CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Qui se souvient encore que la bande dessinée fut, dans les années 1960, l’objet d’attaques violentes en tous points semblables à celles qui visent les jeux vidéo aujourd’hui ? Les pires inquiétudes se manifestaient alors à son sujet : détérioration de la langue, abandon de la lecture, école de la violence… À quelques exceptions près, les sémiologues et les psychanalystes ne contribuèrent guère à pacifier ce débat. Les images étaient considérées comme inférieures au langage parlé ou écrit dans tous les domaines : polysémie coupable, absence d’indice équivalent aux divers temps des conjugaisons et situant l’action dans le passé, le présent ou l’avenir, absence de conditionnel, etc. Bref, tout ce qui est actuellement considéré comme la force de l’image – l’invitation faite à y entrer et à y interagir comme dans un éternel présent – était considéré comme une faiblesse infâmante. « Et pourtant, elle tourne », aurait dit Galilée ! Oui, car la bande dessinée tournait, et même à son avantage. Les années 1960 voyaient se multiplier les nouveautés – qu’on se souvienne du Journal d’Astérix en France et de l’explosion des super-héros aux États-Unis – tandis que l’Université – mais faut-il s’en étonner – restait toujours autant sur la réserve. J’avais vingt ans, et je sentais bien que nous vivions la fin d’une hégémonie – celle de l’écrit – et que nous entrions dans un monde mixte où la culture du livre et celle des écrans vivront ensemble. Car les images sont une forme de symbolisation – et donc d’expression et de communication – à part entière, ni « inférieure », ni « supérieure » au langage parlé ou écrit, mais différente de lui. Ma thèse de médecine me fournit l’occasion d’en parler. Et comme ce genre d’épreuve n’est guère le lieu pour théoriser une question de sémiologie, je décidai de montrer par l’exemple que la bande dessinée pouvait – et devait – être reconnue comme un medium à part entière. Je mis les pieds dans le plat d’Alma Mater, je décidai de rédiger ma thèse sous la forme d’un album de bandes dessinées de quarante-huit pages. Et pour la rendre acceptable, je la consacrai à l’histoire de la psychiatrie.

2Tout d’abord, je voulais combler un manque, celui d’un document sur ce thème facilement accessible aux nombreux professionnels travaillant dans les hôpitaux, et notamment les hôpitaux psychiatriques : infirmiers(ères), assistant(e)s sociaux(sociales), secrétaires, médecins. À cette époque, les seuls ouvrages existant sur ces questions étaient en effet ceux de Michel Foucault et Thomas Szaz. Des ouvrages passionnants, mais volumineux et… rébarbatifs pour un large public. D’où le titre de ma thèse : « Contribution à la bande dessinée comme outil pédagogique : une tentative sur l’histoire de la psychiatrie » [1].

3Mais si la bande dessinée permet de prendre la parole autrement, où est au juste sa différence ? Dans notre culture où l’écriture s’est totalement affranchie du pictogramme et de l’idéogramme, chacun reconnaît aussitôt un dessin d’un texte. C’est pourquoi la différence que je comptais faire valoir résidait ailleurs. Mon idée était que l’image permet d’explorer un domaine que l’écriture a longtemps délaissé, celui du corps, des émotions qu’il donne à voir et de ses limites, de l’animalité au post-humain. À l’époque – les années 1960 –, la littérature à quelques exceptions près [2], donnait en effet peu de place aux corps en mouvements. C’est chose différente maintenant, et le succès des Aventures de Harry Potter a prouvé que ce n’est pas du texte que les adolescents se détournent, mais d’un texte qui prétend arrêter le monde au lieu de l’accompagner. Le succès du téléphone mobile comme outil de production de film – et justement pas de photographies – relève chez les adolescents de la même logique. Dans les années 1960 et 1970, un grand nombre d’adultes pensaient que le monde allait trop vite et ils voulaient l’arrêter : d’où l’extraordinaire succès non pas de la photographie argentique [3], mais des gloses sur la photo comme moyen de « figer le mouvement », voire d’« embaumer le vivant ». Aujourd’hui, les adolescents aussi trouvent que le monde va très vite, mais ils ont compris qu’il n’y a pas d’autre solution que de l’accompagner, et ils nous en donnent une image en filmant son mouvement avec leur téléphone mobile…

4Au début des années 1970, le but de ma thèse fut donc de mettre en valeur le potentiel émotionnel et pulsionnel qui a présidé à la construction de la psychiatrie. Car aucune science ne se construit de façon purement intellectuelle. Ma thèse fut donc résolument « pleine de bruit et de fureur » car la psychiatrie ne s’est pas construite sans passions ! Les conflits, les tensions, les jalousies, les rivalités et les haines y ont été le moteur de la recherche et du progrès bien autant que le souci du genre humain. L’altruisme fait parfois réaliser de grandes choses, mais étant donné les tensions qui règnent dans le monde scientifique, il est rarement le seul moteur des découvertes… Dans ma thèse, ce monde pulsionnel est bien sûr caricaturé et ramené à quelques composantes primaires, mais le jury a su déchiffrer les métaphores… Et il a su comprendre que le choix de la bande dessinée – qui allie texte et image – était justement de privilégier les soubassements pulsionnels de la création.

5Enfin, cette thèse voulait ouvrir la voie à des diplômes passés sous la forme de BD, d’animations et de films – y compris aujourd’hui ceux qu’on peut faire avec un téléphone mobile. Et la question n’a rien perdu de son actualité. Que l’Université s’interroge sur la BD est en effet très bien, même s’il serait plus logique de travailler sur les jeux vidéo qui en ont repris pratiquement tous les enjeux. Mais cela ne doit pas nous faire oublier qu’elle est un formidable moyen d’expression et de communication avant d’être un objet d’étude. Un moyen d’expression qui est particulièrement simple à utiliser grâce aux possibilités numériques, et qui permet d’exposer autrement. Car choisir de mettre sa pensée en forme en utilisant l’écriture, la bande dessinée ou le cinéma, c’est choisir de privilégier à chaque fois un aspect différent : la continuité narrative dans le premier cas, le corps et les émotions dans le deuxième, et le mouvement dans le troisième. Tout s’y trouve dans les trois cas, mais l’accent n’est pas mis à la même place.

6Depuis 1975, mes travaux sur la bande dessinée [4] m’ont permis de mieux en préciser les caractéristiques, en particulier l’omniprésence des métamorphoses corporelles – y compris celles qui sont l’image de transformations psychiques impossibles à figurer directement – et l’organisation narrative particulière qui associe cases et bandes.

7Commençons par le corps. Les lecteurs y trouvent des représentations figurées des sensations et des angoisses qu’ils éprouvent face aux transformations physiques dont leur corps est l’objet et aux mutations sociales qu’ils subissent. C’est bien entendu le cas des adolescents, mais pas seulement. Chaque période de la vie peut s’accompagner de tels bouleversements : la vieillesse, la ménopause, ou même un simple accident ! L’homme a en effet toujours cherché des images pour donner une forme visible à ce qu’il ressent, que ce soit la douceur de vivre ou l’angoisse d’un corps où il ne se reconnaît plus. Il peut s’agir d’états du corps actuels, ou d’états du corps passés réactivés par une situation présente. Et il peut s’agir d’états objectivement difficiles, mais aussi de sensations et d’émotions dont notre entourage ne nous a pas permis de nous donner des représentations au moment opportun, voire dont il a empêché la venue, comme lorsqu’un enfant victime de violences sexuelles ou de maltraitance se voit interdit de se représenter ce qui lui arrive. Le problème est que, dans tous les cas, les images ont bien le pouvoir de nous faire renouer avec ces états, mais qu’elles n’ont pas, à elles seules, celui de nous en donner la clef… Mais elles ont dans tous les cas un avantage. Elles permettent de socialiser les expériences éprouvées à travers des commentaires partagés entre les lecteurs, fans ou simplement amis, exactement comme c’est le cas aujourd’hui avec les jeux vidéo. Ces lecteurs y acquièrent alors à la fois une meilleure « intégration psychique » et une meilleure « intégration sociale » de leurs expériences. C’est cette idée sur laquelle j’ai voulu insister en développant la thèse que toutes les images sont des « opérateurs de transformation ». Si une image est aimée, voire recherchée, c’est toujours parce qu’elle donne une figure visible à une expérience faite préalablement dans le corps et qui n’avait pu jusque-là être symbolisée que sur un mode sensoriel, émotif et moteur. Autrement dit, les images sont une forme d’étayage pour la psyché qui répond à un désir de figuration[5]. Avant l’image, l’être humain est immergé dans les sensations, les émotions et les états du corps qu’il éprouve sans aucun moyen de les maîtriser. Il ne peut que communiquer ces états à ceux qui lui sont proches par des démonstrations mimiques et gestuelles qui les invitent à s’y associer ou au contraire à s’y opposer. Avec l’image, au contraire, l’être humain se donne un premier moyen de maîtriser son monde intérieur et en même temps de le socialiser.
Mais la bande dessinée n’est pas seulement un ensemble de contenus, c’est aussi un genre narratif dont la caractéristique principale est de faire intervenir de multiples cadres et limites. Il s’agit bien sûr des bulles et des cases, mais aussi du trait qui ferme le contour de chaque personnage un peu comme la ligne de plomb qui enserre les morceaux de verre d’un vitrail. Grâce à cette structure spécifique, la bande dessinée propose à ses lecteurs d’intérioriser en même temps des figurations de contenus difficiles à penser – parce qu’ils sont à la fois proches du corps et chargés d’angoisse – et des cadres multiples pour les contenir. Ces cadres fonctionnent alors comme autant d’« enveloppes » sur lesquelles les enveloppes psychiques peuvent s’étayer, et cette particularité explique à son tour comment des représentations particulièrement violentes présentes dans une bande dessinée peuvent être assimilées sans dommage par ses lecteurs.
Enfin, dans tous les cas, il ne faut pas sous-estimer le caractère actif de cette appropriation et de cette intériorisation. Ce n’est pas parce qu’une forme d’image utilise diverses formes de cadres que ceux-ci sont intériorisés automatiquement par son lecteur ou son spectateur. Ils ne le sont qu’à travers les opérations de transformations multiples que celui-ci leur applique. De plus, ces opérations – qui sont bien entendu psychiques – sont étayées en permanence sur les relations concrètes que nous établissons avec les images, et notamment sur les manipulations physiques de leur support. Le lecteur de BD, pour s’en tenir à lui, dirige sa lecture en tournant les pages à son rythme, en allant et venant d’une case à l’autre, et il est obligé de reconstituer à tout moment la continuité des actions et des propos narratifs à partir d’une succession d’images fixes. Et, sur un mode différent, il en est de même pour le spectateur de cinéma ou de télévision, sans parler du joueur de jeu vidéo. La passivité du spectateur des images est un mythe dont nous devons apprendre à nous défaire.
Espérons que ce numéro de Sociétés contribue à faire découvrir la force et l’originalité d’une pensée qui se coule dans une bande dessinée, et qu’il communique à de nombreux étudiants le désir de passer leurs diplômes sous la forme de bandes dessinées, voire de films ou d’animations… Et souhaitons aussi qu’il rende les enseignants sensibles au formidable pouvoir exploratoire et communicationnel des propos qui savent associer textes et images, y compris dans les passations de diplômes universitaires.

Notes

  • [*]
    Psychiatre et psychanalyste, docteur en psychologie et directeur de recherche à Paris X-Nanterre. Auteur d’une trentaine d’ouvrages dont le dernier a pour titre Virtuel, mon amour (2008). Il a consacré une partie de son travail à la bande dessinée, dont des textes pionniers comme Tintin chez le psychanalyste (1985) et Psychanalyse de la bande dessinée (1987, rééd. 2000). Il a également réalisé diverses bandes dessinées.
    http://www.squiggle.be/tisseron
  • [1]
    Consultable en ligne sur le site de la Bibliothèque Inter-Universitaire Médicale (BIUM) : http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/asclepiades/pdf/tisseron.pdf.
  • [2]
    Comme le Dracula de Bram Storker.
  • [3]
    J’ai montré que ce succès était lié à d’autres raisons. S. Tisseron, (1996), Le Mystère de la chambre claire, Paris, Les Belles Lettres (rééd. Flammarion, 1999).
  • [4]
    S. Tisseron (1987), Psychanalyse de la bande dessinée, Paris, PUF, rééd. Champs Flammarion, 2000.
  • [5]
    Voir S. Tisseron, Psychanalyse de l’image, des premiers traits au virtuel, Paris, Dunod, 1995. Ce « désir de figuration » comme moteur essentiel du processus de la symbolisation est bien différent de « l’exigence de figurabilité » dont parle Piera Aulagnier. Pour cet auteur, celle-ci concerne uniquement les éprouvés archaïques terrifiants vécus par le nouveau-né qui n’ont pas été reliés à une causalité par le discours maternel. « L’acte de parole » du psychanalyste est alors essentiel pour assurer cette « figurabilité ». La représentation visuelle proprement dite n’est jamais présentée par Piera Aulagnier comme un étayage pour la pensée, et, dans le seul exemple qu’elle donne, celui de la télévision, elle est même présentée comme une « sidération » (Un interprète en quête de sens, Paris, PBP, 1991, notamment pages 336 à 347).
Serge Tisseron [*]
  • [*]
    Psychiatre et psychanalyste, docteur en psychologie et directeur de recherche à Paris X-Nanterre. Auteur d’une trentaine d’ouvrages dont le dernier a pour titre Virtuel, mon amour (2008). Il a consacré une partie de son travail à la bande dessinée, dont des textes pionniers comme Tintin chez le psychanalyste (1985) et Psychanalyse de la bande dessinée (1987, rééd. 2000). Il a également réalisé diverses bandes dessinées.
    http://www.squiggle.be/tisseron
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2010
https://doi.org/10.3917/soc.106.0009
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