CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans son acception la plus large, la discrimination positive désigne l'ensemble des politiques de répartition des biens sociaux ­ emplois, marchés publics, admissions dans les établissements d'enseignement supérieur à caractère sélectif, prêts aux entreprises... ­ prenant en compte l'appartenance des postulants à des groupes désignés afin de remédier à leur sous-représentation par rapport à la population de référence. Cette sous-représentation étant attribuée, au moins pour partie, à une discrimination passée et/ou présente. En vigueur dans un grand nombre de pays (États-Unis, Inde, Malaisie, Afrique du Sud...), ces politiques peuvent être caractérisées suivant l'identité de leurs bénéficiaires présumés, le degré de flexibilité des instruments qu'elles mobilisent, la position dans la hiérarchie des normes des textes juridiques qui les fondent, leur finalité et leur domaine d'application. Dans leur variante la plus consensuelle, la prise en compte de ces identités assignées est exclusivement localisée à l'étape antérieure à celle de la sélection proprement dite et uniquement destinée à favoriser l'augmentation du nombre des candidats qualifiés issus des groupes sous-représentés. Les dispositifs les plus controversés voient, à l'inverse, l'assignation catégorielle influer sur la décision finale, où certains individus feront alors l'objet d'un traitement préférentiel : un candidat X appartenant à l'un des groupes visés pourra être admis en dépit de l'existence d'un ou plusieurs candidats n'appartenant pas aux dits groupes et dont le niveau de qualification était « supérieur », c'est-à-dire tel que si un autre candidat appartenant à l'un des groupes privilégiés avait présenté ce même niveau de qualification, c'est sa candidature qui aurait été retenue ­ et non celle de X (Nagel, 1977, p. 3). En d'autres termes, c'est alors l'identification en tant que membre d'un groupe préétabli qui constitue le facteur déterminant de l'obtention ou de la non-obtention du bien considéré.

2 À partir des années 1960 aux États-Unis et des années 2000 en France, des politiques de discrimination positive dans l'accès à l'enseignement supérieur sélectif ont été mises en  uvre, dans le but de compenser partiellement les effets des discriminations subies par les membres de certaines minorités ethno-raciales [1] ou, dans le cas français, de restaurer « l'égalité des chances ». Parce que ces politiques semblent aller à l'encontre d'une norme méritocratique assez largement intériorisée dans les deux pays (Kluegel et Smith, 1986 ; Duru-Bellat et Brinbaum, 2009), elles ont rapidement suscité des résistances et fait l'objet de controverses. Toutefois, dans une certaine mesure, lesdites controverses tendent à reléguer au second plan tant les procédures qui donnent une forme concrète à la discrimination positive que les effets à court et moyen terme de celle-ci, ainsi que l'examen des variations entre les dispositifs en fonction des contextes socio-politiques et institutionnels. Tels sont donc les objets et angles d'approche privilégiés par les différents articles de ce dossier, qu'anime également le souci de dépasser l'opposition caricaturale mais toujours vivace entre le « modèle républicain à la française » et le « communautarisme » américain ou « anglo-saxon » ­ tous deux complaisamment réifiés et instrumentalisés selon les besoins rhétoriques du moment [2].

3 Reste toutefois à préciser la raison d'être de la comparaison entre les cas apparemment si dissemblables de la France et des États-Unis dans le secteur considéré. Concernant la définition des critères d'accès aux établissements d'enseignement supérieur à caractère sélectif, comme dans la plupart des domaines d'action publique, les deux pays paraissent en effet incarner des modèles radicalement opposés quant au statut juridique et administratif des classifications ethno-raciales et la légitimité éventuelle de leur usage par les instances de répartition des biens sociaux. La non-reconnaissance de principe des distinctions raciales par la République française ne présente-t-elle pas un contraste frappant avec leur prise en compte explicite ­ et, initialement, leur constitution même ­ par les autorités étatiques aux États-Unis, où, de 1790 à aujourd'hui, elles ont constamment été intégrées dans ­ et construites par ­ le recensement fédéral (Schor, 2009) ? Sur le plan juridique en particulier, alors qu'aux États-Unis le texte du Quatorzième Amendement à la Constitution adopté en 1868 consacre simplement le principe d'égalité sans trancher la question de l'admissibilité des classifications raciales (Kull, 1992), l'article premier de la Constitution française de 1958 précise que « la République [...] assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d'origine, de race ou de religion » [3]. Ce qui frappe d'illégalité toute forme de discrimination positive ouvertement fondée sur l'identité ethno-raciale de ses bénéficiaires ­ à l'instar de l'affirmative action américaine.

4 Pourtant, en dépit de ces différences majeures, on peut observer depuis une dizaine d'années des similitudes formelles entre certains dispositifs nouvellement mis en place afin de démocratiser l'accès à l'enseignement supérieur d'élite des deux côtés de l'Atlantique. Le présent dossier, qui a bénéficié du soutien du programme « Égalité des chances » de la French-American Foundation (New York) [4] et peut être lu comme une contribution spécialisée à l'analyse comparative des systèmes d'enseignement états-unien et français (Musselin, 2005), prend acte de cet état de fait. Pour la première fois, nous semble-t-il, sont ainsi considérées conjointement avec ce dossier ces nouvelles formes de « discrimination positive » ayant pour point commun d'articuler, de manière plus ou moins explicite, la prise en compte ­ officielle ­ d'un critère à dominante territoriale, comme l'inscription dans un établissement d'enseignement secondaire généralement proche du domicile de l'élève, et celle ­ officieuse ­ d'un critère ethno-racial au service d'un objectif affiché mais ambigu de « diversification » de la population étudiante.

DE NOUVELLES FORMES DE DISCRIMINATION POSITIVE

5 Côté américain, il existe aujourd'hui de nombreux travaux sur les effets ­ jugés assez largement positifs ­ des politiques universitaires d'affirmative action mises en  uvre par un grand nombre d'établissements à partir des années soixante (Grodsky, 2007) et caractérisées par la prise en compte directe et relativement visible du facteur ethno-racial (Bowen et Bok, 1998 ; Kane, 1998 ; Welch et Gruhl, 1998 ; Long, 2004 ; Ayres et Brooks, 2005 ; Espenshade et Chung, 2005 ; Charles, Fischer, Mooney et Massey, 2009, chapitre 8 ; voir aussi Cole et Barber, 2003 ; Sander, 2004). Nombreuses sont également les études consacrées aux conséquences de leur suppression partielle à partir de la seconde moitié des années 1990, qui mettent en évidence le déclin de la proportion d'étudiants noirs et hispaniques dans les universités les plus sélectives (Chan et Eyster, 2003 ; Card et Krueger, 2005 ; Chambers, Clydesdale, Kidder et Lempert, 2005 ; Brown et Hirschman, 2006 ; Dixon, 2006 ; Espenshade et Walton Radford, 2009, chapitre 9).

6 En revanche, les programmes qui, dans une certaine mesure, sont venus se substituer à l'affirmative action désormais prohibée, demeurent moins bien connus. Les articles de Marta Tienda, Sigal Alon et Sunny Niu, d'une part, Daniel Sabbagh, d'autre part, portent précisément sur ces mesures adoptées au Texas et en Californie, qui imposent aux universités publiques l'obligation d'admettre en première année tous les diplômés de l'enseignement secondaire les mieux classés à l'échelle de leur lycée d'origine (percentage plans) ­ et sur les dispositions complémentaires parallèlement mises en  uvre. Ce qui constitue en effet un équivalent fonctionnel approximatif (proxy) de la discrimination positive ethno-raciale du fait de la persistance d'une ségrégation objective du système d'enseignement secondaire suffisamment intense pour que subsiste un nombre important de lycées dont pratiquement tous les élèves sont des Noirs et des Hispaniques, y compris donc les meilleurs d'entre eux ; en vertu des percentage plans, ces derniers se voient alors automatiquement admis à l'université indépendamment de toute comparaison entre leurs performances scolaires et celles des élèves d'autres établissements de niveau pourtant sensiblement supérieur. Ce sont ces programmes dont la transposition en France est aujourd'hui préconisée par certains protagonistes influents du débat public quant à la définition des contours de ce que devrait être la « discrimination positive à la française » dans le domaine de l'accès à l'enseignement supérieur d'élite (Weil, 2005, p. 94-99) [5], et ce dans un contexte où se multiplient les initiatives concurrentes. C'est là une autre raison de les examiner d'un peu plus près.

7 Côté français, le nombre de publications sur les politiques de diversification des établissements les plus prestigieux est encore assez réduit, principalement en raison de la nouveauté de ces dernières. Quelque quarante ans séparent en effet les premières mesures d'affirmative action américaines des initiatives françaises qui se développent en deux temps dans les années 2000. Apparaissent d'abord les dispositifs pionniers ­ ceux de Sciences Po (2001) et de l'ESSEC (2003) ­, qui relèvent de configurations institutionnelles nettement distinctes : alors qu'avec ses « Conventions éducation prioritaire (CEP) » Sciences Po instaure une voie d'accès à l'établissement spécifique pour les élèves issus de lycées défavorisés, le programme « Une grande école, pourquoi pas moi ? (PQPM) » de l'ESSEC privilégie des actions de tutorat destinées à élever leurs ambitions et faciliter leurs parcours dans les filières sélectives. Puis, à partir de 2005, de nombreuses grandes écoles et classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) mettent en place des dispositifs qui s'inspirent du modèle ESSEC. Émerge également en 2006 un troisième modèle de discrimination positive, lui aussi ultérieurement reproduit dans un nombre croissant de lycées : celui de la Classe préparatoire aux études supérieures (CPES) que propose le lycée Henri IV pour aider ce même type de lycéens à accéder à des CPGE particulièrement sélectives.

8 Dans un premier temps, ces politiques ­ et notamment celle de Sciences Po ­, du fait de leur rupture apparente par rapport au fonctionnement traditionnel des établissements d'élite français, ont suscité d'intenses controverses médiatiques, puis des travaux scientifiques qui se sont focalisés soit sur la pertinence de la comparaison avec les dispositifs américains (Sabbagh, 2006, 2007), soit sur l'analyse philosophique ou politique des principes qui les guident (Savidan, 2007 ; Duru-Bellat, 2009 ; van Zanten, 2009a ; Dubet, 2010). C'est seulement à partir de l'année 2008, à la faveur également d'une plus grande ouverture au regard extérieur de la part des institutions concernées, qu'apparaissent des études de nature empirique centrées sur les configurations institutionnelles de ces politiques (Allouch et Buisson-Fenet, 2008), les points de vue et pratiques des acteurs chargés de leur mise en  uvre sur le terrain (Allouch et van Zanten, 2008) et leur réception par les bénéficiaires (Buisson-Fenet et Landrier, 2008 ; Oberti, Sanselme, Voisin, 2009).

ÉVOLUTION DES MODALITÉS DE L'ACTION REDISTRIBUTIVE ET RECOMPOSITION DU SYSTÈME ÉDUCATIF

9 Au-delà de leur dimension descriptive consistant à retracer la genèse et à identifier les principales conséquences ­ directes et indirectes ­ des dispositifs examinés, les trois textes inclus dans ce dossier, se situent à l'intersection de deux domaines d'analyse ayant trait à l'évolution des formes de l'action redistributive, d'une part, de l'articulation entre les différentes composantes du système éducatif, d'autre part.

10 Concernant le premier, on sait en effet que, en France, des problèmes que la sociologie américaine qualifie d'« ethniques » (Glazer, 1983) sont souvent abordés à travers le prisme territorial. Plus précisément, les politiques françaises de réduction des inégalités demeurent largement caractérisées par une approche économico-géographique dans laquelle les populations issues de l'immigration n'apparaissent que comme les principaux destinataires de fait des mesures adoptées, de par leur surreprésentation statistique dans les espaces défavorisés (Béhar, 1998 ; Calvès, 1998). Cependant, que la discrimination positive socio-territoriale soit en partie conçue et fréquemment perçue comme ayant vocation à bénéficier prioritairement aux membres de groupes qui, aux États-Unis, seraient considérés comme des minorités « ethniques » ou « raciales », en tant que stratégie de substitution (Elster, 1992, pp. 116-120), apparaît comme « un secret de polichinelle » (Calvès, 2008, p. 114) [6]. Les trois contributions ici rassemblées illustrent l'extension de cette discrimination positive indirecte à l'enseignement supérieur d'élite des deux côtés de l'Atlantique, tout en en soulignant les limites.

11 Adoptés en partie pour contourner les obstacles juridiques et pratiques à une action directe sur des bénéficiaires individuels définis par des critères ethno-raciaux, les dispositifs dont il est ici question, de manière plus ou moins explicite, ont également pris acte de l'existence d'une barrière institutionnelle invisible limitant l'accès de certains jeunes aux filières les plus sélectives de l'enseignement supérieur ­ les « high-status tracks » (Kingston et Lewis, 1990). En effet, de nombreux travaux américains ont mis en évidence l'efficacité des cheminements institutionnels élaborés au fil du temps entre un petit nombre de lycées privés ou publics regroupant des élèves socialement favorisés et des universités prestigieuses, ainsi que leurs fondements : des processus d'adaptation réciproque aussi bien en matière de contenus et de méthodes d'enseignement qu'en ce qui concerne le déroulement et l'issue du processus d'admission, de sorte à faciliter la transition des élèves entre les institutions concernées (Persell et Cookson, 1985 ; Karen, 1990 ; McDonough, 1997 ; Stevens, 2007).

12 Les choix opérés dans les deux contextes nationaux ne sont cependant pas identiques. Dans le cas américain, on a affaire à une procédure de type universaliste ­ l'admission automatique d'un pourcentage prédéfini des meilleurs élèves de chaque lycée ­, alors que les grandes écoles et les CPGE françaises ont opté pour une approche particulariste ­ le « parrainage » d'un nombre plus ou moins important de lycées défavorisés. Ces différences s'expliquent par la spécificité des contextes politiques et administratifs, mais aussi par des trajectoires institutionnelles divergentes. Aux États-Unis, pour se hisser au sommet de la hiérarchie du prestige, les universités d'élite ont dû simultanément étendre leur recrutement à un très grand nombre d'établissements et augmenter leur sélectivité (Karabel, 1984 ; Hoxby, 2009). À cette fin, elles ont notamment accordé une importance grandissante au rang atteint par les candidats au sein de leur lycée d'origine, limitant du même coup les avantages des lycées d'élite qui concentrent un grand nombre de bons élèves (Attewell, 2001 ; LeTendre et al., 2006). Malgré la rupture qu'ils introduisent à d'autres égards, les percentage plans s'inscrivent dans ce mouvement d'ouverture scolaire croissante de la compétition. De même, dans le système français de formation des élites, qui se caractérise par une taille beaucoup plus réduite ainsi qu'un fort malthusianisme et une concentration dans la région parisienne (Veltz, 2007 ; van Zanten, 2009b), l'incorporation d'un petit nombre d'élèves désavantagés, filtrés par leur appartenance à un nombre également réduit d'établissements, renforce la logique dominante d'une mobilité dans le système éducatif avant tout promue par diverses formes de parrainage institutionnel (Turner, 1960).

LA COMPOSITION DU DOSSIER

13 En complément des travaux d'économistes plus spécifiquement consacrés à l'identification des coûts et des avantages relatifs de la discrimination positive indirecte par rapport à l'affirmative action ancienne manière (Long, 2007 ; Fryer, Loury et Yuret, 2008), et dans le prolongement de publications antérieures (parmi les plus récentes, voir Niu, Sullivan et Tienda, 2008 ; Harris et Tienda, 2010 ; Long, Saenz et Tienda, 2010), Marta Tienda et ses collaborateurs présentent ici une partie des résultats d'une vaste enquête sur les effets du percentage plan texan engagée à la fin des années 1990 et mobilisant diverses méthodes quantitatives [7]. Après avoir rappelé la pluralité des objectifs poursuivis ­ faire remonter la proportion d'étudiants noirs et/ou hispaniques dans les meilleures universités publiques, mais aussi élargir l'ensemble des lycées pourvoyeurs ­, à partir d'un examen portant à la fois sur le volume des candidatures, les taux d'admission et les taux d'inscription effective des admis au cours des cinq premières années de fonctionnement du dispositif, les auteurs constatent l'impuissance de ce dernier à annuler entièrement les effets de la suppression de la discrimination positive ethno-raciale. Ils observent également que l'efficacité partielle de l'action entreprise n'est pas due au percentage plan considéré isolément, mais à sa conjonction avec l'accroissement du nombre de bourses destinées aux meilleurs élèves des lycées dépourvus de tradition universitaire. Les substituts de l'affirmative action inlassablement recherchés par les administrateurs des établissements d'enseignement supérieur ne sauraient donc se réduire à un seul instrument.

14 Plus complexe à certains égards, le cas de la Californie, n'a pas fait l'objet d'un programme de recherches aussi imposant. Partant du panorama du système d'enseignement supérieur public de l'État proposé par John Aubrey Douglass (2007), et dans le prolongement d'une première étude de Daniel Lipson (2007) [8], l'article de Daniel Sabbagh, appuyé sur plusieurs dizaines d'entretiens menés à Berkeley en février et novembre 2007, parvient à des conclusions partiellement convergentes avec celles de Marta Tienda et ses collaborateurs. Cependant, à la différence du cas texan, le percentage plan californien introduit en 2001 ne visait pas à se substituer à l'affirmative action. Il n'est donc guère étonnant que les conséquences de l'élimination de celle-ci demeurent aujourd'hui perceptibles. Elles sont cependant marginalement atténuées par la pratique observée par ailleurs consistant à élargir la notion de mérite et à moduler la valeur attribuée aux propriétés des candidats à l'admission en fonction de la distribution de ces propriétés entre les différents groupes définis sur une base ethno-raciale. De ce fait, la discrimination positive indirecte est donc bel et bien présente, même si le percentage plan n'en est pas l'instrument privilégié.

15 En France, les promoteurs de l'« ouverture sociale des grandes écoles », plus précisément des programmes de Sciences Po et de l'ESSEC qu'examine Agnès van Zanten, mettent plutôt en avant la diversification socio-économique des filières d'élite et se sont toujours abstenus de présenter leur démarche comme relevant de la lutte contre les discriminations à raison de l'origine ou de la couleur de peau, fussent-elles indirectes. Pourtant, l'analyse des propriétés des publics concernés montre que les deux dispositifs sont davantage orientés vers les enfants d'immigrés que vers les classes populaires. L'article montre aussi que ces politiques, se focalisant sur un nombre réduit d'individus à haut potentiel, rompent avec la logique de traitement de masse des inégalités scolaires caractéristique de la création des zones d'éducation prioritaires (ZEP). Mais dans la mesure où ces politiques créent de nouveaux liens entre établissements d'enseignement secondaire et supérieur fondés sur la proximité et recourent aux instruments éprouvés que sont les conventions et les partenariats, elles marquent bien le renouveau ­ et non l'abandon ­ de la discrimination positive territoriale.

DES TRAJECTOIRES CONVERGENTES ?

16 Bien que subsiste entre les États-Unis et la France une différence majeure quant à l'objet même des controverses sur la « discrimination positive » dans l'accès à l'enseignement supérieur d'élite ­ focalisées, dans un cas, sur la légitimité de la prise en compte du facteur ethno-racial, dans l'autre, sur l'acceptabilité d'un aménagement dérogatoire des modalités traditionnelles d'application du principe méritocratique destiné à compenser les désavantages affectant des populations officiellement définies sur la base d'un critère économico-territorial et dont la composition « ethnique » demeure le plus souvent à l'arrière-plan ­, le dossier ici présenté, en définitive, fait bel et bien apparaître des éléments de convergence entre les évolutions des politiques françaises et américaines.

17 La plus manifeste est celle des discours de justification des politiques mises en  uvre, où de part et d'autre de l'Atlantique, prédomine désormais l'invocation des vertus de la « diversité », des dispositions d'orientation compensatoire se trouvant légitimées au nom de la lutte contre les inégalités mais aussi de la valorisation du pluralisme culturel (Sabbagh, 2009). Converge également la dimension euphémique de ces politiques qui, pour partie, relèvent d'une discrimination positive indirecte. L'une des modalités privilégiées de cette dernière est l'élargissement de la notion de mérite au delà des indicateurs quantifiés de la performance scolaire antérieure, mérite appelé à être évalué à la lumière des désavantages d'ampleur inégale surmontés par les candidats et en référence à l'ensemble des buts légitimement poursuivis par l'institution décisionnaire.

18 Mais « indirecte » ne veut pas forcément dire « implicite ». Dans le cas français, les deux vont assez largement de pair. Aux États-Unis, en revanche, même durant la période de prohibition de l'affirmative action[9], « si l'usage explicite du critère racial dans le calcul préalable à la décision d'admission ou de non-admission [était] interdit, l'utilisation intentionnelle d'un substitut approximatif [proxy] de la race publiquement adopté dans le but d'atteindre un résultat similaire [était], elle, autorisée...  » (Loury, 2002, p. 134) [10]. Une différence persistante entre les deux pays réside donc dans le caractère plus ou moins transparent de la quête d'un tel substitut.

19 Enfin, la dernière convergence réside dans le choix d'avoir écarté l'option consistant à réserver formellement les bénéfices des nouveaux programmes à un sous-ensemble de lycéens défini en fonction du volume de ressources financières dont disposerait le foyer parental. Dans le cas français, il s'agissait avant tout d'éviter certains effets pervers éventuellement induits par un dispositif qui, en mobilisant conjointement des critères territoriaux et socio-économiques, risquerait à la fois de faire trop nettement apparaître l'utilité de la ségrégation scolaire ­ dont seule l'insuffisance exigerait de recourir simultanément à une autre forme de ciblage ­ et de contribuer lui-même au processus ségrégatif, en retirant aux familles des classes moyennes qui auraient jusqu'alors fait le choix de ne pas déserter les ZEP une raison de persévérer dans cette voie. Dans cette perspective, le souci de ne pas mettre en péril ­ ou de ne pas risquer d'apparaître comme mettant en péril ­ la « mixité sociale » des établissements d'enseignement secondaire déterminerait en partie la nature des mesures destinées à promouvoir cette même mixité dans les filières d'élite de l'enseignement supérieur.

20 Aux États-Unis, en revanche, la déségrégation ­ socio-économique ou ethno-raciale ­ des écoles et des lycées en tant qu'objectif directeur d'une politique publique nationale a été abandonnée depuis belle lurette, dans les discours comme dans les actes. Le choix ­ dans le cadre des percentage plans ­ de s'en remettre entièrement à la localisation territoriale (saisie à travers la fréquentation d'un lycée présumé proche du domicile) pour produire un surcroît de « diversité » reflète précisément l'étendue de cette ségrégation et l'acceptation de fait par les autorités publiques de son caractère permanent. À quoi l'on peut ajouter la perception d'un risque de délégitimation de la réforme dans l'hypothèse où ses bénéfices seraient réservés aux plus défavorisés. Sur ces points essentiels, les déterminants endogènes de la convergence observée entre les deux pays renvoient donc à des représentations qui demeurent diamétralement opposées.

21 Daniel Sabbagh

22 Sciences Po (CERI)

23 sabbagh@ceri-sciences-po.org

24 Agnès van Zanten

25 Sciences Po (OSC), CNRS

26 agnes.vanzanten@sciences-po.fr

Notes

  • [1]
    Il s'agit aux USA des Noirs et des « Hispaniques ». L'emploi de l'adjectif « ethno-racial » se justifie par le fait que, pour des raisons complexes, le Bureau du recensement états-unien considère les premiers comme un groupe « racial », les seconds comme un groupe « ethnique ». Pour plus d'informations, voir Hattam, 2007, chapitre 5.
  • [2]
    Pour un exemple récent et particulièrement net, parmi une multitude d'autres, voir Ferry, 2005, p. 8.
  • [3]
    Souligné par nous.
  • [4]
    www.frenchamerican.org/ En complément dudit dossier, le lecteur peut également se reporter au rapport de cette fondation intitulé « Promouvoir l'égalité des chances dans l'enseignement supérieur sélectif ». (www.frenchamerican.org/cms/files/policyprograms_pdf/PromouvoirEgaliteDesChances.pdf), mars 2008.
  • [5]
    L'auteur, qui se réclame explicitement de l'expérience texane, propose de réserver aux meilleurs élèves de chaque lycée un droit d'accès aux classes préparatoires aux grandes écoles.
  • [6]
    Italiques dans le texte.
  • [7]
    Pour plus d'informations, voir le site du Texas Higher Education Opportunity Project : http ://theop.princeton.edu/
  • [8]
    En français, sur la période antérieure, voir également Goastellec, 2004.
  • [9]
    De 1996 à 2003 au Texas ; de 1996 à aujourd'hui en Californie.
  • [10]
    Souligné par nous.

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Daniel Sabbagh
Agnès van Zanten
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/09/2010
https://doi.org/10.3917/soco.079.0005
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