seul, je m’aère la tête, en fait. » (Mars 2009, entretien individuel avec Romain, en couple avec Laura à propos de l’enfermement conjugal, qu’il compare à celui d’un copain, Jérôme, en couple lui aussi).

40 Si cette asymétrie témoigne de la dimension sexuée de l’idéal conjugal, et donc des façons différentes de répondre à l’éventuelle vacuité de sa réalisation, cela ne signifie pas que seuls les garçons, qui ont plus que les filles la possibilité d’exister socialement et de se divertir en dehors de lui, regretteraient leur vie antérieure. En entrant dans la vie de couple, les filles font l’expérience d’une rupture radicale, et si elles adhèrent assez rapidement à certaines fonctions et certaines façons d’incarner la féminité, elles aussi expriment des regrets. Ainsi Marjorie envie sa grande copine Alison, qu’elle a « abandonnée » (selon les mots de cette dernière) lorsque, à la rentrée 2008, elle a quitté le lycée. Les mois ont passé, Alison est toujours scolarisée et sans copain fixe.

41

Et puis bah du coup, ça va, elle s’amuse bien. Autant, j’suis un peu jalouse ! mais bon ! ouais, parce qu’avec Estelle, ouais, elles délirent bien toutes les deux, donc ça me fait un peu... je suis un peu jalouse, mais bon tant mieux pour elle quand même, je préfère qu’elle s’amuse bien et tout, plutôt qu’elle fasse la gueule tout le temps et puis qu’elle déprime un peu, donc ça va.
Et t’es jalouse de quoi ? t’es jalouse qu’elle passe des bons moments avec quelqu’un d’autre, ou t’es jalouse aussi qu’elle soit au lycée ?
Bah non, j’suis jalouse, en fait, bah, des autres filles, en fait, parce qu’elles ont plein de délires et tout, et puis moi, je me dis que j’aurais continué les cours, j’aurais déliré aussi, quoi ! Puis les années de lycée, et tout, c’est bien ! Mais bon, j’suis partie, j’suis partie, j’vais pas y retourner !
[...]
Moi, ce qui m’agace aussi, c’est que, enfin, Alison, voilà, elle fait plein de soirées avec plusieurs copains, jamais les mêmes, et que moi c’est tout le temps les mêmes choses, en fait. Et c’est un peu chiant, quoi ! Mais je suis un peu jalouse aussi de ça, mais bon, elle, je sais aussi qu’elle est jalouse de moi et Jérémie, parce que... enfin, je suis posée... on se prend la tête, mais bon, ça va, quoi ! c’est pas horrible non plus ! Donc ouais, on a toutes les deux quelque chose à s’envier, quoi ! (Juin 2009, entretien individuel avec Marjorie).

42 Dans la jalousie de Marjorie se lit la double liberté d’Alison : être encore à l’école et être célibataire, deux statuts qu’elle a perdus et qui se mêlent dans son enfermement conjugal. Car l’installation en couple, du fait notamment des différences d’âge, met très souvent les filles dans une situation de dépendance financière à l’égard de leurs copains ; ce que ces derniers ne manquent pas de leur reprocher en cas de conflit ou de prise de décision, rappelant qu’ils payent le loyer ou leurs cigarettes ; les effets bien connus de cette dépendance, en termes de non partage du travail domestique, voire de violence physique, font partie de la découverte conjugale (Clair, 2011). Ils sont d’autant plus prononcés que l’installation dans un logement indépendant signifie, pour les deux partenaires, un appauvrissement : ils doivent désormais financer leur vie quotidienne (et notamment payer un loyer) tout en ne pouvant s’approprier que plus sporadiquement les cigarettes des parents, leur essence ou leur portemonnaie pour quelques pièces d’appoint.

43 Mais un même mot revient dans la bouche des jeunes de cité comme dans celle des ruraux : être en couple, c’est « se poser ». Il ne s’agit plus de « se ranger », il n’y a rien de définitif dans ce mouvement. Les filles peuvent partir. Et elles partent, plus souvent que les garçons. L’ethos égalitaire n’est pas qu’un discours et n’apparaît pas que dans les écarts à l’égalité. Il a des effets malgré tout de symétrisation des relations, notamment dans cette possibilité de sortie. Certes, les filles en payent parfois le prix : désertant les villages de leurs anciens copains, pour échapper à la mauvaise réputation que, lorsqu’ils sont quittés, ils ne manquent bien souvent pas de faire courir sur leur compte [22]. Elles partent quand même. Dans l’ensemble de mon corpus, la majorité de celles que j’ai vu s’installer avec leur copain s’en sont séparées depuis. Ainsi Marjorie a quitté Jérémie au mois d’octobre 2009, arguant qu’elle n’avait « que 18 ans », que désormais elle gagnait de l’argent et voulait « en profiter ». Depuis elle sort souvent le samedi soir en boîte, où Jérémie la croise régulièrement ; il la traite de « pute » en entretien, elle coucherait avec n’importe qui et boirait beaucoup trop d’alcool... Jérémie, est désormais seul chez lui. Il trouve le temps long.

CONCLUSION

44 L’ennui m’a longtemps échappé parce que je le voyais surtout comme un effet de l’enquête ethnographique. Lorsqu’on entreprend d’observer des vies quotidiennes en sortant du cadre du seul entretien, on met doublement l’événement à distance : en étant d’abord attentif à ce qui fait l’ordinaire de l’existence, et en s’éloignant de la description des moments marquants qui soutiennent souvent les récits sur soi. La perception de l’ennui est susceptible de n’être qu’une illusion produite par la démarche ethnographique.

45 Faite d’ordinaire, cette dernière est également faite de distance sociale. Or l’ennui s’est révélé un espace de rencontre avec les jeunes : le partage de leur rapport au temps a été un des meilleurs moyens pour moi de sortir de mon propre monde (urbain, agité, laborieux, dans lequel la moindre conversation fumeuse est une activité en soi) pour m’immiscer dans la compréhension du leur : « la vie devant soi » enclavée dans des cités périurbaines ou des villages isolés, aux prises avec une école souvent détestée, le chômage ou des emplois intermittents. Mon temps minuté a rencontré leur éternité, mon ancrage scolaire et professionnel l’abandon relatif dont ils font l’objet de la part de la société, mon temps perdu à attendre que la relation d’enquête « prenne » leur temps perdu à attendre que « la vraie vie » commence. L’ennui de mes jeunes interlocuteurs a été un socle pour la construction de mes enquêtes, à la fois parce que mon entreprise pouvait leur apparaître comme une diversion, à la fois parce que j’ai moi-même passé beaucoup de temps à les attendre puis à m’infiltrer dans leurs activités c’est-à-dire aussi leur ennui. Au fil des années, d’une enquête à l’autre, ce dernier a débordé de l’explication méthodologique, il a résisté au test misérabiliste, pour donner à voir les contours d’une expérience réelle, à prendre au sérieux.

46 C’est pourquoi je fais la proposition de considérer l’ennui comme un fait social, saisissable dans la vie quotidienne des jeunes. Il révèle l’expérience d’un présent dévalorisé.

Je fais la proposition de considérer l’ennui comme un fait social, saisissable dans la vie quotidienne des jeunes. Il révèle l’expérience d’un présent dévalorisé.

47 Dévalorisé d’abord parce que décevant par rapport à des attentes nourries depuis l’enfance : l’idéal conjugal et l’ethos égalitaire, portés par un imaginaire collectif et des instances socialisatrices (des parents jeunes, une école prônant l’égalité depuis quelques décennies), entrent en période d’application ; se font alors jour différences radicales, obligation d’être à la hauteur de son sexe, solitude dans un lien supposé fusionnel, contraintes domestiques [23]. C’est ensuite l’existence d’un ailleurs social inaccessible qui rend médiocre, par contraste, l’expérience de ces jeunes : ils ont le sentiment qu’ils pourraient vraiment profiter de leur temps s’ils pouvaient sortir des limites de leur pauvreté, du stigmate qui pèse sur eux et franchir les barrières qui les sépare des représentations dominantes de la jeunesse : urbaine, blanche, riche, insouciante ; c’est l’expérience de la domination sociale, cristallisée dans leur isolement géographique, qui dévalorise leur expérience. Enfin, ils ne voient leur présent que comme une étape avant l’âge adulte, et ce dernier sera nécessairement meilleur : ils auront un travail, une voiture, une maison ou un appartement à eux, ils ne rendront plus de compte aux parents, les distances ne seront plus un obstacle, ils auront rencontré la personne avec qui partager leur vie ; la promesse d’un avenir meilleur, si elle les encourage, affadit aussi en retour le moment présent, nécessairement moins accompli.

Le couple, bien désirable accessible, est anticipé comme un remède aux autres ennuis... qui peut se découvrir comme une source d’ennui supplémentaire.

48 Ce sentiment d’un présent sans valeur se décline dans l’ensemble de leur vie. Le couple, bien désirable accessible, est anticipé comme un remède aux autres ennuis... qui peut se découvrir comme une source d’ennui supplémentaire. Éprouvé par les deux sexes, mais probablement plus encore par les filles. Parce que ces dernières nourrissent plus d’attentes encore à l’égard de la vie de couple, et parce qu’elles payent un prix plus fort à l’enfermement conjugal du fait de la domination masculine. Dans le cadre de mes enquêtes, elles n’ont pas (encore) d’enfant, ce qui n’est bien sûr pas sans effet sur ce premier moment d’apprentissage de la vie de couple. À la fois parce que ledit enfermement est malgré tout moins fort que si elles devaient endosser la responsabilité maternelle avec tout ce que celle-ci représente de contraintes et d’obligations ; à la fois parce que la maternité pourrait, aussi, et en sens inverse, les valoriser dans la mise en pratiques de la croyance dans la complémentarité des sexes. Ces deux éléments concourent à leurs fuites régulières du couple, qu’elles désirent inlassablement pourtant, mues par l’idée qu’elles « trouveront le bon » partenaire un jour. L’idéal conjugal est plus fort, pour un temps. La jeunesse aussi : la déception à 18 ans ne débouche pas sur une vision pessimiste du monde. L’ennui des jeunes n’est pas l’aigreur. Il est le fruit d’un décalage avec l’idéal, enserré dans un temps à perte de vue, que tout leur semble susceptible de venir métamorphoser.

Notes

  • [1]
    / Je tiens à remercier, pour leurs encouragements tout au long de l’enquête et pour leur relecture attentive de versions antérieures de ce texte, Fabrice Guilbaud, Virginie Descoutures et Étienne Douat. Un merci tout particulier à Isabelle Bertaux-Wiame pour sa générosité, ses remarques minutieuses et tellement éclairantes. Enfin, le comité de lecture de Sociétés contemporaines m’a permis de préciser mon propos et de rendre public cet article, qu’il en soit ici remercié.
  • [2]
    / Je reprends l’expression « ethos égalitaire » à Michèle Ferrand et Nathalie Bajos qui permet de saisir l’égalité comme un principe et non comme une norme (communication au IIe congrès de l’AFS, Bordeaux, 2006 : « Scripts, risque et genre : pratiques sexuelles et contraceptives en Afrique »).
  • [3]
    / L’écrasante majorité des jeunes rencontrés dans les cités d’habitat social étant issus de l’immigration post-coloniale. Mon usage des adjectifs « de couleur » (« blanc », « non blanc », etc.) n’est pas à entendre littéralement comme une description de traits physiques (la couleur de la peau), ni a fortiori comme des éléments dont la signification serait à trouver dans la nature. Il s’inscrit dans la conceptualisation des rapports sociaux de race mise au jour par les post-colonial studies, dans une perspective féministe : pour une présentation synthétique, cf. Dechaufour, 2006.
  • [4]
    / C’est-à-dire que leurs parents sont ouvriers, employés ou fonctionnaires de catégorie C, et/ou qu’eux-mêmes ont des métiers du même type.
  • [5]
    / C’est-à-dire que leurs parents sont ouvriers, saisonniers, petits agriculteurs ou employés, et/ou qu’eux-mêmes ont des métiers du même type.
  • [6]
    / Entendue comme le produit d’un rapport social.
  • [7]
    / Je ne prononce pas le mot « couple » dans mes questions. Ce sont les jeunes qui le font dans leur réponse. C’est pourquoi, dans l’ensemble de mon analyse, j’ai recours à l’adjectif « conjugal » : recours abusif à certains égards, mais fondé sur l’univers lexical des jeunes qui, s’ils n’emploient pas la catégorie sociologique, se réfèrent en revanche au « couple » tel qu’ils et elles se le représentent dans sa version adulte, c’est-à-dire comportant des rapports sexuels, une cohabitation quotidienne, voire une institutionnalisation dans le mariage.
  • [8]
    / Même si, pour l’ensemble de la population, c’est le flirt qui, depuis une quarantaine d’années, détermine le passage au couple et peut suffire à fonder la conjugalité, particulièrement bien sûr pour les plus jeunes (Lagrange, 1998).
  • [9]
    / Le premier étant plus discriminant que le second, mais l’un et l’autre existent malgré tout, j’y reviendrai plus tard.
  • [10]
    / Ces deux textes détaillent notamment une partie des enjeux de la cohabitation familiale, en termes de transactions financières, de surveillance de la sexualité des filles, de partage de l’espace et des liens, et plus largement d’organisation matérielle au sein de la famille et du couple.
  • [11]
    / Ce qui, bien sûr, n’est pas sans effet sur leurs relations avec ces garçons, on le verra plus loin.
  • [12]
    / Ce qu’elle est en France, dans l’écrasante majorité des cas, quelle que soit ensuite la trajectoire sexuelle des individus : cf. Bajos, Bozon, 2008, p. 124.
  • [13]
    / Lorsque la sexualité est insérée dans un couple : à ce sujet, cf. Clair, 2010.
  • [14]
    / L’hétéronormativité correspond à la promotion de la norme hétérosexuelle dans la définition de ce que doivent être un homme, une femme, un couple. Elle renvoie à une construction binaire des sexes et de la sexualité, fondée en nature.
  • [15]
    / Toutes les installations que j’ai observées s’accompagnent d’un tel discours sur l’apaisement des relations avec les familles d’origine ; en revanche, aucun des jeunes qui tiennent ce discours n’opère lui-même ce rapprochement : les enquêté(e)s constatent toujours que tout va mieux avec leurs parents et ils ou elles conviennent facilement de la coïncidence temporelle entre leur installation en couple et cet apaisement, sans néanmoins y voir un lien de cause à effet.
  • [16]
    / Dans une cité ouvrière du Nord de la France, réalisée dans les années 1980 : cf. Schwartz, 1990 ; auprès de salariés de la RATP, dont le texte de son habilitation à diriger des recherches rend compte dans différents chapitres : cf. Schwartz, 1998.
  • [17]
    / La consommation de ces alcools comme élément d’inscription dans la génération est beaucoup plus avérée dans les zones rurales enquêtées que dans les cités : signe dominant de virilité à la campagne, elle joue moins centralement ce rôle pour des populations majoritairement issues de l’immigration que l’on dit « arabo-musulmane » pour lesquelles la consommation d’alcool fait l’objet d’un interdit « culturel » et peut donc constituer, particulièrement pour les jeunes générations, une traîtrise à « la communauté » racisée par la société globale.
  • [18]
    / Ma présence est susceptible de l’accroître un peu : femme trentenaire, ils supposent probablement que ce discours est susceptible de me plaire. Mais l’effet est à la campagne probablement moins fort que dans les cités où ma couleur de peau apparaissait aux garçons comme un indicateur infaillible de ma classe sociale et de mon positionnement à l’égard de leur sexualité, nécessairement féministe, l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes, dans le « débat public », ne leur ayant pas échappé.
  • [19]
    / Par « école égalistariste », j’entends : une école mixte et qui prône l’égalité entre les sexes, ce qui n’est pas sans effet dans la socialisation à l’égalité des enfants, même si, dans la pratique, l’écart à l’égalité y est fréquent.
  • [20]
    / Dans le texte de son HDR, Olivier Schwartz utilise plus volontiers « perméabilité ». C’est plus récemment, qu’il a eu recours au terme de « désenclavement » (cf. itv dans Vacarmes, 2006, n37).
  • [21]
    / Pipe à eau servant à fumer du cannabis.
  • [22]
    / En revanche, si j’ai pu constater la présence de violence physique à l’intérieur de quelques couples, celle-ci ne s’est pas manifestée dans mon corpus à l’occasion de ruptures.
  • [23]
    / La déception ne naît pas tant d’un décalage avec le constat de l’inégalité entre les sexes ni de sa perpétuation d’une génération à l’autre – les jeunes sont au moins autant socialisés, et donc préparés, à l’inégalité qu’à l’égalitarisation entre les sexes. Leur ennui dit le décalage entre leur représentation du couple et son expérience « de l’intérieur », inédite au moment où ils sont enquêtés. La surprise est forte parce que le couple est une des instances où l’hétéronormativité s’exerce le plus brutalement et parce qu’il est paré des vertus de l’amour.
Français

Fondé sur deux enquêtes de terrain réalisées auprès de filles et de garçons ayant entre 15 et 20 ans, d’abord dans des cités HLM de la banlieue parisienne, puis dans des villages sarthois, cet article cherche à montrer qu’il existe un ennui spécifiquement conjugal, lié à un ennui plus large, favorisé par la jeunesse et l’appartenance à des classes populaires enclavées. Les sources de cet ennui résident dans les contradictions propres à deux socles fondamentaux du couple contemporain : d’une part, l’idéal conjugal, qui prône la proximité la plus grande entre deux individus en même temps que la différence des sexes, c’est-à-dire la différence la plus radicale qui soit ; d’autre part, l’ethos égalitaire, qui diffuse le principe de l’égalité entre les sexes en même temps que leur indépassable complémentarité, faisant de la découverte du couple hétérosexuel un moment renouvelé de l’expérience de la domination masculine. L’article définit dès lors l’expérience de l’ennui de ces jeunes comme l’expérience d’un présent triplement dévalorisé : par rapport à leurs attentes à l’égard du couple, par rapport à l’espace social de leur génération, par rapport à leur avenir adulte nécessairement plus accompli.

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Isabelle Clair
CRESPPA/GTM – UMR CNRS/Paris 8
isabelle.clair@yahoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/09/2011
https://doi.org/10.3917/soco.083.0059
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