1Depuis les années 1970, les politiques de lutte contre les drogues ont connu diverses inflexions. La répression du trafic a été renforcée, tandis que celle de l’usage n’a pas été modifiée dans les termes de la loi [1]. Les objectifs visés dans le traitement sanitaire de la toxicomanie ont aussi sensiblement évolué : il ne s’agit plus simplement de sevrer l’usager. Au cours des années 1990, une politique novatrice de réduction des risques s’est imposée : elle repose sur l’accompagnement thérapeutique mais aussi social des usagers, ainsi que sur la prévention des risques associés à la consommation [2]. Parce qu’elle pose avec plus d’acuité le problème de l’intégration sociale des toxicomanes, ou plutôt de la stigmatisation dont ils sont l’objet, cette politique est à la fois plus réaliste et plus ambitieuse que les précédentes.
2Comme l’a montré René Padieu (1994a), le traitement de la toxicomanie par l’intermédiaire de diverses corporations spécialisées est symptomatique du malaise qu’éprouve notre société à l’égard de ses toxicomanes, et la solution consistant à substituer à l’intégration sociale des toxicomanes une prise en charge assurée par des professionnels de divers horizons ne saurait être que partielle. Dans un autre registre, Alain Ehrenberg souligne l’absence de réel débat sur les drogues, thème difficile dans lequel s’engouffrent selon lui les réflexes sécuritaires : « Le discours obligé sur la drogue est engoncé dans le thème du fléau (la drogue est l’incarnation de la désagrégation du social). Il correspond aux attentes du sens commun qu’il renforce dans un cercle vicieux. (…) Le couple fléau-morale rassure à bon compte les Français qui vivent loin de la drogue en les délestant de tout appel à une quelconque responsabilité individuelle (…) » (Ehrenberg, 1991, p. 22). Il considère qu’il faut non seulement traiter les toxicomanes en citoyens normaux, mais aussi l’opinion publique en adulte responsable. Les représentations des « adultes responsables » constituent donc un enjeu non négligeable pour le succès de la politique de réduction des risques. Si l’on envisage ces représentations dans le cadre de la sociologie interactionniste, il est clair qu’elles ont une influence directe non seulement sur l’existence de ceux qui sont étiquetés « toxicomanes », mais aussi sur la façon dont ceux-ci se représentent leurs propres pratiques. Si les spécialistes soulignent la diversité des parcours et des pratiques des usagers de substances psychoactives, il faut bien constater que les représentations mises au jour par les enquêtes d’opinion révèlent plutôt un stéréotype unique, une figure emblématique, à la fois extrême et floue, qui correspond dans les faits à une minorité d’usagers : l’héroïnomane (Ehrenberg, 1991 ; Padieu, 1994b ; Faugeron et Kokoreff, 1999).
3La psychologie sociale a montré que les représentations constituent un type particulier de connaissance pratique, qui s’appuie sur une activité discursive : un individu doit être capable d’énoncer ses représentations et de les argumenter, de défendre leur cohérence (Harré, 1989 ; Abric, 1994). Bien sûr, une enquête par questionnaire fermé ne permet pas aux personnes interrogées de verbaliser leurs opinions. Toutefois, lorsque les questions posées abordent des thèmes dont le chercheur suppose qu’ils sont connexes dans l’esprit des enquêtés, il devient alors possible de sonder partiellement leurs représentations, et en particulier d’en étudier la cohérence, en observant comment s’agencent les réponses aux divers thèmes abordés.
4Une enquête d’opinion réalisée en 1999 par l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT) permet d’approfondir l’exploration de ces représentations, dans la mesure où elle distingue clairement l’héroïne des autres produits, offrant ainsi aux répondants désireux de circonstancier leur réponse une palette de nuances plus large qu’à l’accoutumée. Cet article s’intéresse en particulier à trois facettes de ces représentations : la perception des dangers de l’héroïne, les opinions à l’égard des usagers de cette substance et les appréciations portées sur les politiques publiques relatives aux drogues et aux toxicomanies. Plus précisément, on tentera de vérifier ici dans quelle mesure les appréciations à l’égard des politiques publiques et les représentations de l’héroïne et de ses usagers sont étroitement associées. D’autres déterminants de ces appréciations seront aussi envisagés : la position et l’appartenance sociales repérées par le profil socio-démographique (le sexe, l’âge et le niveau de diplôme) et la familiarité avec les drogues illicites (en avoir déjà consommé, s’en être déjà vu proposer, connaître un usager). Il s’agira ici de tester deux hypothèses. D’une part, les représentations des politiques dépendent-elles de celles du produit et des usagers, et ce quelle que soit l’appartenance sociale des individus ou leur familiarité avec les drogues illicites (de sorte que les relations statistiques observables entre ces trois facettes persisteraient même une fois contrôlés les effets du profil socio-démographique et de la familiarité) ? D’autre part, l’appréciation des politiques publiques dépend-elle davantage de la représentation de l’usager d’héroïne que de l’opinion sur l’héroïne elle-même ?
INTERROGER L’OPINION PUBLIQUE SUR LES DROGUES ET LES TOXICOMANIES
5Les représentations du public en matière de drogues et de toxicomanies restent mal connues, en raison d’une part du caractère fluctuant et polymorphe du champ, et d’autre part du faible investissement de recherche engagé sur cette question. Un recensement des enquêtes d’opinion ayant abordé les perceptions des drogues et des toxicomanies depuis 1988 met en évidence les limites de l’information disponible en termes de suivi des tendances (Beck, 1998). L’Enquête sur les Représentations, Opinions et Perceptions sur les Psychotropes (EROPP), réalisée par l’OFDT en avril 1999 [3], permet de cerner plus précisément les opinions de la population sur les substances licites et illicites (dangerosité relative et seuil de dépendance), leurs usagers (plus précisément les consommateurs d’héroïne) et les politiques publiques (effectivement menées ou envisageables).
6D’une manière générale, les termes génériques drogues et toxicomanie et les expressions telles que drogue dure ou drogue douce ont été évités puisqu’ils introduisent un jugement de valeur qu’il s’agit justement de déceler. Outre l’incertitude sur le sens que ces termes peuvent recouvrir dans l’esprit des personnes enquêtées, leur usage risquait d’orienter des réponses dans un sens plus tolérant vis-à-vis des drogues douces et plus sévère vis à vis des autres produits (Beck, 1998). Cette approche marque une rupture par rapport aux enquêtes françaises multithématiques précédentes telles que les Baromètres Santé du Comité Français d’Éducation pour la Santé (Baudier et Arènes, 1997 ; Baudier, Janvrin et Arènes, 1998) ou l’enquête KABP ( Knowledge, Attitudes, Beliefs and Practices ) de l’Observatoire Régional de Santé d’Ile de France (Beltzer et Grémy, 1999), mais rejoint d’autres dispositifs utilisés par exemple en Suisse (Bergman et al., 1997) ou dans une récente étude européenne (Korf et al., 1998).
LA PLACE CENTRALE DE L’HEROÏNE
7Quatre produits illicites ont été distingués au sein du questionnaire de l’enquête EROPP : le cannabis (substance illicite la plus courante en France), l’héroïne et la cocaïne (représentant les drogues dites dures ), enfin l’ecstasy (la plus connue des nouvelles drogues de synthèse). Trois produits licites, l’alcool, le tabac et les médicaments psychotropes, ont également été retenus. Dans un contexte où le discours public sur les toxicomanies insiste sur l’importance de distinguer les comportements plus que les produits (MILDT, 2000) [4] et où des formes d’« usage dur » de « drogues douces » ont été clairement mises en évidence (Aquatias et al., 1997), rien n’autorise toutefois à conclure à la disparition des clivages légal/illégal et dure/douce.
8L’héroïne [5] reste aujourd’hui la substance emblématique des drogues dures et addictives (Cagliero, Lagrange et Moyses, 1998). Par ailleurs, dans EROPP, les questions relatives à cette substance ont généré très peu de non réponses, au contraire de « Ces nouvelles drogues [qui] envahissent la France » [6] qui constituent un groupe aux contours mal définis, composé de produits aux appellations étranges : GammaOH, GHB, DOB, kétamine... Une question ouverte de l’enquête EROPP interrogeant les individus sur les drogues qu’ils connaissent illustre, par la diversité et la fantaisie de certaines réponses, le flou qui entoure les connaissances relatives aux nouvelles drogues : « la dernière pilule qui est mortelle » ; « petit cachet synthétique importé des USA qui fait des ravages » ; « nouvelle substance dont je ne connais pas le nom » ; « les petites pilules qu’on trouve dans les discothèques » ; « les fameuses pilules » ; « pastilles » ; « petits cachets », « des petits trucs blancs »…
NOTE SUR LE RECUEIL DES DONNEES ET LE BILAN DE LA PASSATION
L’échantillon a été constitué par la méthode des quotas qui s’avère bien adaptée tant que la taille de l’échantillon reste relativement faible (Deville, 1992). Les critères retenus sont le sexe, l’âge, la profession du chef de ménage, la région et la catégorie d’agglomération. Un redressement a été opéré à partir des données du recensement de 1990, actualisées avec l’Enquête Emploi 1996 de l’INSEE, sur les variables utilisées pour les quotas. La base de sondage est l’annuaire téléphonique pour la France métropolitaine. Le fichier fourni sur CD-ROM par France-Télécom ne contient que les abonnés au téléphone (environ 95 % des ménages), hors listes rouges et oranges. Ces dernières représentaient environ 18 % des abonnés en 1997 (Brossier et Dussaix, 1999). Environ un cinquième de la population échappe donc à l’enquête, ce qui pose un problème de représentativité inhérent à la plupart des enquêtes téléphoniques.
Une journée de formation des enquêteurs a été menée par l’institut de sondage (BVA) et l’OFDT. Les principaux points abordés concernaient les objectifs de l’enquête, la méthode utilisée, la gestion du carnet de route et l’importance de limiter les refus. Le questionnaire a été présenté en détail et des exercices de simulation ont été pratiqués. L’entretien durait en moyenne 20 minutes. L’enquête s’est déroulée en semaine de 17h à 21h, et le samedi de 10h à 18h. Quelques jours après la fin du terrain s’est tenue une réunion avec l’ensemble des enquêteurs. Contrairement à leurs appréhensions initiales, l’enquête a été globalement très bien accueillie. Elle a toutefois semblé longue aux personnes qui connaissaient le moins bien les produits. Le rapport complet, publié par l’OFDT en avril 2000, propose une présentation très détaillée des choix de méthodes effectués lors de l’élaboration de l’enquête et de son analyse statistique.
9Parmi les autres produits, la cocaïne symbolise moins que l’héroïne les drogues dites dures car ses modes et contextes de consommation sont plus variés et renvoient à des populations très diverses (Ingold, 1992). Quant au crack, d’après l’Eurobaromètre (enquête en population générale menée en 1992 et en 1995) seuls 74 % des Français le considéraient comme une drogue dangereuse en 1995, contre respectivement 91 % et 86 % pour l’héroïne et la cocaïne (Commission européenne, 1996), conséquence probable d’une méconnaissance de ce produit.
10Précisons qu’il serait réducteur de considérer l’héroïne comme un produit systématiquement associé à une désocialisation, dans la mesure où il existe d’autres contextes tels que la prise d’héroïne lors de la « descente » consécutive à l’absorption de stimulants (OFDT, 2000), l’inhalation occasionnelle dans des populations jeunes, ou encore certaines formes d’usages « intégrés », le plus souvent en sniff. Ces usages restent toutefois très peu connus du public. L’héroïne est une substance dont les usages « durs » sont particulièrement médiatiques, alors même que, du point de vue de l’ampleur des consommations, son expérimentation concernerait moins de 1 % de la population française. De même, le nombre « d’usagers à problèmes », c’est-à-dire interpellés pour usage ou usage-revente, ou ayant eu recours aux soins à cause de ce produit, est estimé dans une fourchette comprise entre 142 000 et 176 000 à la fin des années 90 (Costes et Palle, 1999).
OPINIONS SUR LES SUBSTANCES, LES POLITIQUES ET LES USAGERS [7]
LES DANGERS ASSOCIES AUX SUBSTANCES PSYCHOACTIVES
11Pour chacun des produits listés plus haut, les enquêtés devaient indiquer s’ils le considéraient dangereux dès qu’on l’essaie, dès qu’on en prend de temps en temps, dès qu’on en prend tous les jours, ou s’il n’est jamais dangereux pour la santé. L’héroïne apparaît ainsi associée à un danger immédiat par une très forte majorité (87,8 %), de même que la cocaïne (84,2 %) et dans une moindre mesure l’ecstasy (75,6 %), contre 51,3 % pour le cannabis. L’alcool et le tabac ne sont pour leur part jugés dangereux dès l’expérimentation que par 5,7 % et 20,7 % des répondants, illustrant ainsi la force du clivage licite/illicite dans les représentations du public. Le risque de dépendance est aussi jugé plus précoce pour l’héroïne et la cocaïne (respectivement 55,9 % et 57,9 % des enquêtés pensent qu’il existe dès l’expérimentation) que pour le cannabis (37,8 %). S’agissant de hiérarchiser selon leur dangerosité sept produits donnés, l’héroïne arrive en tête (citée comme produit le plus dangereux par 41,1 % des enquêtés), devant la cocaïne (19,8 %) et l’ecstasy (16,7 %). Les autres produits sont rarement cités : l’alcool (6,4 %), le cannabis (3,4 %), le tabac (2,2 %) et les médicaments psychotropes (1,6 %). Enfin, le niveau de peur ressentie à l’égard de ces produits (à l’idée de les expérimenter) est globalement très élevé, supérieur à 80 % pour toutes les drogues illicites autres que le cannabis. Néanmoins, la proportion de personnes déclarant qu’elles auraient « très peur » est significativement plus élevée pour l’héroïne (70,5 %).
APPREHENSION A L’EGARD DES SUBSTANCES PSYCHOACTIVES (en %)

APPREHENSION A L’EGARD DES SUBSTANCES PSYCHOACTIVES (en %)
DES POLITIQUES PUBLIQUES APPRECIEES DIVERSEMENT SELON LES PRODUITS
12Du point de vue des politiques publiques, l’enquête EROPP concerne seulement la législation liée à l’usage. En effet, des études plus anciennes ont montré à quel point les mesures répressives à l’égard des revendeurs et des trafiquants font l’unanimité dans l’opinion [8]. Dans le même souci de ne pas alourdir le questionnaire, l’interrogation porte uniquement sur les politiques relatives au cannabis et à l’héroïne, ce qui permet de vérifier si les enquêtés différencient ces deux substances du point de vue de l’action des pouvoirs publics. Une première série de questions évoque l’efficacité et la légitimité de la loi. L’efficacité de l’interdiction de l’usage recueille des avis partagés, pour l’héroïne comme pour le cannabis, avec un niveau d’accord légèrement plus fort pour l’héroïne : 50,5 % des enquêtés jugent cette interdiction efficace pour l’héroïne, 46,6 % pour le cannabis. L’idée selon laquelle l’interdiction de l’usage constitue une atteinte aux droits fondamentaux de la personne est en revanche beaucoup moins partagée : elle ne concerne qu’un tiers des enquêtés pour le cannabis et un quart pour l’héroïne. La majorité des Français juge donc que l’interdiction de la consommation est légitime – quoique relativement peu efficace – et cette majorité est significativement plus élevée pour l’héroïne que pour le cannabis.
OPINIONS SUR L’EFFICACITE ET LA LEGITIMITE DE L’INTERDICTION D’USAGE

OPINIONS SUR L’EFFICACITE ET LA LEGITIMITE DE L’INTERDICTION D’USAGE
13Parmi les mesures alternatives à la situation actuelle, étaient proposées la réglementation du cannabis et de l’héroïne (sous les termes d’une autorisation sous conditions, telles que l’interdiction aux mineurs et avant de conduire) et la vente libre (terme précisé par la proposition « comme le tabac ou l’alcool » ). C’est dans ce contexte que la distinction entre les deux produits est la plus nette. Près d’un individu sur deux rejette catégoriquement l’idée d’une réglementation du cannabis lorsque ce sont trois sur quatre pour l’héroïne. Environ un tiers est favorable à l’autorisation sous conditions de l’usage du cannabis, ce qui n’est le cas que de 11,6 % des enquêtés pour l’héroïne. Le croisement de ces deux questions permet de mieux observer cette distinction opérée par l’opinion publique : 61,5 % des individus portent le même avis sur les deux substances, seuls 3,3 % se disent plus favorables à la réglementation de l’héroïne qu’à celle du cannabis, tandis qu’un tiers (33,6 %) se montre plus favorable à une autorisation sous conditions de l’usage du cannabis [9] (soit les neuf dixièmes des enquêtés qui font une distinction entre ces deux substances).
OPINIONS SUR LA LEGISLATION A ADOPTER (% EN LIGNE )

OPINIONS SUR LA LEGISLATION A ADOPTER (% EN LIGNE )
14Concernant les éléments de la loi relatifs à la gestion des usagers à problème, l’obligation de soins dans le cadre d’une interpellation apparaît particulièrement acceptée puisqu’à peine un individu sur dix déclare y être défavorable. Ce type d’opinions renvoie en fait à deux populations très hétérogènes, l’une proche des produits et des usagers et qui se révèle défavorable à l’idée d’obligation ou à la nécessité de soins, l’autre radicalement opposée à l’idée de soigner les usagers, les considérant sans doute comme des assistés. Le recours aux produits de substitution, prescrits par des médecins et remplaçant l’effet de l’héroïne, est jugé favorablement par 80,8 % des Français. La vente de seringues sans ordonnance ne rencontre pas le même niveau d’acceptation, tout en recueillant 63,0 % d’avis favorables. La distribution contrôlée d’héroïne est une mesure moins bien acceptée que les précédentes, mais une majorité de Français s’y déclare tout de même favorable (52,9 %). Enfin, l’usage thérapeutique du cannabis trouve l’aval de plus des deux tiers des répondants.
15Dans l’ensemble, les actions liées à la politique de réduction des risques semblent de plus en plus acceptées par les Français depuis le début des années 90. Néanmoins, la majorité reste favorable à des mesures prohibitionnistes, sauf lorsque l’autorisation est envisagée dans un cadre thérapeutique : ce ne sont donc pas seulement les produits mais aussi leurs usages qui motivent les opinions recueillies sur les politiques publiques. Restent à découvrir les visages que les perceptions des enquêtés renvoient du « toxico ».
LES REPRESENTATIONS ASSOCIEES AUX USAGERS D’HEROÏNE
16De façon générale, se représenter un événement ou une situation revient d’abord à lui donner du sens en lui cherchant une cause (Hewstone, 1989). Trouver une cause à un phénomène sert le rôle pratique de la représentation, puisqu’elle suggère des conduites préventives (Jodelet, 1989 ; Abric, 1994). Cette « pensée causale spontanée », élaborée à partir des représentations existantes, s’oriente plutôt vers la recherche de causes élémentaires et exhaustives, pour expliquer simplement et totalement le phénomène considéré. S’agissant d’élucider les raisons d’un acte délinquant (Tannebaum, 1938) ou d’une maladie (Jodelet, 1989 ; Sontag, 1993), phénomènes à la frontière desquels se situe la toxicomanie, cette pensée prend fréquemment la forme d’une attribution de responsabilité, souvent assortie d’un jugement moral dépréciateur qui identifie le sujet à son mal.
17Dans l’enquête EROPP, les questions relatives aux usagers d’héroïne portent sur le degré d’assentiment ( tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord, pas du tout d’accord ) à huit assertions. Quatre décrivent l’origine de leur pratique en mettant plus ou moins l’accent sur leur responsabilité : ils prendraient de l’héroïne parce qu’ils ne trouvent pas leur place dans la société, à cause de problèmes familiaux, par manque de volonté ou par un choix de vie. Les deux premières assertions situent la cause de l’usage dans un défaut d’intégration ou de socialisation au sein d’un groupe. Elles recueillent une bonne moitié d’opinions favorables : 56,4 % mettent en cause la difficulté à trouver une place dans la société, et 59,4 % des problèmes familiaux. Les deux assertions suivantes se focalisent sur l’usager lui-même, en lui attribuant soit une responsabilité morale, le manque de volonté, soit une responsabilité comportementale, la conséquence d’un « choix de vie » (Comby et al., 1995). La première recueille 55,2 % d’opinions favorables, la seconde 32,2 %. Une cinquième proposition porte également un jugement moral sur l’usager d’héroïne, en le qualifiant de « parasite ». Seul un enquêté sur cinq (21,8 %) se déclare d’accord avec cette assertion, qui s’inspire du stéréotype du toxicomane oisif, « qui vit aux crochets de la société ». Dans une société où l’exaltation est normalement la récompense d’un comportement irréprochable, qu’il s’agisse d’un « dur labeur », d’un esprit d’initiative ou d’entreprise (Ehrenberg, 1995), ou de la ferveur religieuse (Becker, 1985), le toxicomane convoite le « fruit défendu », il emprunte un raccourci vers les « paradis artificiels », puisqu’il recherche l’exaltation sans effort, la grâce sans le mérite (Paz, 1972).
18Les trois dernières assertions renvoient enfin à deux visions distinctes de la toxicomanie, visions parfois complémentaires (ce qu’illustre le passage de la loi de 1970 relatif à l’injonction thérapeutique) : pour le professionnel de la santé, l’usager d’héroïne est un malade ; pour le policier, c’est un délinquant. Si sa pratique constitue déjà un délit, l’héroïnomane est un délinquant en puissance pour au moins deux raisons supplémentaires. D’une part, le sens commun associe la toxicomanie à une perte de contrôle, à la « compulsivité » et à « l’irresponsabilité » du drogué (Ogien, 1998), avec le stéréotype de l’usager « en manque » dérivant immanquablement vers d’autres actes de délinquance [10] : il serait donc dangereux pour son entourage. D’autre part, l’usager peut devenir le vecteur actif de diffusion de sa pratique, en cherchant « à entraîner les jeunes ». Cette idée est accréditée depuis longtemps par les récits des professionnels de la lutte contre les stupéfiants (Anslinger et Oursler, 1963), mais aussi indirectement par le vocabulaire de certaines études épidémiologiques qui traitent l’usage d’héroïne comme un phénomène épidémique (Deniker, 1988 ; Parker, 1998). De fait, si seul un enquêté sur deux (50,6 %) estime que les usagers d’héroïne sont des personnes malades, 63,5 % pensent qu’ils cherchent à entraîner les jeunes et 73,6 % qu’ils sont dangereux pour leur entourage. Notons que les personnes interrogées refusent très rarement de se prononcer sur ces assertions : les non réponses totalisent toujours moins de 3 %.
OPINIONS SUR LES CONSOMMATEURS D’HEROÏNE (% EN LIGNE )

OPINIONS SUR LES CONSOMMATEURS D’HEROÏNE (% EN LIGNE )
19Ces résultats doivent être interprétés avec prudence. En effet, juger que l’usage d’héroïne est un choix de vie peut être une façon de banaliser la toxicomanie, mais aussi d’incriminer l’usager. De même, estimer que les héroïnomanes ne trouvent pas leur place dans la société peut traduire une volonté de ne pas les rendre responsables, ou au contraire de les stigmatiser comme des gens « à part » (des outsiders ). Pour mieux interpréter les réponses recueillies, il faut les étudier simultanément : par exemple, une personne qui estime que l’usager d’héroïne a fait un choix de vie, qu’il cherche à entraîner les jeunes et que c’est un parasite, leur est probablement hostile. Inversement, un enquêté qui explique la prise d’héroïne par l’incapacité à trouver sa place dans la société et par des problèmes familiaux, et qui juge que les usagers sont des personnes malades mais pas dangereuses, fait sans doute preuve d’une attitude plus tolérante.
L’APPRECIATION PORTEE SUR LES POLITIQUES PUBLIQUES : DES PROFILS CONTRASTES
DES TYPES D’OPINIONS CONTRASTES, ENTRE MEDICALISATION ET COERCITION
20Pour mieux cerner les jugements portés sur les politiques publiques, une analyse factorielle et une classification ont été réalisées à partir des questions correspondantes. Les questions relatives aux usagers et à l’héroïne, le profil socio-démographique et les indicateurs de familiarité avec les drogues illicites ont été utilisés comme variables illustratives : ils ne participent pas activement à la constitution des classes, mais enrichissent leur interprétation. Cette méthode permet d’obtenir des résultats synthétiques, mais aussi de mieux interpréter des réponses qui, considérées séparément, peuvent s’avérer ambiguës. Considérons ainsi un enquêté défavorable à l’obligation de soins : est-il hostile au caractère coercitif de cette mesure, ou pense-t-il qu’un héroïnomane est un délinquant qu’il faut punir et non soigner ? Selon ses réponses aux autres questions, dont celles sur l’interdiction de l’usage, il sera plus facile d’inférer le sens de cette hostilité. Une partition en cinq classes se dégage de l’analyse statistique [11].
21La première classe regroupe 41,7 % des enquêtés. Elle est nettement favorable à la mise en vente libre des seringues, à la substitution, à l’obligation de soins et, dans une moindre mesure, à l’utilisation de l’héroïne sous contrôle médical. En revanche, ses membres sont opposés à une réglementation de l’héroïne et estiment que l’interdiction de son usage n’est pas une atteinte à la liberté individuelle. Ces individus sont donc favorables aux mesures de médicalisation visant à la réduction des risques encourus par les usagers d’héroïne, tout en restant attachés à l’interdiction légale de cet usage. La plupart situe les seuils de dangerosité et de dépendance de l’héroïne dès la première prise ou dès qu’on en prend de temps en temps. De même, ils désignent plus fréquemment l’héroïne comme le produit le plus dangereux. Concernant ses usagers, ces individus optent pour des réponses nuancées et se prononcent plus souvent contre les assertions les plus stigmatisantes (ils manqueraient de volonté, chercheraient à entraîner les jeunes, seraient des parasites). Pour cette classe favorable à la réduction des risques et au maintien de la prohibition, l’héroïne est donc plus dangereuse que les héroïnomanes. Cette classe est plus diplômée et plus jeune que la moyenne. Plus de la moitié de ses membres connaissent dans leur entourage un usager d’une drogue illicite (en majorité le cannabis).
22La seconde classe réunit 23,1 % des personnes interrogées. Elle est majoritairement hostile à la mise en vente libre des seringues, à la substitution, à l’utilisation d’héroïne sous contrôle médical et à la réglementation de son usage. Ses membres récusent l’idée que l’interdiction de l’usage porte atteinte à la liberté, sont sceptiques sur son efficacité et défavorables à l’obligation de soins. Étant donné que cette classe semble à la fois opposée aux mesures médicales et favorable aux moyens répressifs, cette dernière opinion est sans doute hostile non pas au caractère coercitif de l’obligation de soins, mais à son aspect médical. Concernant l’héroïne elle-même, les réponses de ces individus ne sont pas spécifiques. Par contre, ils portent des jugements très marqués sur les usagers : ils pensent que les héroïnomanes cherchent à entraîner les jeunes, manquent de volonté, sont des parasites et sont dangereux pour leur entourage. Pour cette classe, les usagers d’héroïne sont avant tout des délinquants, qu’il ne faut pas soigner mais punir : elle est partisane de la répression d’une population dangereuse. Ses membres sont peu diplômés, plus souvent des femmes, plus âgés que le reste de l’échantillon. Ils sont rarement familiers des drogues illicites (en termes d’expérimentation, de proposition ou de connaissance dans leur entourage d’un usager de drogues illicites).
23La troisième classe regroupe 17,0 % des enquêtés. Presque tous ses membres considèrent que l’interdiction de l’usage d’héroïne est une atteinte à la liberté. Critiques à cet égard, ils n’en restent pas moins hostiles à la réglementation de l’héroïne, mais nettement moins que les deux premières classes. Ces individus sont favorables à des mesures médicales comme la substitution ou l’utilisation sous contrôle médical, mais de façon plus nuancée lorsqu’une telle mesure est coercitive (l’obligation de soins). Ils ont plus souvent tendance à situer le seuil de dépendance à partir d’une consommation quotidienne et jugent plus fréquemment que l’usage d’héroïne peut être la conséquence d’une difficulté à trouver sa place dans la société, de problèmes familiaux, ou encore d’un choix de vie. Leur jugement critique sur les mesures coercitives s’accompagne donc d’une attitude plus compréhensive à l’égard des usagers. Cette classe n’a pas de profil socio-démographique particulier.
24La quatrième classe réunit 11,0 % des enquêtés. Tous favorables à la réglementation de l’héroïne, ils sont aussi plus souvent favorables à l’utilisation de l’héroïne sous contrôle médical, et en accord avec l’idée que l’interdiction de l’usage est une atteinte à la liberté. Ils sont plus nombreux à déclarer qu’ils n’auraient pas peur d’essayer l’héroïne, à situer les seuils de dépendance et de dangerosité à partir d’une consommation quotidienne, à expliquer l’usage par des problèmes d’insertion ou familiaux et à rejeter les assertions hostiles aux héroïnomanes. Cette classe est relativement peu diplômée et masculine.
25La dernière classe correspond à une minorité (7,2 %) qui a tendance à ne pas se prononcer sur les questions posées. Ce profil de non réponses présente les caractéristiques habituelles des individus qui ne se sentent pas concernés ou pas qualifiés pour donner leur opinion (Michelat et Simon, 1983) : ce sont plus souvent des femmes, plus des deux tiers n’ont pas le bac, avec un âge moyen qui atteint 55 ans (contre 42 ans pour l’ensemble). Ces individus sont très peu familiers des drogues illicites.
26Finalement, l’appréciation des politiques publiques relatives aux drogues et aux toxicomanies s’articule ici sur deux axes : les opinions à l’égard de la médicalisation d’une part, de la coercition d’autre part. Cette appréciation semble davantage associée aux perceptions des usagers d’héroïne qu’à celles de l’héroïne elle-même [12]. De ce point de vue, le contraste entre les deux premières classes est très marqué. Si toutes deux sont favorables au maintien de mesures coercitives, elles s’opposent sur la médicalisation. La première classe, qui juge dangereux le produit plutôt que l’usager, y est favorable ; la seconde, qui stigmatise l’usager plutôt que le produit, y est hostile.
DES TYPES D’OPINIONS SURTOUT LIES AUX PERCEPTIONS DES USAGERS
27Pour mieux interpréter les associations statistiques entre les appréciations des politiques publiques, les opinions sur les usagers d’héroïne et celles sur l’héroïne elle-même, le profil socio-démographique et la familiarité avec les drogues illicites, il importe de contrôler de probables effets de structure. Par exemple, lorsqu’un profil d’opinions correspond à des individus âgés, peu diplômés et peu familiers avec les drogues illicites, sachant que structurellement les enquêtés les plus âgés sont en moyenne moins diplômés que les plus jeunes et moins familiers avec les drogues, il serait intéressant de pouvoir déterminer si, à diplôme et familiarité comparables, l’âge reste associé au profil d’opinion étudié. Si ce n’est pas le cas, on dira que la relation apparente entre l’âge et ce profil est un effet de structure qui disparaît lorsque le diplôme et la familiarité sont pris en compte.
28Pour contrôler ces effets de structure, nous utiliserons ici la régression logistique multinomiale (Mc Cullagh et Nelder, 1989 ; Stokes et al., 1995), qui permet de modéliser une variable qualitative (ici le type d’opinions sur les politiques publiques) dont les modalités ne sont pas ordonnées. Afin d’assurer une plus grande lisibilité des résultats, les cinq types d’opinions précédemment présentés vont être ramenés à trois : les troisième et quatrième classes ( jugement critique sur les mesures coercitives, réglementation de l’héroïne ), qui sont les plus proches l’une de l’autre, sont agrégées ; la dernière classe (les non réponses ) est écartée car l’information qu’elle véhicule a été, en quelque sorte, déjà épuisée par l’analyse factorielle. Pour modéliser l’appartenance d’un enquêté aux trois types restants, outre un profil socio-démo-graphique sommaire (le sexe, l’âge et le diplôme), sont introduits dans l’analyse des indicateurs relatifs à la familiarité avec les drogues illicites et aux jugements portés sur l’héroïne et ses usagers. Pour chacun de ces trois profils, trois variables sont introduites :
- Familiarité avec les drogues illicites : connaître un usager dans son entourage, s’être déjà vu proposer une drogue illicite, en avoir déjà consommé.
- Perception de l’héroïne : seuil de dangerosité et seuil de dépendance estimés, classement de l’héroïne comme drogue la plus dangereuse.
- Opinions sur les usagers d’héroïne : trois assertions statistiquement bien associées aux types d’opinions ont été retenues, assertions selon lesquelles les héroïnomanes manquent de volonté, sont des parasites et cherchent à entraîner les jeunes [13].
29Concernant le profil socio-démographique, le diplôme conserve ici un pouvoir explicatif important : toutes choses égales par ailleurs, les diplômés du supérieur appartiennent beaucoup plus fréquemment au profil 1 ( réduction des risques, maintien de la prohibition ) qu’au profil 2 ( répression d’une population dangereuse ) [14]. Comment interpréter le fait que les plus diplômés stigmatisent moins les usagers d’héroïne et soient plus favorables aux mesures à caractère médical ? Cette plus grande tolérance n’est évidemment pas le résultat des connaissances scolaires acquises. De façon générale, les plus diplômés sont plus tolérants à l’égard des minorités marginalisées, plus favorables à des mesures de soutien et plus attachés au respect de leurs libertés.
LES FACTEURS ASSOCIES AUX PROFILS D’OPINIONS SUR LES POLITIQUES PUBLIQUES [15]

LES FACTEURS ASSOCIES AUX PROFILS D’OPINIONS SUR LES POLITIQUES PUBLIQUES [15]
30Trois explications sociologiques concurrentes ont été proposées (Phelan et al., 1995). Selon la première, les études développent les capacités cognitives, ouvrent l’esprit, permettent de mieux accepter autrui et ses différences (Adorno, 1950). Pour la seconde, les études ne modifient pas la personnalité mais socialisent l’individu, lui inculquent les valeurs dominantes dont fait aujourd’hui partie la tolérance (qui serait ainsi une compétence acquise dans le cadre scolaire). Enfin, pour la troisième, les études enseignent le « raffinement idéologique » : savoir prôner des idées généreuses et tolérantes tout en poursuivant ses propres intérêts. Sans permettre de départager ces trois explications, les données de l’enquête EROPP confirment la relation établie entre niveau de diplôme et tolérance : en effet, si les représentations associées aux usagers d’héroïne sont très liées au niveau d’études, les plus diplômés refusant de les stigmatiser, cette association statistique disparaît une fois pris en compte un indice synthétique d’attachement aux valeurs traditionnelles [16] (Beck et Peretti-Watel, 2000).
31Une fois contrôlés les effets des autres variables, la familiarité avec les drogues illicites garde un impact significatif [17]. Comme cela a déjà été montré (Grizeau et al., 1997 ; Beltzer et Grémy, 1999), les individus qui connaissent un usager de drogues illicites ou qui se sont vu eux-mêmes proposer une drogue illicite portent des jugements plus tolérants à l’égard des usagers d’héroïne et des politiques les concernant : cette familiarité est associée à une plus grande distance à l’égard du profil répression d’une population dangereuse. La familiarité avec les produits illicites ne se traduit toutefois pas forcément par des opinions hostiles à la prohibition : en effet, les individus qui connaissent un usager dans leur entourage sont plus proches de la réduction des risques et du maintien de la prohibition que de la critique des mesures coercitives et du soutien à la réglementation de l’héroïne. Ce résultat souligne la relative autonomie de l’appréciation portée sur les politiques publiques par rapport au vécu individuel : la connaissance pratique des drogues illicites et de leurs usagers influence sans doute cette appréciation mais ne la détermine pas entièrement dans la mesure où elle dépend aussi du système de valeurs des individus (attachement aux libertés individuelles, à l’ordre, au respect des traditions, attitude à l’égard des interventions de l’État dans la sphère privée…).
32Le profil socio-démographique et la familiarité avec les drogues illicites n’épuisent pas l’explication des profils d’opinions exprimées à l’égard des politiques publiques, ce que confirment les résultats obtenus pour la perception des dangers de l’héroïne et les opinions à l’égard des usagers de cette substance [18]. Ce constat doit bien sûr être nuancé suivant les variables considérées, ce qui nous amène à la seconde hypothèse testée, elle aussi vérifiée : globalement, les opinions exprimées à l’égard des usagers pèsent plus lourd que les perceptions de la dangerosité de l’héroïne. Pour les premières, cinq odds ratios sur six sont significatifs, contre seulement un sur six pour les secondes. Soulignons toutefois que ces résultats diffèrent selon que l’on s’intéresse au profil favorable à la politique de réduction des risques, ou au contraire au profil partisan de la répression d’une population jugée dangereuse. Les enquêtés correspondant au premier de ces profils stigmatisent moins souvent les usagers (deux odds ratios significatifs sur trois) et jugent plus souvent que l’héroïne est dangereuse dès qu’on l’essaye. Quant aux partisans de la répression, ils ne diffèrent pas significativement du profil de référence au niveau des perceptions de l’héroïne, mais s’en distinguent en revanche très nettement pour les trois opinions relatives aux usagers, dont ils jugent plus souvent que ce sont des parasites, qu’ils manquent de volonté et cherchent à entraîner les jeunes.
33Ainsi, relativement au profil d’opinions favorable à la réduction des risques, le
profil répressif dépend davantage de la façon dont sont perçus les usagers d’héroïne
et moins de la perception de l’héroïne elle-même. Il faut donc amender la seconde
hypothèse : la perception des dangers de l’héroïne est plus marquée chez les enquêtés favorables à la médicalisation (réduction des risques), tandis que les partisans de
la coercition stigmatisent davantage les usagers de l’héroïne. Ce résultat est d’autant
plus probant qu’il est valable ici à diplôme, âge et familiarité contrôlés, dans la mesure où ces variables sont très liées aux représentations des usagers d’héroïne (Peret-ti-Watel, 2000) et beaucoup moins à celles sur l’héroïne elle-même : leur présence
dans le modèle réduit donc davantage le pouvoir explicatif des premières.
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34Les enquêtés d’EROPP portent des jugements contrastés sur les politiques publiques relatives aux drogues et aux toxicomanies, qu’il s’agisse de mesures déjà effectives ou seulement envisageables. Concernant plus particulièrement l’héroïne et la politique de réduction des risques, ces disparités s’organisent selon deux dimensions : la médicalisation et la répression. Une fois tenu compte du profil socio-démographique (et en particulier du niveau de diplôme) ainsi que de la familiarité avec les drogues illicites, il apparaît que ces jugements restent étroitement liés, d’une part, à la façon dont les enquêtés se représentent les usagers d’héroïne, et d’autre part, à leur perception des dangers de cette substance. Entre ces deux registres, ce sont bien les représentations associées aux usagers qui semblent peser le plus lourd sur l’appréciation des politiques publiques. Par ailleurs, cette prééminence des représentations des usagers s’avère particulièrement marquée parmi les enquêtés qui privilégient clairement les mesures répressives : ceux-ci adhèrent souvent à une vision stéréotypée et stigmatisante de l’usager d’héroïne.
35Ces résultats illustrent une tendance plus générale : « l’anthropomorphisme » persistant des représentations sociales. En toutes circonstances, nous avons plutôt tendance à nous représenter la réalité sociale en l’incarnant dans des figures stéréotypées. Ces figures font sens dans la mesure où elles permettent de porter un jugement moral sur telle ou telle catégorie d’individus (Windish, 1989), mais elles sont également opérationnelles puisqu’elles restaurent notre capacité à réagir : aujourd’hui comme hier, nous ne nous représentons pas le bacille de la peste, le virus du sida, le crime ou l’héroïne, mais plutôt les stéréotypes du pestiféré (Ranger et Slack, 1992), du séropositif (Pollak, 1988 ; Peto et al., 1992), du criminel malfaisant (Tannenbaum, 1938) et de l’héroïnomane. Ces figures constituent des guides pour l’action et nous donnent prise sur le mal, car celui-ci peut être atteint à travers ceux qui l’incarnent. Ces stéréotypes justifient en particulier des mesures répressives à l’égard des minorités qu’ils désignent.
36Il importe toutefois de relativiser la différence proposée ici entre les opinions qui portent sur l’héroïne elle-même et celles qui concernent ses usagers. L’enquête EROPP aborde les premières uniquement par le biais de questions relatives au danger immédiat encouru par le consommateur. Les conséquences néfastes de la prise d’héroïne pour autrui, et au-delà pour la société dans son ensemble, sont seulement abordées par les assertions qui portent sur les usagers (lorsque ceux-ci sont comparés à des parasites, considérés comme dangereux pour leur entourage ou accusés de chercher à entraîner les jeunes). En construisant ainsi le questionnaire, les concepteurs de l’enquête sont donc eux-mêmes victimes de cet « anthropomorphisme » des représentations sociales qu’ils tentent ensuite de mettre en évidence. Cette remarque n’invalide pas les résultats exposés ici mais invite tout de même à en relativiser la portée. Elle permet aussi de souligner le fait qu’un discours qui s’appuie uniquement sur l’héroïne sans jamais faire intervenir les usagers d’héroïne peut néanmoins véhiculer une conception latente extrêmement stigmatisante de ces derniers : ainsi, lorsque l’héroïne est présentée comme un fléau contagieux, une épidémie, une « peste moderne », l’usager d’héroïne est implicitement conçu au mieux comme un animal esclave de son vice, agi par la drogue et non plus acteur de son usage, et au pire comme un être malfaisant devenu le vecteur actif de la propagation du mal en menaçant de corrompre autrui.
ANNEXES
37Réalisée avec le logiciel SPADN, la typologie commentée est une classification ascendante hiérarchique utilisant le critère de Ward comme stratégie d’agrégation (avec consolidation par la méthode des centres mobiles). Les écarts présentés entre chaque classe et l’ensemble sont tous significatifs au seuil 0,001, sauf (*) : 0,05.
38Le gris le plus foncé signale les variables actives, les deux autres nuances distinguant la perception de l’héroïne et les opinions sur les usagers (gris le plus clair). Pour ne pas alourdir la lecture, les autres variables illustratives (profil socio-démographique et familiarité avec les produits) n’apparaissent pas ici mais sont évoquées dans le texte lorsqu’elles sont susceptibles d’enrichir l’analyse.





39Sur le graphique ci-dessous, qui représente le premier plan factoriel, les légendes soulignées donnent l’interprétation des deux axes, les cinq classes étant représentées par des disques dont la taille est proportionnelle au poids des classes dans l’échantillon. Outre les titres des classes en italiques, figurent également quelques modalités illustratives.

Notes
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[1]
La loi du 31 décembre 1970 constitue le cadre légal en vigueur, qui réprime l’usage et le trafic de stupéfiants. Ses grands objectifs sont la répression sévère du trafic, le principe de l’interdiction de l’usage des stupéfiants associée à une alternative thérapeutique à la répression de l’usage, ainsi que la gratuité et l’anonymat des soins pour les usagers qui souhaitent se faire traiter. Le texte fait référence aux produits inscrits sur la liste dressée par la commission des stupéfiants et psychotropes. Cette loi, d’une part, sanctionne leur usage d’un an d’emprisonnement et/ou d’une amende ; d’autre part, elle place l’usager « sous la surveillance de l’autorité sanitaire », ce qui témoigne du statut ambigu - à la fois délinquant et malade - de celui-ci. L’usager interpellé peut éviter les poursuites en se faisant spontanément traiter, ou encore dans le cas où le procureur décide de classer l’affaire ou de prononcer une injonction thérapeutique. Le procureur « l’enjoint » de se soumettre à une cure de sevrage ou à une surveillance médicale. Cette injonction n’est pas exécutable par la contrainte, le Parquet se borne à informer les autorités sanitaires qui doivent orienter l’usager, contrôler son traitement et prévenir le Parquet si l’usager ne le suit pas. Les recommandations nationales ne sont pas suivies par tous les parquets (Bernat de Celis, 1996).
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[2]
La politique de réduction des risques a été initiée par Michèle Barzach, ministre de la Santé, qui en 1987, pour enrayer la propagation du sida, décida de suspendre pour un an l’obligation de présentation d’une pièce d’identité pour l’achat de seringues. Cette obligation, très dissuasive pour les usagers de drogues, favorisait le partage des seringues. Elles ont été définitivement accessibles en vente libre, pour les majeurs, en 1989. La réduction des risques consiste à aider les usagers, même s’ils ne souhaitent pas ou ne peuvent pas arrêter leur consommation. Un de ses éléments les plus récents est la substitution : le produit causant la dépendance est remplacé par un médicament (méthadone, Subutex ? ) qui supprime l’effet de manque en cas de sevrage. Les objectifs sont de favoriser un suivi médicalisé, stabiliser la consommation de drogues illicites, diminuer l’injection (source de transmissions virales et infectieuses) et in fine favoriser l’insertion sociale des usagers. D’autres pays, tels que la Suisse, les Pays-Bas ou l’Angleterre, poussent plus loin cette politique avec des programmes de distribution contrôlée d’héroïne aux héroïnomanes qui ont échoué dans les programmes de substitution (Bergman et al., 1997).
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[3]
L’élaboration du questionnaire de cette enquête s’est appuyée sur un rapport visant à l’amélioration de la comparabilité des enquêtes en population générale entre les pays de l’Union européenne (Bless et al., 1997). D’autres sources ont fourni des propositions sur lesquelles mesurer le niveau d’acceptation de la population : les rapports des commissions de réflexion sur la drogue et la toxicomanie (Trautmann, 1990 ; Henrion, 1995), la synthèse des 81 propositions issues des rencontres nationales des 12 et 13 décembre 1997 (Secrétariat d’Etat à la Santé, 1998), le dossier sur les usages de drogues et les toxicomanies du Haut Comité de la santé publique (1998), enfin le rapport de la Commission sociale de l’épiscopat sur ces questions (1997).
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[4]
En matière de prévention, la politique initialement orientée sur les produits au début des années 90 a évolué vers une approche en termes de comportements d’usage. Le Rapport pour une politique de prévention en matière de comportements de consommation de substances psychoactives (Parquet, 1997) a plus récemment systématisé cette approche de la prévention basée sur une claire distinction entre usage, usage nocif et dépendance.
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[5]
L’héroïne fut découverte en 1874 et inscrite sur la liste des stupéfiants en 1931. Cet opiacé est un dérivé chimique de la morphine. Conçue au départ pour guérir les morphinomanes de leur assuétude, cette substance s’est rapidement révélée plus puissante et plus dangereuse que la morphine elle-même. Elle se présente sous la forme d’une poudre blanche ou brune qui peut s’injecter, se sniffer ou se fumer. Sa consommation entraîne une sensation d’apaisement et d’euphorie parfois accompagnée de nausées et d’un ralentissement du rythme cardiaque (lequel peut s’avérer mortel). La dépendance à l’héroïne peut survenir assez rapidement après les premières prises, et engendrer un violent état de manque en cas de sevrage. L’héroïne est la substance la plus souvent consommée par les usagers ayant recours au système sanitaire. Son administration par voie intraveineuse en a fait une cause majeure de transmission des virus des hépatites et du HIV, cause qui tend à diminuer depuis quelques années grâce à la politique de réduction des risques.
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[6]
Titre d’un article du quotidien Aujourd’hui (paru le 8 avril 2000) sur les nouvelles drogues de synthèse.
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[7]
Pour alléger le texte et éviter les redondances, ces opinions sont d’abord présentées sans être croisées avec le profil socio-démographique et la familiarité à l’égard des produits illicites. Ces variables seront introduites ultérieurement dans l’analyse.
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[8]
Ainsi, dans une enquête auprès des 15-50 ans (CFES, 1996), parmi les solutions jugées les plus efficaces pour lutter contre la toxicomanie, 82 % des répondants citaient le renforcement des actions policières contre les vendeurs, tandis que le renforcement de telles actions contre les usagers suscitait des opinions plus partagées (50 %). En 1997, selon l’enquête Le Quotidien du médecin – IFOP, 94 % des 15 ans et plus se déclaraient favorables à la répression du trafic.
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[9]
Notons que la légalisation du cannabis a rencontré une forte opposition : seuls 17,1 % des enquêtés s’y déclarent favorables. Cette proportion est nettement plus faible que celles observées dans d’autres enquêtes menées dans les années 1990, qui évoquaient la mise en vente libre des drogues douces. On peut ici évoquer l’influence de la formulation choisie, l’expression drogues douces étant très équivoque.
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[10]
Pour une étude de l’utilisation politique de cette image, cf. Setbon (1995).
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[11]
Voir en annexe pour les tableaux décrivant ces classes et un graphique récapitulatif.
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[12]
Les variables illustratives peuvent être ordonnées suivant leur association statistique avec la typologie commentée ici, à partir de simples tests d’indépendance. Un tel classement fait ressortir les assertions relatives aux usagers d’héroïne, loin devant les perceptions du produit lui-même.
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[13]
En regroupant les 4 modalités en 2 : d’accord (tout à fait ou plutôt), pas d’accord (plutôt pas ou pas du tout).
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[14]
Les odds ratios estimés peuvent être combinés : un diplômé du supérieur a (2,1/0,5) soit 4 fois plus de chances d’appartenir à la classe 1 qu’à la classe 2.
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[15]
L’âge a ici le statut de variable explicative quantitative : il n’y a pas de modalité de référence, l’odds ratio estimé mesure la variation du risque relatif correspondant à l’accroissement d’une unité (ici 10 ans), par exemple entre un quadragénaire et un trentenaire.
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[16]
Cet indice est inspiré du référentiel Agoramétrie (cf. Pagès et al., 1992). À partir d’une batterie de questions d’opinion censées être révélatrices des valeurs des enquêtés (opinions sur la peine de mort, sur l’insécurité, sur l’homosexualité…), une analyse factorielle génère un premier axe (stable d’une enquête à l’autre) qui s’interprète en termes d’attachement aux valeurs traditionnelles. Cet indice est égal à la coordonnée sur cet axe.
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[17]
Hormis pour la consommation : toutefois cette dernière variable est très corrélée avec la proposition, aussi n’est-il pas étonnant que l’une de ces deux variables ait un impact négligeable en présence de l’autre.
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[18]
Les variables correspondantes restent en effet de puissants prédicteurs des profils d’opinions analysés ici, confirmant ainsi notre première hypothèse.