1L’utilisation des catégories socioprofessionnelles dans les analyses de la stratification sociale et des classes a donné lieu à de nombreuses discussions méthodologiques et théoriques. Il n’en reste pas moins qu’elles ont été et sont encore les outils privilégiés de l’analyse de la structure sociale et de son évolution dans de nombreux pays. Au moment où les analyses comparatives se développent, il convient de s’interroger sur les outils utilisés dans d’autres pays, sur les logiques des classifications, mais aussi sur les analyses proposées par les sociologues sur le thème de la hiérarchisation sociale et des classes.
2Comme l’ont très bien montré Desrosières et Thévenot (1988), la classification qui est à l’origine du code des CSP de l’INSEE est le produit d’un processus historique complexe de construction politique, juridique et sociale des catégories dont la logique est essentiellement nationale. Comment dès lors mener des analyses comparatives de la stratification sociale, voire des rapports de classes, et de leur évolution alors que les catégories et les principes retenus pour élaborer les classifications ne sont pas les mêmes dans les différents contextes nationaux ? Plusieurs chercheurs (Duriez et al., 1991) se sont déjà penchés sur ce problème en confrontant les nomenclatures britannique, espagnole et française et ont mis en évidence les « conditions spécifiques d’élaboration des statistiques nationales et les principes explicites ou implicites mis en oeuvre dans la définition et l’ordonnancement des catégories ». Ces auteurs insistaient aussi sur les limites d’une comparaison internationale hâtive qui ne tiendrait pas compte de ces aspects fondamentaux.
3L’Italie avait jusqu’à très récemment [1] une nomenclature spécifique, celle de l’ISTAT (l’Institut National de Statistiques), qui se prêtait assez peu aux comparaisons. L’objet de cet article sera de la présenter à la fois pour en montrer les logiques spécifiques de classification, les limites d’une comparaison avec la France, mais aussi les multiples utilisations faites par les sociologues italiens selon diverses orientations théoriques et ambitions de recherche. Nous ne présenterons que les travaux les plus importants qui, à partir des années 70, d’une façon ou d’une autre, avaient pour ambition de classer et compter des groupes sociaux, et qui ont utilisé les données issues des recensements de l’ISTAT.
4Nous introduirons également quelques aspects spécifiques à la société italienne qui nous obligent à beaucoup de précaution dans l’utilisation d’une telle nomenclature pour des analyses sociologiques, surtout comparatives, dans des domaines où les catégories socioprofessionnelles constituent les données essentielles.
1. L’ANCIENNE NOMENCLATURE ITALIENNE DES POSITIONS DANS LA PROFESSION ET DES CATEGORIES SOCIOPROFESSIONNELLES. ÉLEMENTS DE COMPARAISON AVEC LA FRANCE
1.1. DIFFERENTS NIVEAUX
5L’ISTAT enregistrait et classait la population in condizione professionale à trois niveaux différents : les professioni, la posizione nella professione, et les categorie socio-professionali.
6Pour caractériser la profession, l’ISTAT prenait en compte le type de travail (sa caractéristique technique : industriel, commerçant, médecin, comptable, etc.), la nature de l’effort fourni dans l’activité (à dominante manuelle ou intellectuelle) et l’objet sur lequel s’exerce l’activité. Il s’agissait donc de classer des métiers manuels ( arti ou mestieri ) ou intellectuels ( professioni o arti liberali ) en fonction des secteurs d’activité (l’administration, l’agriculture et la pêche, les transports, le commerce, etc.). La classification des professions comportait ainsi 9 groupes de professions, 53 sous-groupes et 247 professions. Le statut professionnel et la distinction privé/public n’apparaissaient pas à ce niveau.
7Le deuxième niveau de classification (les positions dans les professions) était le niveau courant de publication (tableau 1), alors qu’il existait également un niveau plus détaillé des positions dans les professions (tableau 2).
NOMENCLATURE ITALIENNE ( POSITION DANS LA PROFESSION EN CINQ POSTES )

NOMENCLATURE ITALIENNE ( POSITION DANS LA PROFESSION EN CINQ POSTES )
DETAIL DES POSITIONS DANS LA PROFESSION DE LA NOMENCLATURE ISTAT (14 POSTES )

DETAIL DES POSITIONS DANS LA PROFESSION DE LA NOMENCLATURE ISTAT (14 POSTES )
8La nature de l’activité, indépendante ou salariée, est ici fondamentale. Les trois premières catégories sont considérées comme des professions indépendantes. Les professions libérales sont enregistrées avec les chefs d’entreprises pour cette raison, alors qu’elles apparaissent avec les cadres et professions intellectuelles du supérieur dans la nomenclature française.
9La catégorie aides familiaux fait référence à toute la main-d’œuvre familiale employée dans les petites et moyennes entreprises italiennes. Elle apparaît ici comme une catégorie à part entière étant donné son importance dans la structure de l’emploi en Italie. Ces personnes sont cependant considérées comme des travailleurs indépendants et non comme des salariés. Ces derniers se réduisent à deux catégories dont la distinction repose sur le caractère manuel ou « intellectuel » de l’activité [2]. Les dirigenti e impiegati sont pourtant des salariés mais ne rentrent pas dans la catégorie lavoratori dipendenti qui correspond donc en italien essentiellement aux ouvriers auxquels s’ajoutent les contremaîtres et chefs d’atelier, c’est dire tous les travailleurs manuels salariés. La catégorie Impiegati (employés) est une catégorie fourre-tout où se retrouvent aussi bien des professions intermédiaires à faible niveau de qualification que des cadres supérieurs. Cela est dû aussi à l’acception très restrictive des dirigenti. Ne rentre dans cette catégorie que l’élite des cadres. De plus, les conventions et les normes nationales qui contribuent à définir et à délimiter la catégorie ne sont pas aussi précises et importantes qu’en France où la construction de cette catégorie renvoie à une histoire sociale, syndicale et politique bien particulière (Boltanski, 1982). L’intégration aux dirigenti ou impiegati varie donc fortement d’une entreprise à une autre, les niveaux de qualification et de diplômes étant tout aussi hétéroclites. Beaucoup de laureati (diplôme de fin d’études universitaires) sont embauchés comme impiegati et deviennent dirigenti avec l’ancienneté.
10La comparaison avec la France est éclairante. Au niveau agrégé de la nomenclature française de l’INSEE, les cadres et professions intellectuelles supérieures, les professions intermédiaires et les employés constituent trois catégories distinctes, alors qu’elles sont regroupées dans une seule et même position professionnelle, dirigenti e impiegati, dans la nomenclature ISTAT. Au même niveau agrégé, on distingue dans le cas italien les chefs d’entreprises d’une part, des artisans et petits entrepreneurs d’autre part, alors qu’ils ne constituent qu’une seule et même catégorie pour l’INSEE. Les professions libérales sont regroupées avec les chefs d’entreprise par l’ISTAT, dans la mesure où elles bénéficient d’un triple prestige social très marqué dans la société italienne. Ce sont à la fois des activités indépendantes, intellectuelles, et à niveau de revenu élevé.
11La place de l’économie familiale dans la société italienne, liée à l’importance de la petite et moyenne entreprise, explique la considération à part des aides familiaux qui n’a aucune raison d’être à ce niveau dans la classification française.
12Autre différence, les agriculteurs sont regroupés avec les travailleurs indépendants dans la nomenclature de l’ISTAT, alors qu’ils apparaissent en tant que tels dans celle de l’INSEE.
LES CATEGORIES SOCIOPROFESSIONNELLES (ITALIE, FRANCE )

LES CATEGORIES SOCIOPROFESSIONNELLES (ITALIE, FRANCE )
13L’importance des couches moyennes salariées en France ressort clairement de cette comparaison, avec la place essentielle des cadres, alors que les travailleurs indépendants sont au cœur de la nomenclature en Italie, et restent comparativement aux autres sociétés européennes une catégorie fondamentale de la structure sociale du pays, tant quantitativement (surtout dans certaines régions) que symboliquement.
14La classification en quatorze postes (tableau 3) est celle que l’ISTAT présente comme celle des catégories socioprofessionnelles et non plus des positions dans la profession. La comparaison avec la nomenclature des PCS de l’INSEE en dix-huit postes fait apparaître des différences de construction qui en compliquent l’utilisation en vue d’une comparaison.
15Cette classification plus fine respecte les mêmes principes que ceux indiqués pour le niveau précédent en introduisant une échelle de revenu/qualification/responsabilité/prestige qui s’applique surtout aux travailleurs salariés. En effet, pour certains postes (autres travailleurs agricoles, Forces armées), la secteur de l’activité l’emporte et conduit à mettre au même niveau des techniciens et des ouvriers ou des officiers avec des militaires du contingent.
16Les deux éléments indépendant/salarié et manuel/intellectuel sont également présents dans la nomenclature française. Au total, pour ce niveau, les principes retenus pour la classification ne sont pas radicalement différents dans les deux cas. En revanche, on n’aboutit pas aux mêmes catégories, puisque l’échelle ne s’interprète pas de façon identique et la priorité donnée au travail indépendant dans un cas et au travail salarié dans l’autre ne permet pas de déboucher sur une nomenclature comparable. La distinction public/privé, fondamentale dans la classification de l’INSEE, surtout pour les cadres, les professions intermédiaires et les employés, n’est pas prise en compte dans la nomenclature de l’ISTAT.
1.2. LES PROBLEMES DE LA COMPARAISON
17Comment comparer à partir de ces catégories ? Quels regroupements envisager ?
18L’entreprise s’avère quasi impossible tant les catégories, mêmes celles qui peuvent paraître à première vue proches, diffèrent dans leur contenu. Toute une série de problèmes apparaissent immédiatement et nous obligent à revenir aux professions elles-mêmes qu’il faudrait recroiser avec d’autres aspects. Les problèmes de qualification des professions demeurent, ainsi que celui des représentations sociales différentes des professions dans les deux pays et surtout de la hiérarchisation sociale des professions.
19Même si nous voulions partir des nomenclatures existantes pour tenter d’en reconstruire une autre sur la base d’agrégations différentes, de nombreux problèmes surgiraient. D’une part, il serait très difficile d’arriver à une classification vraiment comparable sur le plan statistique et des catégories. D’autre part, on court toujours le risque soit de franciser la nomenclature italienne, soit d’italianiser celle de l’INSEE, ou bien encore d’arriver à quelque chose d’hybride sans ancrage dans l’une ou l’autre société. Indiquons quelques difficultés évidentes.
- La catégorie 2 de l’ISTAT (tableau 3) comprend tous les salariés agricoles : du directeur d’une entreprise agricole à l’ouvrier, alors que l’INSEE propose un poste à part « ouvriers agricoles » et recense à leurs niveaux respectifs les autres catégories du secteur agricole (ingénieur, techniciens, etc.).
- Le sens spécifique donné au travail intellectuel et l’étendue de la catégorie professions libérales en Italie conduit à des regroupements inattendus. Cette catégorie comprend, outre les professions libérales classiques (notaire, avocat, médecin, etc.), toutes les professions intellectuelles exercées de manière indépendante : enseignants, journalistes, interprètes, traducteurs, ingénieurs, plus les écrivains, les peintres. C’est à dire des catégories qui se répartiraient entre les postes 5,6,7 et 9 dans la nomenclature de l’INSEE.
- De même, dans la catégorie 4 de l’ISTAT, son regroupés les artistes de variété, les chefs d’orchestre, les musiciens, mais aussi des architectes et des ingénieurs qui dans la nomenclature française ne sont pas recensés comme des chefs d’entreprise. Pour l’ISTAT, c’est le statut d’indépendant et la position de direction qui justifient cette classification. Pour l’INSEE, il s’agit avant tout de professions intellectuelles ou artistiques.
- La catégorie 6 de ISTAT est très restrictive et nous obligerait à retrouver des niveaux plus détaillé de l’INSEE (le niveau en 42 postes par exemple) pour opérer des regroupements rigoureux. Cette catégorie de l’ISTAT regroupe l’élite des postes 32 et 36 de la classification en 23 postes pour les actifs de l’INSEE.
- La catégorie salariés des professions libérales comprend toutes les professions intellectuelles salariées alors que l’INSEE ne distingue pas les professeurs et professions scientifiques selon la nature de l’activité.
- La catégorie 9 de l’ISTAT est tellement vaste qu’elle recoupe des catégories enregistrées dans 6 postes différents de l’INSEE (41,46,51,54,55 et 56 de la classification en 23 postes).
21Bref, inutile de continuer la liste pour montrer à quel point, les deux nomenclatures ne se correspondent pas même si certains postes peuvent paraître identiques.
2. DES OUTILS LIMITES FACE A LA COMPLEXITE DE LA STRUCTURE SOCIALE ITALIENNE
22Bien que les nomenclatures, et tout particulièrement celle italienne, ne soient pas élaborées en vue d’une analyse sociologique de la structure socioprofessionnelle et encore moins des rapports de classes, elles sont couramment utilisées par les socio-logues pour évaluer et interpréter les changements en cours, et pas simplement ceux limités à la structure professionnelle. Non seulement les sociologues, comme nous l’avons vu, reprennent à leur compte ces données, quitte à les regrouper autrement et proposer d’autres classifications, mais on constate aussi que dans l’étude des inégalités (économiques, scolaires, etc.), des pratiques sociales, des identités, des représentations, etc., nombre d’enquêtes, souvent pour permettre des comparaisons avec les données plus globales produites par les grands instituts statistiques, reprennent ces mêmes catégorisations [3]. Le va-et-vient entre les catégories socioprofessionnelles au sens strict, celles définies par les organismes statistiques, et les catégorisations des sociologues (groupe, couche, strate, classe, catégories sociale), plus ou moins proches des précédentes, n’est pas sans introduire un flou dans les niveaux de conceptualisation et les implications théoriques de ces choix (Lemel, Oberti et Reillier, 1996).
23Deux exemples, particulièrement typiques de la société italienne, touchent directement à la question des limites de l’utilisation des catégories socioprofessionnelles dans l’analyse sociologique.
2.1. L’ECONOMIE INFORMELLE ET LA DOUBLE ACTIVITE
24Comparativement aux autres grandes sociétés européennes, l’Italie est caractérisée par un vaste secteur informel ( economia sommersa ) dont une partie repose sur la doppia attività (la double activité). Même si l’étendue du double travail est très difficile à chiffrer, la multitude d’études réalisées sur ce thème nous offrent tout de même quelques indications (Gallino, 1982 ; Bagnasco, 1988). Alors que le CENSIS (1982) avançait en 1982 que le phénomène concernait 5 % de la population active, des enquêtes régionales (Mahon, 1990) indiquaient des taux plus importants, entre 15 et 25 % de l’ensemble des actifs selon les zones. Des études menées sur des réalités locales spécifiques indiquent des taux encore supérieurs : au sein de trois grands services publics de Bologne (transports urbains, hôpitaux, services techniques communaux), les taux de double emploi du personnel étaient respectivement de 20,41 et 42 %. À Turin, la seconde activité des bioccupati représentait entre 55 et 60 heures par mois, et ceux-ci représentaient 15 % de la force de travail salariée totale. Selon la chambre du travail de Rome, 76 % des cadres et 80 % des employés exerceraient une seconde activité. Les situations de passage du public au privé sont courantes, tel le professeur de gestion qui assure ses cours le matin et travaille en entreprise le reste de la journée. Très souvent, ce sont les travailleurs qui jouissent dans leur premier emploi d’une forte garantie, d’une stabilité et d’une sécurité de revenu, qui mènent une seconde activité informelle. Ainsi, le phénomène de la double activité est largement répandu dans les zones du Centre-Nord où ces garanties sont très développées, et pas seulement dans le Mezzogiorno.
25Le phénomène de la double activité rend particulièrement délicate l’utilisation des données du recensement sur les professions pour les analyses sociologiques concernant le rapport au travail, la stratification sociale, la distinction public/privé, le niveau de compétence, etc. L’identité professionnelle ne peut plus se ramener à la seule activité principale simplement parce qu’il s’agit de l’activité officielle déclarée la plus importante en temps et en revenu. L’activité principale peut constituer un moyen d’obtenir un revenu et une protection sociale, quitte à accorder autant sinon plus d’importance à une activité indépendante, autonome, reposant sur un choix moins contraint. La référence au seul travail salarié pour déterminer la position sociale de l’individu se fragilise. La double activité vient également perturber l’échelle des revenus, des compétences, des niveaux de responsabilité pris en compte dans la classification des professions.
26Il ne faudrait pas cependant exagérer l’importance du second travail dans la déstructuration des formes d’affiliation, de hiérarchisation et d’identification liées à l’activité déclarée. Les deux activités sont généralement proches du point de vue de leur nature et de leur contenu. C’est le contexte dans lequel elles se déroulent qui change, et peut donc introduire des écarts importants en terme d’autonomie et d’indépendance. Dans tous les cas, selon les contextes et les catégories considérées, cet aspect complique les possibilités d’une comparaison à partir des seules classifications professionnelles.
2.2. DEFINITION SOCIO-STATISTIQUE DES GROUPES SOCIAUX, DIVERSITE TERRITORIALE ET COMPLEXITE DES AGENCEMENTS
27Outre le fait que l’économie informelle ne soit pas diffusée de façon homogène sur l’ensemble du territoire (les régions du Sud étant particulièrement concernées), des formes spécifiques de développement économique et social, reposant sur des rapports sociaux originaux, se sont inscrites de manière différenciée dans l’espace. Depuis les travaux devenus classiques de Bagnasco (1977), il est courant de distinguer au moins trois Italie (trois cohérences sociétales) en fonction des rapports qui se sont établis dans le temps entre l’économique, le social et le politique. Cette distinction est pertinente pour mieux saisir que derrière des mêmes catégories socio-statistiques nationales se cachent des rapports sociaux, des compétences et des identités professionnelles très différents, qui constituent autant de pièges pour l’analyse sociologique comparée des structures socioprofessionnelles.
28La concentration intense de la grande industrie et des principales villes dans les régions du Nord-Est (le triangle industriel Milan/Gênes/Turin) s’est traduite par une structure de classes typique des autres grands pays industriels d’Europe occidentale. A côté d’une bourgeoisie relativement restreinte s’est développée une grande couche moyenne salariée composée de cadres, techniciens, professions intermédiaires et employés de l’industrie et des services. La classe ouvrière traditionnelle des usines reste importante et développe une culture et des pratiques de classes assez spécifiques qui tiennent pour une part à sa place dans l’économie et sa représentation politique. Constituée au départ d’une main-d’œuvre non qualifiée immigrée du Mezzogiorno, elle n’est pas particulièrement attachée à la localité et ne se caractérise pas, comme dans d’autres régions de l’Italie, par une forte identité locale. Les enfants de cette classe ouvrière originelle ont pour une part pu accéder à des positions d’employés ou de professions intermédiaires, alors que la majorité occupe aujourd’hui un emploi d’ouvrier qualifié. Les petits travailleurs indépendants ne sont pas très nombreux et ne constituent pas un groupe social fondamental dans le jeu économique et social de ces régions, surtout dans les grands centres urbains.
29L’Italie du Sud se présente davantage comme une économie assistée, avec un secteur agricole et un secteur tertiaire public encore importants. Le secteur industriel est dans l’ensemble peu développé, avec cependant des zones où l’on trouve des franges parmi les plus modernes de l’industrie nationale. Une différenciation entre des zones économiques fortes, comme les Pouilles, et des zones économiques faibles, comme la Calabre et la Sicile (elle-même de plus en plus contrastée), caractérise le développement récent du Mezzogiorno (Trigilia, 1992), alors que des poches de pauvreté continuent de caractériser certaines grandes villes du Sud (Naples, Reggio de Calabre, Palerme). Le Mezzogiorno a été pendant longtemps et est encore pour une part encore importante aujourd’hui dépendant de l’intervention de l’État, par le biais de la redistribution des ressources publiques. Cela a produit une stratification sociale spécifique. Les ouvriers de l’industrie sont peu nombreux et moins qualifiés, la classe des entrepreneurs est beaucoup moins développée, alors que les couches moyennes du tertiaire public ont augmenté. Parallèlement, une couche de travailleurs précaires, sous-payés et employés à temps partiel, se maintient et reste importante. On constate une forte diminution des salariés agricoles, la stabilisation d’une couche de petits agriculteurs, la recomposition d’une couche de petits producteurs et de petits commerçants autour de la mafia et du clientélisme politique, et enfin et surtout la forte croissance d’une couche d’employés et de cadres de la fonction publique fortement dépendante de la sphère politique.
30Au total, tout le système local est traversé par la parenté, l’appartenance locale, le système politique, qui s’imbriquent dans des relations complexes marquées par le clientélisme et la réciprocité. Dès les années 50, la démocratie chrétienne a mis en place tout un système clientéliste de distribution des ressources de l’État fondé sur un échange politique qui lui a permis de se maintenir au pouvoir pendant plus de quarante ans. Le clientélisme politique reposait sur la mobilisation des réseaux « d’amis », organisés autour de la localité et de la parenté. Les différents groupes sociaux négociaient ainsi leur vote en échange de privilèges pour leurs retraites, dans le domaine de la fiscalité ou de la santé, pour obtenir un emploi public garanti et protégé. Les pensions d’invalidité étaient ainsi généreusement distribuées dans des régions entières du Mezzogiorno, les retraites délivrées dans des conditions uniques en Europe, les postes de fonctionnaires gérés par les élites politiques locales, alors que l’évasion fiscale était largement institutionnalisée. Tout un ensemble très diversifié d’avantages et de privilèges lié aux interventions de l’Étatprovidence, mais de façon plus générale au secteur public, s’était mis en place. L’organisation politique, syndicale, et professionnelle des salariés reste faible, et permet aux relations traditionnelles de se maintenir même en milieu urbain (dépendance personnelle, rapport de fidélité à un protecteur ou à un groupe restreint, etc.), où elles constituent la base de toutes les formes de clientélisme. Ce contexte est particulièrement propice à un manque de confiance dans les institutions qui permet un développement de l’économie sur un terrain illégal, voire criminel, lorsque, selon les régions, la Mafia est présente.
31L’Italie centrale et Nord-orientale est davantage caractérisée par la présence des petites et moyennes entreprises, cette troisième Italie des villes moyennes, de la campagne urbanisée, et des districts industriels. L’agencement et la nature des classes sociales dans les sociétés locales de la troisième Italie étaient tout à fait spécifiques, et contribuaient à faire de ces sociétés des formations sociales originales. En effet, la classe ouvrière, par sa qualification, son rapport à l’entreprise et aux entrepreneurs, sa représentation du jeu économique, sa sociabilité, son engagement politique et syndical, la représentation de ses intérêts, se présentait comme un groupe social dont l’enracinement profond dans le monde de la petite et moyenne entreprise et la localité ne favorisait pas une opposition forte au patronat. Les petits entrepreneurs, de leur côté, étaient en interdépendance permanente avec les ouvriers étant donné la forte sociabilité locale qui traverse toutes les classes et l’interférence des relations familiales. Il s’agit d’une véritable construction sociale du marché qui mobilise toutes les classes sociales locales. Cette mobilisation collective sur le plan économique repose sur l’articulation originale d’éléments sociaux tels la famille, l’identité locale, la mobilité sociale, le rapport ville/campagne, les traditions économiques, politiques, et artisanales. Le modèle du travailleur indépendant, et plus particulièrement du petit entrepreneur, est très valorisé et conduit à des stratégies complexes de constitution d’une épargne et de transmission du savoir-faire chez les ouvriers dans le but de se mettre à son compte ou d’aider les enfants à le faire. Cela s’effectue souvent avec l’aide, la collaboration, voire la complicité des entrepreneurs eux-mêmes. Une part non négligeable des fils d’ouvriers ont pu ainsi devenir des petits entrepreneurs mais aussi des employés. La continuité et la force des relations familiales participent au « brouillage » des appartenances de classe au profit d’une interconnaissance locale très intense qui produit de sociétés locales très intégrées. Même si la tendance récente semble aller vers une reconfiguration des rapports de classes sur une base d’intérêts plus catégoriels, la dimension localiste reste très structurante. Les couches moyennes employées sont au croisement de cette sociabilité locale entre les différentes classes de par leur origine sociale très hétérogène et l’étendue de leur réseau de relations.
32Si ces deux dimensions, l’économie informelle et la diversité socio-territoriale, ont largement traversé le débat sociologique italien des années 70 et 80, et ont été au centre des travaux des mêmes sociologues qui vont travailler sur la structure de classes, elles n’ont pas conduit à une remise en cause de la nomenclature de base produite par l’ISTAT et n’ont pas débouché sur un nouvel outil. Ainsi, les débats sur les modèles sociologiques d’analyse des classes vont surtout se situer sur le plan théorique et politique, et produire, comme le montrent les différentes tentatives sociologiques qui suivent, de multiples classifications qui n’auront qu’un impact mineur sur la façon même de concevoir la nomenclature de référence.
3. STRATIFICATION SOCIALE ET CLASSES CHEZ LES SOCIOLOGUES ITALIENS : COMPTER LES CLASSES
3.1. LE CONTEXTE
33Les sociologues italiens des années 70 et 80 cherchent à comprendre le « miracle économique » à partir de quatre aspects :
- l’industrialisation intense du Nord, les luttes et les grands conflits engageant la classe ouvrière de la grande industrie ;
- le maintien, sans équivalent dans les autres grands pays de l’Europe occidentale, même après le miracle économique des années 60 et 70, des petits entrepreneurs, des artisans, et des commerçants ;
- le rôle de l’État et de la Démocratie Chrétienne dans la gestion et l’organisation du développement économique, et ses effets sur la structure de classes ;
- la diversité sociale, économique, culturelle et politique qui ne se limite plus à un simple dualisme Nord/Sud mais à la coexistence de différentes formations sociales.
34Trois types d’approches se distinguent dans leur façon de traiter ces différents aspects du point de vue des classes sociales. Le premier courant, fortement influencé par les travaux d’Alessandro Pizzorno (1974), privilégie les rapports de pouvoir dans la sphère politique et les logiques de redistribution des ressources, et interprète le modèle de stratification sociale italien comme le résultat d’une gestion politique clientéliste du développement économique.
35La crise italienne refléterait une distorsion de la distribution des revenus due aux mécanismes particuliers de formation du consensus et de représentation des intérêts. L’analyse de la stratification sociale tend à se concentrer sur les couches moyennes (la petite bourgeoisie d’État, les petits travailleurs indépendants, etc.), pour lesquelles les sociologues parlent d’un « espace parasitaire protégé politiquement » par la Démocratie Chrétienne et « nuisible » au développement de la société italienne. Cette séparation dans leurs analyses du politique et de l’économique leur permettra de faire ressortir la complexité de la formation sociale italienne et l’importance du rôle de l’État dans la structuration en classes de la société. Sylos Labini développera des travaux quantitatifs sur la stratification en s’inspirant de ce modèle d’analyse.
36Le second courant, dans le champ du néo-marxisme, s’intéresse à la logique du développement capitaliste et aux rapports de production. L’État est pris en compte en tant qu’il complexifie la structure de classes en produisant des intérêts qui ne dépendent plus de la simple position sur le marché du travail. Les sociologues néo-marxistes privilégient l’étude du marché du travail et la diffusion inégale sur le territoire de l’économie capitaliste. Massimo Paci sera l’un des principaux représentants de ce courant. Les travaux plus localisés sur la diversité régionale du développement capitaliste italien se situeront dans la lignée de ces travaux tout en ne se limitant pas au néo-marxisme (Bagnasco et Trigilia, 1984 et 1985). Luciano Gallino, au départ très proche du courant précédent avec ses travaux sur la diversité des formations sociales en Italie, va progressivement proposer un modèle beaucoup plus systémique et fonctionnaliste de l’évolution de la stratification sociale italienne.
37Enfin, les travaux sur la mobilité sociale qui se développeront surtout dans les années 80 constitueront un autre champ indépendant des courants précédents dans lequel les questions de stratification sociale et de classifications sont centrales.
38Nous ne retiendrons que les travaux des sociologues qui ont eu recours à la classification ou aux données de l’ISTAT ou qui ont cherché, d’une façon ou d’une autre, à enregistrer et compter les groupes professionnels, les couches sociales ou les classes [4]. Il s’agit de montrer à la fois toutes les « manipulations » possibles de ces données et les analyses auxquelles elles conduisent [5].
3.2. COMPTER LES CLASSES
39L’étude de Sylos Labini de 1974 va véritablement lancer le débat sociologique sur ce thème. Économiste plus que sociologue, il part de l’étude du développement économique et de la distribution des richesses. Sur la base de la nature des revenus, il présente un modèle de stratification en trois grandes classes qui comportent malgré tout des différences internes :
- La bourgeoisie : grands propriétaires fonciers (rente) ; entrepreneurs et dirigeants de société par actions (profits et revenus mixtes avec une part élevée de profit) ; professions libérales (revenu mixte).
- Les classes moyennes : petite bourgeoisie salariée ( stipendi traitements) ; petite bourgeoisie relativement autonome : agriculteurs exploitants, artisans, commerçants (revenus mixtes) ; petite bourgeoisie constituée de catégories particulières : militaires, religieux, etc. ( stipendi ).
- La classe ouvrière : classe ouvrière de l’industrie (salaire), et sous-prolétariat.
40A partir des données de l’ISTAT, l’auteur s’efforce de quantifier chaque classe afin d’en saisir l’évolution dans le temps, du début du siècle à nos jours. Son objectif était de déterminer et d’évaluer quantitativement des classes à partir de la population active répartie en une multitude de catégories socioprofessionnelles. Cette approche quantitative conduira à de nombreuses discussions qui porteront surtout sur l’évaluation du poids de chaque catégorie et le choix des catégories constitutives des différentes classes. Cet auteur tente d’expliquer la faillite politique de l’Italie par la forte présence des travailleurs indépendants, qu’il qualifie de « parasitaires » dans la mesure où ils constitueraient un obstacle au développement économique et social du pays. Dans l’ensemble, la part de la couche moyenne est semblable à celle de la plupart des autres pays développés, la spécificité italienne réside dans la forte proportion des couches traditionnelles, les indépendants (les paysans, les commerçants, les artisans, etc.) et dans la faible importance des nouvelles couches moyennes salariées (surtout les employés et les techniciens). Certains couches, comme par exemple les paysans et certains travailleurs précaires, bénéficient d’une « protection politique », qui les place dans une situation de « marginalisation assistée ». La surreprésentation de la fonction publique est qualifiée de « pathologique », étant donné le bas niveau de tertiarisation du pays. Cette forte présence des couches moyennes traditionnelles et de celle liée à la fonction publique est plus marquée au Sud. Pour toutes ces raisons, Sylos Labini parle d’un « retard dans le développement » qui s’explique par la recherche de consensus politique et de contrôle social. Il reprend son analyse dix ans plus tard, et arrive au tableau suivant :
CLASSIFICATION DE SYLOS LABINI

CLASSIFICATION DE SYLOS LABINI
41La bourgeoisie semble avoir peu varié quantitativement, on note une diminution importante du poids des grands propriétaires terriens, qui ne représentent plus en 1983 qu’une infime partie dans le Centre-Nord, et une partie très modeste dans le Sud. La bourgeoisie italienne est donc au début des années 80 essentiellement une bourgeoisie industrielle à laquelle l’auteur propose de rattacher les professions libérales supérieures. Parmi les classes moyennes urbaines, les employés sont en nette croissance, alors que les travailleurs indépendants ont augmenté moins nettement mais constamment, dans l’industrie légère comme dans les services. On retrouve la spécificité italienne que nous avons déjà indiquée. La chute considérable du nombre des agriculteurs apparaît nettement, de 30 % de la population active en 1951 à 8 % en 1983. Si l’on prend l’ensemble des paysans (agriculteurs + salariés agricoles), la baisse est encore plus spectaculaire. Quantitativement la classe ouvrière a peu bougé, alors qu’elle évolue qualitativement. Sylos Labini insiste sur la nécessité de distinguer deux ensembles au sein de cette classe : celui des grandes usines modernes, plus homogène et plus syndicalisé qui connaît les plus profondes mutations, et celui des petites et moyennes entreprise. Tous les autres travaux feront référence à cette élaboration socio-statistique, soit pour l’affiner ou la préciser par région, soit pour la contester dans ses fondements.
3.3. LA STRATIFICATION SOCIALE : SYSTEMES, ROLES ET FONCTIONS
42Gallino (1970 et 1983) construit un modèle à partir de la répartition dans la population active des principales activités ou fonctions de contrôle, de régulation, et de transformations des ressources collectives. Les classes sociales y sont indépendantes des ressources que possèdent chacune d’elles (revenu, pouvoir, prestige) comme du fait de posséder ou non une conscience de sa condition et de l’utiliser pour agir sur le terrain économique, politique ou culturel. Elles sont déterminées en fonction des activités que toute société doit mener pour produire et reproduire les ressources matérielles, symboliques et organisationnelles nécessaires à la vie collective. Ainsi, les activités d’une société se distribuent en quatre grands systèmes : le système politique, formé des activités assurant le contrôle et la régulation d’ensemble de la société, où évoluent des groupes sociaux aux intérêts différents, souvent conflictuels ; le système économique, formé des activités de production nécessaires à la vie matérielle des individus et des systèmes sociaux dans lesquels ils vivent ; le système de reproduction socioculturelle, destiné à reproduire et diffuser la mémoire sociale et à assurer la communication ; le système de reproduction biopsychique, formé des activités nécessaires pour reproduire une population en tant qu’entité biologique, mais aussi pour maintenir ses membres en condition physique et mentale indispensables à leurs activités. Les activités menées dans chacun des systèmes peuvent l’être de différentes façons, ce qui détermine un mode d’organisation pour chaque système. A un moment donné de l’histoire, l’agencement des différents modes d’organisation constitue la structure de rapports sociaux d’une formation sociale qui, puisqu’elle comprend toutes les activités nécessaires à la production et la reproduction de la vie collective, représente une société dans la société. Dans le cas italien, l’auteur distingue, dans leur ordre d’apparition historique, quatre formations sociales différentes :
Classification de Gallino
- la formation paysanne-artisanale, dont le mode de production est caractérisé par une multitude de petites unités de production dans lesquelles les activités de contrôle, de régulation et de transformation des ressources peuvent se ramener en grande partie à un même rôle ;
- la formation capitaliste entrepreneuriale, dont le mode de production est caractérisé par un grand nombre d’unités de production dans lesquelles le contrôle se ramène souvent à un seul rôle, alors que les activités de régulation et de transformation sont divisées entre plusieurs dizaines d’autres rôles ;
- la formation oligopolistique, dont le mode de production est caractérisé par un petit nombre de grandes et très grandes entreprises dans lesquelles toutes les fonctions de base sont réparties entre des milliers de personnes ;
- la formation étatique, dont le mode de production est caractérisé par la prédominance de la grande entreprise publique ou à participation étatique.
43Il en découle deux façons de lire la société : une première, que l’on pourrait appeler horizontale, d’où il ressort que le système politique, le système économique et les deux systèmes reproductifs sont très hétérogènes, composés de différents modes d’organiser la politique, de produire et de reproduire les idées et les personnes ; et une deuxième, verticale, d’où il apparaît que la même société est composée d’un certain nombre de formations sociales relativement homogènes, les unes à côté des autres et constituant une société profondément hétérogène.
Les systèmes selon Gallino
Le système économique est le plus différencié et comprend différents modes de production toujours présents dans la société italienne. Trois catégories centrales caractérisent le mode de production paysan-artisanal : les paysans, les artisans, les commerçants. Les positions et les rôles caractéristiques du mode de production capitaliste-entrepreneurial peuvent se regrouper en au moins six catégories : les entrepreneurs, les employés, les ouvriers, les travailleurs agricoles, le personnel de service, les techniciens. Le mode de production étatique n’a pas donné naissance à des catégories spécifiques, le mode de production capitaliste-oligopolistique a produit la catégorie des dirigenti (cadres supérieurs et dirigeants).
Trois catégories principales se retrouvent dans le système de reproduction socio-culturelle : les enseignants, les intellectuels (écrivains, journalistes, universitaires, artistes, créateurs publicitaires, etc.), et les religieux.
Trois catégories caractérisent le système de reproduction biopsychique, : la classe médicale (médecins, chirurgiens, psychiatres, psychologues), les agents socio-sanitaires (infirmières et assistants sociaux), et enfin la classe des travailleurs domestiques (ceux dont l’activité principale consiste à fournir des services nécessaires à la reproduction de la famille). Dans ce système se trouvent également des employés, des ouvriers, un petit nombre de dirigeants et de cadres, et beaucoup de personnel de service.
44Dans ce modèle, les classes correspondent à des ensembles de positions/rôles. Il existe des classes spécifiques à chaque système social fondamental, et des fractions de classe qui ont des activités que l’on retrouve dans plusieurs systèmes. Les classes spécifiques, mais dans une plus large mesure les fractions de classe plus générales, se trouvent dispersées entre différents systèmes et modes d’organisation, aussi bien verticalement (on peut par exemple trouver des ouvriers dans le système économique, mais aussi dans le système politique), qu’horizontalement (on trouve aussi bien des techniciens dans le mode de production de la formation capitaliste entrepreneuriale que dans le mode de production de la formation étatique).
45Une fois quantifiée, l’analyse de cette classification amène Gallino aux diagnostics suivants :
- La société devient plus complexe et plus différenciée et requiert de ce fait plus d’activités de régulation, de gestion, de contrôle et de gouvernement (croissance du système politique) ;
- la scolarisation de masse, avec sa forte croissance au niveau des lycées et des universités, a été un élément important de la croissance du système de reproduction socioculturelle ;
- La prise en compte des problèmes de santé devient plus importante et le développement des organismes qui l’assurent est fort ;
- l’augmentation de la productivité du système économique a rendu possible que 2,3 millions de producteurs en moins puissent produire un volume de biens par personne très supérieur.
46L’auteur propose alors un regroupement des catégories des systèmes sociaux primaires en quatre groupes ( cf. tableau 5) :
- les classes dirigeantes regroupent toutes les classes qui ont une activité de gouvernement, de contrôle, d’orientation, de direction du travail ;
- les classes de la connaissance rassemblent les classes dont les rôles consistent à élaborer, interpréter, transmettre des savoirs d’une génération à l’autre, à diffuser des informations, à appliquer à des problèmes pratiques des connaissances en tout genre ;
- les travailleurs indépendants comprennent toutes les classes dont l’activité, à la fois intellectuelle et manuelle, se ramène à la gestion autonome d’unités productives de petite taille ;
- les travailleurs salariés rassemblent toutes les autres classes qui ont une activité subordonnée dans des entreprises qui ne sont pas leur propriété, avec des contenus différents quant aux critères : manuel, intellectuel, responsabilité, etc.
47Au total, il apparaît que la pyramide des professions n’a pas beaucoup changé : la part des salariés s’est un peu réduite, celle des classes de la connaissance s’est élargie. Autrement dit, le sommet devient un peu moins pointu mais le tout repose sur une base presque inchangée. Le groupe des travailleurs salariés se caractérise par une multitude de groupes professionnels, et se distingue des autres classes sous l’angle du pouvoir et de la décision et reste subordonné.
STRUCTURE GLOBALE DU SYSTEME DES CLASSES SELON GALLINO ( %)

STRUCTURE GLOBALE DU SYSTEME DES CLASSES SELON GALLINO ( %)
48Cette approche est à la fois systémique et fonctionnaliste. L’auteur raisonne à partir d’une logique de systèmes au sein desquels un certain nombre de fonctions sont à remplir. Les classes sont définies par les activités de production et de reproduction, qui sont des fonctions présentes dans toute société. Cependant, les rapports de pouvoir, les conflits, la conscience collective, ainsi que leurs expressions en organisations politiques ne sont pas pris en compte. Gallino passe indifféremment des fonctions aux positions, des positions aux rôles, des rôles aux classes, et des classes aux catégories socioprofessionnelles. En fait, une fonction donne naissance à une position professionnelle, qui devient une classe. Ainsi, dans le système économique, le mode de production capitaliste-entrepreneurial est caractérisé par six classes : les entrepreneurs, les employés, les ouvriers, les travailleurs agricoles, le personnel de service, les techniciens.
49Au niveau plus global de la structure de classe, Gallino propose une autre classification où l’on passe également indifféremment des catégories aux classes. Cette classification est en partie incohérente puisque les classes ne sont pas constituées à partir de critères de même niveau. La distinction des « grandes classes », les classes dirigeantes, les classes de la connaissance, les travailleurs indépendants et les travailleurs salariés, ne s’opère pas sur les mêmes critères. Dans un cas, le critère renvoie à la nature de l’activité, indépendante ou salariée ; dans un autres cas, il s’agit du domaine de l’activité (la connaissance : l’éducation, la culture, la santé, etc.) ; alors que la dimension liée au niveau de responsabilité et à l’autonomie traverse les quatre classes. Certaines catégories sont alors difficilement « classables » puisque pouvant se retrouver dans plusieurs grandes classes [10] (les infirmières libérales pour ne prendre qu’un exemple).
3.2. UNE CLASSIFICATION NEO-MARXISTE
50Massimo Paci, principal représentant de ce courant, analyse le marché du travail à partir de deux dimensions principales. La première renvoie à la nature garantie/non garantie de l’activité liée au niveau de protection de l’emploi et de couverture sociale, et aux droits du travail. La deuxième dimension fait référence à la fonction productive/reproductive de l’activité, qui permet de distinguer les activités liées directement à la création et à la réalisation de la valeur, de celles qui sont destinées principalement à la reproduction de la force de travail et des conditions générales du développement capitaliste. En croisant ces deux dimensions, Paci obtient quatre secteurs d’activités :
Classification de Paci
- A : le secteur productif-garanti des grandes entreprises publiques et privées de l’industrie, des transports, du crédit, et de la grande distribution, caractérisé par le travail salarié, la protection sociale, et un bon niveau d’accès aux services publics.
- B : le secteur reproductif-garanti des activités, essentiellement publiques, qui assurent la gestion des transferts des revenus aux ménages et permettent la reproduction de la force de travail et le contrôle capitaliste sur la société, proche du secteur A avec une rétribution indirecte moins importante.
- C : le secteur productif-non garanti, de la petite entreprise « périphérique » et de la petite distribution, caractérisé par le travail indépendant et la faiblesse des rétributions indirectes.
- D : le secteur reproductif-non garanti des activités marginales, c’est-à-dire des activités situées aux marges du marché (certaines activités artisanales et commerciales à très petites échelles).
51Ces quatre secteurs entretiennent bien évidemment des rapports et des échanges entre eux. Le secteur de la petite entreprise « périphérique » tire des avantages à la fois du processus de décentralisation de la production du secteur A et de la possibilité d’utiliser les personnes, souvent très qualifiées, ayant deux activités rémunérées dont la principale dans le secteur garanti productif (A) ou reproductif (B). De même, le secteur productif « périphérique », privé de nombreuses garanties institutionnelles de reproduction de la force de travail, repose largement sur l’économie de subsistance et sur les activités de la sphère domestique (le secteur D).
52Paci introduit l’action sélective de l’État qui contribue tout autant que la structure matérielle des intérêts à la formation de l’identité collective et des logiques de comportement. Les classes ne sont plus définies seulement en fonction de leur place dans les rapports de production, mais aussi par des « inégalités horizontales » dues à la pratique redistributive de l’État. L’élargissement de la citoyenneté, entendue ici dans une acception large comme processus de reconnaissance formelle et de satisfaction des demandes sociales de la part de l’État, est pris en compte et l’amène à préciser son modèle des quatre secteurs :
- un secteur productif-garanti à haut niveau d’intégration dans le système de citoyenneté ;
- un secteur reproductif-garanti à haut niveau d’intégration dans le système de citoyenneté ;
- un secteur productif-non garanti à bas niveau d’intégration dans le système de citoyenneté ;
- un secteur reproductif-non garanti à bas niveau d’intégration dans le système de citoyenneté.
53Dans le secteur A, le secteur central de la production capitaliste, les classes sociales définissent le plus nettement leur identité et leur action en référence aux relations sociales de production. La bourgeoisie capitaliste et la classe ouvrière centrale prennent leur racine dans ses rapports de production. Cependant des évolutions récentes, comme le contrôle législatif de la négociation collective, l’institutionnalisation des syndicats, et surtout la pénétration de plus en plus importante de l’État dans l’économie, viennent compliquer le cadre général en générant de nouvelles catégories sociales : les dirigeants des grandes entreprises publiques, les entrepreneurs assistés, les couches ouvrières avec un emploi protégé et un revenu partiellement garanti, etc.
54Le secteur B est caractérisé avant tout par la diversité des positions qui découle des différences de salaires et de statuts de la fonction publique.
55Le secteur C est celui de l’économie diffuse qui repose sur la petite et moyenne entreprise, avec une forte présence de l’économie informelle. L’essor de ce secteur a permis la reconversion ou la recomposition de couches sociales traditionnelles (artisans, paysans à temps partiel, travailleurs à domicile, etc.) que l’on croyait destinées à disparaître. Dans le secteur D, celui de la reproduction informelle, la famille reste l’acteur central.
56La spécificité de la structure sociale italienne réside alors dans l’importance de la petite bourgeoisie industrielle et artisanale dans le processus d’accumulation. Cette spécificité est liée à la position périphérique de l’Italie dans l’économie internationale et la division internationale du travail de cette époque, ainsi qu’à ses caractéristiques socio-économiques (les activités à forte intensité de travail, la flexibilité de la main-d’œuvre et de la technologie, etc.). L’analyse de Paci peut être considérée à juste titre comme une construction théorique d’un système de classes, qui s’oppose à une approche stratificationniste. Les classes sociales sont définies à partir d’une analyse du marché du travail et du « système de citoyenneté » défini par le niveau d’accès aux biens et services dispensés par l’État.
57Paci met cependant au même niveau les différents biens et services dispensés par l’État-providence. Or, l’accès à certains services est plus inégalitaire que pour d’autres, comme l’école et la santé par exemple. Les inégalités sociales et scolaires sont intimement liées et le rapport à l’école s’avère déterminant dans l’accès aux positions sociales supérieures. Réduire le rapport au système de citoyenneté à l’alternative participation/exclusion ne permet pas de préciser les stratégies de reproduction du pouvoir à travers l’utilisation de « services » spécifiques de l’État. Les individus de la sphère marginale de la reproduction, le secteur D de Paci, ont sans doute un rapport très étroit au système de citoyenneté à travers les politiques d’assistance ; alors que les membres du secteur plus intégré de la reproduction (secteur B) entretiennent un rapport privilégié à l’éducation et à la culture.
58Lorsque l’auteur s’intéresse plus directement aux évolutions de la structure de classes en termes quantitatifs, il recompose un modèle de classes que l’on rattache difficilement à l’analyse précédente. Le recours aux catégories de l’ISTAT apparaît alors très contraignant et oblige l’auteur à raisonner davantage à partir de recompositions dictées non pas par la logique du modèle théorique précédent mais bien par la construction socio-statistique des catégories socioprofessionnelles. Paci (1992) utilise d’ailleurs les « grands groupes socioprofessionnels » comme des « équivalents fonctionnels des classes sociales » et arrive à un « schéma de classes » présenté dans le tableau 6.
ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE DE CLASSE ITALIENNE SELON PACI

ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE DE CLASSE ITALIENNE SELON PACI
59Paci met en évidence la forte augmentation des classes moyennes supérieures et la forte diminution de la classe ouvrière et des classes rurales. Il insiste surtout sur la croissance des couches moyennes urbaines et plus particulièrement des cols blancs. La distinction urbain/rural ne s’applique qu’à la petite bourgeoisie. Les couches moyennes salariées sont pourtant elles aussi essentiellement urbaines. L’auteur ne précise pas dans le livre ou les annexes comment ont été opérés, à partir des catégories de l’ISTAT, les regroupements qui conduisent aux classes sociales telles qu’elles sont présentées dans le tableau. Leur composition découle des définitions tirées du néo-marxisme, avec donc des inconnues quant au contenu précis et aux estimations quantitatives.
3.3. LES CLASSIFICATIONS TIREES DES TRAVAUX SUR LA MOBILITE SOCIALE
60Dans son étude sur la mobilité, de Lillo [11] (1988) reprend la définition de la classe de Schizzerotto et Schadee. « La classe est définie comme un ensemble d’individus ou de familles qui occupent une même position dans les rapports de pouvoir sous-jacents à la division sociale du travail extra-domestique et dans le domaine des inégalités matérielles ou symboliques qui s’y rattachent, aussi bien de l’ordre des relations que de l’ordre de la distribution ». Cependant, d’après cet auteur, même si les inégalités de caractère symbolique ou culturel ne sont pas négligeables, celles qui se fondent sur la sphère économique apparaissent plus déterminantes. « La position d’un individu dans la division sociale du travail apparaît comme un fort indicateur de sa place dans le système des inégalités et donc de sa position de classe ». De plus, dans la mesure où tous les membres de la famille participent à l’obtention des privilèges économiques, culturels, symboliques, il faut prendre le noyau familial comme unité constitutive des classes. C’est donc à partir des professions exercées par les différents membres de la famille que les auteurs vont chercher à identifier la structure de classes. La profession est prise en compte d’un double point de vue. D’une part, elle détermine une position dans l’organisation du travail, en termes d’autonomie, de responsabilité, de contrôle des tâches, etc. ; d’autre part, elle nous renseigne aussi sur la position de marché, c’est à dire sur le niveau de garantie, sur les possibilités de carrière, sur le niveau de revenu et la nature et l’ampleur des bénéfices non matériels liés à l’exercice d’une profession. Il faut également tenir compte de la quantité de ressources (propriété des moyens de production, diplômes et compétences professionnelles) que l’individu peut utiliser pour négocier sa participation dans la distribution des ressources, c’est à dire dans la répartition des biens et des services.
61A partir de tous ces critères, de la position de travail et de la position de marché, des ressources, les auteurs construisent un schéma à six classes dont voici le contenu en référence aux professions (tableau 7).
CLASSIFICATION SCHIZZEROTTO ET COLBATI (1985)

CLASSIFICATION SCHIZZEROTTO ET COLBATI (1985)
62Les individus ont été classés d’une part, à partir de la place de leur activité dans le schéma des classes et d’autre part, selon la composition de classe familiale à partir de la position des membres de la famille. Deux éléments sont fondamentaux dans une telle analyse, la classe familiale d’origine, qui correspond à celle de l’individu à l’âge de 14 ans, et la classe familiale d’arrivée, qui est celle de l’individu au moment de l’enquête. Toute personne se verra assigner une position sociale car même si elle ne travaille pas, elle occupe une position sociale qui sera fortement déterminée par la position sociale des différents membres de sa famille.
63Un problème de méthode se posait lorsqu’il s’agissait de définir la position de classe d’origine d’un individu dont les deux parents travaillaient mais n’appartenaient pas à la même classe. Les auteurs ont alors utilisé un critère de supériorité qui, lorsqu’il n’était pas facile à appliquer, conduisait à retenir la profession du père comme déterminante. La même logique a été retenue pour déterminer les classes familiales d’arrivée [12].
64La présentation selon les régions met en évidence des différences statistiques non négligeables, surtout entre le Nord-Ouest et le Sud dans le caractère industriel ou agricole de la classe ouvrière.
REPARTITION DES CLASSES SELON LA ZONE GEOGRAPHIQUE

REPARTITION DES CLASSES SELON LA ZONE GEOGRAPHIQUE
65Dans le cadre d’une recherche sur la mobilité sociale en Emilie Romagne, Barbagli, Capecchi et Cobalti (1988) ont proposé une classification différente en introduisant des classes particulièrement importantes dans cette région, tant sur le plan quantitatif que sur celui de l’histoire sociale et politique :
- Entrepreneurs (agricoles ou non), cadre supérieurs, professions libérales, aides familiaux des entreprises et des professions libérales.
- Cadres moyens et employés de tous les secteurs
- Travailleurs indépendants de l’industrie, du commerce et des services, aides familiaux
- Ouvriers qualifiés et non qualifiés de l’industrie et du tertiaire.
- Cultivateurs directs
- Métayers ( Mezzadri)
- Ouvriers agricoles
66Cette classification n’est pas très différente de celle proposée par Sylos Labini. La première classe correspond à la « bourgeoisie », la seconde à la « petite bourgeoisie », la troisième et la quatrième à la « petite bourgeoisie relativement autonome ». Dans son dernier travail, Sylos Labini distingue même les cultivateurs directs de la petite bourgeoise relativement autonome. Les métayers, catégorie typique de l’Italie centrale, se distinguent aussi bien des cultivateurs directs que des ouvriers agricoles : propriétaires d’une petite partie des moyens de production, mais pas de la terre, ni de la maison ou de l’étable, ils possédaient les instruments de travail, parfois les semences et les animaux. Ils étaient aussi moins autonomes que les agriculteurs propriétaires dans leur activité. Par ailleurs, dans certains chapitres, les auteurs n’hésitent pas à proposer d’autres classifications plus précises. Dans certains cas, les ouvriers qualifiés sont distingués des autres, ceux de l’industrie du tertiaire et les commerçants des artisans. Dans d’autres cas, ils utilisent des agrégations plus grossières que celles présentées précédemment. Face à des structures sociales très typées, comme celle par exemple de l’Italie centrale, ce travail montre la pertinence de recourir à des classifications plus fines, pour mettre en évidence précisément des spécificités et des changements susceptibles d’être écrasés par des classifications nationales.
67Schizzerotto (1993) a élaboré un système de classification encore différent dans le cadre d’une étude sur les classes supérieures. En voici les grandes lignes.
- Les professionnels de la politique sont constitués des dirigeants à temps plein des partis politiques et des membres du parlement, des conseils communaux, provinciaux ou régionaux. Leur ressource est de contrôler l’organisation et d’émettre des ordres légitimes.
- Les administrateurs d’entreprises agricoles, industriels et de services, à condition que leur activité de direction concerne la fonctionnement d’ensemble de l’entreprise, font partie des entrepreneurs. Leur pouvoir repose sur la possession des moyens de production.
- Les professions libérales ( Liberi professionisti ) ont le monopole de l’exercice d’une activité intellectuelle très spécialisée. Cette activité est exercée de manière indépendante et généralement avec l’aide de quelques employés. Cette classe se caractérise par un fort capital culturel et la possession de moyens de production.
- la service class comprend les cadres moyens et supérieures des entreprises et de l’administration publique. Elle comprend les professions intellectuelles supérieures salariées. Leurs ressources reposent sur leurs diplômes, leur qualification et la maîtrise des organisations.
- Les travailleurs « intellectuels » salariés de qualification moyenne font partie de la classe moyenne employée ( classe media impiegatizia ). Leur ressource principale est le diplôme, et se distinguent des cadres dans la mesure où ils ne coordonnent pas le travail des autres et disposent d’une moins grande autonomie dans leur activité.
- La petite bourgeoisie urbaine est formée des propriétaires et des aides familiaux des petites entreprises industrielles, commerciales et des services. Ils se distinguent des entrepreneurs par la taille plus petite de leur entreprise et le fait d’y participer directement en tant que travailleurs manuels. Ses ressources sont donc la propriété limitée de moyens de production et la contrôle de la main d’œuvre familiale.
- L a petite bourgeoisie agricole est composée des propriétaires et des aides familiaux des entreprises de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche et de la chasse. Ils se différencient de la petite bourgeoisie urbaine par des niveaux de revenu et de consommation inférieurs.
- La classe ouvrière urbaine est formée de travailleurs manuels et des employés d’exécution de bas niveau de qualification, employés dans des entreprises industrielles, commerciales et de services. Leur force de travail est leur principale ressource.
- La classe ouvrière agricole est constituée de travailleurs manuels salariés de l’agriculture. Ils se différencient de la classe ouvrière urbaine par une situation de marché nettement défavorable.
69Cette classification est largement inspirée de celle de Erikson et Goldthorpe, que Schizzerotto et Cobalti (1994) reprendront d’ailleurs dans le cadre de comparaisons internationales (Hongrie, Suède, France, Angleterre et Pays de Galles, Écosse, Irlande du Nord, RFA, Pologne).
Classification Erikson/Goldthorpe
III : employés
IVa+b : petite bourgeoisie urbaine (commerçants, artisans, autres travailleurs indépendants avec ou sans salariés)
IVc : petite bourgeoisie agricole
V-VI : contremaîtres, techniciens de niveau inférieur et ouvriers spécialisés
VIIa : ouvriers
VIIb : ouvriers agricoles
3.4. CONFRONTATION DES CLASSIFICATIONS : ENJEUX ET PROBLEMES
70Une première lecture du tableau récapitulatif fait ressortir la spécificité du modèle de Gallino dont la logique de recomposition et la terminologie rompent avec la « vision socioprofessionnelle » des classes que l’on retrouve dans les autres classifications qui pourtant proposent des distinctions différentes de la classification de l’ISTAT : les dirigeants sont séparés des employés, le secteur agricole des autres, la classe ouvrière est en revanche toujours présente.
71On constate surtout que les estimations quantitatives varient peu pour certaines classes, principalement celles faisant davantage consensus quant à leur positon et leur contenu. Il s’agit aussi des classes plus faciles à caractériser et à agréger sur le plan socioprofessionnel (classe ouvrière, salariés agricoles, petite bourgeoisie agricole). En revanche, les écarts sont plus marqués pour les catégories ou les classes dont les caractéristiques et les agrégations sont plus discutées sur le plan empirique et théorique (bourgeoise, petite bourgeoisie urbaine, classes moyennes salariées).
72Apparaissent ici tous les enjeux d’une classification qui est aussi et surtout une vision de la société. Décider d’intégrer telle ou telle catégorie dans la bourgeoisie ou les classes moyennes salariées n’est certainement pas neutre, de même que le choix des termes.
73Ce n’est pas tant la « petite bourgeoisie urbaine » qui donne lieu à des estimations quantitatives très différentes selon les auteurs (entre 20 et 22,4 %), mais bien les classes moyennes salariées (cadres supérieurs et moyens, et employés, avec une différence de 10 points entre Paci d’un côté et Sylos Labini et de Lillo de l’autre). Cela confirme à la fois l’importance « sociologique » des petits et moyens entrepreneurs dans la structure sociale italienne mais aussi une conception partagée de l’agrégation socioprofessionnelle à laquelle elle renvoie. Cela est rendu aussi possible par la précision de la nomenclature de base de l’ISTAT pour toutes les catégories de travailleurs indépendants.
74En revanche, les contours plus incertains des catégories Dirigenti et Impiegati, ainsi qu’un moindre consensus sur la position des cadres et employés dans la société italienne, donnent lieu à des recompositions multiples. Le parallèle avec la France est ici particulièrement intéressant puisque la situation est quasiment inversée. Les sociologues français ont accordé plus d’importance aux classes moyennes salariées et beaucoup moins aux travailleurs indépendants et aux petits entrepreneurs. Le débat sociologique lui-même s’est largement focalisé sur toutes les distinctions au sein des classes moyennes dans des perspectives théoriques très différentes (Bourdieu 1979, Mendras 1988, Bidou, 1984).
75Les variations quantitatives sont également marquées pour la bourgeoisie susceptible de passer du simple au double (8,3 % chez de Lillo et entre 3 et 4 % chez Paci et Sylos Labini), voire de disparaître au profit d’une service class représentant plus de 20 % de la population active. Dans ce dernier cas, il s’agit d’ailleurs de la seule tentative d’utilisation de la nomenclature Erikson/Goldthorpe qui débouche sur une toute autre image de la structure sociale italienne, avec une classe d’employés ne représentant plus que 9,5 % de la population active. Gallino, en choisissant de découper la population entre une immense classe salariée représentant environ les trois quarts de la population, distinguée à la fois des classes dirigeantes et surtout d’une « classe de la connaissance », produit une représentation plus unifiée du salariat populaire.
76Les options théoriques et politiques des auteurs présentés expliquent largement les différences dans les classifications. De tous ces travaux, ceux de Sylos Labini ont été les plus discutés et ont eu l’impact le plus important sur l’interprétation des changements de la société italienne des années 70 et 80. Ils avaient un caractère pionnier dans le fait d’utiliser et d’interpréter plus en profondeur les données brutes de l’ISTAT sur les CSP pour mettre en évidence la forte présence d’une classe de travailleurs indépendants liée au clientélisme politique. La vision plus systémique et fonctionnaliste de Gallino a été peu discutée et n’a pas donné lieu à d’autres prolongements en socio-logie. L’analyse néo-marxiste de Paci a fortement structuré les travaux sur le monde de la petite entreprise mais ses tentatives pour interpréter de façon plus globale la transformation de la structure de classes n’ont pas été reprises. Enfin, les classifications des sociologues de la mobilité restent cantonnées dans ce domaine.
77Au final, aucune de ces différentes nomenclatures n’a pu s’imposer comme référence dans les sciences sociales. L’ISTAT reste de toutes façons le principal producteur de données sociales concernant l’ensemble de la population, et sa propre nomenclature reste la référence la plus courante. Cette position hégémonique ne permet pas le développement parallèle d’instituts capables de le concurrencer dans ce domaine [13]. Alors que l’ISTAT a retenu la Classification internationale type des professions mise en place dans le cadre de l’harmonisation européenne pour le recensement effectué fin 2001, on peut s’attendre à voir les sociologues réélaborer ces données pour proposer leurs propres classifications, plus ou moins proches des précédentes en fonction de leurs objectifs et de leur cadre théorique.
78Cette confrontation montre que la prise en compte de la façon de produire, de découper, d’enregistrer et de nommer les catégories sociales est une dimension essentielle de la comparaison sociologique de la stratification sociale. Elle montre aussi que l’analyse des modes d’utilisation par les sociologues de ces catégories est un aspect tout aussi fondamental de la compréhension des dynamiques économiques, institutionnelles, politiques et intellectuelles inscrites dans les nomenclatures des différents pays.
CONCLUSION : UNE IMPASSE POUR LA COMPARAISON ?
79Le constat d’une extrême difficulté, étant donné toutes les limites indiquées, à donner du sens à une comparaison des structures socioprofessionnelles et surtout des structures de classes, ne doit pas conduire au renoncement, au risque de laisser le champ libre aux formes les plus positivistes et pragmatiques de la comparaison socio-logique. Il convient donc d’indiquer quelques propositions susceptibles de mieux maîtriser les comparaisons s’appuyant sur des nomenclatures de différents pays :
- Comprendre les logiques de classification des nomenclatures utilisées et leurs limites.
- Clarifier les objectifs de la comparaison (analyse du marché du travail, des qualifications, des inégalités sociales (économiques, scolaires, etc.), du prestige social, de la mobilité sociale) et retravailler les nomenclatures de base respectives afin de construire les regroupements pertinents et la classification adaptée aux objectifs. Les flottements concernant les contours des différentes catégories socioprofessionnelles doivent être levés surtout si la comparaison vise à évaluer leur poids respectif dans plusieurs sociétés et les changements dans le temps.
- Ne pas nécessairement retenir l’échelle nationale comme la plus pertinente, et privilégier des échelles qui renvoient à des cohérences sociétales qui se traduisent par des catégories sociales relativement homogènes dans leurs contours sociologiques (selon les critères retenus).
80Les exemples italiens pris au début concernant la place de l’économie informelle et la diversité régionale compliquent la lecture nationale des structures sociales et montrent les limites des comparaisons avec d’autres pays qui s’appuieraient sur des catégories socio-statistiques nationales déjà bien délicates à utiliser dans leur propre cadre national. Si l’objectif se limite à décrire une structure professionnelle et à la comparer telle quelle, la comparaison, à la fois entre macro-régions, mais aussi entre régions, peut apporter des éléments de connaissance intéressants. Il s’avère beaucoup plus risqué de l’utiliser pour des comparaisons concernant des dimensions plus directement sociologiques qu’il s’agirait de rattacher à des catégories socioprofessionnelles.
81Les analyses que nous avons présentées restaient pour la plupart à un niveau national, et insistaient surtout sur les différences de structures entre le Nord-Est et le Sud par exemple, sur la représentation quantitative des différentes classes et leur évolution, les catégories socioprofessionnelles constituant la base de la stratification sociale. On remarquait ainsi que les ouvriers de la grande entreprise étaient plus nombreux au Nord, que les petits entrepreneurs et les artisans étaient très représentés dans les régions centrales et nord-orientales, que les paysans et les employés des administrations étaient beaucoup plus nombreux au Sud.
82D’autres travaux sociologiques plus localisés ont permis de mettre en évidence différentes cohérences sociétales qui concernent au premier plan la lecture sociologique des catégories socioprofessionnelles. L’ouvrier des régions de l’économie diffuse, recensé au niveau national dans la même catégorie socio-statistique que celui des grandes entreprises du Nord ou des entreprises semi-publiques du Sud, renvoie cependant à une réalité très différente, du point de vue des processus de mobilité, de ses rapports aux autres classes, de son identité sociale, de son insertion dans la localité, de son niveau de vie, etc. De même, parmi les classes moyennes, on mesure tout ce qui peut différencier sociologiquement un employé d’une administration de Milan de celui d’une administration de la Calabre, selon aussi sa participation ou non à l’économie informelle. La catégorie des petits entrepreneurs, si importante dans le cas italien, est sans doute aussi la plus délicate à manier, tant son contenu et sa façon de se rapporter à la société sont susceptibles de varier considérablement selon les régions.
83Enfin, cette discussion du cas italien nous incite à une grande vigilance dans la perspective d’élaboration et surtout d’utilisation d’une nomenclature européenne commune. Les parcours originaux de chacun des pays européens ont produit des structures sociales dont les différences ne se réduisent pas à des différences quantitatives dans le poids respectifs de chacune des catégories. Les dimensions sociales, politiques, symboliques sont constitutives des façons de se représenter les professions et leur position dans les différentes sociétés. Elles révèlent aussi des enjeux, des rapports et des ordres sociaux dont les seules logiques stratificationnistes ne peuvent rendre compte. Si le défi de la sociologie comparée de la stratification sociale n’est pas seulement de repérer des différences de structures socioprofessionnelles mais de saisir les rapports sociaux et les systèmes de relations sociales qui les portent, elle devra alors dialoguer avec des approches plus qualitatives des différentes réalités nationales ou régionales. Il faudra surtout ne pas être dupe des raccourcis et des procédures de simplification qu’implique une harmonisation européenne des nomenclatures.

Notes
-
[1]
Le changement consiste simplement, dans le cadre de l’harmonisation européenne souhaitée par EUROSTAT, à adopter la variante européenne de la Classification Internationale Type des Professions (CITP-88), nommée CITP-88 (COM). Cette classification a été retenue pour le prochain recensement général de la population qui s’est déroulé en septembre 2001 en Italie. Pour la présentation détaillée de cette classification en français, voir le site internet : hhttp :// www. warwick. ac. uk/ ier/ isco/ fren/ sect1. html,ou Bureau International du Travail : « CITP-88 : Classification internationale type des professions », Genève, BIT, 1990.
-
[2]
Il existe d’ailleurs deux termes différents pour définir le revenu de chacune des catégories. Les dirigenti et impiegati reçoivent un stipendio (traitement) alors que les lavoratori dipendenti touchent un salario (salaire).
-
[3]
L’effet d’imposition de ces catégories est directement lié à la position de monopole de production de statistiques sociales et économiques qui caractérisent certains pays comme la France mais dans une moindre mesure aussi l’Italie.
-
[4]
Ce choix nous conduit donc à laisser de côté de nombreux autres travaux sociologiques sur les classes sociales qui ont marqué la sociologie italienne des années 70 et 80. Pour une présentation plus complète de ce champ, voir Oberti M., « Pour une économie politique des classes : la sociologie italienne des classes sociales », Paris, Les cahiers de l’OSC, CNRS/FNSP, 1992.
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[5]
Des sociologues français des années 70 et 80 ont également proposé des analyses de l’évolution de la structure de classes et élaboré différentes classifications à partir de la nomenclature des CSP de l’INSEE. Baudelot et Establet (1974 et 1979), mais aussi Fossaert (1980), d’orientation marxiste ou néo-marxiste, ont établi des classifications différentes de celles de l’INSEE. Bourdieu (1979) a également travaillé à une présentation différente de l’espace social en utilisant les CSP. Ces travaux mériteraient d’être recensés et pourraient ainsi faire l’objet d’une analyse comparative avec les modèles proposés au même moment dans d’autres pays. Cet article étant centré sur le cas italien, nous ne développerons pas la comparaison sur ce terrain. La plupart de ces auteurs se réfèraient plutôt à une terminologie marxisante des classes sociales. Du côté du néo-marxisme anglo-saxon, et avec une ambition comparatiste forte, on peut rappeler aussi le modèle de E.O Wright (1985).
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Ceux dont l’activité principale est directement d’ordre politique, c’est-à-dire qui ont un rôle au Parlement, dans les assemblées ou les conseils des organismes territoriaux, dans les partis et dans les syndicats, et qui agissent dans le contrôle de la société qui caractérise le mode d’organisation politique des deux formations sociales historiquement les plus récentes (capitaliste oligopolistique et étatique), alors que toujours selon l’auteur, ils sont absents en tant que tels dans les formations historiquement plus anciennes.
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Ceux chargés d’organiser et de mettre en place les directives et décisions politiques. Ils ont également une fonction d’élaboration et de direction du contrôle social. Cette catégorie regroupe les dirigeants de l’État et des organisations terrritoriaux, ainsi que les magistrats.
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Ceux qui interviennent dans le fonctionnement des services de l’État mais en tant qu’intermédiaires (avocats, notaires, conseillers commerciaux, consultants, etc.). On y trouve aussi bien des professions libérales que des salariés qui travaillent dans des entreprises ou dans l’administration publique.
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Tous ceux qui font partie d’organisations armées et s’occupent de défense interne et externe. Cette catégorie regroupe tous les militaires de carrière.
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Cette confusion est sans doute due aussi à la distinction stipendio / salario. Cependant, dans le cas de Gallino, si l’on accepte ce sens commun, cela impliquerait que tous les employés font partie des classes de la connaissance, ce qui semble absurde.
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Il s’agit en fait d’un groupe de travail comprenant M. Barbagli, V. Capecchi, A. Cobalti et A. Schizzerotto qui ont mené une enquête auprès d’un échantillon représentatif national de 5016 personnes des deux sexes d’un âge compris entre 18 et 65 ans.
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Pour déterminer la « supériorité sociale » d’une profession sur une autre, les auteurs ont utilisé un critère externe aux classes qui attribue des points aux 93 catégories en fonction de la perception collective de l’ensemble des avantages liés à cette activité. On fait ensuite la moyenne pour chaque classe et on obtient un classement qui indique un ordre en fonction du degré de préférence sociale des professions qui composent les classes.
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Le CENSIS par exemple produit un rapport annuel sur la situation sociale du pays qui commente des données produites pour une part par cet organisme, mais se réfère à celles de l’ISTAT pour des interprétations plus générales se référant aux CSP.