1Les catégories socioprofessionnelles sont devenues en France, au fil des décennies, des catégories quasi naturelles de représentation de la structure de notre société. C’est vrai pour les chercheurs en sciences sociales, qui les utilisent continuellement dès qu’ils travaillent sur des observations empiriques, qu’il s’agisse de l’analyse secondaire des données de l’INSEE ou d’enquêtes quantitatives ou qualitatives qu’ils conduisent eux-mêmes. Mais beaucoup plus largement, nous les trouvons régulièrement utilisées, au moins sous leur forme la plus agrégée, dans la presse, dans la publication des enquêtes d’opinion, dans les questionnaires des enquêtes de consommation, dans les formulaires administratifs ou commerciaux les plus divers, emprunt immobilier, achat d’une voiture, etc.
2Non qu’elles ne soient critiquées, contestées, et pas d’aujourd’hui, dans les sciences sociales comme dans les débats de société, mais la critique même se fait sur ce fond commun de représentations. Observons par exemple la campagne récente des élections présidentielles. Engagée par les principales forces politiques sur la remise en cause des divisions sociales traditionnelles et la vision plus « moderne », explicite ou implicite, d’une vaste classe moyenne absorbant la plus large part de l’électorat, le retour du refoulé social s’y est traduit par la « redécouverte » des groupes sociaux désignés par les catégories socioprofessionnelles. Citons par exemple le sous-titre en première page du Monde du 2 juin : « Ouvriers, employés, ils représentent la moitié de la population active. Les partis politiques les avaient perdus de vue » ; et le dossier que ce journal publie dans le même numéro pour développer cette analyse fait largement appel aux catégories socioprofessionnelles.
3Par contre, dès que les chercheurs s’intéressent à la comparaison avec d’autres sociétés, ils découvrent à quel point ces catégories familières ne le sont pas ailleurs, les catégories descriptives du social employées par nos collègues dans la plupart des pays étant bien différentes [1], et souvent variables dans un même pays, chaque chercheur élaborant sa propre nomenclature en fonction des ses objectifs théoriques, faute d’une représentation partagée, comme M. Oberti le montre dans ce dossier dans le cas de l’Italie. C’est d’ailleurs aussi à travers l’analyse des différences nationales ou régionales que des particularités ont pu être repérées et prises en compte autrement dans l’analyse de la structure sociale de chacun des pays. Les catégories utilisées ne sont jamais identiques et renvoient à des différences d’histoire politique et institutionnelle. Les conflits sociaux et les acteurs engagés n’ont pas eu partout le même poids et les mêmes effets. Les travaux sur l’histoire de la construction historique des catégories socioprofessionnelles en France, particulièrement ceux d’A. Desrosières et L. Thévenot (1988), ont montré que ces catégories sont le résultat historiquement spécifique d’un processus de construction théorique (et technique) par les statisticiens, en dialogue avec les chercheurs, imbriqué dans un processus de négociation et de codification des identités professionnelles engageant les syndicats patronaux, les syndicats ouvriers et l’État. Chaque pays ayant son histoire statistique et sociologique mais surtout son histoire propre d’institutionnalisation des relations salariales, il n’est pas surprenant que les nomenclatures nationales soient différentes – bien plus que les méthodes statistiques.
4Mais il est surprenant qu’elles soient si différentes aujourd’hui, alors que depuis une vingtaine d’années au moins, la mondialisation de l’économie, la diffusion internationale des technologies, des modèles productifs et des formes d’organisation du travail ont plutôt renforcé les hypothèses de convergence des systèmes sociaux nationaux, au moins pour les pays capitalistes développés. Pour les chercheurs en sciences sociales, cette évolution renforce considérablement l’intérêt pour les travaux comparatifs entre pays. Et c’est d’autant plus net pour les pays de l’Union Européenne que les politiques de recherche de ces pays mais aussi la politique de recherche de la Commission Européenne en font une priorité clairement affichée, voire un critère d’excellence.
5Si cette européanisation de la recherche rend plus aigu le besoin pour les chercheurs de disposer de catégories permettant la comparaison des structures sociales des différents pays, la construction européenne elle-même semble aujourd’hui pousser à l’élaboration d’une représentation commune, si l’on en juge par la décision de la Commission Européenne de produire une nomenclature au niveau de la Communauté. Cette décision, intervenue dans la même période qu’une rénovation mineure de la nomenclature des PCS en France, et que l’adoption d’une nouvelle nomenclature en Grande-Bretagne, a élargi le débat au-delà des seuls chercheurs concernés par les travaux comparatifs, et engagé un processus qui soulève pour eux de multiples interrogations sur la définition même, les enjeux et les effets de cette future nomenclature socioprofessionnelle européenne [2].
6Rappelons d’abord les travaux déjà engagés à la suite de cette décision.
7En 1993, la Commission Européenne a chargé l’office statistique de l’Union Européenne, Eurostat, de mettre au point les indicateurs statistiques sociaux nécessaires à la mise en œuvre de la politique sociale communautaire. Cette décision a ouvert un vaste chantier d’harmonisation des statistiques sociales qui avaient été construites dans les conditions historiques et institutionnelles propres à chacun des pays membres. L’effort d’harmonisation a porté dans un premier temps sur les produits, puis sur les critères (le chômage, l’activité par exemple), les concepts [3], les méthodes et les procédures (Ellisalt, 2001), dans le but de disposer d’agrégats directement comparables au niveau communautaire. Parallèlement, l’office européen a impulsé un mouvement de rationalisation bureaucratique par la sélection des « meilleures pratiques » et la diffusion d’une démarche dite de « qualité » (Everaers, 1999). Cet effort s’est inscrit dans la perspective du travail de standardisation des mesures et des procédures effectué depuis la fin de la seconde guerre mondiale par des institutions internationales telles que le BIT, l’Unesco ou l’OCDE.
8Le projet d’harmonisation des statistiques sociales a été longuement débattu lors des différentes rencontres organisées entre les représentants des services statistiques des pays membres, en particulier en 1995-96 lors de la seconde rencontre du groupe de Sienne, et en mars 1998 au séminaire de Mondorf les Bains consacré au thème : « harmonisation des statistiques sociales européennes et qualité » (Grais, 1999). Les débats ont porté sur les alternatives, allant d’une enquête sociale communautaire globale à une approche utilisant l’information primaire nationale disponible. C’est cette option qui l’a emporté, offrant l’avantage de s’inscrire dans la continuité de la politique statistique menée par Eurostat en créant une liste d’indicateurs fondés sur des variables déjà produites par les États membres [4].
9La décision d’introduire une nomenclature socio-économique européenne va cependant bien au-delà des opérations d’harmonisation menées jusqu’alors : elle étend le champ de l’harmonisation à la représentation de la structure sociale, elle engage l’office statistique communautaire dans la production d’une nomenclature originale, marquant ainsi une rupture avec les pratiques antérieures, elle étend enfin « l’espace de commune mesure » et l’élaboration d’un langage commun aux activités humaines façonnées dans les espaces juridiques, institutionnels et sociaux des nations, opérant ainsi leur « dénationalisation » [5].
10L’étude préliminaire, confiée au statisticien français B. Grais, consistait à procéder à un inventaire des nomenclatures socio-économiques (SEC) existantes en Europe, à évaluer les besoins des utilisateurs actuels et potentiels, à définir les objectifs d’une future nomenclature communautaire et enfin à en esquisser les principes de construction. Douze pays de l’Union Européenne ont répondu au questionnaire qui leur a été adressé, ainsi que la Norvège (qui n’en est pas membre). Il ressort de leurs réponses que ce type de nomenclature, à portée plus sociologique qu’économique, est loin d’avoir été adopté par toutes les institutions statistiques nationales et que plusieurs pays disposent même de plusieurs systèmes de classification [6]. A l’exception de la nomenclature britannique qui a été introduite au début du siècle (au moment de la promulgation des lois sociales et des débats sur la santé publique, cf. Szreter, 1996) puis de la nomenclature française instituée en 1954 sous l’impulsion de Jean Porte, ces classifications sont apparues assez récemment, dans les années 1970 en Autriche, en Espagne et en Suède et dans les années 1990 dans les autres pays.
11Les modes de construction et les critères retenus diffèrent d’un pays à l’autre. En Espagne par exemple, les individus sont classés en groupes homogènes selon un certain nombre de caractéristiques sociales, économiques et culturelles (Duriez et al., 1991) ; en Autriche une première nomenclature classe les actifs selon le système d’assurance sociale et introduit un ordre hiérarchique selon la position dans l’emploi, et une seconde classe les individus des ménages selon le régime de l’assurance sociale et le niveau d’éducation du chef de ménage (un homme).
12Trois pays ont adopté depuis peu la nomenclature élaborée par J. H. Goldthorpe, R. Erikson et L. Portocarrero [7] : la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la Suède. Il n’est donc pas anodin que la seconde partie de la mission d’Eurostat, qui correspond à la phase de proposition d’une nomenclature, ait été confiée à une équipe britannique : D. Rose et D. Pevalin de l’Université d’Essex, J. Martin de l’Office for National Statistics (ONS) et P. Elias de l’Université de Warwick. Tous ont participé directement à la conception de la nouvelle nomenclature britannique. En outre, P. Elias avait été chargé par Eurostat de la version européenne de la classification CITP des professions (CITP88-Com). Cette équipe s’est assuré la collaboration d’experts, issus de la recherche universitaire (dont certains avaient participé directement à la transposition de nomenclatures nationales dans le class schema de Goldthorpe-Erikson-Portocarrero) et de représentants de l’Insee. Il est donc maintenant probable que la future nomenclature européenne ressemblera fortement à ce class schema.
13Cette mise en place prochaine d’une nomenclature européenne commune et officielle de catégorisation socio-économique soulève une série de problèmes qui sont débattus dans ce dossier, et qui ont trait à ses raisons et aux effets politiques et sociaux qu’on peut en attendre, d’une part, aux conséquences pour les institutions statistiques et les chercheurs, d’autre part. A première vue, on pourrait penser que cette décision est une étape normale de la construction de représentations communes de la société européenne, accompagnement nécessaire de la construction de cette société elle-même.
14Les premières catégorisations sociales ont été étroitement liées à l’activité administrative de l’État (cf. notamment A. Desrosières, 1993 ; C. Topalov, 1999 ou A. Pfeuffer et F. Schultheis dans ce dossier). L’activité législative de l’État contribue, autant que les évolutions techniques et organisationnelles du travail, à modeler les contours des catégories professionnelles dans la mesure où elle définit, réglemente et régule l’activité des hommes au travail (horaires, mode de rémunération, législation sociale, relations professionnelles, création de diplômes par exemple, etc.). Le processus de construction européenne crée à cet égard une nouvelle instance qui configure un espace commun de relations sociales jusqu’ici éclaté en espaces autonomes. Les directives européennes exercent une influence de plus en plus forte sur les dispositions juridiques et institutionnelles des pays membres, amenant des « transpositions », c’est-à-dire des adaptations, des mises en conformité légales. Elles construisent ainsi des normes nouvelles qui remodèlent les normes singulières nationales ou régionales, sans pour autant les unifier. On peut comparer dans une certaine mesure ce processus à la formation de l’Empire allemand sous l’emprise de la Prusse au siècle dernier qui avait, par ses lois sur les assurances et les retraites, contribué à définir et unifier les groupes sociaux et à délimiter leurs frontières sur l’ensemble du territoire du Reich. Il diffère toutefois en ce sens qu’il s’agit d’un processus communautaire volontariste de constitution d’un espace commun dont les formes institutionnelles futures restent à définir et sont l’objet de tensions, l’espace européen n’étant pas unifié ni sur le plan politique, ni sur le plan statistique.
15L’important travail d’harmonisation administrative effectué au niveau européen opère une standardisation qui certes camoufle des réalités hétérogènes mais institue des nouvelles entités, à un autre niveau ; il va bien au-delà de la standardisation menée par des institutions supranationales telles que le BIT ou l’OCDE, en ce qu’il est lié à une politique (et à des décisions juridiques) qui imprègne directement les pratiques et les activités des populations des pays de la Communauté. Cependant, on doit souligner que cette construction de représentations-là ne va doublement pas de soi.
16D’une part, les travaux de sociologie historique de la construction des catégories historiques ont montré qu’elle résultait certes de l’activité de l’État mais en relation avec les rapports, conflits et négociations, entre acteurs sociaux. Or on sait combien sont forts les freins et les réticences à la construction de « l’Europe sociale », à quel point la politique sociale, au sens large, du droit du travail aux droits sociaux à l’accès aux services publics, etc., est peu développée par comparaison avec l’Europe de l’économie, des marchés et des entreprises. On sait aussi que la capacité des autres acteurs sociaux, dont les syndicats, à se rassembler au niveau européen et à y imposer de réelles négociations sur les enjeux majeurs structurant aujourd’hui l’évolution des groupes sociaux, est encore faible. En ce sens, on peut considérer, comme J.-C. Barbier, que l’élaboration d’un langage commun de catégorisation socio-économique se fait a priori et sans ou avant que la consistance européenne institutionnelle et sociologique de ces catégories ait commencé à émerger de processus de négociation socio-politique européenne. D’autant que, si les différences internes de consistance des catégories sociales selon les régions sont aujourd’hui encore un frein à l’utilisation pertinente de catégories nationales dans certains pays, comme le montre M. Oberti sur le cas italien, a fortiori les différences entre pays, avant même l’élargissement envisagé, devraient être un frein important.
17D’autre part, la convergence des « thématisations » vers une catégorisation socio-économique n’a rien d’évident, l’Allemagne, partenaire de poids, l’ayant écartée jusqu’ici pour des raisons historiques qu’évoque A. Chenu dans le débat avec L. Chauvel. Dans un processus de construction européenne d’inspiration très néo-libérale, on s’attendrait plus à ce que ne soient retenus que les indicateurs habituels de revenu et d’éducation qui permettent de caractériser une société d’individus fluides et flexibles circulant sur le marché, et non des catégories socio-économiques où pointe l’idée de classes sociales…
18Les conséquences de cette décision pour les instituts de statistique et pour les chercheurs sont a priori considérables. Les rapports entre les offices statistiques nationaux et européen illustrent bien les tensions liées à la construction d’un nouvel espace politique et symbolique où la définition du rôle et des prérogatives de l’instance communautaire et de ses rapports avec les instances étatiques nationales n’est pas encore stabilisé. Eurostat n’a actuellement qu’une fonction avant tout technique, comme c’est le cas en Allemagne par exemple. L’Office fédéral de la statistique (Statistisches Bundesamt, StBa) assume la coordination de la production statistique, veille à l’unification des concepts et des méthodes pour toutes les enquêtes nationales, rassemble les informations afin de procurer au gouvernement fédéral, aux administrations et à la société les agrégats, les indices et les comptes nationaux prévus dans le cadre de la loi et au niveau européen. Il n’effectue pas d’analyse. La collecte et la production des données relève de la responsabilité des offices statistiques des Länder (principe de la décentralisation régionale). A contrario, l’organisation de l’Insee reflète l’organisation centralisée de l’État français : il assure, avec ses directions régionales, toute la chaîne de la production statistique jusqu’à l’analyse des résultats.
19Mais l’originalité d’Eurostat est son caractère supranational. Les instituts statistiques des pays de la Communauté gardent le mode d’organisation issu de leur histoire et leur production autonome, tout en devant se plier à l’uniformisation des méthodes, des concepts et des nomenclatures, à la mise en conformité du calendrier et à la production d’indicateurs spécifiques, toutes choses qui contribuent en retour à remodeler les productions statistiques nationales, sans mettre en cause leur organisation singulière. Selon l’existence ou non d’une classification socioprofessionnelle et selon les principes qui fondent son organisation, les nomenclatures nationales seront affectées différemment par l’adoption d’une nomenclature unique, l’enjeu allant bien au-delà de la simple insertion de questions nouvelles dans les Recensements de la Population ou dans le dispositif des enquêtes Force de Travail européennes [8]. Ainsi le StBa devrait adopter une nomenclature sociologique qu’il avait toujours refusé de considérer comme entrant dans son champ de compétences. La France devrait se trouver devant un choix difficile, optant soit pour l’abandon de la PCS, soit pour un mode de transposition (une table de passage) dont on voit bien qu’elle ne peut être entièrement satisfaisante.
20L’adoption par la statistique publique d’une classification professionnelle fortement imprégnée par des choix théoriques issus de la sociologie dépend, comme le montrent bien A. Pfeuffer et F. Schultheis pour l’Allemagne, H. Faucheux et G. Neyret pour la France, de la relation instaurée historiquement entre deux mondes, celui de la statistique publique et celui de la recherche académique.
21En Allemagne ces deux mondes sont étanches. Le premier dépend de l’administration de l’État et est étroitement défini et contrôlé par la loi, le second jouit d’une autonomie reconnue. Ce pays n’a produit aucune nomenclature socioprofessionnelle.
22En Grande-Bretagne en revanche, les statisticiens ont entretenu depuis le siècle dernier des relations étroites avec le monde académique, au travers notamment de collaborations à l’occasion des enquêtes sanitaires ou sociales. Elle a été la première à s’être dotée de deux nomenclatures socioprofessionnelles qui ont coexisté jusqu’à l’adoption récente d’une nomenclature unique (D. Rose et D. Pevalin dans ce dossier). Les sociologues ont directement collaboré à la conception de la nouvelle nomenclature socio-économique.
23En France, les statisticiens de l’Insee ont reçu une formation scientifique et technique qui leur a permis d’établir des relations anciennes avec le monde académique, notamment des sociologues dont l’influence [9], certes moins directe qu’en Grande-Bretagne, a marqué la conception d’un système de classification mêlant le savoir de l’ingénieur et celui des scientifiques (A. Desrosières, 1992,2000), largement fondé sur la mobilisation des utilisateurs, ancré sur des représentations mentales communes (H. Faucheux et G. Neyret dans ce dossier) et la recherche d’un compromis (L. Coutrot).
24Toutefois, comme le montrent A. Pfeuffer et F. Schultheis, la conception d’une classification « sociologiquement pertinente » dépend de l’état de la sociologie. Le rejet par les sociologues allemands d’une vision de la société en classes sociales, ou même en catégories a été, autant que la séparation des mondes de la statistique et de la recherche et que la fonction avant tout technique de l’Office statistique de ce pays, à l’origine de l’absence d’une telle nomenclature.
25La légitimité de la PCS française est souvent attribuée au rôle centralisateur de l’État, aux liens entre statisticiens et chercheurs et au processus de construction, pragmatique, qui mobilise les représentants de différents milieux professionnels et qui confronte représentations communes et représentations savantes. N’étant pas directement issue d’une théorie sociologique, elle n’apparaît pas comme le résultat d’une option, d’un choix, d’une représentation parmi d’autres de la structure sociale. Ce n’est pas le cas de la nomenclature britannique. Certes celle-ci est également marquée par son histoire. Elle hérite d’une représentation hiérarchisée de la société, représentation pondérée par les dimensions introduites par Goldthorpe et ses collègues.
26On peut s’interroger sur les raisons du succès de la nomenclature de J.H. Goldthorpe, conçue dans le cadre d’un recherche internationale portant sur l’évolution de la mobilité sociale [10]. On peut penser que la structuration de cette équipe de chercheurs, organisée au sein de l’European Consortium for Sociological Research (ECSR), qui édite sa revue (la European Sociological Review ), tient des colloques annuels, met l’accent sur la formation des jeunes chercheurs (au moyen des écoles d’été) ainsi que les liens que ces chercheurs ont noué avec les institutions de statistique publique, ou encore la participation d’un certain nombre d’ente eux à des programmes européens en liaison avec Eurostat, ont joué un rôle dans ce succès.
27Sa force réside également sans doute dans son usage dans des études quantitatives, permettant d’établir des comparaisons directes de mesures (par exemple de l’évolution des inégalités sociales d’éducation) dans le temps et entre les pays. De tels travaux nécessitent l’élaboration d’instruments identiques qui subsument les formes singulières et permettent de rendre compte des formes communes, présentes dans chacun des pays retenu dans l’étude. Cette équipe est quasiment seule sur ce terrain.
28La position de fait relativiste des nomenclatures pragmatiques – au moins au niveau des procédures – ne se prête pas aux travaux qui mobilisent des données issues d’un grand nombre de pays. Elles sont vouées à un destin national. La nomenclature EGP déclare réussir là où les nomenclatures nationales échouent, parce qu’elle découle d’une théorie sociologique, qu’elle est détachée d’un contexte particulier et fonctionne selon des critères raisonnés, déterminés a priori. Elle fournit un langage commun ; pour qu’il ne soit pas un volapük commode, il reste à dévoiler ce qu’il recouvre, c’est-à-dire à retrouver les formes juridiques, institutionnelles et sociales qui donnent sens aux mots communs et permettent d’interpréter les divergences.
29Si les éléments indiqués précédemment montrent les effets bénéfiques envisageables d’une classification européenne harmonisée, il ne faut pas pour autant négliger d’autres conséquences possibles pour l’analyse sociologique. L’exemple de la France montre que des analyses fines de la structure sociale ont été possibles précisément parce qu’existaient des catégories (nationales) dont le contenu théorique, social et politique était étroitement imbriqué dans la complexité du corps social. Les analyses de P. Bourdieu sur les pratiques de distinction et le capital culturel et social ont révélé des dimensions fortement structurantes de la société française qu’il aurait sans doute été beaucoup plus difficile de révéler à ce niveau de précision avec une nomenclature européenne davantage « désincarnée » des logiques nationales. Dans la mesure où l’analyse des pratiques et des représentations des catégories sociales est directement liée à des contextes institutionnels et culturels (au sens le plus large du terme) dont les échelles varient en fonction des pays et dont le niveau européen écrase la complexité, le risque est grand de voir se développer des analyses qui, à vouloir à tout prix comparer ces dimensions culturelles dans les différentes sociétés européennes avec des instruments grossiers, finiront par perdre également en raffinement d’analyse pour leur propre société. L’arbitrage sera loin d’être évident entre l’avantage procuré par une classification harmonisée pour avancer dans les mesures d’inégalités standard et les corrélations mettant en relation les CS avec d’autres indicateurs classiques, et la perte induite par la construction au niveau européen de ces catégories pour la compréhension fine des mécanismes sociaux.
30Cela nous amène à poser la question des échelles pertinentes pour l’analyse sociologique de la structure sociale et donc des rapports entre les groupes sociaux. Nombreux sont les sociologues diagnostiquant une décomposition des sociétés nationales par le haut. Que l’on parle de globalisation, de mondialisation, ou d’internationalisation de l’économie, de la culture, voire de la régulation politique, il s’agit le plus souvent d’insister sur la dilution dans un cadre supra-national de sociétés autrefois ancrées dans un État, un territoire et une culture nationaux. Que la société soit caractérisée comme post-moderne, post-capitaliste, globale ou globalisée, le paradigme sous-jacent est bien celui de l’émergence d’une société de moins en moins différenciée selon le cadre national. Dans ce cas, au moins pour le niveau européen, la construction d’une nomenclature et de catégories européennes est à n’en pas douter un atout important pour engager des travaux permettant d’agréger plus facilement des statistiques sociales. Au-delà des doutes permis sur les thèses de la globalisation ainsi formulées, rien ne dit cependant que des recompositions ne s’opèrent pas précisément par le bas, à des niveaux plus locaux, avec comme conséquence non pas une homogénéisation renforcée mais bien une accentuation des différences de structures sociales à des échelles infra-nationales (urbaines ou régionales par exemple). Des formes originales d’économie et de sociétés locales (dans le contenu même et les rapports entre les groupes sociaux) caractérisent des territoires européens et semblent profiter de la décomposition du niveau national [11]. Des cohérences sociétales subtiles prennent forme à des échelles que les classifications européennes pourront difficilement saisir. Un autre point intimement lié aux deux précédents doit également être indiqué et renvoie à la question des finalités d’une analyse sociologique de la structure sociale s’appuyant sur une nomenclature socio-professionnelle. Des objectifs parfois radicalement différents s’affrontent selon qu’il s’agit d’une approche stratificationniste de la société ou bien d’une approche en termes de classes sociales et de rapports sociaux. L’harmonisation européenne des CSP est portée par des sociologues préoccupés surtout par les questions de mobilité et de stratification sociale. Ils militent donc en faveur d’un instrument favorisant ce genre de travaux où domine l’approche quantitative, avec la nécessité de constituer des bases de données comparables. Tout autre est le souci des sociologues davantage portés à comprendre la nature des rapports qui s’instaurent entre les groupes sociaux. Ce n’est plus la seule hiérarchie des positions qui compte (professionnelle, éducative, économique, etc.) mais les logiques sociales qui fondent cet ordre et le maintiennent. L’analyse vise à saisir les formes de pouvoir, de domination et de reproduction qui s’inscrivent dans toutes structures sociales. On peut craindre alors que l’harmonisation européenne conduise progressivement à un appauvrissement des nomenclatures nationales les plus à même de permettre ce dernier type d’analyse et jouissant également de la plus forte légitimité intellectuelle.
31Reste à savoir aussi si la nomenclature européenne, harmonisée selon le modèle de la nomenclature britannique, aura la même légitimité y compris en France. Ne risque-t-elle pas d’apparaître d’abord comme une représentation parmi d’autres, au pire subjective, au mieux celle d’une école de pensée ?
32Il convient enfin de s’interroger sur les effets possibles à moyen terme des négociations mais aussi des conflits et des mouvements sociaux mettant en jeu à l’échelle européenne des catégorisations, des compétences et des droits salariaux et professionnels. Ces effets ne concerneront pas seulement les définitions, les contours des catégories et les systèmes de protection qui y sont rattachés mais également les identités collectives des salariés et la façon dont elles seront reprises et portées par les organisations politiques et syndicales. On peut imaginer que de tels processus de mobilisation socio-politique à l’échelle européenne fassent émerger, contre les visions néo-libérales d’un marché du travail hyper-flexible, des formes d’identités sociales collectives européennes et des catégories de représentation correspondantes, mais rien ne dit qu’elles convergeront avec des catégories de représentation définies a priori et imposées « d’en haut » par les institutions statistiques.
Notes
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[1]
Un des premiers articles sur ce sujet est sans doute celui de Duriez, B. et al. (1991).
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[2]
C’est cette situation qui est à l’origine de l’initiative du LASMAS-Institut du Longitudinal de tenir à l’IRESCO, les 6 et 7 décembre 1999, une conférence sur « Les nomenclatures socioprofessionnelles : pertinence et comparabilité » (LASMAS, 1999), dont les débats sont à l’origine du présent dossier de Sociétés Contemporaines. Cette conférence a été organisée par Annick Kieffer, qui est également la principale organisatrice de ce dossier.
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[3]
Citons par exemple le travail mené en vue de l’harmonisation des comptes nationaux.
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[4]
Eurostat ne se contente pas cependant de faire remonter au niveau communautaire l’information déjà disponible, il initie également des enquêtes originales. Citons le panel européen des ménages qui a contraint l’Insee à produire au niveau national un panel de ménage. De même des enquêtes complémentaires de l’enquête Emploi font partie de dispositifs communautaires, par exemple l’enquête sur la Formation Continue des Adultes.
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[5]
Cette évolution va dans le sens de la remarque de T. Porter (1994) parlant de la quantification : l’aspiration des sciences à se dégager de la contingence et du local amène un travail d’objectivation qui consiste à créer des entités nouvelles, stables par la fixation de conventions, de règles. « At issue, rather, is the creation of new entities, made impersonal and (in this sense) objective when widely scattered people are induced to count, measure, calculate in the same way (p. 36) ».
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[6]
Six pays de l’Union ont adopté une nomenclature unique (la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, la Grèce les Pays-Bas, la Suède), trois en utilisent plusieurs (Irlande, Grande-Bretagne, Autriche) et trois autres (l’Allemagne, l’Italie et le Luxembourg) n’en ont aucune officiellement.
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[7]
Erikson et Goldthorpe, 1992.
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[8]
Font partie par exemple de ce dispositif, l’Enquête Emploi pour la France, la Labour Force Survey pour la Grande Bretagne, le Mikrozensus pour l’Allemagne.
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[9]
En particulier l’influence de la sociologie durkheimienne a marqué la CSP, et celle de P. Bourdieu est manifeste sur la PCS.
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[10]
Voir Erikson et Goldthorpe, (1992).
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[11]
Certaines interprétations de la globalisation insistent sur la revalorisation paradoxale du local dans la globalisation. Voir par exemple les travaux de P. Veltz (1996) en France.