CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Marco Oberti

2 Plusieurs conceptions des classifications socioprofessionnelles caractérisent les sciences sociales. Quelle est la situation aujourd’hui et comment envisager de dépasser les cadres nationaux, surtout dans le cas français où l’on insiste fortement sur la spécificité des catégories socioprofessionnelles ?

3 Louis Chauvel

4 On peut distinguer deux traditions de nomenclature professionnelles utilisées par les institutions statistiques. D’un côté, une approche franco-française, celle dite « constructiviste » des Catégories socioprofessionnelles (CS) [1], et de l’autre, celle internationale, de conception plutôt anglo-saxonne dont les origines remontent à l’émergence de la statistique sociale et des eugénistes de la fin du XIXe siècle. C’est ce deuxième modèle qui au cours du XXe siècle va former l’essentiel des pratiques : il s’agit là d’un travail de statisticien, essentiellement, consistant à construire des nomenclatures à partir de listes de professions que l’on va ensuite agréger au gré de critères statistiquement acceptables.

5 Je pense en particulier à Alba M. Edwards (1911), la statisticienne de l’US Census Bureau qui fonde et stabilise une liste systématique de quelques centaines de professions ( occupations ), qui va être reprise à chaque recensement américain, et qui évoluera de façon à intégrer peu à peu de nouvelles professions (Edwards, 1933). Elle est utilisée dans les Current population surveys, l’équivalent américain des enquêtes Emploi, etc. Le Bureau international du travail choisira une liste (CITP/ISCO2) en définitive assez semblable.

6 Mais ces listes de professions ne sont absolument pas un enjeu social, elles sont décidées par les statisticiens pour les statisticiens, sans confrontation avec le public, la demande des acteurs sociaux, syndicaux, patronaux, etc. Ce n’est pas non plus un enjeu sociologique, simplement parce que l’essentiel des publications issues de ces enquêtes ne mobilisent pas vraiment ces listes de professions, notamment parce qu’elles sont trop compliquées à utiliser, que les regroupements qu’il faut nécessairement faire sont souvent insatisfaisants pour les sociologues, et que, pour forcer le trait, on ne peut rien en faire. En matière de changement social, les remaniements récurrents interdisent de réaliser des séries longues, – sauf à réutiliser les enquêtes elles-mêmes, les microdonnées, ce qui n’est encore pratiqué que par une petite minorité de sociologues. Par ailleurs, les politistes ou les spécialistes d’études de marché, par exemple, jugent l’outil trop lourd (des centaines de professions !) pour des échantillons de quelques milliers d’individus et ne les utiliseront donc pas. Ils vont faire d’une autre façon avec d’autres variables bricolées autrement. Il n’y a donc pas de visibilité véritable des inégalités sociales par profession dans ce type de modèle.

7 Ce modèle-là s’oppose à celui, antinomique, des CS qui émerge à la Libération avec les grilles Parodi (Desrosières et Thévenot, 1988). Il s’est imposé en France à partir des années soixante, plus ou moins fondé sur les conventions collectives. Contrairement au modèle anglo-saxon, c’est un outil qui n’est pas fabriqué par les seuls statisticiens, mais qui fait l’objet de négociations, celles-ci associant à l’occasion les points de vue des partenaires sociaux de façon à en faire non pas un instrument de statisticiens pour les statisticiens mais quelque chose qui présente plus de contenu social. D’où les catégories socioprofessionnelles – et pas simplement professionnelles –, qui d’un certain point de vue représentent une vision construite de l’espace social, dans une démarche « constructiviste ».

8 La nomenclature des listes des professions renvoie à une vision très individualiste et parcellaire, conçue par les statisticiens de façon très nominaliste. La nomenclature des CS est beaucoup plus construite, et, sans aller jusqu’à dire que la CS c’est la classe « en soi » et « pour soi » qui émerge du système statistique, c’est une vision plus « holiste », en tout cas élaborée collectivement, qui correspond à une tentative d’objectivation des rapports sociaux.

9 L’autre avantage de la CS en France, c’est le fait de son monopole et sur la statistique publique et sur la statistique académique et, par extension, privée. Aussi bien les politistes que les « vendeurs de savonnettes » s’intéressent à ces catégories, utilisent dans leur pratique quotidienne les catégories « cadres » et « ouvriers », par exemple, et contribuent à inculquer au quotidien ces représentations au sein de la population.

10 Il en résulte la possibilité de rassembler des données cumulatives dans différents domaines sur les différences et inégalités entre les catégories. Ainsi, un livre tel que celui d’Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (1995), Déchiffrer les inégalités, ne peut se faire qu’en France, simplement parce que les CS sont monopolistiques, incontournables, et qu’elles sont l’aune de tous les systèmes statistiques publics et privés, et que les représentations collectives des inégalités professionnelles lui correspondent. Aux États-Unis, on ne pourrait faire ce type de travail systématique qu’en utilisant des critères différents, comme ceux de la « race et origines hispaniques » ou éventuellement les tranches de revenus, ou encore le niveau d’éducation, qui pour le coup sont suivis systématiquement et de façon stable dans le temps. Mais la vision de la société en est évidemment totalement changée : pour les études de mobilité, par exemple, la CS est irremplaçable, car il est possible de se souvenir de la profession de son père au moment où l’on a quitté l’école, alors que, pour le revenu, les réponses ont des chances d’être très fantaisistes.

11 Dans le modèle américain, largement répandu, la CS comme outil commun n’existe pas, et ne permet donc pas de repérer les inégalités liées à la profession et de les suivre dans le temps. Pour schématiser, on peut dire que l’exemple français des CS est une exception à l’échelle mondiale. Cette systématicité ne se retrouve pas ailleurs. Pourtant, cela ne devrait pas empêcher les chercheurs de s’intéresser aux inégalités entre groupes professionnels, puisqu’ils peuvent singer un outil comme les CS en retravaillant les données des autres pays, des États-Unis, par exemple, en réagrégeant les professions à partir des micro-données d’enquêtes. L’utilisation des classes « à la Golthorpe » pour les travaux comparatifs est en fait une façon d’aller dans cette direction.

12 Alain Chenu

13 Je suis plus sceptique sur cette exception française. On peut regarder les choses avec un esprit plus universaliste. Les catégories socioprofessionnelles « à la française » peuvent à mon sens être mises en parallèle avec la nomenclature des races aux États-Unis. C’est-à-dire qu’il existe des grilles de lecture du monde social qui sont fonction, comme le dit Franz Schultheis, des « thématisations » propres à certains pays et à leur histoire. Aux États-Unis la question du statut des Noirs a un rôle majeur dans le paysage idéologique national, et les statisticiens et les sociologues s’alignent sur cette thématisation. En France’, la CGT est puissante et a réussi à obtenir des conventions collectives qui distinguent notamment les cadres et les ouvriers. Dans tous les cas, la tendance spontanée des sociologues et des statisticiens est de surestimer leur autonomie, dans une vision de la rupture, à la Bachelard, entre leur propre univers et le monde profane.

14 La force du modèle des CS en France repose sur l’existence d’une certaine harmonie entre les représentations du monde profane et celles des spécialistes, statisticiens ou sociologues, qui font finalement usage des mêmes catégories. Cette convergence a été structurée par trois grandes institutions, le système des conventions collectives, la sécurité sociale et l’assurance chômage, et enfin le statut des fonctionnaires. Elle s’observe dans des séquences historiques bien particulières, Front Populaire, Libération, mai 68, périodes pendant lesquelles il y a des mouvements sociaux puissants et où les acteurs sociaux s’expriment. Les institutions sont marquées par un certain succès de ces mouvements sociaux. Le titre du livre de Bernard Friot, Puissances du salariat (Friot 1998), exprime bien cette manifestation forte de groupes sociaux organisés qui, dans le contexte de la Libération, soutiennent la mise en place d’un vaste ensemble de dispositifs assurant la distribution d’un salaire indirect aux malades, aux retraités, etc.

15 C’est à ce moment par exemple qu’on obtient que les cadres entrent dans un système de retraite par répartition qui les met dans le camp des salariés. C’est un phénomène très important ; d’un pays à l’autre, des formules différentes sont utilisées à cet égard. Pour avancer dans la comparaison des catégories statistiques entre pays, il faut avancer dans la comparaison de leurs histoires sociales et politiques.

16 En France, les cadres se dotent de l’AGIRC, système de retraite par lequel ils affirment à la fois leur appartenance au salariat et leur spécificité en son sein, tandis que les commerçants, les artisans et les agriculteurs considèrent que ce système n’est pas assez bon pour eux, ils continuent à miser sur l’épargne et le patrimoine, ce qui va s’avérer être un mauvais choix. Il est important de noter combien cette situation des cadres en France contraste avec celle d’autres pays où ils sont inscrits dans un système de retraite par capitalisation qui les assimile plutôt à des indépendants. La construction même de l’opposition salarié/non-salarié ne se fait pas de la même façon d’un pays à l’autre.

17 En France, la puissance du salariat se concrétise dans une palette d’institutions qui fait dépendre l’accès à la protection sociale de la position dans l’emploi. Tout ce qui est revenu hors emploi est considéré explicitement comme du salaire indirect qui découle du travail des actifs.

18 Ce système se trouve ensuite mis en péril. L’un des symptômes de la crise de ce système, c’est l’invention du Revenu minimum d’insertion comme remède aux conséquences de l’échec du système d’assurance-chômage. On passe alors à un système de redistribution basé sur l’impôt, selon un mode plus anglo-saxon, dont le principe de légitimation est tout à fait différent. Ainsi s’ouvre pour la France une période marquée par l’ébranlement des « puissances du salariat ».

19 Alors, effectivement, on peut parler d’exception française, mais c’est une exception qui est le produit de certains mouvement sociaux dans une période particulière, et en ce sens chaque pays, avec l’histoire singulière de ses institutions politiques, professionnelles, et de sa protection sociale, constitue une exception.

20 Edmond Préteceille

21 Dans les effets sur la statistique publique de ces « thématisations » spécifiques des sociétés, il semble donc qu’il y ait une certaine forme de négociation. En France, cette négociation porterait sur les CS ; aux États-Unis, les négociations sur les catégories ethno-raciales font intervenir du lobbying de la part des organisations représentatives des minorités, mais à ma connaissance il n’y a pas comme en France de négociations avec les syndicats et le patronat autour de listes de professions ou de leurs regroupements et classements. Que penser alors de l’interaction entre le statisticien et la société dans les domaines qui ne relèvent pas de la thématisation centrale ou sont repoussés par elle ? Peut-on vraiment imaginer un isolement social complet des statisticiens qui fabriquent les catégorisations, par exemple les catégorisations professionnelles aux USA, n’y a-t-il pas inévitablement d’autres canaux par lesquels ils s’alimentent aux représentations produites dans la société ? Si l’on va jusqu’au bout de ce raisonnement, est-ce que l’opposition des deux modèles exposés précédemment n’est pas finalement un peu forcée ?

22 Louis Chauvel :
Toute opposition idéaltypique est forcée et schématique, quoi qu’on fasse. Dire qu’aux États-Unis, il n’y a que des différences de race et en France que des différences de profession, c’est généraliser une situation plus complexe. La sociologie et la demande sociale américaines se sont fortement polarisées sur les différences ethniques, alors qu’en France, une vision plus classiste des inégalités s’est constituée. Dire, en revanche, qu’il n’existe pas d’inégalités liées à la profession aux États-Unis serait exagéré. Réduire toute une société à une dichotomie est évidemment forcé. Pour revenir sur cette exception, d’abord ce n’est pas une exception française que de se représenter autour d’une thématique. Mais c’est une exception française de s’être dotée d’un outil stable permettant une représentation unique par l’ensemble de la statistique sociale et de ses utilisateurs, publics, privés, universitaires. C’est fondamental.

23 Marco Oberti

24 On peut noter aussi, dans le cas français, l’importance de l’État dans l’organisation et la production de la statistique sociale qui ne trouve pas son équivalent dans tous les pays. Quand on compare avec l’Italie, l’histoire récente y est faite aussi de grands mouvements sociaux, de luttes syndicales, mais où l’État n’intervient pas autant sur les institutions et les outils statistiques. Cette différence de place de l’État qui permet ou non de structurer des représentations partagées dans la statistique publique me semble déterminante.

25 Edmond Préteceille

26 Il y a aussi le cas anglais, où existe depuis longtemps une catégorisation en social classes, redoublée plus récemment par les socio-economic groups.

27 Louis Chauvel

28 C’est vrai mais ces classes ne sont pas reprises par l’ensemble des producteurs et utilisateurs de statistique. On trouve en Grande Bretagne différents instruments dans la statistique officielle, notamment : les social classes et aussi les SEG, qui se ressemblent beaucoup, des listes de professions, plus les classes de John Goldthorpe. Mais la pluralité fait ici problème. En France, on a un seul outil, les CS, présentées sous forme de poupées gigognes, avec les versions emboîtées : à un chiffre, deux chiffres, quatre chiffres. En Grande-Bretagne, comme dans d’autres pays, il existe des versions variables non stabilisées, où chacun élabore son propre modèle en fonction d’intérêts particuliers, sans jamais faire appel à une nomenclature unique négociée pour être l’outil définitif et généralisé, centralisé et officialisé par l’État, à une catégorie monopolistique caractéristique de la situation française.

29 Si je parle d’une dichotomie forte, c’est parce que d’un côté on a effectivement une nomenclature construite et stabilisée, et de l’autre tout un ensemble de listes professionnelles, qui ne sont pas réutilisées, ne serait-ce que par les personnes qui font l’analyse secondaire de ces enquêtes. Très peu d’Américains travaillent avec les listes de professions. De plus, tous les dix ans, cette liste est remaniée, ce qui conduit à autant de ruptures de séries, alors que les CS françaises perdurent vingt à trente ans. Dans le cas des États-Unis, la période de stabilisation est beaucoup plus courte, ce qui contribue à limiter encore l’utilisation de l’outil.

30 Mais, effectivement, à condition de réutiliser les micro-données des enquêtes américaines, il est possible de mimer les CS, ce qui permet de voir qu’à l’évidence les contrastes sociaux entre les ouvriers – qui peuvent être appelés operatives – et les cadres – qui peuvent être appelés managers, professionnals and experts –, en termes d’inégalités, de culture, de consommation, sont au moins aussi forts que ce que l’on trouve en France. Mais, faute de visibilité, ces inégalités n’intéressent personne.

31 La spécificité française, c’est de permettre l’objectivation d’une hiérarchie sociale très forte, qui, de ce point de vue là, est très difficile à repérer aux États-Unis (Chauvel, 2001) ; qui est repérable en Grande-Bretagne avec des outils non standardisés ; qui est très difficile à repérer dans le cas germanique et les pays d’Europe du nord, parce qu’une fois encore les systèmes statistiques publics comme privés n’utilisent guère ce type de nomenclature. En définitive, la nomenclature ou « schéma de classes » EGP de Erikson-Goldthorpe-Portocarero (1983) est une avancée dans la mesure où elle permet de standardiser des choses qui pour l’instant ne le sont pas. La spécificité française à cet égard, c’est que nous risquons d’être tenus, pour des raisons de comparabilité internationale, d’utiliser une nomenclature qui ne nous apporterait pas de connaissance meilleure de la société, car il faut ici accepter de l’extérieur une nomenclature qui singe en définitive les CS, en moins bien. Au contraire, pour la plupart des autres pays, le schéma de classes EGP apporte véritablement un outil indispensable et sans équivalent.

32 Alain Chenu

33 Il y a une dimension qui n’a pas été évoquée jusqu’ici mais qui est très présente dans le champ de la problématisation des représentations des groupes sociaux. C’est la question du communisme. En 1963, dans la Revue française de sociologie, Raymond Boudon publie un article méthodologique sur les rapports entre propriétés individuelles et propriétés collectives ; l’exemple qu’il prend, comme par hasard, est celui de la corrélation entre proportion d’ouvriers et part des votes de gauche (Boudon 1963 : 296).

34 La question centrale dans le débat politique français des années 1960-70 est de savoir s’il y a une augmentation de la population ouvrière et s’il y a une modification du vote pour le parti communiste, avec éventuellement une influence sur les catégories intermédiaires, les « ITC » (ingénieurs, techniciens, cadres, équivalent moderne de « l’aristocratie ouvrière » de jadis), pour arriver à une transformation de la société dans le sens d’une construction d’une société socialiste, ou communiste comme on veut.

35 Cette vision du lien entre vote ouvrier et vote communiste structure l’espace politique français, de l’après-guerre jusqu’au recul massif du PC qui précède l’effondrement de l’URSS. En Italie, on observe quelque chose d’assez similaire, mais pas en Grande-Bretagne où l’influence communiste est plus faible, bien que l’identité culturelle ouvrière soit fortement affirmée.

36 Edmond Préteceille

37 Dans le débat anglais sur les classes sociales, il me semble pourtant qu’un des grands thèmes a été la question du political alignment. Le vote ouvrier pour le Labour Party a été un indicateur important. Et l’un des arguments avancés aujourd’hui à l’appui de la thèse de la « disparition des classes » c’est justement qu’il n’y aurait plus aujourd’hui de lien entre la situation des travailleurs manuels de l’industrie et le vote travailliste.

38 Alain Chenu

39 Il y a eu effectivement un « réalignement » dans les deux pays, mais l’enjeu n’est pas le même. En Grande Bretagne, il était question d’une alternance entre Atlee et Churchill, en France c’était entre Thorez et de Gaulle…

40 Marco Oberti

41 Alors que la CS semble être un outil plus propice à une vision de la société en classes, paradoxalement on constate qu’au cours des quinze ou vingt dernières années, disons après la crise du PC et du communisme en général, les pays dont la sociologie a continué à parler de classes sont plutôt ceux où dominent des instruments statistiques du type des listes professionnelles, alors que la sociologie française a plus ou moins délaissé toute la terminologie liée à la vision de la société comme société de classes. Si l’on prend trois exemples, l’Italie, la Grande Bretagne et les États-Unis (avec E. O. Wright), malgré l’absence d’un outil statistique du type CS, le débat sur les classes continue d’y être une thématique importante.

42 Alain Chenu

43 Le marxisme à la Wright reprend, de la méthodologie centrale du comité de recherche sur la stratification sociale de l’Association internationale de sociologie, l’approche en termes d’observations sur données individuelles, que l’on peut soit subsumer dans des catégories englobantes d’appartenance de classe, soit décomposer analytiquement en éléments tels que le revenu, le diplôme, le type de contrat de travail. Dans tous les cas, on va plus s’intéresser à des différenciations en termes de styles de vie qu’à l’action de classe comme telle. C’est dans la mesure où le concept de classe s’inscrit dans une analyse en termes de luttes sociales qu’une problématique de type marxien est à l’œuvre.

44 Dans le 18 brumaire, Marx analyse un système politique dans lequel il y a de l’action politique, de l’action collective en jeu. Lorsque E. O Wright analyse les différents pays au travers d’une grille de classe, ce n’est pas au même type d’interrogation qu’il s’intéresse. En mai 68, lorsque les manifestants défilent en chantant « Pompidou, si tu continues, la classe ouvrière te bottera le cul », ils énoncent une sorte de prophétie autoréalisatrice par laquelle ils se définissent comme « la classe ouvrière » engagée dans une action qui constitue une menace effective pour Pompidou – même si en grande part tout cela en reste au plan du fantasme.

45 Les sociologues peuvent alors se donner comme type d’objet les mouvements sociaux, y compris analyser les professions comme des mouvement sociaux, comme le fait par exemple Anselm Strauss. Mais on peut se donner un tout autre type d’objet qui est de repérer la stratification sociale en analysant le gradient du niveau de diplôme, la façon dont se transmettent différentes propriétés en terme de ressources économiques et culturelles, ce sont des objets très différents. Et le mot de classe, employé dans ces différents domaines, n’a alors pas le même statut.

46 Louis Chauvel

47 « Classe » chez Ricardo et « classe » chez Marx sont deux choses très différentes. Quand le RC28 (Comité de recherche n°28, « Stratification et mobilité sociale » de l’Association Internationale de Sociologie) parle de social class, c’est effectivement dans un sens très stratificationniste, de classes sociales « en soi » et non « pour soi ». Quand les sociologues s’interrogent pour savoir si la société française est une « société de classe », on est évidemment dans un tout autre registre, avec une idée nettement plus construite des classes. Plus l’on charge de connotations le mot « classe », plus l’on va dire que la société contemporaine, française, américaine, n’est pas une société de classes. Plus la terminologie et la théorie sont neutres (avec une notion ricardienne des classes sociales), plus l’on va reconnaître l’existence et la pérennité des classes dans les sociétés contemporaines.

48 Je ne dénie pas du tout l’importance du versant politique de ces représentations, parce que c’est là aussi qu’émergent les représentations officielles et donc la nomenclature, que se jouent sa légitimité et son usage ultérieur par les administrations et le gouvernement, les gens du marketing, et éventuellement dans la construction des représentations collectives de la population.

49 Ce sur quoi je voudrais insister à nouveau, c’est que même s’il n’y a pas d’équivalent des CS dans la plupart des autres pays, notamment nos voisins, l’Italie, l’Espagne, plus encore l’Allemagne – qui n’a pas de représentation officielle de ce type et qui apparaît peu animée par ces questions de hiérarchies et d’inégalités, mais plutôt pas des différences de statuts, public et privé –, avec notre culture française des CS et nos outils sociologiques, nous pouvons repérer des clivages extrêmement importants, que les sociologues locaux ne voient pas. Les ouvriers sont peut-être mieux lotis en Allemagne qu’en France, mais les structures d’inégalités dans lesquelles ils s’inscrivent sont aussi très fortes, malgré la dénégation très générale qui entoure la question (Noll, 1997 ; Schultheis, 2000). Les obstacles qui peuvent exister pour de telles analyses de la société allemande sont que les listes de professions sont difficiles à manier, que tout un ensemble de variables de statut connaissent des remaniements au cours de l’histoire.

50 L’autre problème allemand est celui de la séparation entre la statistique publique qui s’est isolée, autonomisée, refermée persqu’hermétiquement et entourée d’un secret statistique bien gardé, et le reste, la statistique académique des sciences sociales et celle des « marketeurs », qui ont dû l’une et l’autre s’inventer des instruments sans caution officielle.

51 En France, grâce à la culture des CS, des sociologues travaillant sur d’autres pays sont en situation d’objectiver des inégalités économiques, culturelles, symboliques, de toutes formes, que les sociologues étrangers ne voient pas, le plus souvent, dans leur propre pays, faute d’instrument directement adapté. Dans ces pays, ces inégalités sont dès lors évacuées des débats politiques et sociologiques.

52 Alain Chenu

53 Ils ne se sont pas dotés de ces instruments parce qu’ils n’avaient pas envie de nommer des inégalités dont ils étaient pourtant parfaitement conscients.

54 Comme le dit Schultheis, en Allemagne les spécialistes en marketing ont trouvé des catégories qui ressemblent beaucoup aux CS à la française et qui recouvrent assez bien une diversité des styles de vie qui n’est pas si différente des deux côtés du Rhin. En revanche, au niveau de l’imaginaire socio-politique de l’ensemble du pays, il y a une énorme différence entre la France et l’Allemagne de l’après-guerre. L’Allemagne se lance dans la reconstruction dans un contexte où le pays n’a pas le droit d’avoir une armée, où il est un nain politique, et où l’affirmation de la puissance nationale ne peut plus se faire que sur le terrain économique. L’ambition à une revanche ou à un rachat par la réussite économique fait consensus et ceux qui se risquent à affirmer l’existence d’antagonismes de classe, ou même simplement à nommer des classes, sont très minoritaires. Et donc on n’assiste pas à la construction d’un langage transversal aux domaines de la statistique publique, du marketing, et des mouvements sociaux, contrairement à la France où il y a une telle super-position, ce qui a de grandes conséquences pour la qualité des enquêtes de la statistique publique : à partir du moment où les enquêteurs et les enquêtés partagent, en gros, un même langage, on arrive à collecter une information de bonne qualité.

55 C’est un thème propre à la tradition sociologique à la française, telle qu’elle est représentée notamment par Desrosières et Thévenot (1988), que d’insister sur l’idée, qu’on ne retrouve guère ailleurs, de typification : la matière première du codage en cinq cents professions, ce sont les réponses que les gens fournissent à la question : « quelle est votre profession, quelle est votre occupation ? » Cette matière première est organisée parce que les individus ont des représentations discontinues de l’espace social, ils ont tendance à classer spontanément les professions dans des familles, à ramener les cas douteux à des cas familiers, bien typés, que le nomenclaturiste se doit d’identifier.

56 Louis Chauvel

57 Vous parlez de « famille ». C’est un terme vraiment typique de la sociologie française d’aujourd’hui et du glissement des termes en sciences sociales. L’auteur d’une publication de l’INSEE titrait « les familles professionnelles » (Jeger, 1995), ce qui marque un rapport particulier à la conflictualité sociale. Passer de « classes sociales » à « familles professionnelles » fait un peu froid dans le dos...

58 Alain Chenu

59 C’est aussi une citation de Wittgenstein, l’air de famille…

60 L’air de famille c’est très important. Une des spécificités techniques de la nomenclature des CS françaises, lorsqu’on la compare à d’autres, c’est par exemple que dans le secteur public, il n’y a pas de secrétaires. Dans la fonction publique on trouve dans la CS 52 (« employés civils et agents de service de la fonction publique ») la profession 5214, « commis et adjoints administratifs de la fonction publique » qui est le plus proche équivalent de la profession de secrétaire, alors que parmi les employés administratifs d’entreprise (CS 54) figure la profession 5411, « secrétaires ». La nomenclature des CS suppose qu’il y a une sorte d’effet de halo de l’appartenance à la fonction publique qui fait que les grilles fonctionnelles qui renvoient par exemple à la définition du corps de fonctions caractérisant le secrétariat s’effacent devant l’appartenance à la fonction publique où les grades (« adjoint administratif ») oblitèrent la fonction ; c’est un choix fort, fait lors de la réforme des CS en 1982 – avant cette date, il y avait des « secrétaires » dans la fonction publique.

61 C’est peut-être un choix un peu idéologique des équipes de l’INSEE qui ont élaboré cette réforme de la nomenclature. Les employées de la fonction publique qui ont des fonctions de secrétariat savent bien que sur leur bulletin de paie il n’y a pas marqué « secrétaire », mais beaucoup d’entre elles pensent leur identité professionnelle comme une identité de secrétaire, avec la rétribution et la gamme des fonctions correspondantes. Voilà un cas où il y a des représentations concurrentes. Mais ce qu’il faut verser au crédit des gens qui ont construit la nomenclature des CS, c’est qu’ils ont bien mesuré que ce qui fait la qualité des statistiques, c’est la façon dont les répondants se trouvent dans un univers familier et vont pouvoir employer des catégories qui vont pouvoir être facilement classées par les statisticiens ; avec une gamme dans la nomenclature où l’on a classiquement les cas typiques, les cas-limite inclus et les cas-limite exclus ; c’est à dire qu’on a des zones dans lesquelles les appartenances sont claires et puis des zones de transition et de flou.

62 Le jeu des paquets, qui a été décrit par Boltanski et Thévenot dans un article de 1983, met bien en relief l’échelonnement des professions au long d’une échelle allant de celles qui sont les plus emblématiques d’un ensemble plus vaste à celles qui sont les plus difficiles à situer. Malheureusement cette recherche n’a eu qu’une faible postérité – Schultheis a pratiqué un jeu similaire en Allemagne, et a montré que le contenu des paquets était à peu près le même qu’en France, même si les Allemands, davantage que les Français, manquaient de vocabulaire pour désigner les paquets. Il est dommage que ce type de recherche n’inspire pas davantage les membres du comité de recherche sur la stratification sociale.

63 Louis Chauvel

64 Il faut s’intéresser de près à la façon dont les nomenclatures sont élaborées. Mais il faut aussi avoir un point de vue très macro, « vu de Sirius », qui peut se défendre et être une grande avancée pour la sociologie et les sciences sociales. Il est important de travailler sur les représentations et leurs changements. Le passage d’« ouvrier » à « opérateur » ou à « agent », par exemple, brouille les cartes et déstabilise les représentations, notamment celle des acteurs sociaux, ce qui peut avoir un impact relativement important sur tout un ensemble de réalités sociales…

65 Aux États-Unis, n’y a plus de workers depuis une trentaine d’années dans les listes de professions, mais des operatives. Mais, comme le disait Shakespeare « That which we call a rose by any other name would smell as sweet », « La rose, sous un autre nom, embaumerait tout autant ». Qu’il s’agisse des workers ou des operatives, ils continuent de représenter 25% de la population active, catégorie dont les conditions d’existence sont loin d’être celles de la « service class », celle des classes moyennes. On ne peut pas dire non plus que les ouvriers n’existent plus aux États-Unis. Ils existent, on les rencontre dans les réalités plus que dans les représentations politiques officielles et dominantes. On constate que les operatives sont porteurs d’une culture spécifique, faut-il dire « culture operative » ou « culture ouvrière ». Dans l’ensemble, on retrouve les mêmes éléments objectifs de consommation et de vote qui les caractérisaient il y a trente ans.

66 C’est très intéressant de se pencher sur les représentations intellectuelles ou politiques conscientes ou non, dans tel ou tel contexte national. Mais il faut rappeler que les rapports sociaux les plus violents sont aussi, souvent, les moins clairement exprimés. La société de classes aux États-Unis n’est pour l’instant pas du tout exprimée, sauf peut-être par E. O. Wright. Mais ça ne l’empêche pas d’exister, du côté objectif des choses, par l’existence d’une classe ouvrière vivant dans des conditions modestes, exclue des hauts revenus. Un bouquin qui est un peu une exception comme celui de Fischer et alii (1996) montre qu’il existe bien une classe de « routiniers » de l’industrie et des services aux États-Unis dont les conditions d’existence sont au moins aussi dures que celles de leurs équivalents français. Ce n’est pas parce que cette classe n’est pas nommée politiquement et académiquement qu’elle n’existe pas.

67 En définitive le point de vue de Sirius auquel oblige l’adoption d’une nomenclature comme celle d’Erikson, Goldthorpe et Portocarero ( EGP class scheme ) est malgré tout une assez grande avancée par rapport à une sociologie internationale qui s’est longtemps maintenue dans un registre de dénégation à l’égard de ce type de structuration par la profession, qui dissimule bien évidemment des rapports de classe implicites. Ainsi, en analysant les macro-groupes, les grands ensembles de la société, on montre que ceux-ci s’agrègent peu ou prou en classes, au moins au sens weberien ou ricardien du terme, c’est-à-dire au sens faible. Il est alors possible de pousser les investigations et les analyses pour fonder une interprétation en termes de classes au sens fort. C’est là que Goldthorpe et les membres du RC28 s’arrêtent, mais c’est déjà malgré tout une avancée importante, sur le versant empirique.

68 Alain Chenu

69 Il faut analyser les phénomènes de croyance. La croyance est d’une grand importance et transforme la nature de la situation. S’il existe un État d’Israël c’est, parmi d’autres raisons, parce que pendant des millénaires des gens ont répété : « l’an prochain à Jérusalem ». Il arrive qu’une prophétie se réalise parce que les gens y croient. Ainsi Bourdieu analyse la famille comme catégorie réalisée (Bourdieu 1993) : la famille existe parce qu’il y a des gens qui croient en elle. Si les gens n’ont pas l’esprit de famille, si les enfants ne vont plus voir leurs parents, il n’y a plus de famille.

70 Il en va de même pour les classes sociales : si les gens croient qu’ils appartiennent à un collectif et se comportent comme un groupe solidaire, ce groupe existe ; la croyance, évidemment, ne suffit pas, je ne veux pas dire, « Au commencement était le verbe », mais la croyance participe de la construction de l’espace social. La tolérance aux inégalités varie beaucoup d’un pays à un autre, elle est forte aux États-Unis, faible au Danemark ; elle participe de la construction des inégalités elles-mêmes. Tout le rapport au système de transferts sociaux va être fonction de cette tolérance aux inégalités et de leur plus ou moins grande légitimité. Dans une vision fonctionnaliste où il est normal que chacun garde sa place, où il est normal que les médecins soient beaucoup mieux payés que les femmes de ménage, on va adhérer à une représentation dans laquelle les médecins vont continuer d’exister dans des conditions radicalement différentes de celles des femmes de ménage. Si en revanche l’inégalité paraît excessive, on va agir dans le sens d’une transformation de la situation.

71 Louis Chauvel

72 Les deux aspects sont importants, à l’évidence. Mais il faut souligner cela : même dans les pays ne disposant pas de CS, ni de système de statistique officielle mettant en représentation ces groupes professionnels, où il n’existerait pas de tradition historique de groupage professionnel qui serve de base à la production de statistique de masse, on peut cependant créer et susciter une objectivation des inégalités extrêmement fortes qui d’une façon ou d’une autre révèlent un substrat objectif de classes sociales « en soi ».

73 Est-ce que le substrat subjectif, la « classe pour soi », émergera ou non ? Il n’existe peut-être pas de réponse générale. Tous les cas de figure peuvent exister, historiquement, puisque des inégalités radicales peuvent aller de pair, ou à l’encontre, selon les cas, avec une forte conscience de classe.

74 Il reste que, en définitive, au niveau européen, si l’on veut opposer une catégorie supérieure de salariés relativement aisés, un ventre mou intermédiaire, des « routiniers » pour les uns de l’industrie et les autres des services, on trouvera peu ou prou un système de positions sociales relatives proche de celui des CS et de EGP.

75 Marco Oberti

76 On voit bien qu’il est difficile d’échapper à un danger que j’essaie de pointer dans mon papier. Dans les travaux comparatifs sur les inégalités, les nomenclatures socioprofessionnelles sont souvent utilisées comme grilles de référence. Des travaux comparatifs existent maintenant sur les représentations et les modes de vie d’une part et les inégalités d’autre part. Or ces aspects mettent aussi en jeu des rapports sociaux complexes qui sont parfois écrasés par ce type d’outil. Qu’est-ce qu’on sait des rapports entre petits patrons et ouvriers en Catalogne, par rapport à la Toscane, au Bade-Wurtemberg, etc. ? Ces analyses-là, sur l’épaisseur des rapports sociaux, les jeux sociaux complexes, ne se font guère, on trouve plutôt des comparaisons très objectivistes, qui écrasent cette complexité. La comparaison des rapports sociaux entre les classes se heurte aux dimensions historiques, politiques, symboliques inscrites dans des environnements qui sont aussi de moins en moins repérables au niveau national.

77 Alain Chenu

78 Cela n’écrase pas nécessairement, cela pourrait ne pas écraser. Ce qui caractérise l’efficacité de cette nomenclature socioprofessionnelle à la française, au moins jusqu’à une période récente, c’est le fait qu’il y ait de manière synchrone une vie de la société elle-même et des catégories socioprofessionnelles qui sont en rapport direct avec cette vie, les catégories des spécialistes s’appuient sur la pertinence et la vitalité d’institutions fortes telles que les conventions collectives, la sécurité sociale, le statut des fonctionnaires etc. Actuellement, à l’échelle européenne, il n’y a pas l’équivalent de ces institutions fortes. Le système à la française fonctionne de son côté, le système à l’italienne du sien, le système à l’allemande d’un troisième, le système d’Europe du Nord, qui fait souvent une place importance à l’appartenance à une entreprise – si on est chez Philips, on va avoir la caisse de retraite qui va avec – est encore autre chose ; les anglais ont encore un autre système, qui est traditionnellement plus libéral mais avec quand même un trade-unionisme qui cloisonne les professions de façon assez forte. Chaque pays a son histoire, ses institutions qui produisent leurs catégories spécifiques. Il n’y a pas actuellement de système de transfert, de politique sociale qui soit commun. Donc si on établit une nomenclature européenne, ce sera nécessairement autour d’un dénominateur commun plutôt maigre qui va laminer quantité de caractéristiques propres à chaque pays.

79 Marco Oberti

80 Quelle est votre position sur la tentative d’harmonisation européenne des nomenclatures socioprofessionnelles, que l’Italie par exemple a déjà intégrée dans son dernier recensement ?

81 Louis Chauvel

82 Chaque pays a sa tradition, la Grande-Bretagne comme les autres ; Outre-Manche d’abord, et dans les autres pays européens, le schéma de classe EGP de Goldthorpe est en train de s’imposer. Pour les pays qui n’ont pas de grille efficace résultant d’une tradition longue, comme celle de nos CS, ce schéma est une grande avancée. Mais pour les autres, remettre en cause les codages traditionnels, au motif que EGP est une norme européenne, me semble dangereux. Je ne crois pas qu’il faille abandonner le système des CS, il vaudrait mieux utiliser simultanément différentes catégorisations et nomenclatures. Multiplier les représentations d’un même objet est souvent très intéressant. Alain Chenu (1997) l’a très bien montré : lorsqu’on fait deux codages différents de la même CS on apprend des choses sur un système social. De cette façon, la multiplication d’informations et de descriptions a priori similaires mais réellement différentes est une façon d’objectiver les lieux de stabilité et la pertinence des frontières de nos représentations.

83 Si donc chaque pays conserve son système traditionnel de représentations, et y surajoute EGP, ce sera une avancée. Si l’on compte au contraire centraliser à l’échelle européenne l’ensemble des représentations en faisant disparaître les référents nationaux, on va perdre énormément dans les capacités de compréhension des systèmes sociaux.

84 Edmond Préteceille

85 Il y a pourtant débat sur l’ampleur et sur la nature des différences entre la nomenclature des CS et celle de Goldthorpe.

86 Louis Chauvel

87 Sans aucun doute, on y reviendra. Il reste que l’on peut rapprocher ce débat de celui qui avait opposé Thélot et Desrosières (voir le dossier numéro 9 de la revue Genèses ). D’un côté, on peut douter de la durabilité des conventions et des nomenclatures et de leur capacité à s’appliquer uniformément à des réalités diverses et changeantes. Dans ce cas, il est peut-être plus intéressant de se pencher sur la façon dont les nomenclatures émergent et se transforment, objectivant ainsi les mutations des représentations officielles. On peut même s’interroger, alors, sur la capacité d’une utilisation positiviste des nomenclatures à révéler quoi que ce soit de pertinent sociologiquement ; c’est la position de Desrosières, notamment.

88 D’un autre côté, il est important de se donner des conventions scientifiques similaires et stables dans le temps, de façon à comparer ce qui est différent, pour objectiver ces différences ; c’est ce que font Marchand et Thélot dans leur lecture quantifiée des mutations du travail depuis deux siècles. Le débat est ici similaire : il suffit de remplacer les différences dans le temps par la comparaison internationale, et Thélot par Goldthorpe. De ce point de vue là, j’ai plus de proximité avec Thélot.

89 Edmond Préteceille

90 Essayons d’expliciter les positions qui structurent ce débat du point de vue des stratégies de recherche. Ne peut-on faire l’hypothèse qu’un enjeu majeur du recours à des nomenclatures du type des CS est qu’elles permettent de mettre en lumière des effets de structuration du social par l’économique, par opposition avec l’utilisation de variables décrivant des attributs des individus, revenu, niveau d’éducation, sexe, race, beaucoup plus indirectement liés à l’économique ? La mise en cause actuelle de ces nomenclatures, soit par les projets européens soit à l’intérieur même de l’INSEE, ne participerait-elle pas d’un processus de refoulement de ce lien structurant entre l’économique et le social ?

91 Alain Chenu

92 La France a sa nomenclature socioprofessionnelle, l’Europe envisage d’introduire une nomenclature qui sera plutôt inspirée de celle de EGP, puisque les Anglais semblent bien placés dans le processus en cours. Mais les choses me semblent un peu différentes. En France, par exemple, au sein même de l’INSEE, il n’y a pas du tout unanimité pour garder les catégories socioprofessionnelles comme elles sont. Toute nomenclature vieillit et doit être réformée, au bout par exemple d’une vingtaine d’années, n’en déplaise aux nostalgiques des séries très longues, qui sont toujours des séries très rustiques.. Il y a par exemple de profondes transformations issues de l’adoption de conventions collectives à critères classants, qui font que les frontières entre employés et ouvriers sont de moins en moins nettes dans un nombre croissant de secteurs.

93 Il y a une divergence entre deux types de stratégies de réforme, une qui consiste à faire une toilette tout en conservant à cette nomenclature le caractère d’adéquation à des professions comme mouvements sociaux, ou comme milieux sociaux qui correspondent plus ou moins à des classes sociales, ce qui resterait dans le prolongement de la tradition française de la Libération et des « puissances du salariat ».

94 Une autre stratégie consisterait non pas à faire la toilette mais à changer complètement la nature de l’instrument, stratégie qui est avant tout le fait d’économistes qui se représentent avant tout le monde social comme une agrégation de partenaires individuels, et qui vont chercher à caractériser ces individus non pas par leur appartenance à des collectifs d’action susceptibles de structurer par exemple des conventions collectives, mais plutôt de façon émiettée en une série de petits individus dotés chacun d’une certaine quantité de capital économique et de capital culturel, qui vont se lancer dans la compétition en essayant d’obtenir la rémunération de leur productivité marginale dans les meilleures conditions possibles.

95 Ce type de représentation de l’espace social qui s’appuie sur des données continues du type nombre d’années d’études, quantité de revenu, de patrimoine – variables au moins ordinales, si possible quantitatives –, va faire moins de place, non pas nécessairement à la profession, mais à la catégorie socioprofessionnelle en tant que regroupement de professions susceptibles de correspondre à des milieux sociaux.

96 Cependant dans cette tradition économique néo-classique, la notion de revenu permanent – introduite principalement par Milton Friedman – n’est pas si éloignée de la notion de classe sociale. Dans les deux cas on a affaire à une définition d’un objet théorique inobservable pour lequel on va trouver des procédures permettant une approche indirecte de cet objet. Dans la problématique de Friedman, la profession elle-même est probablement un meilleur indicateur du revenu permanent que ne l’est le revenu observé de manière instantanée.

97 Il y a donc en fait des convergences plus importantes qu’on ne l’imagine. Dans tous les cas, je ne crois pas qu’il faille défendre une vision schématique opposant d’un côté une lecture marxiste qui s’accrocherait aux CS parce que celles-ci seraient des indicateurs des classes sociales, et de l’autre un schéma EGP qui reposerait sur une vision atomistique individualiste des comportements sociaux.

98 Edmond Préteceille

99 Lors du colloque du LASMAS, il y a eu deux positions très contrastées à cet égard. D’un côté celle de Desrosières, qui insistait surtout sur l’énorme différence voir l’opposition de philosophie entre les deux types de catégorisation, de l’autre celle d’une collègue allemande, Hildegard Brauns (MZES, Université de Mannheim) qui, pour avoir utilisé les deux dans des recherches comparatives sur l’éducation, concluait plutôt qu’elles avaient au fond une assez grande proximité. Faut-il donc se battre pour maintenir notre système spécifique, ou au contraire négocier pour aménager un système proche ?

100 Louis Chauvel

101 Il est vraisemblable qu’accepter EGP, c’est aussi perdre les catégories socio-professionnelles à la française, à base de représentations collectives, de rapports sociaux, matérialisés en conventions collectives etc. Il s’agit d’un instrument nettement plus individualiste, stratificationniste, fondé sur une vision atomisée du social.

102 Alain Chenu

103 Il ne faut pas ’exagérer. Goldthorpe assure que son schéma est très fondé en théorie, or dans la liste des rubriques en chiffres romains, il oppose par exemple les routine nonmanual workers aux skilled workers ou aux nonskilled workers. L’opposition manuel-non manuel ne me semble pas prendre place facilement dans un système théorique.

104 Louis Chauvel

105 Toutes les nomenclatures succinctes permettent de repérer systématiquement trois choses, trois éléments coalescents à la profession, qui sont la hiérarchie (haut, moyen, bas), le secteur (agriculture, industrie, services) et le statut (salariés, non-salariés)...

106 On a l’impression que Erikson, Goldthorpe et Portocarero ont regardé les CS de l’époque et leurs distinctions. L’opposition entre cadres supérieurs et cadres moyens a son équivalent clair dans le schéma EGP : la higher service class et la lower service class représentent à peu près la même chose. Évidemment, le tour de force a été d’universaliser les CS pour en extirper ce qui est irrémédiablement français dans le code – la référence aux conventions collectives –, pour la remplacer par la nature du contrat de travail.

107 Notre trilogie des cols blancs en cadres supérieurs, cadres moyens et employés – ou aujourd’hui en cadres, professions intermédiaires et employés –, se retrouve à l’évidence dans le schéma de EGP. La difficulté est alors de fonder des frontières sociales sur des référents distincts des conventions collectives.

108 Il reste que la principale distinction empirique entre EGP et les CS consiste en le classement des « large proprietors » et autres chefs d’entreprise, choix où EGP font une erreur, me semble-t-il. Dans la version CS à la française à 2 chiffres, on repère les chefs d’entreprises de plus de 10 salariés, ce qui est une façon d’objectiver une part importante du « grand capital », de la bourgeoisie possédante. Dans EGP, les large proprietors sont classés dans la higher service class. D’un certain point de vue, l’idée peut se défendre (nombre résiduel, caractéristiques économiques en partie similaires), d’un autre, c’est une erreur grossière, et les français habitués à dissocier capitaux économique et culturel le savent bien. Si on analyse par exemple le public de l’école HEC selon la catégorie socioprofessionnelle des parents, isoler les chefs d’entreprise de plus de 10 salariés est une distinction de base, essentielle.

109 Alain Chenu

110 Une question que je trouve peu présente dans les débats sur ces nomenclatures est celle de l’économie de collecte, avec notamment l’étude de la « descriptibilité » des situations.

111 La tradition française jusqu’en 1982 était de renseigner séparément l’occupation ou le métier et la position socioprofessionnelle, la nomenclature professionnelle et la nomenclature sociale étaient distinctes. Depuis 1982, la CS est à la fois une nomenclature professionnelle et sociale, voilà d’ailleurs une vraie « exception française ». Les statisticiens britanniques qui étaient en charge de l’élaboration de la nomenclature européenne des professions trouvaient que la nomenclature française des PCS n’était pas satisfaisante parce qu’elle n’allait pas très fin dans le repérage de la fonction professionnelle. Mais est-ce que ce qu’ils ont produit est vraiment meilleur ? ISCO 88 com, la version européenne de la nomenclature internationale des professions, comporte par exemple une distinction entre les sage-femmes diplômées et les sage-femmes non diplômées. Pourquoi ? Parce que les gens qui ont adapté la nomenclature internationale à la situation communautaire ont fait vite ; je ne pense pas qu’il y ait en Europe beaucoup de pays où l’on trouve des sage-femmes non diplômées, ce qui peut être le cas, par exemple, dans des pays africains. La nomenclature française ne renseigne pas très bien les fonctions, la nomenclature internationale comporte des distinctions inutiles : le code français est plus proche d’un code de publication.

112 Louis Chauvel

113 De fait, quand on travaille sur des enquêtes qui ne permettent pas d’avoir le code P des professions INSEE, à 4 chiffres, nos collègues étrangers peuvent s’estimer frustrés de détails qui existeraient avec la liste ISCO. Mais malgré tout, le code P est assez complet, et sa mobilisation est d’autant plus facile que les deux premiers chiffres en sont notre CS habituelle. Et il est effectivement utilisé ainsi, grâce à sa capacité à opérer des regroupements. Alors que dans d’autres pays, où la nomenclature ISCO, plus fine, est utilisée dans les enquêtes, elle n’est qu’à peine utilisée pour publier des rapports statistiques. On ne trouve pas, par exemple, de données publiées sur le taux de chômage par catégorie de CITP. Le taux de chômage par CS est quant à lui disponible sur des années voire des décennies.

114 Alain Chenu

115 On ne fait pas des statistiques pour la science mais en réponse à des problèmes pratiques, donc aux États-Unis on fera des calculs de taux de chômage selon qu’on est d’origine chinoise, mexicaine… En France on publiera des statistiques de taux de chômage par CS, c’est une tradition liée à l’espace des représentations et des questions légitimes dans la conscience collective du moment.

116 Edmond Préteceille

117 Si l’on revient au début de la discussion, il s’agit de savoir où s’opère aujourd’hui la thématisation des représentations du social. Si nous avons ce débat, n’est-ce pas parce que cette thématisation sera moins purement nationale, et inévitablement plus européenne, à cause par exemple des débats sur la politique sociale européenne ? Auquel cas, le projet de nomenclature européenne ne devrait pas être vu seulement comme une lubie technocratique, mais comme un élément important de la construction de représentations communes des questions sociales au niveau européen. Quelle est alors l’attitude constructive à avoir, à la fois d’un point de vue scientifique et politique ? Ne vaut-il pas mieux, tout en continuant à travailler avec les CS sur la France, traduire le plus souvent possible nos données en EGP ou nouvelle nomenclature européenne, pour pouvoir dialoguer avec les collègues européens, en révélant d’ailleurs éventuellement telle ou telle faiblesse de ces nomenclatures, plutôt que de se cramponner défensivement à un très bon système qui n’a guère de chances d’être adopté ailleurs ?

118 Alain Chenu

119 Le problème est de même nature, que l’on se situe dans un cadre national ou international. Dans les deux cas, il y a des statisticiens, des spécialistes des sciences sociales, et il y a une réalité sociale en mouvement avec des luttes de classements qui font qu’il y a des situations sociales difficiles à caractériser, qu’il y des groupements qui obtiennent des revalorisations, d’autres qui perdent du terrain. Le statisticien court derrière et essaie d’avoir les instruments les moins mauvais possibles ; en même temps, il est pris dans un certain climat politique et idéologique, il est éventuellement soumis à certaines pressions. Il y a ainsi une espèce de jeu complexe où il est difficile de décider ce qui est de l’ordre de la technologie professionnelle et ce qui est de l’ordre de l’inscription dans un champ de domination idéologique et politique. Si par exemple en France les instituteurs, qui étaient catégorie B de la fonction publique, obtiennent une revalorisation de leur statut qui les fait passer en catégorie A, les statisticiens vont-ils les intégrer aux cadres et aux professeurs dans leurs codages, alors qu’auparavant ils les rangeaient avec les professions intermédiaires ? Si les conducteurs de chariots élévateurs chez Renault en 1975 obtiennent la reconnaissance de leur qualification et passent de la catégorie d’OS à celle d’OP, est-ce que l’INSEE doit courir derrière pour modifier le positionnement des manutentionnaires de l’industrie automobile ? Ce type de problème, c’est le pain quotidien de tout nomenclaturiste qui va s’efforcer de caractériser les changements et d’avoir des grilles de classement où on fait passer les discontinuités là où les distinctions peuvent être établies de manière robuste et où on va à peu près savoir quel est le sens des oppositions que l’on construit. Quand on à affaire à une nomenclature socioprofessionnelle qui empile une longue histoire sociale, un tel programme est en fait très ambitieux.

120 Pendant pas mal de temps, des nomenclatures nationales vont subsister en parallèle à la nomenclature européenne. Les conflits qui peuvent se développer entre une ligne Eurostat et une ligne INSEE, par exemple en matière d’élaboration de nomenclature, intègrent des déterminations qui sont les unes d’ordre technicoscientifique et les autres liées à un environnement social et politique dans lequel il y a des questions sociales qui sont plus brûlantes que d’autres. Dans les années 1950-60, il y avait une montée de la proportion d’ouvriers et des politistes s’efforçaient de décompter les ouvriers votant respectivement pour le MRP et pour le Parti Communiste. On avait donc un contexte dans lequel CS et sondages politiques constituaient des outils complémentaires permettant de fournir un diagnostic en rapport avec un enjeu social communément considéré comme important.

121 Pour l’Europe d’aujourd’hui, il est évidemment plus difficile de lire la situation, on manque de recul. Mais on a probablement en Europe des enjeux similaires, on a une construction en cours avec l’interaction entre différents modèles de protection sociale ou au contraire de libéralisation, d’extension transnationale et transcontinentale de la loi du marché. Là dedans, les images du monde social souhaitable se transforment, les images du monde social tel qu’on peut l’observer sont aussi des images qui comportent du flou, des glissements, il y a moins de cristallisation, il y a plus d’effervescence qu’il n’y en avait dans un temps où les syndicats étaient puissants, en France, en Italie, en Allemagne, avec des systèmes de classification professionnelle qui fonctionnaient de manière relativement stable et durable. Les gens étaient assignés à des postes qui étaient nommés dans un langage qui était relativement stabilisé. Aujourd’hui, il semble qu’on soit dans une situation où l’instabilité est plus grande qu’auparavant – d’ailleurs ce serait intéressant d’essayer d’objectiver ça en travaillant sur les enquêtes… – à la fois parce que les changements de l’économie sont rapides et parce que les grilles collectives permettant de caractériser les situations professionnelles se sont transformées, au moins dans certaines zones, dans le sens d’une plus grande indétermination. Si on considère que le mouvement ouvrier, les mouvements sociaux de défense des salariés se sont plutôt affaiblis, que ce sont plutôt les employeurs qui ont pri’« »« »« » :’s plus de vitalité… L’employeur a toujours intérêt à ce que le contrat qui le lie à son salarié soit un contrat le plus indéterminé possible. Du coup il n’y a plus de catégories ; on dit qu’on est responsable. Responsable de ceci, responsable de cela, agent, etc. Il n’y a plus que des catégories extrêmement vagues.

122 Par ailleurs subsistent des zones où les professions sont puissantes et où il y a une stabilité remarquable, comme avec les médecins ou les avocats par exemple. Même s’il y a des diversités d’un pays à l’autre, ces professions-là, considérées comme des mouvements sociaux, sont des mouvements sociaux aussi efficaces aujourd’hui qu’il y a trente ans. Il n’y a pas une décomposition générale des grilles et des manières de structurer les représentations des mondes professionnels, il y a des secteurs dans lesquels les associations, en rapport avec l’État, restant puissantes, garantissent la pérennité des grilles par lesquelles les gens se situent dans l’espace social, et par lesquelles les statisticiens les situent à leur tour.

123 Louis Chauvel

124 On en arrive à ce par quoi on aurait pu commencer : est-ce que notre nomenclature à la française des PCS tient encore la route ou pas ? Cette question, posée en termes scientifiquement corrects – comme celle de l’éventuel effondrement du pouvoir explicatif des PCS –, dissimule souvent en arrière pensée cette question : « est-ce que les classes sociales disparaissent ? »

125 Cette question était à la mode au début des années 1990. Elle a été débattue de différentes manières dans quelques rencontres de sociologues. Ainsi en 1997, à Sciences Po, une rencontre portait explicitement sur cette question de l’éventuel effondrement du pouvoir explicatif des PCS – le premier numéro de l’année 1999 de la Revue française de sociologie, notamment, en a résulté. L’idée qui irait de pair avec celle-ci serait que la profession ne déterminerait plus les comportements sociaux, voire à l’extrême limite que les réalités sociales seraient de plus en plus déstructurées, dans une vision postmoderne de l’espace social. En fait, chaque fois qu’on a posé de façon assez systématique cette question, le résultat est le maintien de la CS comme excellent descripteur des différences sociales, et que son pouvoir explicatif est maintenu. Sur des exemples précis, il est toujours possible de montrer que la PCS ne sert à rien, surtout la version en 6 catégories. D’une façon générale, on trouve deux cas de figure.

126 Le premier, le plus fréquent, est celui où l’instrument continue de fonctionner de façon efficace, imperturbablement, sur la longue période. En ce cas, la CS montre son intérêt. Le deuxième cas est celui où le pouvoir explicatif décline, mettons avec un déclin de 10% du pouvoir explicatif au cours des 20 dernières années.

127 Mais si on obtient un tel résultat, c’est qu’on dispose d’un outil de repérage statistique extrêmement régulier, utile et intéressant, qui permet de repérer cette évolution importante pour l’interprétation du changement de la structure sociale. Quel que soit le cas de figure, le recueil systématique de la CS est justifié.

128 Une partie importante du débat est animée en fait par ceux qui veulent analyser « toutes choses égales par ailleurs » le pouvoir explicatif de la CS. Le jeu consiste alors à expliquer au sens statistique une variable (la lecture, par exemple) par un ensemble de variables explicatives (sexe, région, diplôme, revenu, etc.). Face au diplôme et au revenu, la CS, en particulier celle à 6 postes, n’explique pas grand chose. Pour les tenants de l’économétrie, cela signifie que, net des effets de revenu et de diplôme, la CS n’est rien d’un point de vue causal. Mais c’est faire l’impasse sur tout un ensemble de problèmes sociologiques déterminants. La CS vient-elle d’acquis scolaires ? Oui, mais le revenu ne résulte-t-il pas d’une activité professionnelle repérée par la CS ? Les enfants des catégories supérieures n’ont-ils pas tendance à obtenir les diplômes les plus élevés, et en outre à mieux rentabiliser leurs acquis scolaires ? Quelle est l’idée sur le processus d’acquisition du statut social derrière ce type de modélisation ? Celle-là n’est jamais exprimée.

129 On a par ailleurs souvent accusé la CS d’être ininterprétable parce qu’elle est un objet complexe, résultant de conventions collectives agrégeant des logiques politiques peu claires économétriquement. Un exemple qui montre que la CS est à la fois extrêmement générale et en définitive bien plus que la simple résultante des conventions collectives provient de ce que l’on en fait dans le champ de l’étude de la mobilité intergénérationnelle. On parvient sans grande difficulté à coder en termes de CS la catégorie socioprofessionnelle des parents de personnes nées au début du siècle (la profession du père est présente dans les enquêtes Emploi depuis 1982, et dans les enquêtes Formation Qualification Professionnelle depuis 1970). Le constat général est que la nomenclature fonctionne bien, même dans un cadre historique complètement décalé par rapport à l’idée de l’actuel code des PCS qui apparaît en 1982, ou des CS de la version précédente formalisée en 1953. On arrive ainsi à repérer la très forte stabilité, et la faiblesse générale, de cohorte en cohorte, de la fluidité sociale intergénérationnelle.

130 Ce type d’exemple montre bien que lorsqu’on se dote d’une nomenclature idoine comme la CS, son importance en termes de description et d’explication de tout un ensemble de choses apparaît immédiatement, très au delà des conventions collectives. La faire disparaître, c’est aussi une façon de faire l’impasse sur tout un ensemble de rapports sociaux et de différences objectives, radicales, d’inégalités sociales parfaitement structurées sur le très long terme de l’histoire sociale. A cela, les tenants de la disparition des CS n’ont pas de réponse. On peut éventuellement décider de recueillir le diplôme des parents – ce que fait l’équivalent des enquêtes américaines sur les pratiques culturelles –, mais rares sont ceux qui ont une idée précise du revenu de leurs parents au temps de leur jeunesse : pas de CS, pas d’analyse de la reproduction sociale.

131 Alain Chenu

132 Le pouvoir explicatif de la CS est très contesté par les économètres. Les corrélations entre l’appartenance socioprofessionnelle et d’autres variables leur paraissent statistiquement solides mais largement ininterprétables parce que la CS est un « ready-made » aux significations composites et qu’on ne sait pas très bien ce qu’il y a dedans. La même critique a pu être adressée au schéma des classes sociales mis au point en Grande-Bretagne au début du XXe siècle (Rose, 1996). Cette critique mérite considération. Si par exemple figurent parmi les « professions intermédiaires de la santé » à la fois des salariés et des non salariés, des personnes qui doivent être titulaires de diplôme de niveau bac plus deux et d’autres qui n’ont aucun titre scolaire, la rubrique est impure. Et quand on montre que telle caractéristique des enfants est associée à une position des parents dans les « professions intermédiaires de la santé et du travail social », on n’a guère avancé en termes d’explication.

133 A cette critique on peut répondre en disant que la CS, comme toute bonne taxinomie, est une sorte de trésor, qui empile des diagnostics multiples, c’est extrêmement empiriste, comme type de démarche, mais ce n’est pas nécessairement anti-théorique pour autant. La façon dont les différentes CS combinent des critères tels que salariés/non-salariés, qualifiés/non qualifiés, public/privé, est astucieuse. Que le croisement de ces différents critères ne soit pas systématique n’implique pas une si forte distance avec des schémas à ambition théorique plus fortement affichée comme ceux de Goldthorpe, parce que chez Goldthorpe aussi quand on passe au travail empirique on ne peut pas croiser tous les critères de manière systématique. Les « professions intermédiaires de la santé et du travail social » ont des niveaux de formation et de revenu relativement homogènes, et le choix consistant à y ranger quelques non salariés n’est pas si mauvais dès lors que l’on veut éviter de créer des rubriques aux effectifs très faibles.

134 Le groupe Ericson-Goldthorpe a peut-être forcé le trait des différences entre les deux nomenclatures dans une perspective de micro-politique, pour s’emparer du contrôle d’un champ professionnel et pour mieux promouvoir la sociologie britannique dans les organisations statistiques ou académiques internationales. Les Français, eux, n’ont guère su convaincre leurs partenaires de l’intérêt de leur approche.

135 Louis Chauvel

136 La seule différence véritable c’est que la CS à 1 chiffre est beaucoup moins détaillée que Erikson-Goldthorpe-Portocarero, mais la CS à 2 chiffres est en définitive beaucoup plus détaillée.

137 Alain Chenu

138 Par ailleurs, il subsiste une indétermination, compte-tenu des spécificités des histoires nationales ; je ne pense pas qu’on puisse espérer que de bonnes nomenclatures détaillées soient comparables d’un pays à un autre, aussi longtemps que les caractéristiques des professions seront le produit d’affrontements et de négociations propres à un pays donné.

139 Louis Chauvel

140 Effectivement, la catégorie mentale et linguistique de Professional version britannique n’a rien à voir avec la traduction littérale de « professions libérales » que l’on trouvera dans n’importe quel dictionnaire.

141 Alain Chenu

142 C’est pour cette raison que les nomenclatures transversales comparatives sont forcément rustiques et laminent toute une série de différences – ce qui ne veut pas dire qu’elles ne servent à rien. Certaines convergences socio-techniques font que, par exemple dans le cas des médecins, on trouve à peu près la même définition sociale de la profession dans les différents pays riches, avec partout l’exigence d’une formation sanctionnant de longues études supérieures, même si par exemple en Italie le numerus clausus est moindre.

143 Louis Chauvel

144 Il peut être extrêmement intéressant d’effectuer des comparaisons sur le cas des médecins. Le médecin français et le médecin britannique vivent-ils dans la même classe sociale, alors que l’un et l’autre sont imbriqués dans des systèmes sociaux de position symbolique et matérielle clairement distincts, à la défaveur du britannique ? L’intérêt du comparatisme, c’est de mettre en évidence ces variations-là. Mais ensuite, dans l’interprétation, les questions seront celles-ci : le revenu moins favorable dissimule-t-il d’autres ressources ? Est-ce que ces catégories sont réellement différentes, en correspondant à des jeux de position sociale totalement incomparables ? Est-ce que les constructions historiques du monde médical en France, en Grande Bretagne, et ailleurs, correspondent à des constructions distinctes de l’État-Provi-dence ? Mais toutes ces questions ne se trouvent pas dans la nomenclature, elles se trouvent dans l’utilisation de la nomenclature dans le cadre d’une recherche mobilisant une réflexion sociologique critique, ce qui suppose que la nomenclature existe. Le problème aujourd’hui, dans de nombreux pays, c’est qu’aucune nomenclature n’existe.

145 Edmond Préteceille

146 On a mélangé dans ce dernier passage deux thèmes, l’attitude face à l’évolution des choses et comment construire de meilleures comparaisons internationales, mais aussi l’efficacité et l’éventuelle nécessité d’amélioration des PCS. De ce point de vue, le travail comparatif est effectivement une stimulation importante et je pense que Louis Chauvel a raison de dire que le système est explicatif à 90% et qu’il y a en gros 10% qui bougent un peu. Cependant, quand on fait des comparaisons internationales, quand on s’intéresse à l’évolution de certains phénomènes communs, on s’aperçoit que souvent la PCS ne suffit pas. Je ne veux surtout pas dire qu’elle ne sert à rien. Mais qu’elle ne suffit pas. Souvent il faut croiser avec le sexe, l’ethnicité, etc.

147 Louis Chauvel

148 C’est clair que l’on ne peut demander à la CS de condenser l’ensemble de ce qui fait clivage dans une société complexe. La génération ne permet pas de se passer de la PCS, ni réciproquement. Un seul indicateur quel qu’il soit ne peut prétendre fournir une explication totale du social.

149 Edmond Préteceille

150 Ce que je veux dire, c’est que dans le débat international sur la construction des comparaisons, on peut plus facilement montrer à nos collègues anglais ou américains l’efficacité de la CS si on fait le croisement entre la CS et d’autres variables qui leurs sont plus familières.

151 Marco Oberti :
La corrélation entre le vote politique et la CS est l’une des plus classiques dans les enquêtes et les sondages, et a profondément marqué la sociologie politique et électorale en France. Par contre, si je regarde les analyses sur les élections italiennes, on a insisté sur les différences jeunes/vieux, Nord/Sud, grande ville/ville moyenne/ petite ville. Il y a assez peu de choses, dans les travaux qui cherchent à expliquer le vote Berlusconi, dans les médias à grande diffusion, sur le vote ouvrier. Les socio-logues ont pourtant regardé cela, mais c’est beaucoup moins présent dans le débat public. En France, les résultats du premier tour des élections présidentielles ont remis à l’ordre du jour dans les principaux médias la question des classes populaires, leurs contours et leurs positions dans la société. La référence plus diffuse et souvent implicite aux catégories socioprofessionnelles en France permet d’introduire plus facilement cette clef de lecture.

152 Alain Chenu

153 D’une part les ouvriers, de moins en moins nombreux, ont perdu la spécificité que constituait leur fort vote communiste, d’autre part les disparités du vote selon l’âge se sont renforcées. D’où une perte d’intérêt pour la catégorie socio-professionnelle.

154 Marco Oberti

155 Je crois, pour aller dans le sens d’Edmond, qu’en fonction des thèmes d’étude, les croisements de variables sont souvent particulièrement utiles. Sur le vote, le croisement entre CS et lieu d’habitation dans les grandes métropoles devient un croisement intéressant pour observer les clivages au sein des classes supérieures, moyennes et populaires. Ce sont des croisements quelquefois compliqués à mener dans les analyses, mais qui pourtant seraient très intéressants pour l’analyse de l’évolution des structures sociales.

156 Alain Chenu

157 L’une des qualités de la nomenclature française est qu’elle croise de multiples critères ; elle est flexible, si un critère perd de sa pertinence un autre peut en gagner. Dans les études socio-politiques, le fait qu’on passe d’un système en gros « classiste » opposant la droite, dans le haut de la hiérarchie sociale, et la gauche, dans les catégories populaires, à un système opposant plutôt public et privé, avec un parti socialiste du côté des fonctionnaires et une droite qui est du côté du privé, ce type de réalignement peut s’analyser à l’aide de la nomenclature. Si on la prend à un niveau suffisamment détaillé, elle se prête parfaitement à ce jeu-là même si elle n’a pas été conçue spécialement à cet effet.

158 Louis Chauvel

159 On a très peu travaillé, en France, sur la différence entre l’auto-positionnement des répondants des enquêtes en termes de CS – ce que font pour l’essentiel les « marketeurs », sondeurs etc. – et leur véritable CS, telle que l’INSEE peut l’élaborer de façon objective à partir de plusieurs questions détaillées.

160 Il serait intéressant de comparer les différentes variantes et versions de classements de la population, par les statisticiens ou l’INSEE, par l’individu lui-même, version CS et version EGP, pour concevoir les décalages entre nomenclatures.

161 Il existe par exemple une enquête extrêmement régulière, et très sous-utilisée, l’enquête Eurobaromètre, qui pourrait offrir ce point de vue de l’autopositionnement et au même moment une perspective de comparaison au niveau européen. Cette enquête présente une liste qui ressemble fort à nos catégories socioprofessionnelles, ce qui pose évidemment une multitude de problèmes de traduction pour son utilisation parallèle dans chaque pays européen. Malgré toutes les limites du dispositif, il s’agit là d’un des cas rares de soumission de la même nomenclature dans 15 pays différents. Ces données pourraient se prêter à une infinie diversité de travaux, mais très peu de personnes utilisent cette source. Visiblement, on aime beaucoup parler des CS en comparaison internationale, mais on aime moins travailler dessus...

162 Alain Chenu

163 L’expérience montre que la qualité de l’information, très approximativement, est proportionnelle à l’ampleur du travail de collecte. La catégorie socioprofessionnelle issue d’un sondage léger où les répondants se positionnent sur une grille d’une quinzaine de rubriques a en fait peu à voir, même si les intitulés sont communs, avec la catégorie socioprofessionnelle telle qu’elle résulte du codage complexe d’un bulletin de recensement sur lequel sept ou huit questions ont été posées, non seulement sur la profession en clair mais aussi sur le statut d’emploi, la classification des salariés, l’employeur, etc. Si on demande quels sont le diplôme ou le revenu, ça peut aller beaucoup plus vite, mais on fait alors reposer l’effort sur le répondant, qui lui doit ajuster sa représentation de son revenu ou de son diplôme, et en deux secondes il donne une réponse, mais l’information n’est pas de très bonne qualité, sauf si on prend toute une série de précautions pour essayer de lui faire mobiliser une série d’informations qui ne sont pas instantanément disponibles. La question de savoir en combien de temps on arrive à collationner une information utilisable est très importante.

164 Parmi les gens qui voudraient voir évoluer la CS, certains utilisent l’argument, toujours très fort sinon convaincant, que sa mise en œuvre est coûteuse. Il faut toute une page du bulletin individuel du recensement pour pouvoir la coder, c’est très lourd… Mais si à la place on demande par exemple quels sont le diplôme et le revenu, et qu’on a une information de mauvaise qualité, la capacité d’objectivation est considérablement amoindrie, et au total on n’observe plus grand chos e.

165 Ce qui n’est pas forcément pour fâcher certains, qui souhaiteraient peser dans le sens de « l’indétermination maximum » (Bourdieu 1984 :254), plutôt que de l’objectivation statistique des inégalités sociales.

166 Marco Oberti

167 Il est intéressant de voir dans les documents qui circulent dans les écoles et collèges, ou encore dans les discussions entre eux, comment les enfants enregistrent ou présentent la profession des parents, surtout dans les catégories populaires. On sait par exemple que certains enfants perçoivent parfaitement les dimensions hiérarchiques et symboliques des professions et n’hésitent pas à présenter celle de leurs parents, avec parfois des injonctions de la part des parents eux-mêmes, de manière plus valorisée.

168 Alain Chenu

169 C’est une des raisons du succès du mot « employé » dans les déclarations d’étatcivil. Sur un bulletin de décès, ce terme est un euphémisme commode permettant de décrire de manière floue la situation professionnelle d’une personne qui était manœuvre ou éboueur.

170 Marco Oberti

171 Peut-on repérer au sein de l’INSEE des groupes qui s’affrontent, des lieux où se déroulent les débats sur l’usage des CS ? Peut-on observer des oppositions fortes au maintien des CS ?

172 Louis Chauvel

173 On pourrait signaler l’opposition entre les générations formées depuis quinze ans aux modélisations, notamment aux régressions logistiques, et les générations précédentes, descriptives, formées par l’analyse factorielle.

174 Alain Chenu

175 Ces oppositions traversent l’INSEE mais aussi d’autres institutions.

176 Une approche « réaliste » des catégories socioprofessionnelles consiste à dire qu’il y a des groupes sociaux qui existent ; s’il y a des gens qui se sentent membres de ces groupes, ou membres de certaines composantes de ces groupes, on peut repérer ces appartenances dans les enquêtes. Il appartient ensuite au statisticien et aux spécialistes des sciences sociales de démêler ce qu’il y a éventuellement derrière, et à vrai dire c’est là que les difficultés commencent.

177 L’hétérogénéité de ces appartenances proclamées par les groupes intéresse le sociologue dans une perspective descriptive, et qui par contre invalide l’appartenance professionnelle comme outil de description pour l’économètre : qui va faire ses régressions en ayant si possible une variable qui va caractériser de manière « “pure »” une certaine dimension qui fait sens théoriquement pour lui.

178 Mais ’« »cette opposition est en grande partie illusoire. Elle repose sur l’idée qu’on pourrait caractériser ces appartenances “pures”, par exemple le “capital humain” ; on va aller chercher le nombre d’années d’études de la personne et on va considérer que c’est un indicateur pertinent qui va permettre dans une régression de fournir une variable explicative, beaucoup plus pure, beaucoup moins endogène. Si par exemple on cherche à construire une régression sur le salaire il est évident qu’il y a de l’endogénéïté entre la catégorie socioprofessionnelle et le salaire, puisque le salaire est fonction de la profession qu’on exerce. Les économètres cherchent à dissocier les effets de causalité ’’et sont à la recherche, au fond, d’une pierre philosophale, comme par exemple le niveau de diplôme, les ressources de patrimoine dont on a hérité, qui sont des variables qu’on ne trouve pas dans la nature de manière si facile, et qui sont soumises à des problèmes de qualité très sérieux.

179 Actuellement, à l’intérieur de l’INSEE, il y a des étages qui travaillent plus avec la CS que d’autre. Mais dans l’ensemble les services les plus valorisés sont ceux qui s’intéressent peu à la description statistique et qui voient dans les catégories socioprofessionnelles des instruments impurs qui imbriquent des dimensions qu’on ne maîtrise pas bien.

180 Pour autant, l’économie néoclassique a besoin d’instruments de description qui soient relativement robustes et fidèles. De ce point de vue, l’appartenance socio-professionnelle au sens de la nomenclature des CS est un instrument utile aux économistes quelles que soient les perspectives théoriques dans lesquelles ils se placent. Elle est probablement un meilleur indicateur de« revenu permanent » que le revenu instantané. Quand on cherche à positionner les gens dans un espace socio-économique, l’approche par la profession présente des qualités de « descriptibilité » qui sont très supérieures à toute autre dimension, notamment le revenu ou le diplôme. On rejoint ce que disait Louis Chauvel tout à l’heure à propos de la difficulté à évaluer le gain des parents au moment de la sortie de l’école. Dans d’autres pays, il y a des enquêtes par panels, mais en France, il n’y en a guère ; les enfants connaissent mieux la profession de leurs parents que leur revenu.

181 Aux États-Unis, il y a un très bel article de Zimmermann, qui s’appelle « A regression towards mediocrity in economic stature », titre qui transpose celui de l’article de Galton qui portait sur la taille ;, de la génération des parents à la génération des enfants, le coefficient de régression était’ de 2/3pour Galton ;, pour le niveau économique le coefficient de régression, c’est à dire l’élasticité du revenu des enfants par rapport au revenu des parents, est’ de 0,4. Il y donc 60% de ’la variance qui est perdue quand on passe d’une génération à l’autre.’’’ ’ ;’’« »’ lMais l’hérédité professionnelle est plus forte que l’hérédité du revenu. C’est un meilleur descripteur. On voit donc bien que l’on a une énorme différence de « descriptibilité » et de pouvoir explicatif selon qu’on considère le revenu ou la profession. Pour l’e diplôme :c’est un peu plus compliqué, ’’ – c’est aussi une très bonne variable, mais qui se prête moins bien que la profession à des comparaisons inter-générationnelles« »

182 Edmond Préteceille

183 Donc les catégories socioprofessionnelles sont moins menacées qu’on ne pourrait le craindre ?

184 Alain Chenu

185 La PCS à mon avis est menacée en ce sens qu’elle est coûteuse à construire ; elle est de bonne qualité dans un univers comportant un institut national de statistique puissant. Il est possible que ce type d’institut n’ait plus les mêmes ressources à l’avenir, dans une Europe plus intégrée. A mon sens la statistique publique française continuera à collationner l’information sur les professions, et à la mettre en œuvre dans des nomenclatures ressemblant beaucoup à celle des PCS, mais il risque d’y avoir une baisse de la qualité parce qu’on procédera à des questionnements beaucoup plus succincts, comme le font depuis longtemps les instituts de sondage. D’ailleurs le bulletin du « recensement rénové » est déjà plus succinct que celui du recensement de 1999.

186 Louis Chauvel

187 Le problème est aussi de savoir les conséquences que l’on va en tirer en termes de lecture de l’histoire sociale, et de dynamique de long terme de la structure sociale.

188 Si par exemple l’instrument des CS repère les clivages sociaux avec un flou croissant (parce que les moyens accordés pour faire sérieusement le codage sont moindres), on risque de multiplier les erreurs de codage des catégories supérieures, moyennes et populaires. Dès lors, on risque de prendre pour une mobilité sociale croissante un artefact lié à des erreurs plus nombreuses de codage des catégories sociales des parents et des enfants. Ce problème est évident, dès lors, en comparaison internationale. Quand on dit qu’aux États-Unis, la fluidité sociale intergénérationnelle est plus importante qu’en France, est-ce bien la réalité sociale, ou simplement un artefact dû au fait qu’en France on mesure très bien, grâce à un instrument éprouvé et régulier, tout un ensemble de clivages sociaux pertinents, alors qu’aux États-Unis, l’usage et la construction des nomenclatures ressemble plutôt à un bricolage statistique élaboré à partir de listes de professions plus ou moins adaptées à l’exercice ? C’est le cas par exemple aux États-Unis, où l’une des catégories les plus vastes au sein des catégories les plus qualifiées est le groupe « professionals n.e.c. (not elsewhere classified) » « professions libérales non classées ailleurs ». Ce groupe est doublement hétérogène : d’une part, les professionals sont un groupe très syncrétique par rapport à nos professions libérales, d’autre part, ce reliquat regroupe, on peut le supposer, tout un ensemble de professions assez marginales et intermédiaires. Ce groupe hétérogène peut donner lieu à une surévaluation massive, par exemple, de la mobilité sociale apparente, par rapport à une situation où la nomenclature aurait permis de dissocier ce groupe en différentes strates hiérarchiques.

189 C’est bien pour cela que la façon dont évolue un instrument – dont il est conçu aussi – a une importance considérable pour la qualité des résultats sociologiques.

190 Pour élargir le débat par rapport à ce qui a été dit à propos de l’INSEE, au-delà de l’aspect économique, voire marchand, du coût de production de la CS dans les enquêtes, il faut être conscient de l’équilibre des trois groupes d’utilisateurs des CS dont les attitudes divergent.

191 En premier lieu se trouvent les statisticiens sociaux intéressés à l’histoire quantifiée de long terme. Quand Alain Girard apprit en 1982 qu’on lui réformait les CS pour faire les PCS, il s’exclama « et mes séries longues, qu’en faites-vous ? ». La position de Thélot est certainement proche de celle-ci, comme celle de tous les empiristes-positivistes qui d’une façon ou d’une autre puisent une partie de leur inspiration dans les revues anglo-saxonnes et nordiques. Pour tous ceux qui sont intéressés aux séries longues, la stabilité de la PCS est déterminante.

192 Un autre groupe s’intéresse à l’histoire de la statistique moins pour les résultats que pour la façon dont la statistique, notamment officielle, reflète et forme à son tour les représentations. Pour simplifier, dans le numéro 9 de la revue Genèses, Brian et Desrosières sont de ce courant, qui s’intéresse surtout à la CS pour la façon dont elle s’est constituée. De leur point de vue, l’abandon de la CS pourrait être un élément majeur : le signe de la remise en cause d’une exception culturelle des statisticiens d’État en France.

193 Un troisième pôle existe, dont Alain Chenu a parlé : celui des modélisateurs et des économètres, pour qui la CS peut apparaître comme l’instrument statistique d’une tradition étrange ou plutôt archaïque, correspondant au stade antérieur, bien plus descriptif, de la statistique publique.

194 De ces trois pôles, celui de Desrosières est peut-être le moins constitué à l’INSEE mais il est en revanche très présent dans la sociologie française. A l’INSEE, c’est le troisième pôle, modélisateur, qui domine, ce qui dissimule peut-être aussi une certaine forme, sinon de rapport entre générations, du moins d’étape dans l’analyse des sciences sociales. La très ancienne génération faisait des tris croisés, la génération des années 1970 découvre les analyses factorielles, où la CS continue de s’intégrer très favorablement. Enfin, une nouvelle génération, depuis les années 1980, fait de la modélisation. Pour les deux premières générations, la CS avait tout un ensemble de qualités, synthétisant tout un ensemble de clivages. Pour la génération suivante, elle est perçue, Alain Chenu l’a dit, comme un outil hybride, comme une boîte noire, si noire qu’on a du mal par exemple à expliquer clairement à nos collègues étrangers ce qu’elle est.

Notes

  • [1]
    Nous avons choisi d’abréger « catégories socioprofessionnelles » en « CS », et non « CSP », car « socioprofessionnel » ne prend plus de tiret.
Français

L’objectif de ce débat était de rassembler deux sociologues ayant largement recours dans leurs travaux aux nomenclatures et catégories socioprofessionnelles pour aborder avec eux quelques enjeux et limites de ces outils mais aussi quelques implications théoriques. Alain Chenu s’intéresse directement aux logiques de construction des catégories et à leur pertinence pour saisir les évolutions plus générales des groupes sociaux, entre autres celles concernant les employés. Louis Chauvel est quant à lui engagé dans une lecture générationnelle des inégalités sociales et des rapports de classes. Tous deux ont également entrepris des travaux comparatifs qui les ont conduits à affronter la question de la comparabilité de ces outils et donc de la spécificité du modèle français. C’est en mobilisant ces expériences concrètes de recherche qu’ils ont bien voulu répondre à nos questions.

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https://doi.org/10.3917/soco.045.0157
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