CAIRN.INFO : Matières à réflexion

INTRODUCTION

1Dans l’introduction du deuxième tome de l’Histoire de la famille (Burguière, 1986), J. Goody souligne l’importance d’une dichotomie néfaste aux sciences sociales, celle opposant famille et parenté. La parenté, principal objet des ethnologues, s’opposait aux écrits sur la famille, relevant plus particulièrement de la compétence des sociologues de la famille.

2Cette dichotomie a longtemps hanté les études en sciences sociales notamment en France (Déchaux, 2001). Tandis que, dès les années 40, sociologues et anthropologues anglo-saxons s’intéressent conjointement à la parenté dans les sociétés occidentales modernes (Parsons, Bales, 1955), pour la définir progressivement comme un réseau fluide et modulable (Firth, 1956 ; Litwak, 1960 ; Sussman, Burchinal, 1962), dans l’hexagone, cette nouvelle manière d’appréhender la parenté n’est pas immédiatement adoptée, ethnologues et sociologues revendiquant des champs d’études spécifiques.

3D’un côté donc, dès les années 70, les travaux de T. Jolas, M.-C. Pingaud, Y. Verdier et F. Zonabend consacrés au village de Minot (1990), l’enquête d’E. Claverie et P. Lamaison au nord de Mende dans le Gévaudan (1982) ou celle de G. Augustins dans les Hautes-Pyrénées (1989) par exemple, marquent un tournant épistémologique : « l’ethnologie de la France jusqu’alors marginale s’intègre à l’anthropologie générale en appropriant les concepts classiques, filiation, alliance, etc., aux spécificités des sociétés paysannes d’Europe occidentale » (Zimmermann, 1993). Toutefois, même si ces études amènent à redécouvrir la parenté dans les sociétés occidentales, elles restent attachées à décrire le fonctionnement des sociétés paysannes. Pour beaucoup, la parenté demeure donc, à défaut d’être un concept s’appliquant aux seules sociétés « exotiques », une notion permettant de mieux appréhender les sociétés traditionnelles en général.

4Marqués par l’influence de Parsons (1955) qui considérait l’isolement de l’unité conjugale comme une évolution inexorable des sociétés occidentales modernes, les sociologues se tournent davantage vers l’analyse de l’unité conjugale. Dans les années 70, quelques travaux pionniers en sociologie de la famille – comme ceux de L. Roussel (1976) ou d’A. Pitrou (1976) – se démarquent cependant par l’attention portée aux solidarités familiales mais ne proposent pas de réflexion théorique comparable aux analyses britanniques sur la parenté urbaine (Young, Willmott, 1957). Peu sensibles aux questions de structure, les sociologues français ne s’intéressent guère à la parenté qu’au travers des systèmes d’entraide. Il faut attendre le début des années 90 pour assister à un réel renouveau des études de parenté en France  [1].

5Depuis, les recherches en sociologie de la famille montrent peu à peu les nombreuses facettes de la parenté tant au niveau horizontal – relations entre frères et soeurs à l’âge adulte (Déchaux, Herpin, 2003)... – qu’au niveau vertical (Blöss, 1997).

6En parallèle de ce renouveau des études sur la parenté, des chercheurs comme F. de Singly (1990,1996) ou J.-C. Kaufmann (1992,1995) montrent qu’ego est en quête d’une certaine autonomie dans sa famille de procréation. Tout comme dans les relations de parenté, les choix affinitaires de ce dernier prennent de plus en plus d’importance : l’épanouissement personnel est recherché au-delà de la simple relation statutaire.

7À la lecture des bilans consacrés à la famille contemporaine émergent donc au moins deux consensus. D’une part, les acteurs du champ de la famille s’accordent à reconnaître une certaine individualisation dans les relations familiales. D’autre part, tous sont désormais unanimes concernant la complémentarité d’études tournées à la fois vers l’unité conjugale et la parenté.

8Si la plupart des sociologues reconnaissent que le désir d’indépendance et d’autonomie du couple n’exclut pas le maintien des liens de parenté, de quelle manière penser alors cette complémentarité ? C’est ici tout l’enjeu de cette recherche qui se situe à la croisée du lien conjugal et du lien de filiation. Comment ego se construit-il face à cette double appartenance  [2] ? Donne-t-il plus d’importance à l’une qu’à l’autre ? Pour être complémentaires, ces deux logiques n’en sont-elles pas moins source de tensions, d’aspirations antagonistes ? Comment gère-t-il alors ses contradictions intérieures ? En juxtaposant l’étude du lien conjugal et du lien de filiation, notre analyse pénètre donc au cœur de l’identité familiale.

9Dans cette perspective, nous avons interrogé une douzaine de couples pour savoir comment ils géraient leurs relations avec chacune des lignées  [3]. Cette enquête a pour spécificité de s’intéresser aux couples dans les milieux populaires. Si peu d’études sont actuellement consacrées aux familles populaires en France (encadré 1), un riche héritage, de l’analyse de Young et Willmott (1957) en passant par celle d’O. Schwartz (1990), permet néanmoins d’entretenir un dialogue avec ces références passées.

10Dans une première partie, nous montrerons que l’identité d’ego s’inscrit le plus souvent dans une sorte de continuité familiale et que des normes statutaires déterminent par avance sa place au sein de l’unité conjugale à la fois en tant que conjoint et en tant que parent. Toutefois, nous expliquerons, dans une deuxième partie, que cette présence si importante de leur famille d’origine dans l’organisation de leur propre unité de procréation est parfois mal vécue par certains des enquêtés, surtout par les femmes qui revendiquent une certaine autonomie dès lors qu’elles fondent leur propre foyer. C’est en se réappropriant les modèles que lui fournit son histoire familiale qu’ego parvient peu à peu à concilier ces différentes aspirations. La troisième partie analysera ainsi les tentatives de construction de cet idéal d’appartenance sans contrainte mais aussi ses limites.

11En élaborant un corpus d’entretiens qui permette de limiter certains biais dans les comparaisons effectuées, on a également conscience de ne dépeindre qu’une des nombreuses facettes des relations familiales dans les milieux populaires. À ce titre, l’étude ne prétend ni être représentative ni clore le débat sur une identité familiale spécifique aux milieux populaires. Elle a d’abord pour vocation de participer à la redécouverte d’un groupe souvent oublié par les sociologues de la famille.

L’ENQUÊTE

1. À LA REDÉCOUVERTE D’UN GROUPE NÉGLIGÉ EN SOCIOLOGIE DE LA FAMILLE : LES MILIEUX POPULAIRES
De nombreux travaux permettent aujourd’hui de mieux comprendre les relations de parenté dans les classes moyennes ou dans les classes supérieures mais il est surprenant de constater qu’en France peu d’ouvrages sociologiques sont actuellement consacrés à leur étude dans les milieux populaires.
Dans l’hexagone  [4], c’est le champ des études sur la déviance qui produit le plus de publications sur la famille dans les milieux populaires. Des recherches sur le contrôle social des familles populaires, dont l’ouvrage de J. Donzelot reste emblématique (1977), aux études plus contemporaines sur les politiques à adopter vis à vis des familles confrontées à la délinquance (Mucchielli, 2000), la question des modèles éducatifs proposés aux familles des milieux populaires reste une interrogation primordiale tant pour le scientifique que pour le décideur politique. À travers ses études variées, la sociologie urbaine apporte également quelques renseignements sur les relations familiales dans les milieux populaires. Analyse à la croisée de l’histoire de la sociologie urbaine et de la sociologie de la famille, l’ouvrage de M. Segalen sur les Nanterriens (1990) est un exemple éloquent.
Dans le champ de la famille, quelques travaux (Weber, 2003) livrent des indices sur les liens de parenté dans les familles modestes mais aucune n’en fait son thème principal. La référence principale sur la famille dans les milieux populaires reste aujourd’hui encore, l’ouvrage d’O. Schwartz (1990) dont l’enquête date maintenant de plus de vingt ans. Depuis, aucune recherche spécifique n’est venue alimenter le débat de la parenté dans les milieux populaires.
Si cette courte rétrospective s’est intéressée à la famille dans les milieux populaires, elle ne doit pas cacher la complexité à les définir. Sans revenir ici sur la difficulté de réfléchir à la notion de classe sociale, il faut reconnaître, à la suite de P. Bouffartigue (2004), qu’un certain manque de visibilité continue de caractériser les milieux populaires  [5].
Longtemps, l’analyse des classes populaires s’est limitée à l’étude des milieux ouvriers. Comme le soulignent S. Beaud et M. Pialoux (1999), les ouvriers sont l’objet de toutes les attentions depuis la révolution industrielle jusqu’au milieu des années 90. L’échec du projet communiste et l’effondrement des grands bastions industriels vont de pair avec un progressif désintérêt pour les travailleurs d’usine. Alors que l’intérêt pour les ouvriers décroît, une catégorie grandissante fait l’objet, dans le débat public, de nombreuses interrogations : celle des employés.
Cette catégorie semble, a priori, de nature hétérogène (Chenu, 1990) : elle réunit en son sein des employés d’administration proches, à bien des égards, des classes moyennes et des personnels des services directs aux particuliers qui s’apparentent davantage aux ouvriers. Cette proximité entre les ouvriers et ce que la nomenclature des catégories socio-professionnelles regroupe sous le terme générique d’employés est d’ailleurs confirmée par L. Chauvel (2001) : les salaires sont identiques, les comportements de consommation sont les mêmes. Les espérances de mobilité sociale ne sont guère plus fortes chez les uns que chez les autres. En outre, une brève étude sur l’homogamie montre qu’ouvriers et employés se marient souvent ensemble. Tout en insistant sur le fait qu’il n’existe pas aujourd’hui de véritable conscience de classe dans les milieux populaires, il est possible de regrouper, selon certains critères, employés et ouvriers.
Cette enquête privilégie les premiers. Plus précisément, les individus interviewés sont ceux qu’on nomme communément « les ouvriers du tertiaire », puisque leur travail présente un caractère routinier. Sans énumérer ici la totalité des métiers rencontrés, on peut souligner que les femmes sont, par exemple, assistantes maternelles, aides-soignantes, employées de bureau tandis que les hommes exercent la profession de magasinier, d’agent SNCF ou encore de conseiller-livreur. La plupart travaillent dans le privé. D’autres critères de sélection ont été pris en compte tels que des revenus globalement identiques (proches du SMIC) et un niveau d’études inférieur au bac  [6]. Par l’analyse de leur histoire familiale et de la profession de leurs parents, il est apparu que la plupart des enquêtés étaient issus de familles populaires.
2. PRÉSENTATION DU CORPUS D’ENTRETIENS
Vingt-quatre personnes, soit un total de douze couples, ont accepté de répondre à cette enquête qualitative. On ne reviendra pas ici sur les caractéristiques sociales des personnes interrogées (voir 1.). Concernant leurs caractéristiques familiales, onze couples sur les douze interrogés sont mariés, un vit en union libre. Six ont deux enfants, trois ont trois enfants, deux ont quatre enfants, un a cinq enfants. Tous ont en commun d’avoir au moins un enfant scolarisé dans le primaire. Il n’y a pas de famille recomposée ni de famille issue de l’immigration. Les couples interrogés vivent en province, dans des villes de taille moyenne. À l’exception d’un couple, tous sont propriétaires ou locataires de logements individuels.
Les noms figurant dans l’article sont bien évidemment fictifs.
3. M ÉTHODOLOGIE DE L’ENQUÊTE
Cette présentation ne portera pas tant sur la spécificité de l’enquête en milieux populaires  [7] que sur les conséquences des choix méthodologiques de cette enquête. Deux points seront ici exposés.
Premièrement, nous avons choisi d’interroger séparément les deux membres du couple. Notre but étant de recueillir les impressions personnelles, subjectives de chacun sur son histoire, de percevoir les différences d’appréciation entre mari et femme d’un même moment, d’une même expérience, nous avons préféré privilégier les entretiens en tête à tête. Cette méthode n’a pas donné lieu à une présentation systématique des deux points de vue mais tous les entretiens ont été analysés dans cette perspective.
Deuxièmement, l’objectif de cette enquête étant de comprendre les enjeux de filiation dans les milieux populaires, nous avons essentiellement travaillé, sans en respecter la stricte orthodoxie, dans la perspective des récits de vie. L’affiliation étant un processus de construction, l’approche diachronique nous a semblé la plus adaptée. Toutefois, cette perspective globale comporte certaines limites. Si les pratiques des interviewés sont abordées par le biais d’anecdotes ou de scènes particulières, ce genre d’entretiens vise essentiellement à comprendre les motivations de l’individu. L’accent est porté sur le sens qu’il attribue à son action, le but étant de déterminer s’il la perçoit ou non comme le fruit d’une certaine continuité familiale. En ce sens, notre travail ne prétend pas aboutir aux mêmes résultats qu’une enquête ethnologique de terrain. Nous sommes conscients de l’intérêt d’un travail d’observation de longue haleine qui permettrait de montrer, à l’instar d’O. Schwartz (1990), le quotidien de cette continuité familiale à travers les pratiques détaillées des personnes observées. Notre ambition n’est donc pas ici de prétendre à une analyse exhaustive des enjeux de transmission dans les milieux populaires mais plutôt d’y apporter un premier éclairage.

1. D’UN CÔTÉ... : DES NORMES STATUTAIRES QUI DÉFINISSENT PAR AVANCE LA PLACE DE CHACUN AU SEIN DE L’UNITÉ CONJUGALE

12Si les études récentes sur la famille dans les classes moyennes-supérieures ont coutume de présenter le couple comme un lieu de dialogue, les pratiques conjugales étant « le produit d’une négociation entre conjoints, qui neutralise leurs héritages familiaux » (Attias-Donfut, Lapierre, Segalen, 2002), les résultats de cette enquête montrent que, dans les milieux populaires, l’identité conjugale repose au contraire sur la transmission de normes familiales et sociales.

1.1. MARI ET FEMME

13Dans La trame conjugale (1992), J-C. Kaufmann observe, à propos des classes moyennes, qu’une bonne volonté anime le jeune couple quant au partage des tâches, la ségrégation des rôles s’installant avec la mise en place d’une certaine routine.

14Si cette concertation où chacun cherche sa place semble être l’une des caractéristiques des débuts de la vie conjugale dans les classes moyennes, des normes statutaires régissent a contrario la place des hommes et des femmes dans les milieux populaires, et ce dès l’installation du couple. Pas de rivalité ni d’arbitrage pour savoir qui assume quoi puisqu’il s’agit de reproduire une identité familiale qui ne met pas en concurrence les deux membres du couple :

15

Moi je n’ai jamais dit à un de mes enfants « il faut que tu ailles te brosser les
dents ». Mais parce que mon père ne m’a jamais dit « Jean-Marc, il faut que tu
ailles te brosser les dents ». Ma mère me disait ça mais pas mon père. C’est
notre vie. Mon père m’a habitué comme ça. Nos parents nous ont habitués
comme ça. Même mes beaux-parents étaient comme ça.
M. Royet, 44 ans, salarié dans une entreprise de bâtiment, marié, 2 enfants

16La revendication d’une fidélité aux modèles familiaux est perceptible aussi bien dans le discours des hommes que dans celui des femmes. L’organisation de la vie domestique repose sur une reconnaissance tacite des rôles de chacun, rôles qui ne prêtent ni au conflit ni à la discussion. Pour eux, hommes et femmes n’ont pas une place interchangeable au sein du couple :

17

Nous, on est un couple très traditionnel, c’est sûr... [elle me regarde un peu gênée]... comment dire... finalement, c’est très traditionnel... mais ce sont des choix personnels. La cuisine, j’aime bien et le ménage, c’est aussi moi... On sait ce qu’on a à faire... Il est six heures... j’allume la télé, je commence à préparer le repas. Lui, il coupe du bois en rentrant... silence... je ne sais pas, c’est comme ça... depuis le début, ça a été comme ça... et puis, ça marche bien... alors...
Mme Rosselin, 38 ans, employée de maison, mariée, 3 enfants

18Cette division des rôles, où chacun semble trouver son compte, est souvent justifiée au nom d’une utilité pragmatique, certaines tâches étant, selon les personnes interrogées, plus facilement accomplies par les hommes, d’autres par les femmes. S’ils sont conscients que la tendance actuelle est au partage égalitaire et indifférencié des tâches ménagères dans le couple  [8], ils n’adhèrent pas cette vision des rôles conjugaux :

19

Parce que maintenant on vit à une époque où la plupart des couples demandent à ce que l’homme partage au moins 50 % de ce que la femme doit faire.
C’est bien dans le sens où on a l’impression que tout le monde partage tout, c’est pas bien parce qu’il y a plein de choses qu’on peut faire tout seul :
« alors chérie, qui est-ce qui va appuyer sur le bouton de la machine à laver, c’est toi ou c’est moi ? » Des fois, c’est mieux que chacun ait son domaine. Je suis encore dans le raisonnement : « il y a des endroits où les femmes sont plus efficaces et des endroits où l’homme est plus efficace que la femme ».
M. Royet, 44 ans, couvreur, salarié dans le BTP, marié, 2 enfants

20Cette séparation des rôles est donc bien souvent affirmée, dans le groupe étudié, comme un principe de vie qui rentre en vigueur dès les débuts de la vie conjugale. De nombreuses enquêtes montrent que la vie commune entretient et réaffirme un ordre sexuel (Blöss, Frickley, 2001). Mais ici la distinction entre rôle féminin et rôle masculin ne se traduit pas seulement dans les faits, elle est pleinement assumée et revendiquée. Le fait que Mme Rosselin se montre embarrassée  [9] suggère qu’elle a conscience que la norme, dans les classes moyennes et supérieures, est à la remise en cause des rôles sexuels.

21Cette présentation de la perception des rôles conjugaux dans certains milieux populaires permet donc de nuancer l’hypothèse selon laquelle le modèle égalitaire, parti des strates supérieures de la société, se diffuserait peu à peu à l’ensemble de la société. Alors que la dépendance des membres du couple est niée dans les classes moyennes et supérieures (De Singly, 2004), elle est ici posée comme son fondement.

1.2. PÈRE ET MÈRE

22De même qu’homme et femme revendiquent chacun une place spécifique au sein du couple, ils ne conçoivent pas avoir un rôle interchangeable auprès de leurs enfants. L’idée de compétences innées aux hommes et aux femmes est très prégnante parmi les enquêtés. Sans revenir ici sur les oppositions classiques que les enquêtés associent à leur rôle de parent, on étudiera plus spécifiquement le statut de pater familias que les hommes interrogés revendiquent particulièrement :

23

On donne toujours le rôle du père comme celui de l’autorité. On est l’homme
de la famille, quoi.
M. Hautin, 34 ans, conseiller-livreur, marié, 4 enfants
Par définition, je suis le chef de famille. Donc j’essaie d’avoir cette image du
chef de famille. Donner aux enfants un exemple d’autorité, de rigueur.
M. Le Guelvout, 40 ans, technicien qualifié, 3 enfants
On dit toujours que c’est le rôle du chef de famille. Chef, c’est peut-être un
bien grand mot... Je suis respecté, je suis le chef de famille. On s’en tient à
moi. Je fais l’autorité avec les enfants.
M. Royet, 44 ans, couvreur, salarié dans le BTP, marié, 2 enfants

24Pourquoi ne pas répondre directement par la première personne du singulier ? Pourquoi exposer, dans un second temps seulement, sa propre conception des choses  [10] ? Qui est ce « on » qui précède chaque définition et qui semble prédéterminer le rôle de chacun au sein du couple ? Ce « on » ne traduirait-il pas des pressions familiales sur la place que chacun doit tenir au sein du couple ? Ces paroles semblent, en effet, souligner que l’individu se définit aussi par des attentes extérieures. Ces témoignages amènent ainsi à reconsidérer l’hypothèse qu’E. Bott énonçait dans Family and Social Network : la ségrégation des rôles s’expliquerait par les pressions culturelles que l’entourage familial exercerait sur les membres du couple. Plus les relations avec le groupe de parenté seraient fortes et denses, plus les rôles conjugaux seraient clivés au sein de l’unité nucléaire. Au contraire, plus la fréquentation de la famille serait faible, moins la démarcation des tâches entre les deux époux serait prononcée. Par une fréquentation assidue, les individus finiraient par établir un système de normes implicites que chacun serait amené à respecter.

1.3. UNE SOCIABILITÉ FAMILIALE INTENSE

25En réactualisant l’hypothèse d’E. Bott (1957), il est alors possible de comprendre le caractère particulièrement ségrégé des rôles conjugaux et parentaux, reflet de l’organisation plus générale de la vie familiale dans les milieux populaires.

26Lors de cette enquête, nous avons été frappée par l’importance qu’accordaient les enquêtés aux rencontres avec leur famille ou belle-famille. Leur fréquence est variable, la proximité géographique étant souvent un facteur déterminant. Un certain nombre de caractéristiques communes permet cependant de dresser une sorte de « description type » de ces moments. Il s’agit souvent de vastes regroupements, réunissant l’ensemble des frères et sœurs (ainsi que leur conjoint et leurs enfants) au domicile parental à l’occasion d’un repas dominical. Les enquêtés sont donc très rarement les organisateurs de ces rencontres et n’invitent que peu souvent leurs frères et sœurs ou leurs parents pour des moments en tête à tête. Cette dimension collective est appréciée par la plupart des enquêtés qui lui associent fréquemment un caractère festif.

27Dans ces réunions de famille, hommes et femmes sont souvent séparés non pas par principe mais parce que chacun reconnaît tacitement qu’ils ne partagent pas les mêmes centres d’intérêt :

28

Quand on est chez eux [les beaux-parents], c’est les garçons d’un côté et les filles de l’autre. Finalement, moi, je suis toujours avec les gars. Les gars, ils ont des sujets, ça va être le foot, la partie de pêche... Et puis les dames, ça va être différent. Ca va plus tourner autour des enfants, de leur vie professionnelle... peut-être des soucis qu’elles ont avec leur mari aussi.
M. Charbonnel, 35 ans, magasinier, marié, 4 enfants

29Pour la plupart des femmes interrogées, ces réunions de famille constituent, en effet, des moments d’échange irremplaçables. Quand les relations sont bonnes, les sœurs et les belles-sœurs sont souvent considérées comme des confidentes à qui elles peuvent raconter leurs difficultés conjugales tandis qu’elles se tourneraient davantage vers leur mère pour l’éducation des enfants. À travers le discours de Mme Royet, on voit donc que les réunions familiales sont appréciées parce qu’elles sont l’occasion de pouvoir discuter entre femmes :

30

Quand Michel [son frère] vient, ma mère nous invite tous. On se retrouve chez mes parents avec les frères et sœurs. Je trouve que c’est important, de pouvoir se confier. Exprimer sa joie sur un événement ou au contraire, lors d’un évènement malheureux, pouvoir parler un peu. Avoir un appui... enfin... ne pas se sentir seule. Et puis, j’ai de la chance parce qu’avec Maryvonne [sa sœur] et Dominique [sa belle-sœur], je m’entends plutôt bien. [...] Alors... comment ça se passe [sur un ton enjoué]... mes frères accaparent Jean-Marc et moi je retrouve les autres qui sont déjà en train de s’affairer dans la cuisine.
Bon et après, c’est le repas qui n’est souvent pas fini avant quatre ou cinq heures de l’après-midi. Alors là, avec les belles-sœurs, on parle souvent des enfants, comment ça va à l’école, des maris parfois...
Mme Royet, 42 ans, employée de bureau, 2 enfants

31Beaucoup de femmes interrogées mettent donc en valeur la dimension de dialogue qu’elles associent aux réunions de famille  [11]. Un contact qu’elles ne trouvent souvent pas ailleurs... puisque leur vie amicale ne semble pas très développée. Six enquêtés mentionnent n’avoir aucun ami, tout au plus des fréquentations, tandis que les autres ne présentent pas spécialement leurs amis comme des confidents mais souvent comme des personnes avec qui ils partagent des activités communes.

32Une sorte d’entre soi familial, que Young et Willmott (1957) avaient déjà montré dans le quartier de Bethnal Green, semble donc continuer de caractériser les milieux populaires, la parenté constituant la base de la sociabilité. Dans les milieux moyens et supérieurs, les rencontres avec les amis sont souvent citées comme un élément nécessaire à l’épanouissement même de la vie familiale et les comparaisons avec les expériences du groupe de pairs sont fréquentes (de Singly, 1996). À l’opposé, dans les milieux populaires, les rapprochements établis par les personnes interrogées concernent uniquement les membres de leur parenté, reflet de l’importance des échanges familiaux. Quel que soit le sujet abordé, de l’éducation des enfants aux difficultés de la vie professionnelle, les exemples évoqués par nos interlocuteurs mettent systématiquement en scène des membres de leur parenté.

33Les rencontres familiales apparaissent ainsi comme des moments privilégiés de dialogue où se construisent peu à peu des normes collectives, références communes d’un même groupe de parenté. La forte reproduction des normes statutaires ne tiendrait pas seulement à une volonté de s’inscrire dans une continuité familiale, ou même à une forte homogamie sociale et géographique : elle s’expliquerait surtout par le fait que la parenté constitue le repère prédominant voire le seul modèle pour nos interlocuteurs.

34Dans les milieux populaires, la forte transmission des normes statutaires ne s’explique donc non pas tant par une volonté de faire allégeance aux valeurs de la lignée – comme dans les familles bourgeoises de vieille souche (Le Wita, 1983) – que par une sociabilité familiale intense qui dicte la place d’ego au sein de son couple tout comme dans son réseau de parenté. Cette forte sociabilité perpétue une identité familiale marquée par un clivage sexuel prononcé et revendiqué.

2. DE L’AUTRE... : UNE RECHERCHE D’AUTONOMIE

35Si les individus interrogés déclarent perpétuer les pratiques parentales, ils les refusent dès lors qu’elles sont perçues comme imposées. L’appartenance familiale ne doit, en aucun cas, représenter une contrainte qui puisse restreindre leur autonomie. Cette volonté de s’affilier sans faire serment d’allégeance est toutefois différemment vécue par les hommes et les femmes.

36Ce sont les femmes qui semblent les plus partagées entre une volonté de s’inscrire dans une continuité familiale et le désir de garder une certaine liberté. Pour les hommes, cette appréciation de la bonne distance entre appartenance familiale et autonomie est affirmée comme allant de soi.

2.1. POUR LES FEMMES : NÉGOCIER SON ÉMANCIPATION

37Dans les classes moyennes et supérieures, l’autonomie est valorisée, dès l’enfance de l’individu, comme le ciment de la vie familiale  [12]. Même si la rencontre avec le conjoint constitue une des étapes de l’émancipation de la tutelle parentale, il ne semble pas que cette quête d’indépendance se cristallise particulièrement au début de la vie conjugale. Dans les milieux populaires, la mise en couple constitue au contraire, pour la plupart des femmes rencontrées, le point de départ d’une remise en question de l’autorité familiale.

38Cette recherche d’indépendance, qui va de pair avec leur nouveau statut de femme mariée, est majoritairement présentée comme une quête douloureuse. En effet, l’installation en couple coïncide souvent à leur tout premier départ du domicile parental : sur les douze femmes interrogées, huit l’ont quitté pour s’installer directement avec leur conjoint. Alors que, dans les classes moyennes et supérieures, la vie estudiantine (et ses différents modes d’hébergement) assure fréquemment une transition entre le départ du domicile parental et l’installation en couple, les femmes ici interrogées rapportent leur difficulté de passer si rapidement du statut d’« enfant de la famille » à celui de personne « responsable d’un foyer ». Les rapports avec leur mère témoignent de la négociation d’aspirations parfois difficiles à concilier : d’un côté, elles ont besoin de cette dernière pour les guider dans certaines activités domestiques ; de l’autre, cet appui doit être temporaire et ne pas empiéter sur leur nouvelle autonomie. Ce qui rend toutefois cet équilibre difficile est la mince frontière entre ce qui est perçu comme la réponse à une sollicitation et ce qui est vécu comme une possible pression de la part de quelqu’un qui tenterait d’imposer son point de vue. Entre disputes et réconciliations, Mme Hautin se souvient de cette période de transition où chacun tente de définir – avec plus ou moins de facilité – sa place :

39

Ma mère, au début, elle était tout le temps sur mon dos... quand je faisais les
courses... » Qu’est-ce que j’avais acheté à manger ? »... non mais c’est limite
si elle m’aurait pas dit de ranger ma chambre...
Mme Hautin, 30 ans, auxiliaire de puériculture, mariée, 4 enfants

40La difficulté qu’éprouvent les femmes interrogées à revendiquer une certaine indépendance pourrait ainsi s’expliquer par le fait que la culture de l’autonomie familiale est moins valorisée dans les milieux populaires que dans les classes moyennes et supérieures. De nombreuses interviewées craignent, en effet, que leur attitude soit interprétée comme une remise en cause de leur loyauté filiale. Alors que nous discutons de la rencontre avec son mari, Mme Guenet tient à expliquer précisément pourquoi les débuts de sa vie conjugale ont été pour elle une période de doute et de remise en cause :

41

J’avais l’impression, c’était peut-être une impression, en tout cas, c’était ce que je ressentais, par rapport à ma mère, je dis plus par rapport à elle... Il fallait que je sois dans une norme, dans SA norme. Plus j’étais en conflit, plus je m’en éloignais, plus j’avais peur de perdre son amour. Et à la fois plus j’en avais besoin. Cela nourrissait une culpabilité et en même temps, j’avais envie d’être indépendante. Je voulais avancer mais en même temps, je ne pouvais pas. J’étais à la fois retenue et portée vers autre chose. Si on veut être autonome... parce que finalement on est majeur à 18 ans, on n’est pas forcément adulte à 18 ans...
Mme Guenet, 34 ans, aide-soignante, mariée, 5 enfants

42Ne pas se priver du soutien et de l’expérience maternelle que des contacts quotidiens et un entre-soi familial favorisent sans pour autant renoncer à leur indépendance, c’est ce que souhaitent les femmes rencontrées. Toutefois, la culpabilité qu’elles éprouvent montre leur difficulté à concilier des aspirations qu’elles perçoivent parfois comme contradictoires. La naissance du premier enfant, peu de temps après les débuts de la vie en couple, ne fera que renforcer ces sentiments  [13].

2.2. POUR LES HOMMES : RÉAFFIRMER SON INDÉPENDANCE

43À l’opposé des femmes qui ressentent une certaine culpabilité à faire valoir leur indépendance, les hommes revendiquent plus librement une certaine autonomie. L’analyse des relations qu’ils entretiennent avec leur mère est tout à fait éclairante.

44Alors que certains ouvriers interviewés par O. Schwartz (1990) entretenaient une relation fusionnelle avec leur mère, retournant chez elle dès la sortie du travail, aucun homme ici interrogé ne recherche spécialement sa présence. Ce ne sont pas eux qui prennent l’initiative de l’inviter ou de passer la voir mais leur épouse qui les encourage à donner des nouvelles. L’importance des femmes dans le maintien des liens familiaux n’est pas un constat nouveau. Toutefois, il est intéressant de noter que ce kinkeeping féminin, caractérisant les relations avec les consanguins, s’étend aussi à l’organisation des rencontres avec la belle-famille.

45Les deux récits croisés de M. et Mme Gillot sont particulièrement éloquents. Ce n’est pas M. Gillot qui téléphone à ses parents pour prendre de leurs nouvelles mais sa femme :

46

Avec mes parents, on se voit 5-6 fois par an... les trajets font que... Mon frère habitant dans le même village que mes parents, je le vois chez eux. Autrement, je leur téléphone de temps en temps... ouais, un coup de téléphone de temps en temps histoire de dire « comment ça va ? »... mais c’est très réduit....en fait, c’est plutôt Séverine qui leur téléphone... je dirais... allez, une fois toutes les deux/trois semaines... elle a toujours des choses à raconter alors que moi... plus besoin de contacts aussi...
M. Gillot, 36 ans, agent SNCF, marié, 2 enfants

47Ce que semble souligner M. Gillot, c’est que son épouse a davantage besoin de s’investir dans un type d’échanges basés sur le soutien moral et affectif. Implicitement, le rôle de la femme est ici défini comme celui d’un « agent de liaison », représentant son mari auprès de ses propres parents. Mme Gillot accepte d’ailleurs cette division du travail relationnel et constate avec amusement le peu d’efforts fournis par son mari :

48

[En ce qui concerne sa belle-famille] : C’est moi. Je prends l’initiative et
j’appelle... Si je compte sur lui... [elle rit]. Non, c’est moi. D’ailleurs, si je lui
demande d’appeler ses parents, il me dit « fais-le toi, ils t’aiment bien »...
Mme Gillot, 31 ans, vendeuse, 2 enfants

49Les rapports directs avec leur mère étant limités, la majorité des hommes affirment avoir pris une certaine distance quant à l’influence qu’elle pourrait exercer sur leur vie familiale. La plupart reconnaissent certes avoir été l’objet de certaines pressions de sa part (surtout au début de leur mariage) mais prétendent avoir rapidement mis un terme à toute tentative de chantage affectif. M. Guenet semble être tout à fait déterminé à ne pas laisser sa mère contrôler ses moindres faits et gestes même si, en installant son hangar dans le village de ses parents, il s’expose, de fait, à la rencontrer fréquemment :

50

Et puis il y a eu l’aspect... se mêler de la vie du couple. Bon... au départ, on a recalé les pendules. Pour la petite histoire, j’ai un hangar où j’entrepose du matériel dans le village où habitent les parents. Ça a un avantage. Pour mon père, ça lui fait une dépendance parce qu’il n’avait pas grand-chose. Mais, au départ, ma mère avait du mal à comprendre que je puisse venir au village sans aller lui dire bonjour ou lui raconter les potins du jour. Et il a fallu caler ça en disant « ce n’est pas parce que je viens chercher des affaires que je vais forcément passer te voir ». Ma mère, elle a un peu le style moralisatrice. Et culpabilisante sur certaines choses. Se faire payer sur la personne de tout ce qu’elle nous a donné quand on était plus jeune. C’est vrai que « oui, tu as donné. Mais ce n’est pas pour autant que nous, maintenant, il faut qu’on mette une plaque de reconnaissance éternelle sur le front. »
M. Guenet, 38 ans, employé dans une société de jardinage, marié, 5 enfants

51Les limites de l’appartenance familiale semblent donc être claires pour la majorité des hommes même s’il est hâtif de conclure que ces revendications sont synonymes d’une réelle indépendance. Ce qui distingue avant tout les hommes des femmes interviewées, c’est cette volonté de montrer que leurs décisions, et par là-même leur autorité, ne peuvent être remises en cause :

52

Il est hors de question que ma mère... Bon je pense pas qu’ils le feraient...
Mon père, sûr, il le ferait pas. Et je ne pense pas que ma mère oserait me dire
quoi que ce soit sur la vie familiale qu’on a. Et puis, elle n’a rien à dire. De
toute façon, elle aurait aucune chance. Alors là, aucune chance.
M. Hautin, 34 ans, conseiller-livreur, marié, père de 4 filles

53Ce ton assuré et tranchant est perçu par leur épouse comme le signe d’une plus grande autonomie de leur mari. Parfois admiratives, elles ne doutent pas que ces déclarations se traduisent, dans les faits, par une plus grande liberté. D’un point de vue familial, la construction d’une identité virile passe par l’affirmation d’un rejet des possibles influences de la famille d’origine. Il s’agit certes d’être un homme responsable mais surtout un homme respecté :

54

Lui, il hésite pas à mettre les choses au carré [en tranchant l’air avec ses mains].
Il dit ce qu’il pense de but en blanc. C’est vrai que sa mère, au début, elle aurait
été tentée... de faire des réflexions, quoi. Et moi, disons, que je m’y prendrais
pas de la même façon avec mes parents... j’essaie de faire passer les choses plus
doucement, je vais plus essayer d’apaiser les choses quand ça va pas.
Mme Hautin, 30 ans, auxiliaire de puériculture, mariée, 4 enfants

55Le statut de pater familias, dans les milieux populaires, n’est pas seulement associé à la figure de l’autorité, il est aussi synonyme d’une inflexibilité aux pressions extérieures. Alors que, dans les classes moyennes et supérieures, cette figure est en déclin (de Singly, 2004), l’enquête ici menée montre qu’on ne peut se contenter de la reléguer trop vite comme un modèle appartenant au passé. Encore une fois, ces résultats amènent à discuter l’hypothèse, suggérée par certains sociologues comme par les médias, de la disparition d’une éthique de classe du fait de l’adoption par les milieux populaires des références des classes moyennes et supérieures.

2.3. DE L’IMPORTANCE DU CONTEXTE DE LA RENCONTRE CONJUGALE SUR LE POIDS DONNÉ À L’INFLUENCE FAMILIALE

56Dans leur étude sur le contrôle parental des sorties à la fin de l’adolescence, M. Bozon et C. Villeneuve-Gokalp (1994) montraient que la différence entre l’autonomie accordée aux filles et aux garçons était plus marquée chez les ouvriers que dans n’importe quelle autre catégorie. Dans les milieux populaires, l’acquisition de l’autonomie est donc fortement clivée en fonction du sexe de l’enfant. Or la plupart des personnes interrogées ont conscience que leurs parents n’accordaient pas la même indépendance aux filles et aux garçons. À cet égard, il est intéressant d’étudier leur discours sur le choix de leur conjoint. Alors que le récit des hommes retrace celui d’une rencontre hors du giron parental, l’histoire des femmes met davantage l’accent sur la lente découverte d’un individu faisant déjà partie de l’environnement familial.

57Ce que nous voulons suggérer ici, ce n’est pas tant que les influences familiales sur le choix du conjoint sont plus fortes pour les filles que pour les garçons, mais que ce choix ne s’effectue pas dans le même contexte selon le sexe d’ego.

58Il est intéressant de constater que beaucoup de couples interrogés se sont rencontrés par l’intermédiaire d’un frère ou d’un cousin de l’interviewée  [14].

59La plupart du temps, le mari et le futur beau-frère étaient à l’école ensemble ou faisaient partie de la même équipe de football. Avant d’être considéré comme un partenaire éventuel, le futur conjoint est tout d’abord perçu, par la majorité des femmes, comme une présence familière dans leur entourage familial. M. Charbonnel se souvient des moments où il n’était encore que le camarade de football des frères de son épouse :

60

On est issu du même village, de la Bresse, à 1 heure d’ici. Moi je connais bien tous les frères de ma femme mais pas parce qu’elle est ma femme. Avant, j’ai joué au foot avec eux. J’ai plein de souvenirs de foot avec les beaux-frères... il sourit. Pour être intégré, je suis bien intégré. De toute façon, j’étais déjà intégré avant de la connaître.
M. Charbonnel, 35 ans, magasinier, marié, 4 enfants

61Cette « intégration de fait » renforce les sentiments naissants que Mme Charbonnel éprouve pour le camarade de ses frères :

62

On se connaissait déjà avant. Il venait souvent à la maison parce qu’il était
dans la même équipe que mes frères....il était bien apprécié par mon papa et
ma maman aussi.
Mme Charbonnel, 33 ans, saisonnière dans les vignes, mariée, 4 enfants

63Le fait que la rencontre des deux conjoints ait lieu dans la famille de la femme (ou en présence des membres de sa famille) et non dans celle de l’homme explique que les premières mettent davantage l’accent sur l’aval implicite de leurs proches quant au choix du conjoint. Pour Mme Charbonnel, la bonne réputation dont jouissait son futur mari auprès de ses consanguins a été cruciale :

64

Je pense que l’opinion de ma famille a été importante dans le choix de mon
mari. De penser qu’il pouvait plaire à mes parents, à mes frères et sœurs,
c’était important. Quelque part, il y a influence quand même.

65M. Charbonnel, pour qui cette rencontre résulte de la prolongation d’une sociabilité amicale, la présente davantage comme un choix personnel, dénué d’une quelconque influence familiale :

66

Avec ma famille, j’ai toujours eu la totale liberté. Par exemple, je me suis marié tôt, j’avais 21 ans. Personne ne m’a rien dit. Jamais, jamais, jamais. C’était mon choix et ils l’ont respecté.

67Les sentiments de culpabilité et/ou de déloyauté filiale ressentis par les femmes aux débuts de la vie conjugale s’expliquent par le décalage entre ce qu’elles perçoivent être le point de départ d’une nouvelle autonomie et d’une nouvelle légitimité (passer du statut d’enfant de la famille à celui d’adulte, responsable d’un foyer), et l’inscription de fait, par le choix d’un ami de leurs consanguins, dans une certaine continuité familiale. Les hommes, pour qui cette rencontre se situe en dehors du cercle familial, ont davantage de facilités à poser les limites de l’appartenance filiale et de l’appartenance conjugale d’autant que ce sont leurs femmes qui assurent ensuite le maintien des liens avec leur propre parenté.

3. ENTRE DÉSIR D’AUTONOMIE ET DÉSIR D’APPARTENANCE : LE PASSÉ FAMILIAL AU SERVICE DE LA CONSTRUCTION DE SOI

68La difficulté que rencontrent certaines femmes à concilier autonomie conjugale et appartenance filiale n’est donc pas indépendante de leur histoire familiale. Pourtant, loin d’être rejeté, le passé est sans cesse interrogé. Sa relecture apporte réponses ou réconfort, permet à l’individu de se réapproprier les valeurs familiales, et d’en être ainsi à son tour le relais.

3.1. LE POIDS DES NORMES FAMILIALES OU LE PRIX DE LA SÉCURITÉ

69On peut en effet supposer que les modèles parentaux constituent pour ego des références qui sont synonymes pour lui d’une certaine sécurité. Il n’est donc pas étonnant que ce soit dans des moments de transition – comme les débuts de la vie conjugale – où l’individu se sent parfois déstabilisé, qu’il ait le plus besoin d’un modèle rassurant. Mais si les normes familiales sont globalement bien acceptées par l’individu, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont porteuses de bornes identitaires, c’est aussi parce qu’elles sont les seules références auxquelles l’individu peut se reporter en cas de crise. Comme nous l’avions expliqué dans la première partie, l’entre-soi familial et la faiblesse du réseau amical le place dans une relation de quasi-dépendance à l’égard de sa famille, principale source de conseils et d’écoute.

70Cette cohésion familiale, tout en apportant des repères qui procurent une certaine sécurité à l’individu, a un prix. Certains interlocuteurs admettent, parfois à demi-mot, combien cette organisation dictant sa place à chacun, même s’ils y adhèrent pleinement, peut être pesante au quotidien. Au début de l’entretien, M. Royet avait passé un long moment à expliquer pourquoi seul le père, par une sorte d’autorité naturelle, pouvait assurer la place de « chef de famille » dans le foyer. Alors qu’il montre avec fierté une table et des chaises de jardin qu’il vient juste d’acquérir, il confie sur un ton plus amer :

71

— C’est vrai que je suis le chef de famille, qu’on me respecte. Si je donne mon accord, il n’y a pas de problème, tout le monde va bien. Si je ne le donne pas en disant « débrouillez-vous », on va me le demander. Alors que j’aimerais que de temps en temps, ça soit quelqu’un d’autre qui prenne la décision, ne serait-ce que pour acheter un meuble, par exemple. Brigitte me demande toujours avant « on peut ? Je peux faire ? ». J’ai envie de lui dire « oui, attends, tu es grande ». Donc, je sens cette place là.... [silence] Chacun essaie de tenir la place qu’il peut tenir. Je sens que je suis respecté de toute façon. Et puis par contre, la place que je n’ai pas eue, c’est éduquer les enfants, enfin, de passer du temps avec eux, je passe pas beaucoup de temps avec eux. Les vacances, on n’y va jamais. Les week-ends, ils sont pas toujours là. J’ai ce sentiment, de pas passer assez de temps avec eux. Il y a des fois je regrette.
Vous parlez parfois de vos regrets à quelqu’un ?
— Non et puis, dans la famille, on est assez intériorisé. Il y a des familles où les gens parlent beaucoup, parlent de beaucoup de choses et puis, je pense que chez nous, on est des gens qui ne parlons pas beaucoup, qui se comportent plus avec le regard. Donc, c’est vrai que je n’ai pas de grandes discussions.
Comme mon père était, de toute façon. C’est vrai qu’après, les grandes explications, les grandes conversations, c’est difficile. On préfère ne rien dire et puis de reprendre ça sur soi.
M. Royet, 44 ans, salarié dans le BTP, marié, 2 enfants

72Cet extrait montre que si les femmes reconnaissent avoir des difficultés pour trouver leur place au sein de leur groupe de parenté, les hommes, qui clament haut et fort leur indépendance, ne sont pas moins épargnés par le poids des normes familiales. Figé dans ce qu’il pense être le rôle du père, par ce que ses pairs (sa femme, ses enfants) attendent de lui, ou par ce que son passé lui apporte comme références, l’attitude de M. Royet montre qu’il lui est difficile de sortir de la place qui lui est attribuée, enfouissant ses regrets dans sa passion du jardinage.

73Il n’est donc pas évident de trouver la bonne position face aux modèles fournis par le passé. Afin de concilier son désir d’appartenance familiale, source de stabilité et de sécurité, et sa volonté d’autonomie, ego effectue une relecture de l’histoire familiale où la reproduction des modèles parentaux est présentée comme un choix, ménageant une certaine marge de liberté.

3.2. LA CONSTRUCTION D’UN IDÉAL D’APPARTENANCE SANS CONTRAINTE

74Si ego décide de s’inscrire dans une certaine continuité familiale, cette attitude n’est pas synonyme pour lui de reproduction passive et/ou forcée. L’individu ne perçoit pas cette fidélité aux normes familiales comme un signe de soumission puisqu’elle résulte, selon lui, d’une décision personnelle non contrainte.

75Le plus souvent, si les personnes sont fidèles à l’esprit de ce que leur ont transmis leurs parents, elles ne le sont pas de façon stricte, se ménageant, selon leurs dires, une certaine marge d’initiative personnelle :

76

Dans l’esprit de ce que j’évoque à l’instant, il me semble que je transmets à
mes enfants un certain nombre de valeurs que mes parents m’ont transmises.
Tout en sachant évoluer parce que le contexte n’est plus le même. Il y a des
valeurs de discipline par exemple... Mon père était assez rigoureux. Lui avait
un père très autoritaire même si ce n’était pas un militaire. Nous, on adoucit
un peu les angles même s’il y a des choses qui me semblent importantes à
transmettre.
M. Guenet, 38 ans, employé dans une société de jardinage, marié, 5 enfants

77Dans l’absolu, l’appartenance familiale ne devrait donc pas être synonyme de contrainte ou de pression puisque l’individu serait capable – même au prix d’un cheminement difficile – d’en fixer lui-même les limites. La métaphore qu’emploie Mme Charbonnel pour parler de son passé semble traduire cette aspiration :

78

Mon histoire familiale, c’est une valise. Avec des belles choses dedans et des
moins belles. Une valise que je veux arriver à poser quand j’en ai envie.
Mme Charbonnel, 33 ans, saisonnière dans les vignes, mariée, 4 enfants

79Contrairement aux classes supérieures, l’histoire familiale, dans les milieux populaires, n’est pas tant un lien qui réunit les générations autour d’un patrimoine symbolique commun qu’une ressource subjectivement investie par l’individu, qui lui permet de construire une identité familiale dont le centre de gravité n’est autre que lui-même. C’est dans cette optique que l’on peut comprendre que l’inscription dans une certaine continuité familiale soit alors avant tout présentée comme une aspiration et non comme un devoir.

3.3. AU CŒUR DES ENJEUX DE FILIATION : COMPLÉMENTARITÉ ET CONCURRENCE DES LIGNÉES

80Cet idéal d’appartenance sans contrainte repose donc sur une vision du passé familial que les personnes interrogées utilisent comme une ressource pour se construire, ressource dont il est important que leurs enfants bénéficient.

81Le rôle des grands-parents serait alors primordial puisqu’en transmettant la mémoire familiale, ils contribueraient peu à peu à renforcer le lien entre les générations. Adhérant à une vision très classique de la famille, les parents interviewés pensent que l’enfant devrait fréquenter de manière équivalente ses grands-parents paternels et maternels pour prendre pleinement conscience de son appartenance familiale. Quand des relations plus conflictuelles s’établissent avec l’une des deux lignées  [15], les enfants sont parfois le dernier lien qui unit grands-parents et parents.

82Après une longue période de froid, M. Ourry décide de reprendre contact avec ses parents à la naissance des enfants afin de ne pas priver ses fils de « racines familiales » :

83

Donc, pendant des années, j’ai été amené à ne plus les voir. Mais j’ai décidé,
quand j’ai eu des enfants, de permettre à mes enfants, de les connaître. Pour
Pâques, on emmène un des enfants. On déjeune, on est ensemble, je laisse
Brandon, l’aîné, qui va rester avec eux pendant une semaine. Mais moi, je
n’envisage pas de rester dormir chez eux. Pour moi, ce sont des moments de
contrainte. Je ne les verrais pas si je n’avais pas mes enfants, c’est très clair.
M. Ourry, 37 ans, ambulancier, marié, 2 enfants

84Alors que M. Ourry se décrit comme un élément extérieur à ces relations entre petits-enfants et grands-parents, sa femme relativise l’attitude prétendument distanciée de son mari. Entretenir des relations avec sa parenté, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, c’est tout de même reconnaître une certaine appartenance familiale :

85

Il voulait maîtriser le rapprochement de ses enfants vers ses parents. Au départ, il disait qu’il voulait favoriser... il voyait essentiellement la relation pe-tits-enfants grands-parents. Et puis, petit à petit, c’est un peu bête de penser ça... Forcément, la relation à travers ses enfants, on parlait de chaîne, forcément lui-même constitue un maillon et la relation de ses enfants avec ses parents... alors c’est revenu par le bout, c’est-à-dire que ses enfants l’ont ramené à ses parents.
Mme Ourry, 35 ans, employée de bureau, mariée, 2 enfants

86Si les parents acceptent donc une partie des contraintes familiales au nom du bien-être de leurs enfants, les femmes veillent toutefois à ce que les grands-parents n’usent pas de ce prétexte pour s’imposer dans l’intimité de la cellule conjugale. Alors qu’elles ne considèrent guère que la présence – quasi quotidienne pour certaines – de leur mère puisse remettre en cause ce principe d’équité des lignées, la plupart d’entre elles admettent connaître des moments de tensions quand leur belle-mère réclame la garde des enfants  [16].

87Mme Wautier est, par exemple, agacée par les propositions de sa belle-mère qui suggère fréquemment que les enfants pourraient passer une partie de leurs vacances chez elle. Cela l’exaspère d’autant plus que sa belle-mère fait fi de ses remarques quand elle décide de ne pas les lui confier :

88

La grand-mère, dès qu’on espace les visites, entre deux, elle vient voir ses pe-tits-enfants. On les laisse pourtant souvent en vacances chez elle. Et puis, quand elle est avec les enfants, elle est toute seule avec eux. Elle prend les choses en main, quoi.
Mme Wautier, 38 ans, assistante maternelle, mariée, 3 enfants

89En outre, Mme Wautier, à l’instar de nombreuses femmes interrogées, reproche à sa belle-mère son insistance à parler du passé ou à souligner en permanence les ressemblances entre son fils et ses petits-enfants :
Ma belle-mère ADORE [en insistant] parler de l’histoire de sa famille à ses petits-enfants. C’en est même un peu excessif. En plus, elle raconte toujours les mêmes choses, on les connaît à force, on dirait qu’il n’y a que ça qui compte !

90À travers ce dernier extrait, on voit donc que ces tensions entre belle-mère et belle-fille n’ont pas seulement pour objet des remarques que la première ferait à la seconde au sujet de l’éducation des enfants par exemple (Lemarchant, 1999) mais aussi une sorte de rivalité souterraine pour inscrire préférentiellement les enfants dans l’une ou l’autre des lignées. Les hommes, peu enclins à entretenir ce type de relations avec leurs affins, perçoivent certes ces antagonismes entre leur femme et leur mère mais, loin de comprendre (ou feignant de ne pas comprendre...) l’enjeu symbolique de ces tensions, les justifient souvent par la confrontation de deux personnalités au caractère bien affirmé :

91

C’est vrai que les relations avec ma mère ne sont pas toujours très claires....et c’est vrai que les réactions entre la mère et la belle-mère par rapport aux enfants... [il sourit] Et puis ma mère est des fois envahissante... elle aime bien tout organiser, pas forcément comme on aimerait. De temps en temps, il faut négocier mais on arrive toujours à trouver des compromis.
M. Wautier, 40 ans, technicien de fonctionnement interne, marié, 3 enfants

92Si nos interlocuteurs ne mentionnent pas de concurrence directe entre les grands-parents de chaque lignée  [17], l’appropriation symbolique des enfants passe par une rivalité sourde entre belle-mère et belle-fille, chacune oeuvrant pour qu’ils s’inscrivent préférentiellement dans leur famille respective. Ce sont donc les femmes qui sont les véritables actrices de cette affiliation symbolique des enfants. Au principe d’une co-présence des deux branches familiales se superpose une compétition souterraine entre filiation paternelle et filiation maternelle. Tandis que les belles-mères souhaitent jouer un rôle important dans la socialisation de leurs petits-enfants, leurs belles-filles tentent de contrôler cette présence. C’est une « guerre » d’influences, passant par des stratégies dissimulées, qui les confronte auprès des enfants. Etre auprès d’eux, c’est, en effet, leur transmettre une mémoire, des valeurs, c’est-à-dire perpétuer l’existence d’une lignée et assurer ainsi la continuité d’une certaine identité familiale.

CONCLUSION

93La sociologie de la famille insiste, avec raison, sur la dimension affinitaire qui régit les liens de parenté dans les sociétés occidentales modernes : dans l’idéal, l’appartenance familiale doit être synonyme d’épanouissement personnel et non de relations contraintes. Toutefois, en insistant sur le processus d’autonomisation de l’individu, la dimension statutaire est parfois négligée. Présenté comme un lieu de négociation, le couple est certes un processus de construction de soi au regard de l’autre mais aussi un processus de construction de soi au regard de son réseau de parenté. Dans les milieux populaires où la sociabilité familiale est particulièrement intense, les normes familiales contribuent de façon considérable à définir la place de chacun dans la cellule conjugale comme dans l’ensemble de la parenté.

94Que ces normes apportent repères et stabilité, que la fidélité aux modèles familiaux soit revendiquée comme un choix, laissant une marge d’initiative personnelle, n’empêchent pas certains de nos interlocuteurs d’éprouver des difficultés. Tout en revendiquant une certaine indépendance, une distance critique sur leur passé leur permettant de n’en garder que le positif, des sentiments concomitants de culpabilité ou d’amertume traduisent parfois leur difficulté à prendre de la distance avec ces normes statutaires qui constituent le socle de leur identité familiale. Une identité familiale fondée sur un clivage sexuel prononcé et revendiqué. Être un homme, dans le cadre de certaines familles de milieux populaires, c’est montrer son autorité, c’est-à-dire refuser les pressions et notamment celles de la famille d’origine. Pour une femme, cette autorité semble aller de pair avec la vie en couple, ce qui pourrait participer à expliquer un mode d’entrée dans la vie conjugale relativement précoce. Cette nouvelle légitimité ne va toutefois pas sans tension, avec la mère notamment. Il s’agit, en effet, de construire une nouvelle relation avec cette dernière, rompant ainsi avec une longue socialisation marquée par une certaine dépendance quant aux décisions parentales.

95L’autonomie de la cellule conjugale ne passe pas seulement par des négociations avec sa propre parenté. Elle passe aussi par la définition d’une « bonne distance » (Lemarchant, 1999) avec la belle-famille. Ce sont surtout les femmes qui ressentent la nécessité de poser certaines limites, une sorte de concurrence souterraine les opposant au sujet des enfants. Si elles reconnaissent la nécessité pour leur épanouissement qu’ils fréquentent à la fois leurs grands-parents paternels et maternels, elles redoutent cependant la trop grande influence de leur belle-mère auprès d’eux. Au principe d’une co-présence des deux lignées, reflet de notre système de filiation co-gnatique, se superpose une rivalité qui a pour enjeu l’appropriation symbolique des enfants.

96Affirmer l’autonomie de la cellule conjugale n’est donc acceptable que si l’on considère celle-ci comme un cercle concentrique profondément interdépendant des autres cercles constituant l’ensemble de la parenté, redonnant ainsi toute leur place aux études sur la filiation.

Notes

  • [*]
    L’auteure tient tout particlièrement à remercier Fabrice Hamelin pour ses relectures attentives et le comité de rédaction pour ses remarques constructives tout au long de la rédaction de cet article.
  • [1]
    Sur l’analyse des causes de ce renouveau, on peut se reporter à l’analyse de L. Barry (2000) ainsi qu’à celle de J-H. Déchaux (2003).
  • [2]
    Appartenance familiale et appartenance conjugale sont ici opposés. Par appartenance familiale, on entend les relations avec la famille d’origine tandis que l’appartenance conjugale désigne les relations à l’intérieur de la famille de procréation.
  • [3]
    De façon descriptive, le terme lignée désigne l’ensemble des descendants d’une personne. En utilisant les termes de « lignée de l’homme » et de « lignée de la femme », on insiste sur deux lignes d’ascendance distinctes.
  • [4]
    Cette courte rétrospective prend seulement en considération les études en France au cours de ces trente dernières années. Pour un bilan de littérature plus complet, voir Le Pape, 2005a.
  • [5]
    La complexité d’une définition satisfaisante des milieux populaires mais aussi les questions que cette incertitude théorique et méthodologique engendre, notamment pour déterminer les spécificités d’une éventuelle identité populaire, n’est pas un débat nouveau. Dans La culture du pauvre, R. Hoggart (1970) posait déjà les prémisses d’une telle discussion.
  • [6]
    Ce critère, utilisé par N. Herpin (2003) dans une enquête sur le lien de germanité, semble permettre de distinguer certaines spécificités concernant les fréquentations familiales et les échanges notamment.
  • [7]
    On pourra se référer par exemple aux réflexions de G. Mauger (1991) ou de J. Peneff (1996).
  • [8]
    Tout du moins la tendance actuelle est à la déclaration d’un partage plus équitable des tâches domestiques, les pratiques effectives étant parfois loin de ce discours (Chenu, 2003).
  • [9]
    Sur la spécificité du rapport enquêteur/enquêté dans les milieux populaires, on peut se reporter aux notes de G. Mauger (1991).
  • [10]
    On pourrait certes supposer que les paroles recueillies sont le reflet d’un discours vague, l’enquêté ne sachant que dire. Mais cette hypothèse n’est guère satisfaisante car beaucoup d’entre eux étaient déterminés à démontrer, par réaction à ce qu’ils identifient clairement comme les nouveaux discours sur la paternité, le bien-fondé d’une éducation basée sur l’autorité indivisible du chef de famille.
  • [11]
    Les hommes associent moins ces réunions à des moments de dialogue sur leur vie de famille. Ce n’est qu’à l’occasion de moments critiques qu’ils se tournent vers leur famille pour se confier.
  • [12]
    L’idéal d’être « libres ensemble » est repris dans le titre d’un ouvrage dirigé par F. de Singly (2000).
  • [13]
    Sur ce point, voir notre article (Le Pape, 2005b) et celui de V. Cichelli (2003) qui montrent que la naissance du premier enfant, souvent présenté par les sociologues de la famille comme un instant privilégié dans le rapprochement des générations, est aussi un moment de fortes tensions, notamment entre la femme et sa mère.
  • [14]
    Ce qui s’explique par la plus grande liberté de circulation des garçons dans les milieux populaires pour qui le monde extérieur est moins souvent perçu comme une menace (Bozon, Villeneuve-Gokalp, 1994).
  • [15]
    Dans notre corpus, aucun couple n’entretient de mauvaises relations avec les deux lignées.
  • [16]
    Une minorité de femmes accusent leur belle-mère d’instaurer une sorte de concurrence souterraine dont l’enjeu serait l’exclusivité de l’affection de leur fils. L’enjeu de la rivalité semble plutôt être les enfants.
  • [17]
    C. Attias-Donfut et M. Segalen (1998) notent, par exemple, que les styles de grand-parentalité peuvent être l’objet d’une compétition souterraine entre les deux lignées.
Français

Cet article s’inscrit dans le renouveau des études sur la parenté dans la famille contemporaine, en considérant qu’ego est à la fois au cœur des relations conjugales et des relations familiales (notamment avec sa famille d’origine). Comment négocie-t-il cette double appartenance ? Dans les milieux populaires, si les hommes affirment ne pas avoir de difficultés à concilier autonomie conjugale et appartenance filiale, les femmes éprouvent, quant à elles, une culpabilité à revendiquer une certaine autonomie vis-à-vis de leur famille d’origine. Toutefois, la forte reproduction des normes familiales au sein de l’unité conjugale, tant chez les hommes que chez les femmes, semble souligner que cet idéal d’appartenance sans contrainte génère chez chacun des aspirations parfois difficiles à concilier. Ces tensions intérieures et ce désir de se construire en référence à son passé familial sans toutefois en être prisonnier sont l’une des manifestations des paradoxes de l’individualisme contemporain [*].

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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  • A TTIAS-D ONFUT C., LAPIERRE N., SEGALEN M. 2002. Le nouvel esprit de famille, Paris, Jacob.
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Marie-Clémence Le Pape
Observatoire Sociologique du Changement, OSC, FNSP/CNRS
mc.lepape@wanadoo.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2006
https://doi.org/10.3917/soco.062.0005
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